Judith Gautier (1845-1917)
LE LIVRE DE JADE
Plon, Paris, 1933, 266 pages + 7 illustrations (reprenant l'édition des années 190x revue et complétée par J.G.).
Première édition Lemerre, Paris, 1867, sous le pseudonyme de Judith Walter.
Rémy de Gourmont : "A s'en tenir à ses romans, à ses poésies, à ses pièces de théâtre, Judith Gautier serait plus
volontiers chinoise que française ; et non seulement chinoise, mais japonaise aussi, ou persane, ou égyptienne. Son plus beau roman, le Dragon impérial, témoigne d'une connaissance
parfaite de la littérature et des mœurs de la Chine, et le Livre de Jade a prouvé aux plus sceptiques que les mystères de la poésie chinoise lui étaient familiers. Non seulement elle lit
le chinois, mais elle le parle ; elle l'écrit aussi, habile à manier le pinceau classique et à construire ces petites maisons baroques dont chacune représente pour le lettré un des mots de sa
langue. Elle se promène à l'aise parmi ces hiéroglyphes effarants ; si elle emporte en voyage les œuvres de quelque poète favori, ce sont celles de Ly-y-Hane ou de Li-Taï-Pé, imprimées sur papier
d'écorce de mûrier. La Chine fait ses délices". Lire la suite ici...
Sur le fleuve Tchou
Mon bateau glisse rapidement sur le fleuve, et je regarde dans l'eau.
Au-dessus est le grand ciel, où se promènent les nuages.
Le ciel est aussi dans le fleuve ; quand un nuage passe sur la lune, je le vois passer dans l'eau.
Et je crois que mon bateau glisse sur le ciel.
Alors je songe que ma bien-aimée se reflète ainsi dans mon cœur.
Thou-Fou
En allant à Tchi-li
Je me suis assis au bord de la route, sur un arbre renversé, et j'ai regardé la route qui
continuait à s'en aller vers Tchi-Li.
Ce matin, le satin bleu de mes souliers brillait comme de l'acier, et l'on pouvait suivre le dessin des broderies noires.
Maintenant mes souliers sont cachés sous la poussière.
Quand je suis parti, le soleil riait dans le ciel, les papillons voltigeaient autour de moi, et je comptais les marguerites blanches répandues dans l'herbe, comme des poignées de perles.
Maintenant c'est le soir, et il n'y a plus de marguerites.
Les hirondelles glissent rapidement à mes pieds, les corbeaux s'appellent pour se coucher, et je vois des laboureurs, leur natte roulée autour de la tête, regagner les prochains villages.
Mais moi j'ai encore une longue route à parcourir.
Avant d'arriver à Tchi-Li, je veux composer une pièce de vers, une pièce de vers triste comme mon esprit sans compagnon,
Et dans un rythme difficile, dans un rythme très difficile, afin que la route d'ici à Tchi-Li me paraisse trop courte.
Tin-Tun-Ling
Le poète monte la montagne enveloppée de brouillard
Je monte sur cette haute montagne ; le poil noir de mon cheval est jauni par la maladie.
Le chagrin a aussi couvert mes joues maigres, d'une teinte jaune, et je monte tristement la montagne.
Je veux emplir ma gourde, d'un vin de riz de bonne qualité, et voiler mes chagrins, dans l'étourdissement que donne le vin.
Sou-Tong-Po
La fleur de pêcher
J'ai cueilli une petite fleur de pêcher et je l'ai apportée à la jeune femme qui a les lèvres plus roses que les petites fleurs.
J'ai pris une hirondelle noire et je l'ai donnée à la jeune femme dont les sourcils ressemblent aux deux ailes d'une hirondelle noire.
Le lendemain la fleur était fanée, et l'oiseau s'était échappé par la fenêtre, du côté de la Montagne Bleue où habite le génie des fleurs de pêcher ;
Mais les lèvres de la jeune femme étaient toujours aussi roses, et les ailes noires de ses yeux ne s'étaient pas envolées.
Inconnu
De la fenêtre occidentale
A la tête de mille guerriers furieux, au bruit forcené des gongs, mon mari est parti, courant après la gloire.
J'ai d'abord été joyeuse de reprendre ma liberté de jeune fille.
Maintenant, je regarde de ma fenêtre les feuilles jaunissantes du saule ; à son départ, elles étaient d'un vert tendre.
Serait-il joyeux, lui aussi, d'être loin de moi ?
Ouan-Tchan-Lin
Insomnie
Le soleil a disparu ; la fleur s'endort à l'abri du mur latéral.
On entend le tséou-tséou, des petits oiseaux, déjà couchés.
Au scintillement des milliers d'étoiles, toutes les maisons de la ville, ont l'air de tressaillir.
Et voici que, peu à peu, la lune se hausse derrière le palais, puis, tout à coup, répand une vive lumière.
Je ne dors pas. J'entends l'homme de garde frapper, toutes les veilles, sur les cliquettes d'or.
Le vent bruit, et me fait croire, que les pendeloques de jade tintent à la ceinture des ministres.
A l'aube, demain, je dois remettre un placet à l'Empereur. C'est pourquoi je reste éveillé :
Car le Maître aime à s'enquérir, auprès de moi, de ce que fut la beauté de la nuit.
Thou-Fou
Pendant que je chantais la nature
Assis dans mon pavillon du bord de l'eau, j'ai regardé la beauté du temps ; le soleil marchait lentement vers l'occident, au travers du ciel limpide.
Les navires se balançaient sur l'eau, plus légers que des oiseaux sur les branches, et le soleil d'automne versait de l'or dans la mer.
J'ai pris mon pinceau, et, penché sur le papier, j'ai tracé des caractères, semblables à des cheveux noirs qu'une femme lisse avec la main ;
Et sous le soleil d'or, j'ai chanté la beauté du temps.
Au dernier vers, j'ai relevé la tête ; alors j'ai vu, que la pluie tombait dans l'eau.
Thou-Fou
Chant des oiseaux, le soir
Au milieu du vent frais, les oiseaux chantent gaiement, sur les branches transversales.
Derrière les treillages de sa fenêtre, une jeune femme qui brode des fleurs brillantes sur une étoffe de soie, écoute les oiseaux s'appeler joyeusement dans les arbres.
Elle relève sa tête et laisse tomber ses bras ; sa pensée est partie vers celui qui est loin depuis longtemps.
« Les oiseaux savent se retrouver dans le feuillage ; mais les larmes qui tombent des yeux des jeunes femmes, comme la pluie d'orage, ne rappellent pas les absents. »
Elle relève ses bras et laisse pencher sa tête sur son ouvrage.
« Je vais broder une pièce de vers, parmi les fleurs de la robe que je lui destine, et peut-être les caractères lui diront-ils de revenir. »
Li-Taï-Pé