Jules-Léon Dutreuil de Rhins (1846-1894)
MISSION SCIENTIFIQUE DANS LA HAUTE ASIE. I. Récit du voyage
Ernest Leroux, Paris, 1897, XV+456 pages+LVI planches hors-texte.
- "A défaut d'autre mérite, cette relation aura celui de la sincérité. J'ai conscience de n'avoir rien embelli, ni dénaturé, de n'avoir jamais tenté d'étonner les imaginations en montrant les choses à travers des verres grossissants, ni de flatter le goût régnant d'exotisme romanesque ... Nous avons tâché de ne point voir seulement l’écorce des choses et la couleur des habits des hommes. Nous nous sommes toujours arrangés pour faire en certains centres des séjours prolongés afin de pénétrer un peu dans la vie des peuples que nous visitions, de ne point juger de toute une civilisation entre le déjeuner et le dîner d’après les commérages d’un interprète". Fernand Grenard, compagnon de route de Dutreuil de Rhins.
Voir également : Grenard : Le Turkestan chinois et ses habitants. Et : Le Tibet et ses habitants.
Table des matières
Extraits : A Tchertchen - Cavaliers tibétains - La mort de Dutreuil de Rhins - Examens, et
fonctionnaires
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1. De Paris à Khotan.
2. Explorations de 1891 : Khotan. Polour. Frontière du Tibet. Kara say. Nia. Khotan.
3. Exploration de 1892 : Khotan. Polour. Sources de la rivière de Kéria. Tibet nord-occidental. District de Rou-tog. La-dag. Route du Karakoram. Khotan.
4. Expédition de 1893 : Khotan. Tchertchen. Source de la rivière Kara mouren.
5. Le désert des montagnes. Pâtres tibétains. Le Nam-tso. Négociations avec les fonctionnaires de Lha-sa.
6. Exploration de 1894 : Du Nam-tso à Gyé-rgoun-do.
7. De Gyé-rgoun-do à Si-ning. Mort de Dutreuil de Rhins.
8. De Si-ning à Pékin. La Chine septentrionale.
Je m’appliquai à cultiver les bonnes dispositions de gens dont nous avions plus d’un service à attendre. Dès les premiers jours, j’invitai tous les notables à dîner et j’eus l’honneur d’avoir à ma porte dix-huit paires de galoches, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait que dix-huit convives dans ma grand’salle à galerie, car la plupart de mes hôtes avaient jugé plus expédient de venir les pieds nus. Ils étaient quarante-cinq, quoique je n’eusse prié que vingt personnes ; mais au Turkestan,... le seul fait d’apprendre qu’un voisin donne une fête est considéré comme équivalent à une invitation. Dans ces sociétés à civilisation peu compliquée, il y a quelque chose de flottant, un certain laisser-aller qui contraste étrangement avec l’état de choses auquel nous sommes habitués, où tout est réglé minutieusement, fixé immuablement, où chacun est renfermé dans sa case, rangé sous son étiquette. Dutreuil de Rhins, accoutumé par son éducation militaire à l’ordre strict, se pliait avec peine à de semblables usages. Il se plaignait vivement qu’à Kéria, bien qu’il fût seul avec un domestique, il y eût toujours cinq ou six individus à manger à la cuisine. Il reconnaissait d’ailleurs qu’il n’y avait rien à faire, que les mesures les plus sévères cachaient les abus sans les supprimer, qu’au demeurant la dépense ne variait jamais. Ce libéralisme en matière d’hospitalité n’est pas seulement affaire de vanité de la part de celui qui laisse ouverte sa porte, de sans-gêne de la part de celui qui la franchit, il dérive des anciennes traditions turques sur le sujet et aussi de ce large esprit de charité et de fraternité dont l’islam est empreint.
Cette largeur de vues me coûta tout le sucre que je possédais et que j’avais servi en guise
de hors-d’œuvre selon la coutume. Comme on ne vend point de cette denrée à Tchertchen, je dus envoyer un messager spécial qui se rendit d’abord à Kapa, puis à Nia, mais en vain. Il poursuivit son
chemin, sûr d’être plus heureux à Kéria ; par exception, il n’y trouva point ce qu’il fallait, par suite d’une interruption momentanée du commerce avec le Turkestan russe qu’avaient occasionnée
les affaires du Pamir. Enfin il se procura à Khotan ce que je lui avais commandé ; il avait parcouru sept cents kilomètres pour acheter quelques livres de sucre.
De la promptitude de mes hôtes à vider les sucriers et de leur façon de se présenter les pieds nus gardez-vous de conclure que ce soient des barbares grossiers et incivils. Ces illettrés, perdus
dans le fond de l’Asie, sont souvent moins lourds et moins gauches que nos campagnards. Leurs manières, comme leurs discours, ne sont point dénués d’une certaine bonne grâce naturelle. Il y avait
quelque noblesse dans l’attitude de ces quarante paysans assis sur leurs talons sur l’estrade régnant autour de la salle. Le plus remarquable n’était point le bek, gros homme épais, solennel et
paresseux, qui bégayait dès qu’il était embarrassé, par indécision simplement, non par ruse comme le père Grandet, qui devait son titre à la faiblesse commode de son caractère, à la supériorité
de sa fortune, à sa qualité de chef de la plus importante des vieilles familles, celles des exilés et des vagabonds qui avaient fondé la colonie. Parmi les membres de cette aristocratie, tous
parents ou alliés entre eux et fiers de leur origine, il y avait un vieillard, maigre et voûté, venu tout petit enfant avec son père ; bavard intarissable, ayant toujours le mot pour rire,
décochant force boutades et sarcasmes, il avait la bouche tordue par l’habitude du sourire railleur, ses yeux fureteurs et perçants pétillaient d’éclairs malicieux ; on le redoutait pour son
génie de l’intrigue et sa méchanceté ; il avait sur le tard épousé une jeune femme qui l’offensa gravement ; avec la plus froide cruauté, il lui fit subir, au moyen d’un fer rouge, un supplice
horrible, qui la mit hors d’état de recommencer. Un des plus fermes soutiens du même parti était notre voisin d’en face, un petit vieux sournois, à la voix aigre-douce, qui ne manquait pas de
venir chaque matin me présenter ses compliments et ses offres de service. Un jour vint où nous eûmes de la peine à nous procurer de l’orge et du blé ; il nous exprima le grand regret qu’il avait
de ne pouvoir nous en fournir, avant tout vendu dès la moisson aux mineurs de Kapa ou de Bokalyk ; mais il crut de son devoir de nous dénoncer tous ceux qu’il n’aimait pas comme avant dissimulé
d’importantes provisions. Finalement, ce fut chez lui que nous découvrîmes la plus grande quantité de grains, cachés en de profonds silos. En face des aristocrates se dressaient les démocrates,
les nouveaux venus, qui suppléaient mal par le nombre au défaut de richesse et de tradition. Leur parti était incertain encore et faible ; le fils du bek de Kapa travaillait à l’organiser pour en
profiter : c’était un jeune homme d’excellentes manières, libéral, ne plaignant ni sa peine ni sa bourse, et voilant sous une apparence très douce et un langage modeste une ambition césarienne.
Quand il nous vit embarrassés au sujet de l’orge, il crut l’occasion bonne de se montrer et de tenter de tourner notre influence à son avantage : il nous offrit de se rendre à la montagne et de
nous en rapporter autant d’orge que nous voudrions dans les dix jours ; il exécuta sa promesse rigoureusement, car il savait agir.
Le clergé était représenté par l’alim akhoun, le docteur savant, titre porté par le chef du clergé d’une localité, équivalant à celui de kâzi kélâm à Boukhara. Durant tout notre séjour, nous fûmes du dernier bien avec cet excellent homme qui avait un faible pour les plum-cakes. Je me souviens encore avec plaisir des longs entretiens que nous eûmes fréquemment ensemble sur le coup de cinq heures, dans sa cour, à l’ombre des peupliers, en buvant du thé et mangeant des abricots, des pêches et des raisins. A la vérité, il n’avait guère de science que dans son titre, mais il avait un grand fonds de bon sens et d’honnêteté sans ombre d’intolérance. A côté de lui, confirmant son ignorance de la leur, étaient le kâzi et le reïs. Le premier, très digne homme et très timide, se faisait remarquer surtout par son silence et les dents qui lui manquaient. Demi-clerc, demi-manant, il cultivait son champ lui-même et lorsque des plaideurs se présentaient, il quittait sa bêche, endossait son manteau, coiffait son turban et jugeait. Son humble maison était toujours encombrée par une ribambelle de femmes et de marmots, sa femme, ses filles, ses brus et leurs enfants et par un amas de roseaux, de corbeilles en préparation, de paniers pleins de coton, de métiers à filer et à tisser qui chômaient peu. Quant au reïs, il cumulait ses fonctions religieuses avec le métier de forgeron qui chômait six jours de la semaine et celui de cultivateur. Il avait le malheur d’avoir une jolie fille et un gendre terriblement jaloux qui ne la quittait point d’un pas et l’enveloppait de voiles épais quand, par hasard, il la faisait sortir. Tout Tchertchen se gaussait de lui. Le pis était qu’il éprouvait de la jalousie surtout contre son propre frère, avec qui, par surcroît, il était en dispute à propos du partage de l’héritage paternel. De mauvais coups et un grand scandale s’ensuivirent. Les autorités intervinrent, décidèrent de mettre aux fers les frères ennemis, et le reïs, étant le seul forgeron du pays, fut chargé de forger les fers de son gendre.
Les gens de Tchertchen ne se faisaient pas prier pour nous rendre les politesses que nous leur faisions. Tous les notables à tour de rôle nous invitèrent à des soirées musicales et dansantes suivies de souper, auxquelles nous eûmes la surprise de voir les femmes assister, même chez l’alim akhoun, tant certains préjugés musulmans sont peu entrés dans le sang des Turcs. Ils s’en déchargent avec joie dès qu’ils en sont laissés libres. Cela ne les empêche point d’avoir un respect profond, une vénération religieuse pour la loi coranique, seulement ils en font une interprétation aussi large et commode que possible. Les quelques notions que j’avais de leurs Écritures me haussèrent considérablement dans leur estime, beaucoup plus que je ne le méritais sans doute, mais le proverbe bien connu où il est question de borgnes est aussi, vrai là-bas qu’ici. Lorsque la science réunie des membres du clergé ne parvenait point à élucider un point délicat dans un litige quelconque, ils ne manquaient point de me venir consulter et même de s’en remettre à mon arbitrage. Voici encore un fait, entre beaucoup d’autres, qui me semble prouver le peu d’intolérance de ces musulmans en même temps que leurs bonnes dispositions à notre égard. Le jour de la grande fête religieuse de Kourbân Bairâm, les notables, le clergé en tête, avant de se rendre à la mosquée pour la prière solennelle, vinrent en grande pompe m’offrir avec leurs souhaits de larges plateaux chargés de ces pâtisseries que l’on fabrique spécialement pour ce jour-là. On ne pouvait mieux interpréter le verset du Coran où il est dit : « Ceux qui sont le plus disposés à aimer les croyants sont ceux qui se disent chrétiens. » Je reconnus le bon procédé en assistant moi-même à la prière, et, d’une façon plus pratique, en contribuant aux divertissements populaires par l’établissement d’une balançoire à la mode du pays (tcharpalyk), jeu fort goûté des jeunes gens de l’un et l’autre sexe.
Les préfets avaient laissé pour nous accompagner une vingtaine de cavaliers sous la conduite du « tong-yig ». Ils étaient tous assez braves gens, quoique très menteurs, et gais compagnons. Il était curieux de les voir avec leurs grands cheveux, leurs grands bonnets et leurs grands fusils dodeliner nonchalamment de la tête sur leurs petits chevaux trottinant, et faire tourner sans cesse leurs moulins à prières en marmottant d’interminables litanies pour tromper ou au moins pour sanctifier l’ennui de la route. Arrivés à l’étape, et l’on était obligé de faire halte de très bonne heure pour laisser aux yaks le temps de manger, ils charmaient leurs loisirs en absorbant un nombre incalculable de tasses de thé beurré et en jouant aux dés ou à quelque autre jeu de hasard. Joueurs ardents, ils poussaient de temps en temps de petits cris vibrants et passionnés pour marquer leur joie ou leur colère aux différentes péripéties de la lutte. Jamais cependant nous ne les vîmes en venir aux mains ni se quereller violemment. Le soir venu, le tong-yig allumait sa lampe et quelques bâtons odoriférants, les plaçait sur un petit banc entre deux petits vases de fleurs symboliques et psalmodiait avec des inflexions de voix bizarres une prière qui n’en finissait pas. Souvent nous causions, et ces conversations, semées de mots et d’idées imprévues, contribuèrent à nous faire connaître et comprendre ce peuple original, sympathique malgré ses défauts et sa rudimentaire civilisation.
Le Siècle 9/08/94 - The N.Y. Times 7/08/94 - Le Journal des Débats 14/08/94 - Le Petit Journal 17/08/94 - Le J.Débats 15/05/95 - Le J.Débats 24/05/98
Nous étions à peine endormis que l’on vint nous annoncer la disparition de deux chevaux. Peu après la nuit tombée une forte averse avait forcé notre factionnaire à se réfugier sous le hangar
pendant quelques minutes et quand il était sorti pour faire sa ronde, les deux animaux manquaient. A la lueur d’une lanterne je pus suivre des traces de fers de chevaux accompagnées de traces de
bottes tibétaines jusqu’à ce qu’elles se perdissent dans les pierres du sol. Les premières traces étaient celles de nos chevaux, car les chevaux tibétains ne sont p.309 jamais ferrés, les autres
traces étaient celles d’un indigène, car aucun de nos hommes ne portait de bottes semblables. En outre, les traces étant toutes également fraîches et celles du Tibétain étant toujours et
régulièrement à côté de celles de nos animaux, il était évident que ceux-ci avaient été emmenés par celui-là. Le vol était ainsi dûment constaté et il avait été commis sans doute par un homme au
courant de nos habitudes et qui avait pris ses mesures en conséquence, peut-être par le trop zélé marmiton. Néanmoins dès la pointe du jour, nous envoyâmes deux cavaliers armés, dont l’un savait
la langue du pays, à la recherche des chevaux disparus, sûrs qu’ils seraient retrouvés, si, contre toute vraisemblance, ils s’étaient échappés d’eux-mêmes, malgré le soin qu’on avait mis le soir
à les attacher. Mais après de longues heures, les deux hommes revinrent sans avoir rien vu.
Les indigènes, cependant, au lieu de se rendre à notre campement comme la veille, se tenaient à l’écart, s’esquivaient avec une hâte sournoise aussitôt qu’ils nous voyaient venir à eux. Ceux qui se laissaient surprendre étaient indifférents à l’éclat des roupies ainsi qu’à la douceur des paroles, et d’un air qui semblait nous reprocher leur vol„ nous déclaraient qu’ils n’avaient point de chef ou qu’ils ignoraient sa demeure. Ce mauvais vouloir et cette mauvaise foi confirmèrent Dutreuil de Rhins dans sa conviction que les gens du village étaient les coupables et dans sa résolution de ne point céder. Il avait pour cela de bonnes raisons. En quittant Gyé-rgoun-do, il n’avait que le nombre de chevaux absolument indispensable et il ne possédait plus d’argent pour en racheter. D’autre part, il craignait, s’il ne se faisait rendre justice, d’encourager les Tibétains à de nouveaux larcins et de s’exposer à perdre tous ses animaux. Il me consulta, consulta l’interprète Mohammed Iça et nous fûmes tous du même avis. Il fallait trouver un expédient qui décidât la population à sortir de son silence et les autorités invisibles à se montrer et à intervenir. Dutreuil de Rhins crut que le mieux était de faire. saisir deux des chevaux des Tibétains, non point par manière de restitution, ainsi que le suggérait Mohammed Iça, mais comme gage, en déclarant qu’on les rendrait dès qu’on se serait entendu avec les autorités, soit que celles-ci s’obligeassent à rechercher et à retrouver nos animaux, soit qu’elles prissent des mesures pour prévenir tout acte semblable à l’avenir. En somme, quelque irrité qu’il pût être, ses intentions étaient fort modérées, et il était si loin de prévoir un combat sérieux qu’il ne fit même pas tirer des caisses les quelques cartouches qui y étaient enfermées.
Les ordres donnés en conséquence furent exécutés le lendemain au point du jour, tandis que nous faisions nos préparatifs de départ. Les Tibétains comprirent-ils bien le sens de notre déclaration ? je ne saurais l’affirmer ; toujours est-il que la promptitude avec laquelle ils se saisirent de cette occasion pour nous attaquer me parut indiquer qu’ils l’attendaient, qu’ils ne cherchaient pour cela qu’un prétexte bon ou mauvais. Une rumeur s’éleva qui, sans cesse grandissant, emplit bientôt tout le village. Un cri formidable de ki hô hô retentit par la vallée et nous vîmes quelques hommes courir dans la direction du Monastère, qu’une saillie de la montagne cachait à nos regards. Le Tchag-dzôd, c’est-à-dire le lama chargé de l’administration temporelle du couvent, est en même temps, je le sus plus tard, chef de tout le canton de Tong-bou mdo, qui compte sept villages. A peine ces hommes étaient-ils revenus, comme nous commencions à sortir de l’enclos, j’entendis un coup de fusil et le sifflement strident d’une balle. Il était quatre heures quinze minutes du matin. Cependant nous nous mettons en marche selon notre ordre accoutumé, Dutreuil de Rhins en tête avec son Winchester, moi en queue, armé de ma seule boussole. Le village est situé sur une éminence dans l’angle formé par le confluent du Deng tchou avec le torrent que nous avions descendu en venant de Gyé-rgoun-do. Le chemin s’en éloigne un peu en décrivant une petite courbe pour traverser ce dernier torrent et passer sur le flanc de la montagne sur la rive droite du Deng tchou. Les maisons sont semblables à toutes celles du Tibet avec des murs épais, des embrasures étroites, des toits plats munis de parapets ; à quatre pas de l’enclos que nous venions de quitter s’élève un véritable donjon carré, très haut, percé de meurtrières, par où sortaient des canons de fusils. Les coups de feu, rares d’abord, se faisaient de plus en plus nombreux. Nous nous abstenions de riposter croyant à une simple démonstration comminatoire. Dutreuil de Rhins qui s’était placé en observation derrière un de ces petits murs de pierres sèches, appelés pag-ra, qui hérissent les vallées tibétaines dans tous les sens, me dit au moment où je le rejoignais :
— Les gaillards ne tirent pas mal, une balle vient d’effleurer ma pelisse. Le diable c’est
qu’on ne voit pas le bout du nez d’un seul de ces gredins.
— La situation est mauvaise, répliquai-je ; nous nous ferons tous tuer si nous ne nous hâtons de gagner un endroit plus favorable.
Il ne répondit pas ; mais il se leva et nous passâmes ensemble le torrent. La fusillade des Tibétains étant devenue très vive, régulièrement soutenue, et plusieurs de nos animaux ayant été
atteints, nous commençâmes à tirer, mais avec ménagement, car nous n’avions en tout que soixante et douze cartouches. Nous suivions alors la côte de la montagne sur la rive droite, précisément en
face des maisons et à portée des fusils tibétains, sans pouvoir nous écarter à droite parce que la montagne est taillée à pic. Le passage était d’autant plus dangereux que l’étroitesse du chemin
nous forçait d’aller à la file. Je quittai Dutreuil de Rhins pour gagner la tête de la caravane, la diriger le mieux possible et prendre moi-même un fusil à l’un des hommes qui en ignoraient le
maniement. J’atteignis notre secrétaire chinois qui traînait son cheval par la bride et tandis que je détachais son fusil pendu à l’arçon de la selle, deux balles frappèrent coup sur coup le
pauvre animal qui tomba. Tout en tirant dans la direction des Tibétains qu’on continuait à ne pas voir, je pressai la marche de la caravane qui était fort ralentie par les bêtes blessées.
Quelques pas encore et le mauvais passage serait franchi ; la montagne cessait d’être à pic, on pouvait en gravir la pente, se mettre hors de la portée des fusils ennemis, tourner de notre côté
l’avantage de la position. Soudain, j’entendis des cris de détresse ; je compris que Dutreuil de Rhins avait été blessé. Me retournant, je le vis à quelque trente pas de moi debout encore,
s’appuyant sur sa carabine. Je me précipitai et il tomba, défaillant, dans mes bras. Il avait eu la funeste idée, au lieu de poursuivre sa marche, de s’arrêter quelques instants pour tirer, ce
qui était doublement dangereux ; car, ayant mis ce jour-là sa pelisse le poil en dehors, il était très reconnaissable et autant les Tibétains sont inhabiles à toucher un but en mouvement autant
ils tirent juste sur les objets immobiles. Je couchai l’infortuné sur une pièce de feutre à un endroit où la route s’élargit un peu et derrière un petit mur d’un pied de haut de sorte qu’il fût à
l’abri des balles. J’envoyai Mohammed Iça auprès de l’agent chinois de Gyé-rgoun-do avec ordre de l’amener sur-le-champ, et je fis mettre en liberté les chevaux précédemment saisis, espérant que
les Tibétains nous accorderaient au moins un moment de répit dont je profiterais pour préparer une litière et emporter le blessé au plus vite. La vue de la plaie ne me laissa point d’espoir : la
balle avait pénétré profondément dans le bas-ventre un peu au-dessus de l’aine gauche:
— Ne me touchez pas, murmura-t-il, je souffre trop. Arrangez-vous avec les Tibétains et
ramenez la caravane à l’endroit d’où nous venons.
Et il demanda un verre d’eau.
Conformément à ses ordres, j’envoyai le cuisinier, qui connaissait la langue tibétaine, parlementer avec les indigènes. J’avais peu de confiance dans le succès de cette négociation, quoique la
fusillade eût cessé momentanément ; mais outre que les instructions de Dutreuil de Rhins étaient formelles, il n’y avait pas dans l’état où il se trouvait de meilleur parti à prendre. Cependant
je fis préparer un brancard avec un lit de camp, et je commençai un pansement sommaire selon les instructions médicales que j’avais. Le blessé prononça encore quelques paroles indistinctes, comme
s’il rêvait :
— Bandits !... Travail perdu... Beau temps pour partir.
En effet l’air était clair et le ciel bleu. Alors le malheureux, qui était prêt pour le suprême départ, vomit du sang et s’évanouit. Sa tête et ses mains étaient plus froides que les pierres du
chemin.
Je dus rester à Lan-tcheou beaucoup plus longtemps que je ne l’avais prévu, car je ne pus voir immédiatement le Vice-Roi, occupé à présider les examens provinciaux qui avaient commencé selon la
coutume le 9 du 8e mois. Deux mille deux cents gradués du premier degré étaient venus de tous les côtés du Kan-sou afin de subir l’examen du second degré. Il y avait ainsi un candidat pour deux
mille deux cents habitants, proportion qui paraîtra exceptionnellement élevée si l’on veut bien considérer la pauvreté générale du pays, les frais considérables qu’entraînent des études
nécessairement longues, les dépenses du voyage, les droits d’examens, le peu de chance enfin que l’on a d’être admis, puisque sur deux mille deux cents candidats on n’en doit recevoir que
quarante-deux. A la vérité, à l’occasion du soixantième anniversaire de la naissance de l’Impératrice douairière, ce nombre fût porté, par faveur spéciale, à quarante-neuf ; mais cela ne
changeait pas beaucoup la proportion et chaque candidat avait toujours environ quatre-vingt-dix-huit chances sur cent d’être renvoyé à la session prochaine, trois ans plus tard. Notez en outre
que les lauréats ne devaient pas tirer d’autre profit positif de leur titre que d’être invités à dîner par le Vice-Roi, car pour avoir droit à une fonction publique il faut être sorti vainqueur
du concours d’Empire qui a lieu à Pékin tous les trois ans et qu’un dixième seulement des gradués provinciaux peuvent espérer affronter avec succès.
J’ai entendu des Européens contester la sincérité de ces examens et prétendre que les recommandations et l’argent y jouaient un plus grand rôle que la littérature. Tous les Chinois avec qui j’ai
causé de cette question avouaient qu’il y a de nombreux exemples de fraude dans les examens du premier degré, de corruption des examinateurs dans les concours préparatoires, où les compositions
sont signées, et que, dans le concours final, où les correcteurs ne connaissent pas le nom des auteurs des compositions, beaucoup de lettrés concourent pour d’autres moyennant finance ; mais en
même temps ils niaient catégoriquement que la moindre fraude pût se glisser dans les examens du second degré. En effet, la minutie extrême des règlements, la séquestration absolue des candidats
et des examinateurs, la multiplicité des contrôles, le rang élevé des présidents d’examens, la sévérité de la loi, qu’il ne serait point permis de violer ouvertement, sont de fortes garanties
contre les manœuvres déloyales dans presque tous les cas. Il faut être un fils de ministre, un protégé particulier du Vice-Roi en même temps que des examinateurs délégués de Pékin, il faut un
concours extraordinairement heureux de malhonnêtes gens et de bonnes circonstances pour espérer passer à travers les mailles du règlement.
Au surplus il n’existe pas de motif déterminant de recourir à la brigue et à la corruption puisque la majeure partie du corps des fonctionnaires se recrute en dehors des gradués, et celui qui
serait assez riche et assez influent pour obtenir par faveur le deuxième grade le serait plus qu’il ne faudrait pour obtenir une place. S’il appartient à une famille de magistrats, rien ne lui
est plus aisé ; il entre dans la clientèle d’un fonctionnaire de la même province, ami ou allié de sa famille, le plus gros qu’il puisse trouver ; celui-ci se charge de sa fortune, l’attache à
son yâ-men, lui fait acquérir par la pratique les notions diverses et surtout le bon style nécessaire à tout administrateur, il le pousse dans le monde, lui procure des protecteurs à la capitale,
et, le moment venu, le protégé va faire sa cour aux ministres que sa politesse, ses bonnes recommandations, sa libéralité préviennent en sa faveur ; désormais il est en selle, sur une selle
d’autant plus belle qu’il y a mis le prix, et il n’a plus qu’à courir en prenant garde de se casser le cou. Celui qui est issu de marchands opulents ou, ce qui est plus rare, de cultivateurs
fraîchement enrichis, s’il est féru d’honneurs et de dignités aura plus de peine à toucher au but de son ambition : homme nouveau, il ne peut offrir le crédit et l’influence de sa famille au
fonctionnaire qui lui accordera sa protection ; toutefois l’argent fait bien des amis, et, s’il a la main large, il entrera dans la noble carrière sans passer par le sentier étroit et rude des
examens. Cette catégorie des hommes nouveaux est peu considérable et la grande majorité des places est pratiquement réservée aux fils et neveux de magistrats. Les fonctions ne sont pas
héréditaires en principe mais elles ne sortent guère d’un petit groupe de familles privilégiées en fait.
Ça été une singulière illusion que de s’imaginer que le gouvernement chinois avait un caractère démocratique. Au lieu qu’une démocratie multiplie et morcelle à l’infini les fonctions, de manière
à faire participer à l’autorité de l’État le plus grand nombre possible d’individus, chacun dans la plus petite mesure possible, nous voyons que tout le gouvernement et toute l’administration de
la Chine sont concentrés dans les mains d’un corps de fonctionnaires fort restreint, puisque l’on compte à peine un fonctionnaire pour douze mille habitants ; et ce corps se réglemente, se
contrôle, se recrute lui-même. Il détient, outre l’autorité de l’État, tous les honneurs, presque toute l’influence sociale, une grosse part de la richesse publique. Il constitue en somme une
aristocratie quasi héréditaire avec adjonction des fortunes et des capacités ; mais ni aux uns ni aux autres on n’ouvre la porte toute grande, on ne l’ouvre que juste assez pour entretenir un
courant frais et conserver la communication nécessaire avec l’air extérieur. Un septième seulement des places est réservé aux gradués, et comme, l’instruction étant hautement estimée, beaucoup de
fils de mandarins se présentent aux concours, il ne reste que bien peu de places aux aspirants sortis du peuple, et encore, ceux qui veulent courir la longue carrière des examens devant y
consacrer une notable somme de temps et d’argent, les pauvres sont exclus en pratique.
Quant à l’adjonction des fortunes, elle s’opère d’une façon indirecte et dans des proportions indéterminables même approximativement, restreintes toutefois. Le monde commerçant ne montre pas en
général un grand empressement à compromettre sa richesse à la poursuite des dignités publiques ; d’autre part le gouvernement, si besogneux qu’il ait été, n’a jamais mis les offices en vente.
L’aristocratie comprend trop bien ses intérêts de corps et est trop jalouse de ses privilèges pour les livrer au premier venu capable d’en donner un certain prix et risquer ainsi de se laisser
déborder par un flot de gens qu’elle n’aurait pas choisis. Les pots-de-vin que le candidat fonctionnaire est dans l’usage de payer aux gros bonnets, qui ont la nomination à l’emploi qu’il
sollicite, n’ont rien de commun avec une vente régulière et publique à prix fixe ou aux enchères, car ils ne préjudicient point à la liberté du choix.
Biographie de Jules-Léon Dutreuil de Rhins
[extraite de la préface à l'ouvrage, rédigée par Fernand Grenard]
Jules-Léon Dutreuil de Rhins naquit à Saint-Étienne, le 2 janvier 1846, d’une famille ancienne. Nul n’avait mieux compris la nécessité du mouvement démocratique et ses opinions à cet égard
étaient d’autant plus fermes qu’elles étaient plus réfléchies et plus dégagées de toute arrière-pensée personnelle. Néanmoins son origine et les traditions qu’elle suppose contribuèrent sans
doute à en marquer les traits principaux : goût vif de l’honneur et de l’indépendance, répugnance à la vie étriquée et plate que nous fait une société trop réglée et trop craintive de
l’originalité, insouciance du péril, générosité chevaleresque, mépris le plus parfait de l’argent que j’aie jamais observé chez aucun homme.
La carrière maritime lui sembla être la plus propre à satisfaire les instincts de sa nature. Admissible à l’École navale, mais non classé, il navigua plusieurs années au commerce. Lors de
l’expédition du Mexique, il fut reçu dans la marine militaire comme aspirant volontaire, puis comme enseigne. Il prit part en cette dernière qualité à la guerre de 1870, mais son rôle se borna à
transporter des troupes d’Algérie en France et réciproquement. Après la guerre, rentré dans la marine marchande comme capitaine au long cours, il visita à peu près toutes les côtes et tous les
ports du monde, puis devint en 1876, capitaine du Scorpion, un des cinq navires à vapeur de la jeune flotte annamite. Mais bientôt, las du mauvais vouloir insurmontable des mandarins, il donna sa
démission (1877).
Pendant son séjour en Annam, Dutreuil de Rhins avait relevé en grand détail et avec la plus grande précision la rivière et la province de Hué. Il avait rassemblé de nombreux matériaux sur la
géographie du Royaume d’Annam, il en usa pour dresser une carte de l’Indo-Chine orientale au neuf cent millième, œuvre de la plus scrupuleuse conscience, qui laissait loin derrière elle les
travaux des géographes antérieurs. cette carte coûta à Dutreuil de Rhins un labeur de trois années pendant lesquelles il fut attaché au Dépôt des cartes et plans du Ministère de la Marine. Cette
tâche terminée, il se trouva sans emploi et sans ressources.
Il connut des temps difficiles ; Il essaya du journalisme, écrivit dans les revues, et sa plume était alerte et allègre comme l’homme. Tel de ses articles sur les colonies est encore utile à lire
aujourd’hui, quoique l’administration ait passé entre des mains civiles ; car cet original et cet irrégulier était plein de sens commun et de logique et il avait l’intelligence de l’organisation
pratique. Mais il excellait, sans avoir l’intention de désobliger personne, à dire des vérités désagréables. La franchise et la perspicacité de ses articles lui attirèrent plus d’inimitiés que
leur patriotisme ne lui valut d’amis.
En 1881, il fut représentant du Ministre de l’Instruction publique à l’Exposition géographique internationale de Venise. Après une excursion aventureuse en Égypte, en 1882, il fut, à son retour
en France, attaché à la grande Mission de l’Ouest africain, organisée par le Ministère de l’Instruction publique. Le chef en était M. de Brazza qui, après avoir exploré le bassin de l’Ogôoué,
venait d’atteindre les bords du Congo et d’y fonder le poste de Brazzaville. Dutreuil de Rhins voyagea pendant six mois dans cette partie de l’Afrique ; il releva tout le cours de l’Ogôoué et en
dressa la première carte sérieuse, qui fut publiée en sept feuilles, en 1884. Rentré à Paris, il y fut le représentant attitré de la mission. Il ne ménagea rien pour y intéresser l’opinion
publique, il multiplia les brochures, les articles, les conférences, soutint une rude et ardente campagne de presse.
Rendu à ses études après les conventions de Berlin, il vécut de sa plume, comme il put, et l’assistance du Ministère de l’Instruction publique, qui ne lui fit jamais défaut, lui permit de se
tirer d’affaire honorablement. Il profita de ses loisirs pour reprendre les travaux qu’il avait commencés plusieurs années auparavant sur la géographie de l’Asie centrale et du Tibet, travaux
austères qui étaient peu faits pour piquer la curiosité du grand public et pour persuader à un éditeur de se mettre en frais. Le Ministère de l’Instruction publique ne l’abandonna point et
l’initiative intelligente de M. X. Charmes fournit à Dutreuil de Rhins les moyens de mener à terme son ouvrage et de le publier.
Il avait fait faire à la géographie de l’Asie centrale un pas considérable. Cependant de vastes espaces blancs restaient sur la carte, d’importants problèmes subsistaient : il lui fallait aller
poursuivre sur le terrain même les études commencées dans le cabinet. Il se résolut donc à tenter de mettre à exécution un projet de voyage à travers l’Asie, qu’il avait déjà conçu quelques
années auparavant, lorsqu’il était en Indo-Chine. Il présenta un plan détaillé du voyage qu’il méditait au Ministère de l’Instruction publique qui le fit examiner par une commission. Sur le
rapport favorable de celle-ci, le Ministre chargea officiellement Dutreuil de Rhins, par un décret en date du 23 juillet 1890, d’une mission scientifique dans la Haute Asie, c’est-à-dire dans
l’immense région montagneuse qui occupe le centre du continent asiatique.