Adalbert F. de FONTPERTUIS (1825-)
LA CHINE CONTEMPORAINE
Librairie générale de vulgarisation Degorce-Cadot, Paris, 1883, 151 pages.
L'auteur n'est pas allé en Chine. Essayiste, il rassemble, autour de ses opinions propres, les idées exprimées dans les ouvrages de sinologues, voyageurs ou diplomates de son temps.
- "On croit toujours en parcourant les annales du peuple chinois, qu'il va se mettre à l'avant-garde de la civilisation et du progrès... Mais l'illusion est vite dissipée. Les Chinois ont piétiné sur place ; ils n'ont pas marché, et il leur est arrivé très souvent de rétrograder."
-
"Cependant ces traditions de gouvernement patriarcal étaient exposées à périr au milieu des désordres politiques et des
révolutions dynastiques : elles échappèrent à ce risque, quand, codifiées, si l'on peut ainsi dire, par Confucius, elles furent devenues le patrimoine de la classe dirigeante des lettrés.
Envisagée sous cet aspect, l'œuvre de ce sage peut être regardée comme un malheur pour son pays, puisqu'elle a puissamment contribué à le maintenir sous la règle tantôt puérile, tantôt
barbare, toujours stérile, d'une forme de gouvernement qui n'attente pas moins à la dignité de l'homme qu'à son activité."
-
"Qu'ils s'avisent un jour d'exploiter [leurs richesses] d'une manière régulière et
permanente..., et ce sera vraisemblablement le signal d'une révolution économique qui ne se renfermerait pas, évidemment, dans les seules limites du Céleste empire. Qui pourrait, en effet,
apprécier le caractère et mesurer les conséquences d'une pareille évolution au sein d'un peuple très adroit, très laborieux, très économe, chez qui la main-d'œuvre ne prétend encore qu'à une
rémunération des plus chétives. Alors on aurait sous les yeux un nouveau spectacle : celui du travail chinois et du charbon chinois produisant, à leur tour, la plupart des articles que la
fabrique de l'Occident déverse sur le marché de l'Orient, mais à des prix beaucoup plus élevés... la Chine exercerait certainement un redoutable drainage des métaux précieux de l'Europe ; la
balance commerciale changerait de pôles, et la distribution générale de la richesse subirait des changements notables."
Extraits : L'engourdissement social et ses causes — Les sciences et les arts — L'avenir de la Chine
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En Chine, les inventions les plus fécondes n'ont pas eu de lendemain. Ce peuple, qui avait
la boussole, n'a jamais fait une expédition maritime ; malgré sa connaissance de la poudre, il en était encore, il y a une quarantaine d'années, aux canons sans affûts et aux fusils à mèche du
XVIe siècle européen ; il imprime des livres depuis neuf siècles, et il n'a fait faire aux sciences aucun progrès. Il est lettré sans doute, mais dépourvu d'imagination et, vieux dès son berceau
pour ainsi dire, il est demeuré étranger à la grande poésie, au grand art. On chercherait vainement dans la littérature chinoise quelques-uns de ces grands monuments, l'Iliade, les Nibelungen, la
Chanson de Roland, qui se dressent au seuil des civilisations occidentales ; quelque chose même de comparable à l'un de ces recueils de poésie nationale et légendaire qu'offre l'Espagne et qu'eut
la Grèce héroïque au temps de ses aèdes, ou Rome au temps de ses rois. Chose caractéristique, cette littérature a débuté par le drame et la comédie, non le drame à la façon d'Eschyle, mais le
drame « déclamatoire et larmoyant, sentimental et frondeur », comme dit un éminent critique, dont Lessing, Diderot et Mercier revendiquent la paternité ; non la comédie large et philosophique de
Molière, mais la comédie fine et maniérée de Marivaux. De même, l'architecture chinoise réjouit l'œil par les toits de ses édifices garnis de tuiles brillantes, leurs murs revêtus de porcelaines,
leurs portiques diaprés de mille couleurs. Mais cette grâce est bizarre ; cet ensemble n'a rien d'imposant ; ces maisons, ces palais mêmes, rappellent la tente. Les pagodes de la Chine ne sont
pas à elle : elle les doit au bouddhisme, et jamais son sol n'a porté d'importantes constructions comme les murs cyclopéens et les temples creusés de l'Inde.
Phénomène unique dans l'histoire ! Étonnant spectacle que celui d'une civilisation qui se cristallise, semblable à ces cascades du Spitzberg que le refroidissement du globe a subitement
converties en glaciers ! Ce phénomène toutefois ne reste point inexplicable, et le malheur qu'ont les Chinois de posséder une langue des plus imparfaites et des plus difficiles y a été
certainement pour quelque chose. Il en est des procédés utiles et des inventions fécondes comme des idées mêmes qui les engendrent : ils ne prospèrent, ils ne donnent toute leur mesure qu'à
condition d'être incessamment discutés, et, pour qu'on les discute, il faut d'abord qu'ils circulent. Une langue uniquement composée de monosyllabes ; où une seule et même forme peut revêtir des
significations multiples ; où, en dehors de sa place dans la phrase, le mot n'éveille aucune idée particulière et n'est pas plus substantif que verbe ; où le genre d'un mot, la notion du vocatif,
du datif, de l'ablatif, ne peuvent être rendus que par l'accession d'un autre terme, ou déterminés par leur position dans la phrase, une pareille langue peut bien une langue très curieuse, comme
l'appelle le savant linguiste à qui nous en avons emprunté la caractéristique, mais c'est aussi un instrument très difficile à manier et un véhicule de la pensée détestable. À cette complication
du langage lui-même, ajoutez celle d'un système graphique n'embrassant pas moins de 50.000 caractères, dont 15.000 sont usités ; les uns véritables dessins qui représentent une image, telle que
celle d'un chien, d'un arbre, d'une montagne, et qui s'emploient, tantôt isolés, tantôt accouplés ; les autres, plus compliqués et qui comportent deux éléments dont la réunion indique à la fois
la prononciation et le sens, et vous comprenez sans peine que si les lettres et les lettrés ont été de tout temps fort honorés en Chine, l'instruction n'a pu s'y répandre hors de certaines
classes, ni sortir d'un certain milieu. Vous vous expliquez fort bien comment le Chinois des classes pauvres ne s'applique qu'à l'étude des caractères dont il a besoin, et comment le menuisier,
par exemple, connaît les caractères qui concernent ses propres outils, mais ignore ceux qui expriment les outils du forgeron, son voisin.
Mais ce n'est point là que nous voyons la cause principale de l'engourdissement social de la Chine et de son immobilité séculaire. Ce qui a fait du Chinois un être routinier, passif, entièrement
fermé à la contagion des idées progressives ; ce qui a lui ravi toute spontanéité ; ce qui l'a rendu l'esclave de la coutume, du rite dans sa vie privée comme dans sa vie publique, dans son
mariage comme dans ses funérailles, dans la culture de ses terres comme dans ses travaux industriels, c'est l'extension à la société civile, majeure et libre, du concept de la famille, mineure et
assujettie : soumission et respect d'une part, autorité et sollicitude de l'autre. Le Chinois naît enfant, vit enfant, meurt enfant. Jusqu'à sa tombe, il reste sous la dépendance paternelle :
l'acte d'émancipation par excellence, le mariage, ne l'affranchit pas. Le père, pendant son existence entière, a un pouvoir absolu sur sa famille ; or, l'empereur, de droit divin, est le père et
la mère de ses sujets, et comme ils sont plus de trois cent millions, il lui est impossible de les diriger, à l'instar du vrai père de famille, qui récompense et châtie directement chacun de ses
enfants. Force est donc au Hoang-Ti de s'en remettre de ce triple soin aux mandarins qu'il institue et ceux-ci, par délégation comme on l'a déjà dit, deviennent à leur tour les pères et les mères
des Chinois qu'ils administrent ou auxquels ils rendent la justice. C'est ainsi que le Chinois, esclave sa vie entière de son père naturel ne l'est pas moins de son père fictif, fonctionnaire ou
magistrat. Ni dans son cœur, ni dans son esprit il ne subsiste plus rien, à la longue, de ce sentiment du libre arbitre, de l'initiative et de l'indépendance, comme aussi de la responsabilité
individuelle, qui fait les hommes forts et les hommes libres, qui développe la vie des nations, détermine chez elles l'essor contenu des sciences, y assure la marche constante d'un progrès
indéfini. La Chine, elle, s'est garrottée volontairement dans les étroites langes de l'enfance, et ce n'est pas merveille qu'après s'être engourdie, elle dépérisse lentement.
Dès l'an 175 de notre ère, on les voit conserver leurs textes sur des planches en pierre
gravées en creux. En 593, sous l'empereur Wen-Ti, ils recueillent leurs dessins usés et leurs textes inédits et les gravent sur bois ; cependant, les caractères restaient toujours écrits à
l'endroit. Mais de 904 à 907, vers la fin de la dynastie des Thang, les textes gravés sur pierre le sont en sens inverse, pour s'imprimer en blanc sur fond noir. La gravure sur bois succède en
932 à la gravure sur pierre et vingt ans plus tard les neuf Ching, ou livres canoniques, sont imprimés et mis en vente...
Ce merveilleux instrument de propagande de la pensée, la Chine en a donc été en possession quelques quatre siècles avant l'Europe ; mais elle a été loin de savoir l'utiliser comme l'a fait
celle-ci... L'invention de l'imprimerie est restée sans aucun effet sur le développement de la science, et pas plus avant qu'après, la Chine n'a eu de grands géomètres, de grands astronomes, de
grands physiciens ou de grands chimistes...
À mesure que nous approchons des temps modernes, l'astronomie chinoise semble rétrograder et verser de plus en plus dans l'astrologie judiciaire...
La science géographique des Chinois se réduit aujourd'hui à bien peu de chose pour ce qui ne concerne pas leur propre pays...
Que dire de la médecine chinoise ? À l'état scientifique, la médecine n'existe point en Chine. Elle n'est enseignée dans aucune école, dans aucune académie et, l'autopsie des cadavres étant tenue
pour un sacrilège, les ouvrages imprimés sur l'art médical donnent, ainsi que les gravures anatomiques qui les accompagnent, les idées les plus fausses sur la structure du corps humain...
L'architecture, qu'elle soit civile, religieuse ou militaire, ne s'inspire que d'un seul type, rappelle et toujours, sous ses motifs capricieux et ornés, la tente du nomade...
L'entente de la perspective, la correction du dessin et l'art de grouper les objets, tout cela fait défaut à la peinture chinoise : c'est pourquoi ses compositions sont presque toujours pleines
de confusion et trahissent une uniformité très fatigante.
Les Chinois n'ont pas débuté dans la carrière littéraire, comme les Grecs et les Hindous, par ces grandes épopées qui sont moins encore des œuvres littéraires que des monuments et des témoins des
vieilles civilisations. Le théâtre chinois, loin d'avoir été sacerdotal, épique, lyrique, à ses débuts, s'était montré tout d'abord sentimental, raisonneur et déclamatoire, comme il était naturel
de s'y attendre, au surplus, chez un peuple qui ne paraît pas avoir eu d'enfance et qui est né vieux, si l'on peut ainsi dire... Le drame chinois, qui paraît né vers l'an 720, ou vers l'an 581 de
notre ère, a présenté, dès son origine, les caractères qui lui appartiennent encore aujourd'hui : quelques scènes bien faites, quelques détails agréables, quelques situations émouvantes ; mais
aucune entente de l'illusion scénique ; aucun art d'intrigue ; aucun enchaînement d'action ; aucune étude vraiment approfondie et générale, sous une forme individuelle, de l'esprit et du cœur
humains...
Tous les visiteurs de la Chine ont peint sous de tristes couleurs les mœurs qui y règnent, et ils ont vu la prostitution s'y étaler sur une grande échelle. Chacun connaît ce qu'on appelle là-bas
des bateaux de fleurs, qui supportent une espèce de maison en bois et dont les bains de la Samaritaine à Paris peuvent donner une idée. Ils sont très ornés de peintures et de dorures, et leur
dénomination vient des fleurs, qui s'y montrent presque toujours aux croisées et sur la terrasse. Des femmes sans mœurs en font leur demeure ; les unes savent jouer de quelque instrument de
musique et chantent ; les autres connaissent les dominos ou les échecs, et toutes fument de l'opium. Il est assez général, même parmi les gens mariés, honnêtes et sérieux, d'aller passer, en
guise de partie de plaisir, la journée dans un bateau de fleurs comme ailleurs on irait aux champs ou bien au spectacle. Nous n'insisterons pas sur ces habitudes : il est trop facile de deviner
quelles peuvent en être les conséquences morales et physiques.
Les Chinois ont en effet assez bien réussi dans le roman et dans la nouvelle : la fable est généralement bien conduite, les développements agréables, les caractères bien saisis et bien tracés.
Abel Rémusat et M. Bazin parlent ici de même. Aussi bien le roman n'est-il pas un genre de peuple vieilli ?
Depuis le traité de 1860, le gouvernement chinois est en bons rapports apparents avec les
puissances occidentales : s'il n'est pas satisfait, il se résigne et contre mauvaise fortune il fait bon cœur. Il ne faudrait pas cependant se laisser trop prendre à ces apparences, et s'il
survenait aux Anglais quelques embarras dans l'Inde, qui sait si l'on ne serait pas heureux à Péking, d'une nouvelle occasion qui surgirait de leur être désagréable ? En attendant, le fils du
Ciel et ses conseillers n'ont déserté aucune de leurs vieilles rancunes ; ils ne se sont nullement réconciliés avec la civilisation exotique dont le contact leur a été imposé par la force et,
dans la limite du moins de ce que les traités les laissent libres de faire, ils ne déguisent guère le fond de leur pensée intime...
Il semblerait que la Chine ne dût attendre sa rénovation que de son contact avec les Occidentaux, avec leur civilisation, leurs arts et leurs industries. Cependant les voyageurs s'accordent
généralement à leur prêter les sentiments les moins équivoques de haine et de mépris pour les Diables Blancs, les Barbares Occidentaux, comme ils appellent les Européens, et un Russe qui parcourt
en ce moment même la Chine, M. Unterberger, nous raconte que plus il s'éloignait de Péking, moins il rencontrait de sympathies dans le Céleste empire. D'autres voyageurs, par exemple M. Thomson,
se louent, au contraire, de l'hospitalité des Chinois et tiennent leurs sentiments d'hostilité apparents envers les Européens pour une inspiration des mandarins. Autant qu'il nous est permis d'en
juger à distance, nous inclinons à croire que ces derniers pourraient bien avoir raison. Le peuple chinois est essentiellement mercantile, et le commerce, de nos jours, s'est fait le grand agent
des transformations sociales, le pionnier de la civilisation. Là où échouent des forces en apparence bien autrement puissantes, il opère des conquêtes durables. Jusqu'ici l'orgueilleuse
bureaucratie chinoise a tout fait pour entraver sa marche, semant sous ses pas des obstacles et des pièges de toutes sortes : taxes légales ou illégales imposées aux marchandises qui traversent
les provinces ; monopoles oppressifs ; voies de communication mal entretenues ou absentes ; moyens de transport insuffisants. Ce qu'elle n'a pu empêcher toutefois, c'est la lente infiltration des
idées et des habitudes européennes au sein des classes commerçantes du pays. Ces idées et ces habitudes s'importent avec les ballots de cotonnades de Manchester et c'est en échangeant
quotidiennement des marchandises avec les Barbares, que les fils du Céleste empire voient tomber pièce à pièce leur épaisse armure d'orgueil, d'égoïsme et de préjugés.
Quand les Celestials débarquèrent pour la première fois sur la côte du Pacifique, ils y furent reçus à bras ouverts. Les bras y manquaient et les leurs furent les bienvenus, d'autant qu'ils les
louaient à un prix infime et qu'ils ne les refusaient à aucun office. Dans un État comme la Californie, qui comptait alors trois hommes contre une femme, les Chinois remplissaient, à la grande
satisfaction des blancs, une foule de fonctions dévolues ailleurs au sexe féminin, promenant les bébés, faisant les lits, lavant le linge. Tant que la main-d'œuvre est restée rare, la législature
californienne a beaucoup choyé les Chinois ; mais, d'une part, ceux-ci ne se sont pas contentés de leurs premiers emplois, tandis que, de l'autre, les Irlandais et les Allemands affluaient sur
les bords du Pacifique. Cheap John, ou Jean à bon marché, comme on l'appelle là-bas, s'est fait successivement commissionnaire, marchand de tabac, cuisinier, savetier ; il a envahi tous les
chantiers de travaux publics, et comme il vit exclusivement de riz, se contentant pour tout luxe d'une bouffée d'opium et d'une pincée de thé, alors qu'il faut à l'Yankee, à l'Irlandais, à
l'Allemand, un repas solide, qu'ils trouvent incomplet s'il n'est arrosé d'un pot de bière et d'un rasade de whisky ; Cheap John a continué de se contenter d'un salaire fortement réduit. Quand il
fit sa première apparition à San-Francisco, Face-de-Lune — c'est un autre des sobriquets qui désignent là-bas le Chinois — ne savait pas ce que c'est qu'une planche de cèdre, et aujourd'hui
l'industrie du bâtiment est presque entièrement dans ses mains. Il n'avait jamais vu de sa vie une botte anglaise, et les bottes qu'il fabrique maintenant sont aussi élégantes et plus solides que
les autres, quoique bien moins chères. De même, il s'est approprié la fabrique des draps, avec celles des cigares et des conserves de fruits. Tout cela a fort irrité Paddy et frère Jonathan : ils
se sont soudainement aperçus que la nation chinoise était polygame et bouddhiste ; que les immigrants en Californie n'étaient pas la fleur peut-être des populations du Céleste empire ; que les
femmes étaient prostituées ou esclaves dans leur pays et les hommes indigents ou voleurs.
Les conséquences éventuelles de cette émigration ont troublé certains esprits. C'est ainsi qu'un diplomate, qui a longtemps représenté la France à Péking, examinait, il n'y a pas longtemps, la
possibilité que les manufacturiers européens fussent amenés, par le besoin de plus en plus impérieux d'une production peu coûteuse, à faire venir des Chinois pour peupler leurs ateliers et,
résolvant cette hypothèse par l'affirmative, se montrait tout effrayé de ce qui en résulterait pour le marché du travail, surtout de ce qui pourrait bien sortir du mélange de l'effroyable
corruption des Jaunes avec la propre corruption des Occidentaux. Nous ne savons pas si M. le comte de Rochechouart, fort au courant de la dépravation chinoise que tous les voyageurs s'accordent à
constater, ne s'exagère pas la corruption européenne ; mais il est certain que si, par impossible, une ou quelques centaines de milliers de Chinois se dirigeaient vers les rivages de la France ou
de l'Angleterre, cette invasion, toute pacifique, serait encore plus impuissante contre la civilisation de l'Occident que ne l'ont été aux XIIIe et XIVe siècles les grands mouvements de Tartares
et leurs incursions armées. Mais l'hypothèse en elle-même est tout à fait gratuite ; il y a des difficultés de tout genre qui s'opposent d'une manière insurmontable à une migration mongole vers
l'Europe, et ce n'est pas, on peut le dire en toute assurance, de ce côté que les Chinois qui émigrent se sentent attirés. Il est d'autres contrées qui les sollicitent davantage ; d'autres pays
dont le climat convient davantage à leur tempérament physique, comme à leur état social encore embryonnaire, à leur genre de civilisation et de culture morale, très avancé à quelques égards mais
tout à fait particulier. Repoussés ou non de la côte du Pacifique, les Chinois afflueront sans doute, un jour ou l'autre, vers l'Afrique orientale et centrale dont la colonisation est à l'ordre
du jour chez nos voisins d'outre-manche, qui espèrent bien retrouver là-bas pour leur fabrique de coton les millions de consommateurs que le progrès industriel leur a fait perdre ailleurs.
...N'oublions pas que les Chinois forment une nation très laborieuse, très économe ; une nation essentiellement mercantile.
...Souvenons-nous encore qu'à une époque où non seulement le peuple d'Athènes et la plèbe romaine, mais encore de grands esprits, tels que les Platon, les Aristote, les Cicéron tenaient en mépris
le travail et les arts industriels, les Chinois se servaient, de temps presque immémorial, de ces semoirs mécaniques et de ces machines à vanner qui n'ont obtenu droit de cité chez nous que
depuis une trentaine d'années seulement. Dès le XVIe siècle avant Jésus-Christ, ils irriguaient leurs terres, et, au XIe siècle, ils suspendaient sur des culées hautes de cinq cents pieds le
fameux viaduc du Chan-si, d'une seule travée de quatre cents. Au VIIe siècle de notre ère, ils s'éclairaient au gaz ; au IXe, ils extrayaient le rhum de la canne à sucre ; ils fabriquaient la
céruse et le sucre de fécule, enfin, que les expériences de Kirchhoff ne nous ont fait connaître qu'en 1811, se trouve indiqué dans un de leurs livres, qui porte le millésime de 1578.