Auguste Desgodins (1826-1913)
BOUDDHISME THIBÉTAIN
Revue des religions, Paris, 1890, pages 193-216, 385-410, 481-511.
- "J'ai passé sous silence une multitude de petites pratiques dont l'étrangeté et l'absurdité m'eussent fait accuser de calomnie à plaisir. Quoique je me sois borné à tracer les lignes principales de l'histoire, du dogme, de la morale et du culte bouddhiques au Thibet, je le crains bien, cette accusation ne me manquera pas davantage, et je ne m'en étonne pas, tous les faits que j'ai cités sont si contraires à nos idées européennes ! Je n'ai aucun moyen de forcer la confiance et l'adhésion de personne. Que chacun juge donc ces quelques pages comme il voudra. Pour moi je puis me rendre le témoignage que j'ai dit la vérité telle qu'une expérience et une étude patiente de 34 ans me l'ont montrée. Si j'ai un reproche à me faire c'est plutôt d'avoir atténué qu'assombri les couleurs du tableau."
- "Cette longue étude du bouddhisme thibétain, faite sur les lieux, m'a ému d'une profonde pitié, quand en rentrant en France j'ai appris que dans certaines régions le bouddhisme y est plus en honneur qu'au Thibet même, et j'ai pensé faire une bonne action et une action vraiment scientifique en disant publiquement la vérité, telle que je la connais."
Table des matières
Extraits : Morale spéciale imposée aux religieux bouddhistes - De la chasteté des moines bouddhistes
Du culte public - Du culte privé
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Introduction historique. Historique du bouddhisme au Thibet.
I. Dogmatique : La transmigration des âmes — La croyance aux bouddhas vivants — Le Nirvâna.
II. Morale : Morale générale imposée à tous les bouddhistes. Pratique. Au Thibet : les commandements. — Morale spéciale imposée aux religieux bouddhistes. Chasteté. Pauvreté. Obéissance aux
règles et constitutions.
III. Culte : Dans son objet — Dans ses manifestations extérieures : 1. Monastères bouddhiques thibétains. Pagodes. — 2. Du culte public : Psalmodie — Sacrifice — Processions — Fleurs de beurre. —
3. Du culte privé. Superstitions : personnelles — à domicile — relatives à la prière perpétuelle — tournantes.
D'après la doctrine bouddhique, l'état religieux n'est pas comme dans le christianisme, un
état pour parvenir plus sûrement à la perfection, mais un état de perfection déjà acquise. Si l'on devient religieux, c'est que par des mérites acquis dans des existences précédentes
l'on a été jugé digne (par qui ?) de renaître dans une classe d'hommes réputée supérieure à toutes les classes de laïcs, parce qu'elle est censée plus rapprochée de la délivrance finale, et que
nul laïc ne peut prétendre arriver même à la dignité d'arhat, sans avoir d'abord passé par celle de bikshu ou religieux. D'après la doctrine de Bouddha l'habit ou l'état religieux fait donc non
seulement le moine mais le saint. La sainteté n'est pas possible pour le vulgaire qui peut seulement prétendre à la dignité de religieux et cela après un nombre inconnu et
indéfini d'existences. Je sais qu'un religieux peut déchoir de sa dignité et de sa sainteté par les démérites qu'il accumule, et qu'il peut en punition de ces démérites (qui juge ? qui inflige
cette punition ?) renaître dans un état inférieur, mais tant qu'il est religieux il est censé saint de fait.
Tel est le principe fondamental de l'ordre religieux bouddhique. Inutile de faire remarquer combien il diffère essentiellement du principe qui a suscité dans l'église chrétienne les ordres
monastiques. Mais je puis bien faire remarquer que Çâkya-mouni après avoir tant combattu contre l'exclusivisme de caste des Brahmes est tombé dans une autre espèce d'exclusivisme qui n'est guère
moins tyrannique. Sans doute toutes les classes de la société peuvent entrer dans l'ordre religieux, mais pas de salut, pas même de sainteté pour quiconque ne passe pas par l'ordre religieux. Par
contre, un religieux, même un Bouddha vivant, peut être vicieux, criminel même, gare à lui au moment de sa future renaissance, mais tant qu'il vit dans l'état religieux il jouit des privilèges de
sainteté honorifique inhérents à cet état. Sans un exemple, aucun Européen ne comprendrait ce dernier trait. Qu'on me permette d'en citer un seul. J'ai connu très particulièrement un
Bouddha vivant renommé dans tout le pays et souverainement méprisé pour son ivrognerie, son inconduite avec neuf femmes, ses injustices dans le commerce et sa fourberie. Cependant quand il
arrivait quelque part, le peuple venait lui demander sa bénédiction, ses prières, l'invitait à jeter les sorts, etc., etc., et il se prêtait à tout sérieusement. On le croyait et il se disait
arhat, donc il était saint ipso facto, et malgré ses désordres bien connus, ses bénédictions et ses prières étaient plus recherchées que celles d'un bon religieux n'ayant pas la qualité
de bouddha vivant.
L'ordre religieux étant envisagé à ce point de vue qui est le véritable point de vue bouddhique, il s'ensuit que tout religieux, n'eût-il atteint que le dernier degré dans la nombreuse hiérarchie
lamaïque, se considère comme un homme d'une condition supérieure et plus méritante que celle de tous les séculiers et il agit en conséquence. Tout le monde lui doit le respect, il ne le doit à
personne. Le peuple doit être très honoré de travailler pour lui, il ne doit travailler pour personne. Si les séculiers subviennent à ses besoins ils ne font que leur devoir, il ne leur doit
aucune reconnaissance ; au contraire, l'aumône faite à un religieux étant la plus excellente, le laïc doit être reconnaissant au religieux qui lui a procuré l'occasion d'acquérir plus de
mérites...
Avant d'entrer dans quelques détails sur chacune des trois grandes obligations de l'ordre
religieux bouddhique, il n'est pas inutile de faire remarquer qu'elles ne lient pas par des vœux formels, comme dans l'ordre religieux chrétien. La chasteté, la pauvreté, l'obéissance
sont plutôt une nécessité d'état qu'un engagement volontaire et libre. Théoriquement, on devient religieux parce que, en vertu des mérites acquis dans les existences précédentes, on a mérité de
renaître dans cet état de sainteté acquise et d'honneur, la liberté de choix n'existe pas. La persévérance dans cette vocation n'est pas non plus la continuation d'un acte libre continuellement
renouvelé par amour, mais est une nécessité pour ne pas perdre les mérites acquis et pouvoir arriver à l'état supérieur d'arhat et au Nirvâna. On comprend la différence d'obligation. Parlons
maintenant de chacune d'elles en particulier.
De la chasteté.
Le moine bouddhiste est voué par état au célibat et à la pratique de la chasteté ; des prescriptions rigoureuses sur les rapports entre les religieux et les femmes sont destinées à assurer
l'accomplissement de cette règle. Telle était l'institution primitive de Çâkya-mouni, elle était belle, grande, sage. Nous ne trouvons rien dans l'antiquité païenne qui en approche, le collège
des vestales elles-mêmes n'en est qu'une faible image. Le réformateur bouddhiste s'est aussi montré très sage en éloignant ses religieux des occasions dangereuses, car par une heureuse
contradiction, il comprenait ou sentait instinctivement que ses saints par état, tant qu'ils sont des saints en chair et en os, sont loin d'être impeccables, surtout qu'il n'avait pas à leur
donner le secours efficace d'une grâce surnaturelle. De là peut-être le rigorisme de ses prescriptions. Que dans les commencements du bouddhisme, dans les temps de ferveur et d'enthousiasme
religieux, la chasteté et le célibat se soient maintenus d'une manière généralement exacte, je veux bien en croire les livres sacrés du bouddhisme ; que ces vertus aient pu persévérer longtemps,
je ne puis le croire parce que cette parole du sage Salomon est essentiellement vraie : « Je sais que je ne puis être continent si Dieu ne m'accorde cette grâce. » Est-il à présumer que le vrai
Dieu, inconnu des bouddhistes, leur ait accordé cette grâce ?
Qu'est devenu le célibat bouddhique ? Dans la réponse à cette question je ne parle que du Thibet, le pays bouddhique par excellence, les autres pays je ne les connais pas assez pour oser
généraliser. Or, au Thibet, le célibat religieux n'est prescrit que dans un certain nombre de sectes, les autres permettent le mariage, et il est à remarquer que ce sont les sectes les plus
anciennes, les Pun-bo, les Gning-ma-pa, les Kar-ma-pa, les Djrou-pa (peut-être encore d'autres) qui ont abandonné la loi de Çâkya-mouni, tandis que les sectes plus récentes ont conservé ou
rétabli le célibat monacal. De là nous pouvons conclure qu'à l'époque où le lamaïsme se forma au Thibet, au VIIIe siècle de l'ère chrétienne, la première institution de Çâkya-mouni avait subi une
profonde modification. Quant aux lamas mariés ils sont aussi moraux que les séculiers, mais pas davantage. Quant aux lamas non mariés observent-ils la loi du célibat et de la chasteté ? Qu'on me
permette de citer des faits généraux et publics :
1. Dès 1856, M. Hodgson, savant anglais qui s'est occupé toute sa vie de recherches scientifiques consciencieuses sur les peuples du nord de l'Inde, me disait : « Lhassa (où il y a
22.000 lamas non mariés) est la ville la plus corrompue du monde. » Cette parole m'a été confirmée bien des fois par des Chinois qui avaient habité Lhassa et par des marchands thibétains
qui s'y rendent chaque année pour leur commerce, les uns et les autres accusaient les lamas d'être en très grande partie cause de cette immoralité.
2. Les Lama-ka-lou abondent de tout côté au Thibet. On nomme ainsi ceux qui ayant été religieux abandonnent cet état pour rentrer dans la vie séculière. Or il est de notoriété publique que cette
détermination est prise pour avoir mangé pendant longtemps du fruit défendu. Comme me le disait et répéta souvent un vieux lama : le désordre est tellement général que les supérieurs n'osent plus
punir selon les règles, ils préfèrent donner la permission de faire famille à ceux qui la demandent.
3. Autrefois les monastères bouddhiques étaient entourés d'un mur d'enceinte, aucune femme ne pouvait résider dans l'intérieur, elles ne pouvaient y pénétrer que trois fois l'an pour les grandes
solennités, habituellement elles devaient se tenir près de la porte d'entrée en un lieu découvert. Actuellement les murs d'enceinte sont presque tous tombés en ruines ; les femmes ont entrée
libre dans les maisons (je ne dis pas cellules) des lamas, et parfois y séjournent. Je pourrais citer deux exemples dont je fus témoin.
4. Le crime de Sodome qui est très fréquent n'est pas même regardé comme un péché parce que Çâkya-mouni n'en a pas parlé et il l'aurait certainement défendu s'il y avait péché (sic !). Un de mes
confrères m'assurait dernièrement qu'il en est de même à Siam. Assez sur ce sujet.
Psalmodie
L'acte le plus commun à signaler de ce culte public est la psalmodie, ou plutôt la lecture des livres. Elle n'a lieu que très rarement à la pagode, c'est-à-dire aux trois époques de l'année (du
1er au 15 de la 1e lune, du 5 au 10 de la 5e lune, et trois jours à la 9e lune, vingt-trois jours en tout), pendant lesquels tous les religieux sont obligés d'être présents à la lamaserie.
Assis sur leurs coussins, en face des idoles, le livre placé à terre devant eux, et la tasse de thé beurré et salé à leur droite, tous les religieux lisent, non pas en chœur, mais en même temps,
le volume que chacun a devant soi. Ces volumes ne sont pas des livres de prières, mais des livres de doctrine, comme le Ka-guiour (108 vol.), ou le Tenguiou (218 vol.), ou des légendes de Bouddha
et autres saints, appelées les Bom (une quarantaine de volumes), etc. Chaque religieux lit un de ces volumes, ou celui qu'il a appris dans son enfance, sur un même ton de psalmodie très monotone
dont la mesure est indiquée par le son d'un tambour frappé par quelques lamas illettrés. Quoique lisant des volumes, et par conséquent des paroles différentes, il n'y a pas cacophonie dans la
récitation, parce que tous ces ouvrages sont composés en vers ayant tous le même nombre de syllabes, et les chapitres le même nombre de vers. A la fin de chaque chapitre, toute l'assemblée,
élevant le ton, récite l'exclamation : om-ma-ni-pé-mé-hom ; on se repose un instant en buvant une tasse de thé, puis la psalmodie recommence, quelquefois avec une variante, suivant la
versification. Je n'ai jamais rien entendu de si monotone et de si fatiguant que cette psalmodie lamaïque, qui dure parfois de l'aurore jusque fort avant dans la nuit. Elle est interrompue,
cependant, à cinq reprises chaque jour, pendant les trois grands repas et les deux collations : celles-ci se prennent séance tenante. Le plus souvent cette psalmodie se fait dans les maisons
particulières, soit pour payer le droit de prières annuelles dont j'ai parlé, soit sur l'invitation des familles, dans les cas de maladies, de décès, et surtout de prières pour les défunts, que
l'on sait prolonger jusqu'à ce que le vide soit à peu près complet dans la maison.
Sacrifice
Quand le temps fixé pour la psalmodie est terminé, a lieu le sacrifice, mais le sacrifice n'est pas toujours offert après la psalmodie, il n'a lieu que quand les prières se font en vertu du droit
de prières annuelles ou sur une demande spéciale. Dans ce cas, le président doit avoir au moins le titre de Gué-long, l'un des nombreux titres honorifiques de la hiérarchie littéraire parmi les
religieux bouddhistes. Ce gué-long se revêt, pour la circonstance, d'un bonnet pointu de laine jaune, qu'on a bien voulu assimiler à la mitre d'un évêque ! et d'une grande écharpe de soie jaune
qu'il étale sur ses épaules et ses bras nus. Un certain nombre de ses acolytes placent sur leur tête un casque avec cimier, le tout en laine jaune, ce qui leur donne un air de sapeurs-pompiers ;
ce sont les musiciens, dont deux ou quatre tiennent en main le kong-dong ou clarinette, souvent formée d'un fémur humain ; deux saisissent les ra-dong ou longues trompettes de cuivre ne donnant
qu'un son sourd et profond ; deux tiennent les cymbales retentissantes et criardes. Pendant que ces officiants font leur toilette, on apporte, devant le gué-long, la table aux offrandes couverte
de petits plats, lesquels contiennent des idoles en pâte coloriée, des copeaux ou branchages de bois de senteur, des grains, des plumeaux d'ajonc, quelques coupes remplies d'eau, etc., puis la
sonnette, le poguié ou signe du pouvoir, et une écharpe de félicité ou khata ; enfin, au-delà de la table, un brasier bien allumé.
Tout étant prêt, le président se place devant la table, agite la sonnette en poussant quelques éjaculations, à très haute voix, qu'accompagnent tous les instruments de musique et les hourrahs des
assistants religieux et laïcs. Puis, avec le doguié et le khata, le gué-long bénit une des offrandes, donne un coup de sonnette et jette le contenu dans le feu au son d'une nouvelle explosion de
musique et de cris. Et il continue ainsi jusqu'à ce qu'il ne reste plus sur la table que le plat contenant les représentations de Bouddha en pâte vernie en rouge. N'oublions pas de dire que,
pendant tous ces préliminaires, un ou deux enfants, tenant un grand sac et traînant une chaîne, fouillent tous les coins et recoins de la maison pour saisir les mauvais esprits, les enfermer dans
leur sac et les emporter au loin. Pour brûler Bouddha, en effigie, tous les officiants se mettent en procession à la suite du plat aux statuettes porté par un religieux. Au moment où la
procession quitte la chambre, trompettes, clarinettes, cymbales, sonnette, cris, hourrahs, coups de fusil, font un vacarme épouvantable qui dure jusqu'à ce qu'on soit arrivé dans un champ voisin
où est allumé un grand feu. Le silence se fait un instant pendant que le gué-long récite encore une courte prière, mais au moment où il jette Bouddha au feu, le vacarme redouble. Tout est
terminé, chacun s'en retourne en désordre, se déshabille et se met à table, tandis que les chiens et les corbeaux cherchent à retirer du feu quelques débris de Bouddha qu'ils dévorent. Tel est le
sacrifice bouddhique Teur-ma, dont je fus témoin bien souvent : C'est l'holocauste, le sacrifice sanglant serait, contraire au précepte : « Ne pas tuer les êtres vivants ».
La prière
perpétuelle
Les bouddhistes thibétains en ont eu certainement l'idée, qui est excellente en elle-même, quand elle part de l'esprit et du cœur, mais les Thibétains l'ont complètement matérialisée comme la
plupart de leurs pratiques religieuses. Voici en quoi consiste cette prière perpétuelle bouddhique et thibétaine. La prière est imprimée ou écrite sur des morceaux de toile fixés à des objets
exposés au vent. Chaque mouvement de la toile imprimée est une prière récitée que le courant d'air répand sur la vallée. Voilà le principe, en voici quelques applications.
Les avenues des lamaseries, les pagodes rurales, presque toutes les maisons thibétaines sont ornées de Lha-der ou grandes perches plantées dans le sol auxquelles sont attachées par un côté de
longues pièces de toile couvertes de sentences, d'extraits de livres, et surtout de la prière Om-ma-ni-pé-mé-hom, imprimée des centaines de fois sur chaque pièce. — D'autres fois c'est une corde
tendue à travers un vallon, d'une maison à l'autre, le long d'un pont, etc. A cette corde sont attachées, les étoffes à prières imprimées. — Très souvent on se contente même d'attacher des
morceaux de papier, des lambeaux d'étoffe, des fils, soit aux branches des arbres, soit à des rameaux plantés dans les tas de pierres entassées au passage des montagnes, etc. Le vent en agitant
ces prières imprimées se charge de les réciter. L'arbre fétiche que M. Huc signale à la lamaserie de Koun-boun ne fait pas exception. Les missionnaires belges et le savant voyageur hongrois,
comte Bela Szechegny l'ont visité et examiné depuis. Ce dernier m'a assuré que cet arbre est une espèce d'acacia, sur les feuilles duquel les religieux impriment ou écrivent à la main des
caractères thibétains. Le vent en passant à travers le feuillage récite les prières qu'il porte.
Superstitions tournantes
Enfin il me reste à parler de plusieurs superstitions que je groupe sous le nom de tournantes, parce qu'elles consistent à tourner autour d'un objet réputé sacré. Selon certaines sectes il faut
toujours laisser l'objet sur sa droite, selon d'autres sectes il faut le laisser sur sa gauche en faisant le circuit, autrement le mérite serait non seulement nul mais il pourrait y avoir péché
(sic). En somme toutes ces superstitions peuvent être désignées sous le nom de pèlerinages ou Kor-ra.
Les pèlerinages autour des montagnes réputées sacrées à cause de la présence d'un esprit sont les plus grands, les plus célèbres et les plus lointains. Ils se font toujours en caravanes composées
de religieux, d'hommes et de femmes du peuple qui pendant de longs jours et quelquefois des mois entiers, mendiant leur nourriture dans les villages, couchant ordinairement à la belle étoile ou
sous les arbres des forêts, suivent d'abord une vallée, passent la chaîne de montagnes au- delà du pic sacré, redescendent de l'autre côté dans la vallée qu'ils suivent en sens inverse, puis
repassent la montagne et reviennent à un point de leur premier itinéraire. Alors le cercle est complet et le pèlerinage est terminé. Aux endroits de ce parcours d'où l'on peut apercevoir le pic
on se prosterne pour vénérer l'Esprit. Parfois ce pic est invisible de tous les points du cercle, n'importe on salue l'Esprit en se tournant de son côté. Près de notre premier établissement de
Bonga au S.-E. du Thibet proprement dit, entre le Mè-Kong et la Sa-louenne il y a un de ces pèlerinages fameux : le génie de la montagne se nomme La neige blanche. Un autre pic voisin est
sanctifié par la présence de l'Esprit : le chef marchand de la neige blanche, et les cerfs qui peuplent les forêts de ces montagnes sont les chevaux de l'Esprit la neige blanche ; il est défendu
de les tuer. Chaque année, mais surtout en l'année du mouton, des milliers de pèlerins font le tour de cette montagne.
Certaines pagodes renommées ont aussi le privilège d'attirer beaucoup de pèlerins. Ce sont surtout les lamas qui profitent des offrandes qui leur sont faites. Quelquefois des dévots plus zélés
feront le tour de ces pagodes et de la lamaserie en faisant une prostration à plat ventre à chaque deux ou trois pas. Le pèlerin étant étendu à terre trace avec la pointe d'une corne de bouc une
ligne aussi loin que son bras peut parvenir, se relève, avance jusqu'à cette ligne et recommence une nouvelle prostration jusqu'à ce qu'il ait fait le tour entier de l'édifice. J'en fus témoin à
Lytang : la ville et la lamaserie étaient inclues dans le circuit. Il y a plus, certains fanatiques, très rares il est vrai, font de longs pèlerinages de cette manière, ils ont toujours quelques
serviteurs, pour nettoyer la route devant eux quand le peuple voisin ne leur rend pas ce service.
Ces grands pèlerinages sont souvent fort simplifiés. J'ai parlé plus haut des cylindres à prières qui entourent certaines pagodes ou une galerie couverte ; il suffit alors de tourner en marchant
lentement et du bout des doigts d'imprimer un mouvement rapide de rotation à ces machines, qui continuent en tournant à réciter des millions de prières pour le pèlerin pendant qu'il poursuit sa
pieuse promenade qui dure parfois des heures entières. Pendant ce temps le pèlerin récite son chapelet s'il est seul, ou cause de choses et autres avec ses compagnons. Cette méthode de prier a
été rendue portative en un petit cylindre dont l'axe prolongé sert de manche. Un très petit mouvement de la main entretient le mouvement de rotation grâce à une petite chaînette terminée par une
balle de plomb ou de cuivre. Pendant que la machine tourne, celui qui la fait tourner peut causer d'affaires, de commerce, de plaisirs, etc., la prière n'en est pas moins efficace. J'ai même
rencontré des cylindres à prières de grande dimension dont l'extrémité inférieure de l'axe était garnie de palettes en bois sur lesquelles tombait une petite chute d'eau qui imprimait le
mouvement. La prière tournante devenait encore perpétuelle.
Les dobongs ou 100.000 pierres se rapportent encore à ce genre de superstitions. On nomme ainsi une construction en pierres dont la base forme un carré ou un carré long, et la partie
supérieure une suite de gradins allant toujours en se rétrécissant. De la partie centrale et la plus élevée s'élève une poutre grossièrement sculptée dont l'extrémité représente un croissant. Sur
les gradins sont placées des dalles d'ardoise ou de grès couvertes de caractères sculptés en relief. Le plus souvent c'est encore la fameuse exclamation Om-ma-ni-pé-mé-hom dont chaque syllabe est
sculptée en grosses lettres sur une pierre à part : les six pierres rangées en ordre forment la sentence entière. Souvent une même pierre porte en lettres de 0,04 à 0,05 centimètres les sentences
sanscrites rendues en écriture thibétaine. Parfois des emblèmes ou des représentations de Bouddha sont mêlées à ces pierres. Ces dobongs sont ou isolés ou réunis en longues lignes suivant la
commodité du terrain mais toujours placés au milieu de la route, afin que les voyageurs passant à côté soient censés réciter toutes les prières et invocations qui y sont sculptées. En 1886 nous
étions en route et passions un défilé étroit qui méritait le nom de Val des Roches tant ses cotés étaient perpendiculaires, le fond de cette gorge était garnie de nombreux dobongs ; le Thibétain
païen qui nous conduisait nous faisait observer la rubrique de laisser les dobongs sur notre droite. A un moment je l'aperçus qui nous faisait en riant un signe de tête qui voulait dire : Je vous
force à être bons bouddhistes. Passant alors tantôt à droite tantôt à gauche, j'arrivai près de lui disant : comme cela tout le monde sera content. Et il partit d'un grand éclat de rire en voyant
que j'étais plus fin que lui.
Au sommet des passages de montagnes il y a aussi des dobongs formés de pierres simplement amassées sans ordre. Ces pierres sont jetées là par les voyageurs comme un hommage au génie qui veille au
passage, et en s'accumulant elles forment un gros tas de pierres, la très grande majorité de fort petit volume et ramassées à une toute petite distance.
Aux approches des villes, des grandes lamaseries, des défilés de montagnes, les dobongs sont souvent précédés d'un Kieu-ting, monument bien bâti, crépi et blanchi à la craie. Une base carrée de
plusieurs mètres de large et de haut est surmontée de quelques gradins. Sur ces gradins s'élève une sphère creuse contenant quelques idoles, des livres, des grains, des armes, etc. Au-dessus de
la sphère une pyramide ornée de moulures allant toujours en décroissant vers le sommet. Ces monuments sont censés contenir des reliques représentées par les objets dont j'ai parlé. En tournant
autour ou en passant dessous on fait un acte d'adoration.
Enfin les faces planes de rochers isolés ou dominant les côtés de défilés abruptes sont ordinairement couvertes d'inscriptions dans le genre et de la même valeur que celles des dobongs, de
représentations de Bouddha, de pagodes ; etc., etc. Ce sont des dobongs naturels ayant le même sens que les précédents. Quand la conformation du terrain ne permet pas d'en faire le tour, on passe
devant et le mérite est le même.