Camille Imbault-Huart (1857-1897)
LA LÉGENDE DU PREMIER PAPE DES TAOISTES
Journal Asiatique, Novembre-Décembre 1884, Série 8, Tome 4, pages 389-461.
Extraits : L'ancêtre - Naissance - Début de prédication - Expériences alchimiques - Apothéose
- "Dans les pages qui suivent nous avons eu pour but de tracer aussi correctement que possible, d'après les ouvrages chinois seulement, l'existence réelle et fabuleuse de Tchang Taô-ling, et de faire connaître également ses ancêtres et ses descendants qui ont joué un rôle plus ou moins proéminent dans l'histoire politique et religieuse du Céleste Empire. Ce récit est en quelque sorte, ainsi qu'on le verra, un curieux chapitre asiatique de l'histoire de l'esprit humain : on y trouvera en germe, en effet, les idées surnaturelles et démoniaques qui fleurirent au moyen âge en Europe, et qui furent la cause directe ou indirecte de tant de maux. « Le corbeau est noir partout » dit avec raison le proverbe chinois : l'homme est le même dans tous les pays du monde, et les idées humaines affectent, dans les deux hémisphères, des caractères presque semblables dont les nuances ne sont autre chose que la conséquence logique de la différence des races, des époques et des civilisations."
Son corps avait neuf pieds deux pouces de long ; ses sourcils étaient hirsutes ; son front, large ; son crâne, rouge comme le vermillon ; ses prunelles, vertes. Il avait un gros nez et des joues anguleuses ; ses yeux étaient triangulaires ; des cornes étaient cachées sous son crâne ; ses mains pendantes dépassaient le genou. Il s'asseyait avec la majesté du dragon et marchait avec la dignité du tigre. Tous ceux qui le regardaient le trouvaient plein de noblesse.
Tiré du Kié-tseu-yuan Houâ-tchouan
C'était environ deux siècles avant l'ère chrétienne : le terrible empereur des Ts'in connu
dans l'histoire sous le nom de Che Houang-ti, aussi célèbre par l'incendie des livres qu'il alluma que par la construction de la Grande Muraille dont il conçut le plan, mettait à bas, les unes
après les autres, toutes les petites principautés féodales qui constituaient la Chine de ce temps. Tout lui succédait : les villes les plus fortes se rendaient à discrétion, les troupes les mieux
aguerries pliaient devant ses phalanges, les princes les plus fiers se soumettaient à ses lois.
Le petit État de Han, qui occupait la région septentrionale de la province actuelle du Hô-nan et les plaines méridionales de celle du Chen-si et qui, depuis trois siècles, vivait avec douceur
sous l'autorité d'une famille nationale, ne manqua pas d'avoir le même sort que ses voisins : la raison du plus fort obligea son prince à descendre du trône. Dès lors, le pouvoir despotique et
abhorré de Che Houang-ti remplaça le gouvernement libéral des souverains de Han et le peuple dut désormais courber le front sous l'épée du vainqueur.
Un jeune et riche patricien, Tchang de son nom de famille, Léang de son prénom, dont les ancêtres avaient successivement été, comme par droit d'héritage, les premiers ministres et les conseillers
fidèles des six derniers rois de Han, aima cependant mieux s'exiler que vivre sous les lois des Ts'in : ardent patriote, attaché par sa naissance à la famille déchue, il réalisa une portion de sa
fortune, abandonna les belles terres qui formaient la majeure partie de son patrimoine, et, le cœur rongé par le désespoir, il quitta la ville de Houaï-yang, où il faisait alors ses études, en
jurant de trouver un vengeur à son pays esclave. Se dirigeant vers l'est, il entra bientôt sur le domaine du Ts'ang-'haï-kiun, Prince de l'Océan, qui régnait en ce temps sur les Oueï-mô. Ses
malheurs, aussi bien que son savoir et ses bonnes manières, le firent bien accueillir de ce petit monarque. Tout en cherchant le moyen d'exécuter le projet qu'il méditait, Tchang Léang passa
quelque temps dans ce pays. Un jour, il distingua dans un tournoi un guerrier d'une force peu commune qui jonglait pour ainsi dire avec un maillet de fer pesant plus de cent vingt livres
chinoises. C'était l'homme qu'il lui fallait pour accomplir son dessein : il le fit venir, lui fit part de ses plans, et l'homme, séduit par l'appât d'une somme d'argent, mit son bras à sa
disposition. Il ne s'agissait de rien moins que d'assassiner Che Houang-ti.
Tchang Léang et son acolyte s'éloignèrent déguisés de la cour du prince des Oueï-mô et pénétrèrent dans l'empire des Ts'in. Ils tentèrent plusieurs fois, mais en vain, de s'approcher de la
personne de Che Houang-ti ; la tâche n'était pas aisée. L'empereur n'avait pas grande confiance dans ses nouveaux sujets, et n'ignorait pas, au reste, que l'exercice du pouvoir absolu incite
d'ordinaire aux attentats ; il était donc toujours entouré d'une garde fidèle dans toutes ses sorties, et il semblait de plus avoir à cœur de se soustraire aux regards des populations ; car, hors
de son palais, il ne quittait presque jamais sa voiture fermée. Enfin un jour, les deux conjurés rencontrèrent l'empereur dans la plaine sablonneuse de Pô-lang ; un nombreux et brillant équipage
accompagnait le monarque. Le guerrier mercenaire crut l'occasion favorable : il mesura son coup et lança avec vigueur son redoutable maillet. Mais il s'était trompé, l'instrument de fer n'écrasa
qu'une voiture de la suite et un malheureux aide-de-camp qui s'y trouvait. Immédiatement on se mit à la poursuite des criminels ; grâce à la vitesse de leurs chevaux, ces derniers purent se
soustraire par une fuite rapide à un horrible châtiment.
Tchang Léang deviendra ensuite le célèbre conseiller de Léou Pang, fondateur de la
dynastie des Han [cf. Amiot, Portraits des Chinois célèbres, XXVI]
Naissance de Tchang Taô-ling :
Cette nuit-là, un bolide enflammé traversa comme une flèche de feu le ciel sombre et sans lune
Dans les premières années après l'ère chrétienne, nous retrouvons la famille des Tchang établie dans un petit village de la province du Tche kiang, au pied même de la montagne de l'Œil céleste
(T'ien-mou-chan). Comment avait-elle quitté la pompeuse cour des Han et par suite de quels événements était-elle venue se réfugier, se cacher même peut-être, dans un humble réduit campagnard ?
Nul ne le sait.
Ce fut au sein de cette famille, dans la chaumière délabrée du T'ien-mou-chan, que naquit, l'an dixième du règne de l'empereur Kouang-vou des Han (34 de notre ère), un enfant appelé à devenir
plus tard par ses études, ses recherches et les évènements légendaires de sa vie, le premier souverain pontife des Taoistes. La naissance du jeune Taô-ling (tel fut le ming-tseu ou le post-nom
que l'on donna au petit-fils, à la huitième génération, de Tchang Léang), comme il en arrive d'ordinaire lors de l'apparition ici-bas d'un grand homme, fut marquée par un phénomène
extraordinaire. La nature avait été ainsi prodigue au moment de la venue au monde de Confucius et de Laô-tseu, elle ne pouvait être avare à l'égard de celui qui était destiné à illustrer et à
propager la doctrine du Taô. Cette nuit-là, en effet, un bolide enflammé traversa comme une flèche de feu le ciel sombre et sans lune, laissant derrière lui une traînée carminée étincelante, et,
chose étrange, tomba inerte et sans force à la porte même de la maison des Tchang, dans le temps précis que le petit Taô-ling venait à la lumière. A la vue de ce météore igné, les parents, les
voisins et les commères de l'endroit ne manquèrent pas de prédire à l'enfant la plus brillante destinée sur cette terre et un devin, invité dès le lendemain à en tirer l'horoscope annonçait
gravement que l'héritier des Tchang se distinguerait entre tous par « le pinceau, la parole et la pensée », et, qu'après une longue vie passée à éclairer les hommes et à les rendre meilleurs, il
irait droit au ciel prendre la place qui lui était réservée dans le cénacle des immortels. C'était en effet sur Taô-ling, ajoute la légende, que le Taï-chang-laô-kiun avait jeté les yeux pour en
faire le chef de son empire spirituel chez les hommes et pour accomplir en même temps la promesse qu'il avait faite naguère à Tchang Léang, lorsqu'il lui avait apparu en songe.
Il y avait déjà plusieurs siècles que les Taoistes avaient laissé derrière eux, pour ainsi dire, les conceptions élevées, les profondes spéculations, la philosophie la plus abstraite et la
théologie la plus confuse du grand Laô-tseu, pour s'élancer à la recherche du tan ou kin tan, sorte de pierre philosophale, composé mystique et mystérieux au moyen duquel les alchimistes
pouvaient faire de l'or, et prétendaient surtout conférer le don de l'immortalité : la salle d'études avait été transformée en laboratoire, le Taô-tô-king avait cédé le pas aux amulettes et aux
charmes, en un mot la recherche spéculative des principes et des causes avait fait place à la magie pure et simple. Cependant, ce serait une erreur que d'associer au nom de Laô-tseu, le fondateur
du Taô, et même à celui de Tchouang-tseu, son brillant commentateur, les théories absurdes qui prirent alors naissance. Sans doute les ouvrages de ces deux philosophes sont nourris de fables et
de mythes extravagants, mais au moins la saine raison y tenait encore la première place, et l'on n'y voyait nullement l'union de l'alchimie à la philosophie taoiste. Ce fut au temps des Han
qu'eut lieu cette regrettable confusion qui a jeté le plus grand discrédit sur les doctrines de Laô-tseu.
Afin de poursuivre activement la recherche du tch'ang cheng taô, le moyen de vivre éternellement, ou l'élixir de longue vie, Taô-ling prit la résolution de quitter en quelque sorte le monde : il
alla se réfugier dans une petite maison suspendue au flanc du Peï-yn-chan au nord de la ville de Hô-nan-fou, capitale de la province du Hô-nan. Là, il se livra à des expériences pratiques sur le
plomb et le mercure qui devaient former la base du fameux tan ; il se plongea dans les études comparatives du yn et du yang, sur le degré de feu et de chaleur d'après les diagrammes du Y-king,
principalement sur la combinaison du diagramme Kien (ciel) avec le K'oun (terre), etc. Mais, malgré toutes ces recherches, Taô-ling n'en restait pas moins foncièrement attaché aux doctrines
fondamentales de son maître Laô-tseu et il continuait, dans ses loisirs, à étudier et à méditer le Taô-tô-king.
Environ ce temps, il fut pris du désir immense de propager la pensée du Maître, et l'ambition d'avoir des disciples, que Voltaire appelle « la plus forte peut-être de toutes les ambitions »,
s'empara bientôt de tout son cœur. Il commença par réunir quelques jeunes gens auxquels il s'appliqua à inculquer graduellement les principes du Taoisme, puis, sa renommée s'étendant peu à peu,
il se trouva avoir un véritable auditoire établi presque à demeure fixe au pied du Peï-yn chan et réuni tous les jours, selon l'expression d'un auteur chinois, pour boire sa parole.
Il semblait pressentir qu'il devait réussir un jour. En effet, peu de temps après son installation sur le sommet du Mont du chant de la grue, il arriva un soir qu'un dragon vert et un tigre blanc
furent aperçus volant au-dessus de son laboratoire, et, dans le temps même de l'apparition, Taô-ling réussissait enfin la fameuse drogue d'immortalité. Sans doute par la volonté du
T'aï-chang-laô-kiun, le secret de longue vie cessait d'être inconnu. A peine en possession de cette bienheureuse drogue, Taô-ling se hâta de l'expérimenter sur lui-même ; il l'avala, et lui qui
avait alors soixante ans bien sonnés, il se transforma subitement en un jeune homme fort et bien fait.
Il entra dès lors dans la voie des choses extraordinaires : faisant, quelque temps après cette transformation, un pèlerinage à la montagne Peï-soung, sise à dix li au nord de Teng-foung-chien
(département du Hô-nan-fou) , il fit la rencontre d'un envoyé, vêtu d'habits brodés, qui lui dit :
— Dans une demeure de rochers (grotte) du pic central de la montagne, il y a de cachées les Annales intérieures des trois empereurs, les neuf trépieds de Houang-ti et les canoniques du Tan : si
vous trouvez ces livres et si vous les mettez en pratique, vous pourrez alors monter au ciel.
Là-dessus, Taô-ling jeûna, se purifia, et, étant entré dans la grotte, il y trouva effectivement les Tan-chou ou livres sur le Tan. Il employa tous ses efforts à les méditer et obtint pour lors
le don miraculeux d'ubiquité, ou, comme il est dit en chinois, il divisait son apparence de façon à faire plusieurs personnes. Ainsi, un jour, on vit deux Taô-ling : l'un qui causait, buvait et
mangeait dans une salle avec des taô-che et des invités, l'autre, le vrai, qui se promenait en barque au milieu d'un étang situé devant la maison, et sur lequel le philosophe se plaisait
d'ordinaire à naviguer .
Un jour d'abstinence que Taô-ling se trouvait seul dans sa Maison de rochers du Hô-ming-chan, il entendit tout à coup les accords à peine distincts d'une musique céleste, et il vit apparaître
devant lui le Taï-chang-Laô-kiun lui-même :
— Dans le pays de Chou, lui dit ce dieu, il y a six grands diables (Koueï-chen) qui tyrannisent les populations ; allez les mettre à la raison, et votre mérite sera sans bornes.
Et, dans le temps même qu'il achevait ces paroles, le dieu remettait à Taô-ling le Tcheng-y ming oueï mi-chou, Livre secret de la puissance éclatante et unique, et le Tan tsaô mi tsué, Remèdes
secrets du Fourneau et du Vermillon ; deux épées : l'une mâle, l'autre femelle, un sceau nommé Tou-koung, des vêtements, un jupon carré, des souliers de cinabre. En partant, il lui donna
rendez-vous, dans mille jours, au Lang yuan ou Palais des génies.
Pendant longtemps encore, Taô-ling se plongea dans les études et les méditations ; mais enfin le moment arriva où il se sentit prêt à paraître devant le T'aï-chang Laô-kiun, et, à la veille de
prendre parmi les génies la place qui lui était destinée, il appela son fils Heng et lui adressa ses dernières recommandations que l'on peut considérer comme son testament taoiste : il lui
expliqua le moyen de s'envoler dans l'air, lui remit tous les livres ésotériques qu'il possédait, deux sabres pour couper les vices, un sceau et un registre de jade :
— Prends ceci, lui dit-il, chasse les hérésies et tue les démons ! Prête ton bras à ton pays et applique-toi à tranquilliser le peuple. Que, de génération en génération, les fils continuent mon
pontificat ; que nul, s'il n'est le fils ou le petit-fils de mes descendants, à quelque degré que ce soit, ne soit appelé à l'hérédité !
Le septième jour du premier mois de la deuxième année Young-chéou (éternelle longévité) de l'empereur Heng des Han (157 de notre ère), à midi juste Taô-ling réunit sur la montagne des nuages
(Yun-chan) sa femme, madame Young, et ses disciples Tchaô Cheng et Ouang Tchang, et de là s'éleva en plein jour au ciel avec eux. Il avait alors cent vingt-trois ans. Longtemps ses disciples, qui
avaient tenu à faire leurs adieux aux voyageurs, restèrent à regarder en l'air, mais Taô-ling et les siens avaient disparu parmi les nuages, et on ne les revit plus jamais.