Fernand de Mély (1852-1935)
LE « DE MONSTRIIS » CHINOIS
et les bestiaires occidentaux.
Revue archéologique, septembre-octobre 1897, pages 353-373.
- "À peine le folklore a-t-il pris place dans la science, qu'on en voit immédiatement l'importance pour l'histoire de l'humanité. Alors qu'il y a quelques années à peine, les esprits les plus érudits demandaient à des recherches locales, comme aux subtilités de la philologie, l'origine de mythes qu'on croyait nés dans un milieu spécial, voilà que le champ s'étend, et que des savants à l'érudition la plus large n'hésitent pas à écrire que « ce sont ces légendes qui vont permettre d'établir le caractère véritable des connaissances des anciens peuples en des ordres divers. » L'Histoire de l'Alchimie a montré la voie, les Lapidaires ont suivi ; un jeune savant, M. Beaunier, sur lequel on peut compter pour mettre en valeur les textes qu'il étudie, s'attache actuellement aux Bestiaires : l'ampleur du sujet fera certainement, pour la connaissance de la géographie ancienne, ce que les Lapidaires font en ce moment pour l'histoire de la minéralogie. Mais ceux qui nous ont précédé, qui ont étudié les légendes en se préoccupant d'états d'âme particuliers, de civilisations circonscrites, n'en doivent pas moins mériter toute notre reconnaissance ; ils ont établi des textes, déterminé des points de départ, qui sont en réalité des points de développement, et s'ils ont considéré comme simples jeux de l'esprit humain ces invraisemblances extraordinaires, aujourd'hui ils voudront bien peut-être regarder d'un œil intéressé ce domaine si vaste, si inconnu que nous le pouvons à peine jalonner actuellement."
Nous assistons en ce moment à une évolution des plus intéressantes. Après que, pendant longtemps, on a cru devoir accepter sans aucune objection
les Annales chinoises qui font remonter à des origines qu'on ose à peine soupçonner l'histoire de la civilisation de l'Extrême-Orient, voilà qu'une réaction assez vive voudrait, non pas
en nier la réelle antiquité, mais trouver, dans les visites nestoriennes, par exemple, l'arrivée de connaissances primordiales que les Chinois prétendent tirées d'eux-mêmes.
Or, la science syriaque tient de si près à l'École d'Alexandrie qu'on ne l'en saurait séparer. C'est donc tout d'abord cette dernière qu'il faut approfondir, avant de faire aucune espèce de
comparaisons. Mais combien ample est le champ livré à nos investigations ! Toute synthèse à laquelle notre esprit tente immédiatement d'arriver, nous est interdite, par cela même que l'analyse en
est à peine commencée ; le Bestiaire en sera un chapitre aussi nouveau qu'inexploré.
On ne saurait s'étonner, que tenant en main pour l'édition des Lapidaires chinois le Wa kan san sai dzou ye, je l'aie feuilleté jusqu'au bout : puis, qu'y trouvant un livre
entier consacré aux peuples étranges, j'aie demandé à l'inépuisable érudition de M. H. Courel, auquel je devais déjà le Livre des Minéraux, la traduction des chapitres que je viens
signaler aujourd'hui à l'attention des érudits.
Avant tout, il est indispensable de préciser sous quel aspect se présentait pour moi la question du Bestiaire, principalement des passages relatifs aux peuples étranges. Depuis longtemps, les
fables du Pseudo-Callisthène de Ctésias, les récits extraordinaires, les légendes des expéditions d'Alexandre, légués par l'Antiquité au Moyen Âge, me paraissaient tout autre chose que des mythes
enfantés pour ainsi dire de toutes pièces par l'imagination d'un écrivain primitif. Il me semblait, au contraire, qu'on ne pouvait manquer de rencontrer dans une semblable étude toute une genèse
inattendue. Il me souvenait, en effet, d'avoir trouvé chez tant d'auteurs grecs et latins, d'époques si différentes, de conceptions si diverses, des fragments de ces histoires fabuleuses que nous
rencontrions tout d'un coup groupés dans les écrivains de l'École alexandrine, que j'y voyais la preuve d'un lent développement, de successives additions, qu'un lien commun, que nous ignorons
encore, unit dans une intimité incontestable.
Ne soupçonnant même pas l'existence du Bestiaire chinois, je m'étais jusqu'ici borné à recueillir chez les écrivains de l'Antiquité et du Haut Moyen Âge, d'Hésiode à Hérodote, à Moyse de
Khorène, à saint Isidore de Séville, tous les renseignements géographiques fabuleux insérés dans leurs ouvrages ; car poètes et historiens, philosophes et satiriques, géographes et auteurs
sacrés, tous, il faut s'empresser de le remarquer, ont apporté leur contribution à l'œuvre entreprise. De cette façon, il était déjà possible de dresser une table à peu près complète des noms des
peuples étranges que l'Antiquité occidentale prétendait connaître.
Mais dès le principe, par exemple, une sélection s'impose, nécessaire : les éléments que nous rencontrons se classent naturellement en trois catégories bien distinctes. Nous trouvons, en effet,
des peuples qui tirent simplement leur nom de leur manière de vivre : les cynamolges, les mélanchlènes, les androphages, les phtirophages ; puis ceux qui se
distinguent des autres peuples par leur aspect extérieur, sans anomalie physique cependant : les géants, les nains, les nègres, les macrobies ; viennent enfin les peuples réellement
fabuleux, les acéphales, les astomes, les monocoles, les monocules, en un mot, les monstres, pour me servir du terme même employé par le Moyen Âge, qui ne
peuvent avoir existé et que le besoin d'invraisemblance a seul pu faire naître dans l'esprit des mythographes.
Tout de suite, il est facile de voir que les deux premières divisions n'ont aucune valeur fixe ; cette valeur varie forcément de nation à nation, puisque, pour chacune, les coutumes de leurs
voisines sont forcément étranges ; nous n'avons donc pas à nous y arrêter. Au contraire, pour les monstres, les traditions différentes qu'ils ont fait naître doivent être approfondies en raison
même de leur invraisemblance. Plus fantastiques en seront les détails, plus irréalisables les conceptions, plus les points de contact apparaîtront, plus les liens communs seront sensibles, car il
n'est pas possible qu'aux extrémités du monde, l'esprit humain se berce, non pas de légendes semblables au fond, ce qui au contraire serait tout naturel, étant donnée son unité, mais de fables
presque identiques dans leurs termes, dans leur représentation, dans leur exécution iconographique, alors que précisément dans les deux premières classifications, elles apparaissent si
essentiellement différentes sous tous leurs aspects.
Ils sont fort nombreux, ces monstres, dans la littérature occidentale. Il semblerait même au premier abord que chaque écrivain se soit plu à en inventer de nouveaux, à en accroître la liste :
mais un seul, au contraire, dans sa verve satirique, Lucien, se distingue des autres. Pour les besoins de sa thèse, il peuple de nations étranges les pays de son imagination ; chose curieuse,
elles ne dépassent pas son œuvre, et ne feront jamais corps avec la légende des monstres qui va traverser l'humanité. Nées de sa conception personnelle, elles disparaîtront avec leur auteur,
tandis que les autres, bien qu'aussi fantastiques cependant, suivront l'humanité dans sa course, jusqu'au XVIe siècle scientifique même, qui reproduira les textes et les dessins qui ont traversé
tant de siècles, passé au travers de civilisations si diverses, sans éprouver pour ainsi dire de déformation sensible.
Rappelons donc, en mentionnant simplement les auteurs chez les quels nous les rencontrons pour la première fois, les monstres des légendes occidentales :
Acéphales, Hérodote.
Ægypans, Pline.
Ægypodes, Hérodote.
Androgynes, Pline.
Antipodes, Strabon.
Arimaspes, Hérodote.
Arrhines, Strabon.
Artabatitæ, S. Isidore.
Asinicruræ, Lucien.
Astomes, Strabon.
Bithyes, Pline.
Blemmyes, Strabon.
Brachystomes, Pomponius Mela.
Cancrimani, Lucien.
Centaures, Hésiode.
Centimani, Hésiode.
Cyclopes, Hésiode.
Cynocéphales, Hérodote.
Cynophanes, Tertullien.
Cynodontes, S. Isidore.
Dracontopodes, Ovide.
Enotocètes, Strabon.
Faunes, Jérémie.
Hémicynes, Strabon.
Himantopodes, Pseudo-Callisthène.
Hippocentaures, Diodore de Sicile.
Hippopodes, Pomponius Mela.
Lamies, Isaïe et Aristophane.
Macrocéphales, Strabon.
Macroscèles, Strabon.
Monocoles, ou Monoscèles, Pline.
Monocules=Arimaspes,Hérodote.
Octipèdes, Lucien.
Onocentaures, Isaïe.
Opistodactyles, Strabon.
Opistopodes, Pline.
Panotios ou Enotocètes.
Phillopodes, Lucien.
Psyttopodes, Lucien.
Pygmées, Homère.
Satyres ou Ægypodes.
Sciopodes, Aristophane.
Stéganopodes, Aleman.
Sphénocéphales, Strabon.
Sphynx.
Slernophthalmes, Strabon.
Struthopèdes, Pline.
Syrênes [oiseaux], Isaïe.
Thibiens. Pline.
À ces noms, tout spéciaux, il convient d'ajouter certains êtres extraordinaires qui, sans avoir une dénomination personnelle, sont décrits par
les auteurs anciens. Tels les hommes ailés, les hommes à têtes d'animaux, les animaux à tête d'homme, d'Ezéchiel, d'Hérodote, de Tertullien ; les hommes blancs, de Pomponius Mela ; les hommes
chauves, d'Hérodote ; les hommes aux longs bras, les hommes cornus, les hommes à corps d'oiseaux, les hommes à un seul côté, les hommes à double visage, les hommes sans langue, les hommes aux
grandes lèvres, à plusieurs mains, à plusieurs pieds, d'Isidore de Séville ; les hommes fendus jusqu'au nombril, du Roman d'Alexandre ; à pied d'oiseaux, à pied fourchu, de Moyse de
Khorène ; à queue de poisson, de Callisthènes ; les hommes à queue, de Pline ; à plusieurs têtes, d'Hésiode ; les hommes velus, du Périple d'Hannon, dont les peaux avaient été rapportées
à Carthage.
Assurément, je ne suis pas complet ; mais déjà, pourtant, à l'aide des passages que nous venons d'indiquer, nous pourrons étudier les monstres du Wa kan san saï dzou ye. Parmi les
peuples étranges qui y étaient décrits, en suivant l'ordre d'idées que nous avons cru devoir adopter en principe, voici la sélection qui en était à faire.
Les hommes à tête volante, Fei teou, en japonais Rokou rô koubi. — D'après
l'Encyclopédie San saï dzou ye, il y a dans le royaume Ta tou pouo des hommes à tête volante. Leurs yeux n'ont pas de prunelles. Leur tête peut voler. Dans leurs sacrifices,
ordinairement, ils offrent des touo lo. Aussi on les appelle lo chi. Sous le règne de Wou ti, de la dynastie des Han, on dit que dans le royaume de In, dans les contrées du sud,
il y avait un peuple à corps séparable. La tête pouvait d'abord s'envoler dans la mer du Sud, la main gauche dans la mer orientale, la main droite dans les marais de l'ouest. Lorsque le matin
arrive, la tête regagne le tronc du corps ; lorsqu'un vent violent s'élève, les mains sont enlevées de la surface de la mer. Dans le Nan fang i ou tcheu (Relation des merveilles des
contrées méridionales), il est dit que dans la caverne de Ki de Ling nan, il y a des sauvages à tête volante ; à leur cou est une cicatrice rouge. Lorsque la nuit arrive, leur tête s'envole à la
recherche des reptiles qu'elle mange. Leurs oreilles leur servent d'ailes. Lorsque le jour arrive, elle regagne le tronc et le corps reprend sa forme ordinaire.
Dans l'ouvrage Chiou chenn (Recherches sur les esprits), on dit que la tête de Tchou hoan, femme du général Ou, pouvait s'envoler la nuit. Dans l'ouvrage Kouang ki, de la
dynastie des Tai phing, il est dit que les sauvages à tête volante habitent une terre à l'est de Chen chen et au sud-ouest de Loung tcheng. Cette terre est d'une étendue de mille lis. Les bœufs
et les chevaux que les voyageurs rencontrent dorment tous sur des tapis de feutre. Dans la caverne Hi de Ling nan, il y a toujours des sauvages à tête volante. Un jour avant que la tête s'envole,
il se forme sur le cou une cicatrice qui l'entoure comme un fil rouge ; les femmes, dès qu'elles voient cela, veillent sur eux. Lorsque la nuit arrive, ils ont l'air d'être malades, puis tout à
coup la tête se détache du corps et s'envole. Elle va sur les rivages chercher des reptiles, des serpents dont elle se nourrit. Lorsque arrive le matin, elle retourne au tronc et le corps reprend
sa forme entière ; elle paraît comme endormie dans un rêve.
Dans toutes ces relations à peu près identiques, c'est surtout la variété du royaume de Tou pouo qui sert de type. Et même dans ce royaume tous les habitants ne sont pas ainsi. Dans la Chine et
au Japon, on dit qu'il existe aussi çà et là des hommes à têtes volantes, mais c'est faux. Ce n'est qu'une variété isolée d'hommes merveilleux.
Royaume des chiens. — Dans l'Encyclopédie San saï dzou ye, il est dit que, dans le
royaume des chiens, les hommes ont le corps d'un homme et la tête d'un chien. Ils ont de longs poils, ne connaissent pas le langage et aboient comme des chiens ; mais toutes les femmes
comprennent et parlent le chinois, lis ont pour vêtement des peaux de zibelines ; ils demeurent dans des cavernes. Ils se nourrissent de chair vivante ; les femmes et les filles arrangent des
aliments cuits au feu. Ils se marient entre eux. Jadis des Chinois vivaient dans ce royaume. Les femmes les aidèrent à fuir en leur donnant dix paires de tendons et en les avertissant qu'à chaque
dix lis qu'ils feraient, en marchant, ils laissassent tomber un tendon. Les chiens les ramasseraient, les rapporteraient, cesseraient de les poursuivre et ils pourraient ainsi s'échapper du pays.
Pour atteindre Ing thian fou, il faut marcher deux ans et deux mois.
En quelle direction se trouve le royaume des chiens, on ne le dit pas : il est probable que ce royaume est aussi dans les contrées méridionales. Dans l'ouvrage Kouang tch'ouan ou tcheu,
il est dit que dans la mer du Sud à la distance de trois mille lis de Hoei i, se trouve le royaume des chiens. Dans ce royaume se trouve une espèce d'oiseaux appelés fei yen, qui ressemblent à
des rats, mais ont deux ailes et les pattes rouges. Quand arrive l'aurore, avant que les autres animaux soient levés, ils choisissent chacun un arbre. Ils ont dans leur bec une salive visqueuse
comme de la colle ; ils répandent, en volant, cette salive sur les branches et les feuilles des arbres et des plantes. Tout animal qui vient dans ces arbres est pris comme dans un piège. Et alors
ces oiseaux les mangent, et s'ils ont de la peine à les manger, ils vident les entrailles, les enduisent de leur bave visqueuse et en viennent ainsi toujours à bout. Mise sur des viandes
desséchées, cette bave visqueuse en ôte la sécheresse. Cette bave répandue pendant un demi-jour se dessèche et tombe d'elle-même (on en répand de nouveau).
D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, il y a dans la mer du sud-ouest, à certains endroits des montagnes, des hommes à grosses joues, à bec d'oiseau, avec des yeux rouges, la tête blanche et des ailes velues : ils peuvent voler, mais ils ne peuvent voler loin, ils ressemblent à des hommes, ils pondent des œufs.
D'après le San saï dzou ye, leur pays se trouve dans la mer du Sud à une distance de mille lis ; c'est un pays de montagnes et de
vallées. On y trouve des arbres dont les branches portent, au lieu de fleurs, des têtes d'hommes qui ne parlent pas ; si on leur parle, elles se contentent de sourire.
L'appellation de Ta chi koui est une appellation générique. Dans ce royaume, il y a un grand nombre de tribus. On y voit la tribu des Mari pa, des Pe tha, des Ki ssem, des Firo, des
Moshiri ; nous ne sommes pas parvenus à connaître les autres.
Wou sse li, pays dépendant des Arabes, en japonais Mo shiri.—D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des Wou sse li ressemble par son climat au pays de Pe tha. Dans ce pays on est sept ans, huit ans, dix ans sans voir tomber de pluie. Il n'y a qu'un fleuve, appelé Thien yang, dont la source est inconnue. Son eau est très agréable et douce ; pendant quarante jours il déborde et recouvre les champs, lorsque l'eau est retirée on laboure les champs. Tous les deux ans, on voit un vieillard à cheveux blancs qui sort de l'eau du fleuve et s'assied sur une pierre. Les gens du pays viennent le saluer et lui demander si l'année sera bonne ou mauvaise. Cet homme ne parle pas : s'il sourit, l'année sera bonne ; s'il paraît triste, l'année sera mauvaise ; ensuite il rentre dans le fleuve. Autrefois Tsiu ko ni bâtit dans ce pays un temple au fronton duquel il y avait un miroir. Si les soldats des pays voisins venaient faire une razzia, le miroir les réfléchissant annonçait leur présence.
Pays des hommes qui ont un trou à la poitrine, Tch'uen hioung, en jap. Sen keo. —
D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes à la poitrine percée se trouve à l'orient de la mer Cheng. Le grand dignitaire de ces hommes à la poitrine percée retire ses
vêtements et se fait enfoncer dans le trou de sa poitrine un bâton de bambou, à l'aide duquel ses inférieurs le portent.
Pays des hommes aux jambes croisées, Kiao hing. — D'après l'Encyclopédie San
saï dzou ye, le pays de ces hommes se trouve à l'ouest du pays des hommes avec un trou dans la poitrine. Les hommes de ce pays ont les pieds et les jambes tordus et entrelacés.
Pays des hommes aux longues jambes, T'chang kio. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes à longues
jambes se trouve à l'orient de Tchou choui ; le pays est voisin de celui des hommes aux longs bras. Ils pèchent du poisson dans la mer, en se faisant ordinairement accompagner d'hommes aux longs
bras. Les hommes aux longs bras, dont le corps est d'une dimension moyenne, ont des bras de deux t'chang de longueur. Et choisissant parmi les hommes à longues jambes, on en trouve dont les
jambes ont trois t'chang de longueur.
Hommes aux longs bras, T'chang pi. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes aux longs bras se trouve à
l'ouest du royaume de Tsiao iao, dans la mer orientale. Ces hommes peuvent avec leurs bras toucher le sol. Autrefois, il y avait des hommes au milieu de la mer, qui avaient un vêtement en toile
avec des manches qui avaient plusieurs t'chang de longueur.
Il est difficile d'admettre qu'il y ait des hommes avec des jambes ou des bras d'une longueur de deux ou trois t'chang.
Les géants, T'chang jin.— D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, dans le royaume des géants, il y a des hommes grands de
trois à quatre t'chang. Autrefois des hommes de Ming tcheou, qui naviguaient en suivant la direction du vent, furent entraînés dans une direction qu'ils ignoraient ; ils se trouvèrent auprès
d'une île et montèrent sur le rivage pour ramasser du bois. Tout à coup s'avança un géant, dont la marche était si rapide qu'il semblait voler. Les gens de Ming tcheou à la hâte regagnèrent leur
bateau, poursuivis par le géant. Les marins lui lancèrent des flèches et s'éloignèrent.
Pays des hommes qui n'ont pas de ventre, Ou tch'âng. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays se trouve dans la mer du
sud-est. Tous les hommes de ce pays n'ont pas de ventre. Dans l'ouvrage Kouang tch'ouan ou tcheu, il est dit que ce sont des hommes qui n'ont pas d'intestins dans le ventre ; ce qu'ils
mangent leur traverse directement l'intérieur du corps.
Les oreillards, Gniĕ eul, en jap. Sesshi. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des oreillards se trouve à l'orient du
pays des hommes qui n'ont pas de ventre. Ces hommes ont la peau tigrée, les oreilles leurs descendent jusqu'à la ceinture, ils les tiennent avec la main quand ils marchent.
Pays des femmes, Niu jin koue, en jap. Niu niu gokou. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des femmes se
trouve dans la mer du sud-est. On navigue sur la mer orientale d'une manière continue pendant des années pour arriver à ce pays où le nénuphar atteint souvent plusieurs pieds en s'ouvrant, où le
noyau de pêche atteint deux pieds de longueur.
Autrefois une grande barque fut entraînée par le vent vers ce pays. Tous les marins périrent, si ce n'est un homme qui réussit à s'échapper par ruse sur une barque et raconta cette aventure. Les
femmes s'exposent à l'action du vent du sud et sous son influence conçoivent. On dit encore qu'il y a, à la frontière de ce pays, une contrée appelée Y jou siao jou. Il n'y a pas d'hommes dans ce
pays. Les femmes se mirent dans un puits et conçoivent.
D'après le Pen ts'ao kang mou, à l'orient du royaume de Fou sang, il y a le pays des femmes. Ce pays produit une herbe salée, dont la feuille ressemble à celle de la plante ye kao [sorte
d'absinthe]. C'est une plante odiférante à saveur salée et qui sert de nourriture à ces femmes. On trouve dans la Géographie Wang koue thou, qu'il y a çà et là des pays de femmes. Il y
en a au nord-ouest de l'Inde, à l'ouest de la mer Ta kao ; il y en a au Japon, dans une île de la mer du nord-est. Ce sont des on-dit.
Pays des petits hommes [pygmées], Siao jin, en jap. Ko bito. — D'après
l'Encyclopédie San saï dzou ye, dans les contrées de l'est, on trouve le pays des petits hommes. Ces hommes s'appellent Tsing : leur hauteur est de neuf pouces. Les grues de mer les
poursuivent pour les enlever, aussi ils ne sortent jamais qu'en bande.
Dans l'ouvrage Kouang tch'ouan ou tcheu, on raconte que du temps de Wei, dans le Ho wen, devant la maison de Wang tse youen, dans une tempête de pluie, huit ou neuf pygrnées furent
amenés devant sa demeure ; ils étaient hauts de six à sept pouces. Ils racontèrent eux-mêmes qu'ils demeuraient au sud du Ho thoung et que le vent les avait amenés jusque-là. On parla avec eux et
on apprit une foule de choses intéressantes.
Pays des hommes à queue, Kia pou. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou
ye, le pays des Kia pou se trouve à quinze cents lis au sud de Hiong chang pou. Les hommes de ce pays ont une queue. Quand ils s'assoient, ils font un trou dans la terre pour y mettre leur
queue ; s'ils ont une coupure ou si on leur coupe la queue, ils meurent instantanément.
Pays des hommes qui ont un œil derrière la tête, Heou yen, en jap. Go gan. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, dans
le pays des Keou yen, les hommes ont un œil derrière la tête. On dit encore que les gens de Iraka [en chinois : Ou in ho] les ont quelquefois aperçus, mais toujours avec frayeur.
Hommes à pieds de cheval, habitant Ting lin. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays de Ting lin se trouve dans la mer ;
les hommes de ce pays ont des grands poils qui partent du nombril ; ils ont des pieds de cheval ; pour bien marcher ils se fouettent les pattes et en un jour ils peuvent faire trois cents lis.
Pour aller de ce pays à Hing tiang fou, il faut deux années à cheval.
Homme de Ti, à corps de poisson.— D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays
des hommes à corps de poisson se trouve à l'est de Kien mou. Ces hommes ont le buste et la tête d'un homme et le corps d'un poisson ; ils n'ont ni pieds ni jambes. La partie supérieure du corps
est celle d'un homme, la partie inférieure, celle d'un poisson.
Hommes sauvages, Hia jin. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, dans le pays des hommes sauvages, il y des montagnes et
des forêts où ils habitent ; ils ont des seins qui pendent, comme des courges ; ils les enveloppent dans des sacs de cuir et les tiennent dans leurs mains quand ils marchent ; ils parlent le
langage humain et se nourrissent de feuilles.
Pays des hommes velus, Tchang mao. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des Tchang mao se trouve au nord du
pays des Hiouen kao. Les femmes régnent dans ce pays : les hommes ont de longs poils : ils demeurent dans des villes sur lacs, ils ensemencent les champs. De là pour parvenir à Ing thian fou, il
faut deux ans et cinq mois. C'est la quatrième année de l'ère Hioun kia que l'on a connu ces gens velus.
Hommes à un seul bras, I pi. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le
pays des hommes à un seul bras se trouve au nord, dans la mer occidentale. Ces hommes n'ont qu'un œil, qu'une main, qu'un pied, qu'une moitié de corps. De même que les poissons et les oiseaux,
ils se tiennent par paires ; ils ne peuvent marcher isolément.
Les hommes qui n'ont pas d'intestins, Ou ki. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes qui n'ont pas
d'intestins se trouve dans la mer du Nord. Ces hommes n'ont pas de viscères, ils mangent de la terre, ils habitent des cavernes. Lorsqu'un homme ou une femme meurt, on les enterre. Si leur cœur
ne se pourrit pas, il se transforme en deux cents ans et redevient homme ; si c'est la rate, il redevient homme au bout de deux cent dix ans ; si c'est le foie, il redevient homme après
quatre-vingts ans.
Hommes à un seul coté, Jeou li. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, les Jeou li ont une position de profil et tendent
en avant une main et un pied. Dans le livre Chan hai king, il est dit qu'ils se trouvent à l'ouest du pays des gens qui n'ont qu'un œil.
Hommes qui n'ont qu'un œil, I mou, en jap. Itzi mokou. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes qui
n'ont qu'un œil se trouve en dehors de la mer du Nord, à l'est du pays des hommes qui n'ont pas d'intestins. Ces hommes n'ont qu'un œil au milieu du front. Leurs mains et leurs pieds sentent
mauvais.
Hommes qui ont trois têtes, San t'eou. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, le pays des hommes qui ont trois têtes se
trouve au nord de Ta cheou k'i. Ces hommes ont un corps et trois têtes.
Hommes qui ont trois corps, San chin. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou
ye, le pays des hommes à trois corps se trouve à l'est des pays de Tso tch'eu. Ces hommes ont une tête et trois corps.
Tou yn, dragon fabuleux à tête d'homme, en jap. Gokou yn. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, il y a, en dehors de la mer du
Nord, dans la montagne Tchoung, un dragon fabuleux appelé Tou yn. S'il ouvre les yeux, il fait jour ; s'il les ferme, il fait nuit ; s'il souffle, il amène l'hiver; s'il soupire, il amène l'été.
Il ne mange ni ne boit. Sa respiration est un vent violent, la longueur de son corps est de cent lis, il a la tête d'un homme et le corps d'un dragon, il est de couleur rouge. Autre version :
Dans la montagne de Tchoung, il y a un dragon qu'on appelle pi, qui a le corps d'un dragon et la tête d'un homme.
Ti kiang, en jap. Tei ko, monstre fabuleux. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou
ye, il y a dans les Thian chan [Montagnes Célestes] un dragon dont la forme est celle d'un sac en peau. Il a le dessus du dos jaune et rouge feu. Il a six pieds et quatre ailes. C'est une
masse informe qui n'a ni visage ni yeux, on l'appelle Ti kiang.
Kiang leang, en jap. Kio rigo. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou ye, il y a dans la montagne de Ta houng, en dehors du pôle
Nord, un monstre qui tient dans sa gueule un serpent ; il a une tête de tigre, le corps d'un homme et les bras et les jambes comme des pattes de cheval, on l'appelle Kiang leang.
Hei jin, en japonais Kokou jin, hommes noirs. — D'après l'Encyclopédie San saï dzou
ye, il y a dans la mer du Sud, dans les montagnes de Pa souei, des hommes noirs, qui tiennent dans chaque main un serpent ; ils le mangent.
Il est certain que, si nous voulions faire un rapprochement intime, que si nous pensions retrouver en Occident et en Extrême-Orient une identité
parfaite de textes, nous ne saurions y arriver. Ici, comme lorsqu'il s'est agi des Lapidaires, nous devons compter avec un état intellectuel tellement spécial, avec des habitudes, avec
une civilisation si différentes, qu'il faut marcher avec la plus extrême prudence. C'est simplement le fond commun que nous devons interroger.
Reprenons donc et notre livre chinois et nos auteurs occidentaux.
Je ne trouve, dans les écrivains occidentaux, ni les hommes à tête volante, ni les hommes à la poitrine trouée, ni les hommes à œil derrière la tête. Mais, si sur les vingt-neuf chapitres que je
viens d'extraire de l'Encyclopédie japonaise, suivant les principes que j'ai exposés au début de cette étude, il y en a trois pour lesquels je ne puisse faire aucun rapprochement, les
autres se trouvent également en Occident et en Extrême-Orient. Je devrai même immédiatement ajouter cinq autres monstres, communs aux peuples les plus différents, qui nous sont fournis, non plus
par la littérature, mais par les bas-reliefs de la sépulture de la famille Ou, datant du IIe siècle de notre ère, publiés par M. Édouard Chavannes. Ce sont les himantopodes, les oiseaux sirènes,
les hommes à têtes d'animaux, de coq et de cheval, les lions à tête d'homme, reproduits à la planche XII. L'étude de ces bas-reliefs, les rapprochements à faire avec les pierres gnostiques et les
abraxas m'entraîneraient trop loin dans une étude que je veux faire aussi courte que possible ; je me borne donc à les signaler simplement.
Revenons à l'Encyclopédie. Le royaume des chiens, c'est le pays des cynocéphales ; les hommes ailés, c'est en Occident Cronos, Persée, Eros, les dieux assyriens, les êtres fabuleux de la
vision d'Ézéchiel. Si pour les arbres à têtes d'hommes nous ne trouvons pas une identification absolue, nous pouvons du moins leur comparer la forêt aux pucelles du Roman d'Alexandre,
dans laquelle les jeunes filles rentrent en terre à l'entrée de l'hiver pour en ressortir au printemps en façon de fleur. Cette légende, d'ailleurs, nous l'avons lue déjà dans Lucien, dans son
voyage au delà des Colonnes d'Hercule. C'est, en réalité, une déformation absolument semblable à celle de la légende du mercure que M. Berthelot trouvait dans Zosime et que j'ai identifiée, sans
discussion possible, je crois, avec la légende chinoise, où les jeunes filles se trouvaient remplacées par de jeunes gens.
Il paraît difficile de méconnaître dans le chapitre des Wou sse li une tradition égyptienne. Ce fleuve céleste à la source inconnue, qui coule
dans un pays dépendant des Arabes, au milieu d'une contrée où il ne pleut jamais, qui déborde pendant quarante jours, qui fertilise les champs, au milieu duquel émerge une statue de vieillard,
peut-être la statue vocale de Memnon, enfin ce miroir qui signale l'arrivée des ennemis et que nous retrouvons, suivant Jean de Hèse, chez le Prêtre Jean, ne nous paraissent laisser place à aucun
doute sur l'origine occidentale de la légende. Le royaume des immortels, c'est le pays des macrobies ; les hommes aux longues jambes, ce sont les macroscèles ; les hommes aux longs bras, je les
ai également rencontrés en Occident, mais seulement dans le Codex Cavensis qui porte le titre : « Feram rex ad Adrianum imperatorem », comprenant XVI articles sur les monstres : les
hommes sans ventre sont certainement les hommes fendus jusqu'au nombril du Roman d'Alexandre ; les géants sont assurément les hommes qui traversent la mer, du de Monstriis ; les
oreillards, nous les avons vus sous le nom d'énotocètes, de panotios. Dans le pays des femmes, elles conçoivent en s'exposant au vent du sud, dit le livre chinois ; mais c'est
textuellement la légende occidentale d'Échidna, fille de Callirohé, fécondée par le vent, rapportée par Hésiode dans sa Théogonie, des juments et des poules fécondées également par le vent, au
dire de Varron. S'il est ici un chapitre dont la parenté avec les légendes grecques soit réellement incontestable, c'est certainement le passage relatif aux Pygmées obligés de toujours sortir en
bandes pour n'être pas enlevés par les grues. Pline nous parle des hommes à queue, décrits ici ; les hommes à corps de poisson, les sirènes, c'est Oannès, Dagon, et toutes les représentations
gravées sur les abraxas : les hommes velus sont signalés non seulement dans le Roman d'Alexandre, mais dans le Périple d'Hannon ; les hommes à pieds de cheval sont les
hippopodes ; Vincent de Beauvais parle des hommes à un seul bras ; les hommes à un seul œil sont les arimaspes, les cyclopes ; les hommes à un seul côté se trouvent dans les légendes arabes, où
ils s'appellent nisnas. Puis ce sont les hommes à trois têtes, à trois corps : ils ne manquent pas dans la mythologie occidentale. Voici enfin venir la bête d'Ézéchiel, la sauterelle de
l'Apocalypse, et pour terminer, ces hommes à têtes de lions, de tigres, mangeurs de serpents, dont la représentation semble celle d'Orias, tandis que le texte nous rappelle celui des
ophiophages de Pomponius Mêla.
Faut-il de ces rapprochements, qu'on ne saurait cependant traiter de fortuits, tirer dès maintenant quelques conséquences ? Je n'oserais le faire. Les sculptures du temps des deux dynasties
Han, publiées par M. Édouard Chavannes, nous ont fait voir sur des monuments chinois du IIe siècle de notre ère une influence grecque absolument manifeste ; les textes chinois, traduits ici,
ont avec les textes de l'antiquité occidentale des rapports indiscutables.
Mais leur parenté évidente est-elle si certainement directe que nous soyons autorisés à échafauder sur ces détails tout un système ? Il semble, entre autres choses, qu'il est dans le cas présent
un facteur qu'on ne peut négliger : l'influence des petits monuments. Tertullien ne parle-t-il pas des peuples étranges, des monstres, d'après une mosaïque de Carthage ? M. Perrot a reproduit des
ivoires grecs, trouvés à Mycènes, inspirés, sinon copiés sur des miroirs indous. J'ai publié naguère des sculptures de la cathédrale de Chartres, de Saint-Sernin de Toulouse, copiées sur des
coffrets orientaux ; ici, ce sont des reproductions d'abraxas, presque des copies de manuscrits arabes, tel le Lapidaire d'Alphonse X le Sage. — Mais est-ce là que les Chinois ont trouvé
leur inspiration, ou bien, la littérature occidentale, et je comprends même sous ce terme les Arabes, a-t-elle simplement puisé aux mêmes sources, plus anciennes par conséquent, que
l'Extrême-Orient ? Ils se touchent de bien près, nous venons de le voir, et littérairement et graphiquement : gravures et descriptions ont un lien très étroit, c'est le seul point que je me crois
autorisé à mettre aujourd'hui bien en lumière.