Charles de Harlez (1832-1899)
LE HUAN ET LE PE, LES DEUX ESPRITS DE L'HOMME
Le Muséon, 1893, volume XII, pages 375-381.
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"Dans notre explication du rêve chez les Chinois, il a été fait plusieurs fois mention de ces deux esprits qui animent le corps humain. Nous n'en avons alors
donné qu'une explication brève et sommaire, nous réservant d'y revenir dans une courte monographie spéciale; c'est ce que nous allons faire ici en réunissant les traits principaux que nous
avons pu recueillir dans les auteurs chinois.
Nous n'avons point trouvé de traité ex-professo du sujet, chez les philosophes de l'Empire des Fleurs ; ce n'est guère que dans les encyclopédies que l'on peut s'instruire suffisamment de ce qui concerne ces conceptions. Il ne semble guère que les philosophes aient songé à les distinguer ou à les définir."
Les caractères qui représentent ces deux puissances de l'être humain, datent d'une haute antiquité, car on les trouve déjà dans le système Ku-Wen
qui fut aboli au IXe siècle avant notre ère. Alors comme maintenant le signe représentatif de huan figurait un kouei, un esprit humain avec celui des ondes éthérées qui représentent la
parole. Le second était déjà composé du même kuei avec l'hiéroglyphe de blanc. Parfois aussi du complexe « main, bouche et blanc. »
Le premier semblait donc désigner le principe humain de la parole, l'autre celui des manifestations sensibles, du corps, l'un et l'autre et le dernier même supérieurs à la matière,
l'informant.
Le mot huan ne se trouve pas aux vieux kings ni dans les livres confucéens. Pe se rencontre au Shu-King, mais dans le sens de « lune décroissante ». C'est au
Li-ki et au Tso-tchuen que l'on trouve pour la première fois la mention de ces deux agents de l'être humain. Il serait assez difficile de dire lequel de ces deux textes est le
plus ancien. Le Li-ki porte : que « le prince et son épouse offrent la liqueur au mort, pour réjouir le huan et le pe. Cela s'appelle concilier, apaiser. »
Le Rituel ne nous explique pas la signification de ces termes. Mais en revanche le Tso-tchuen la donne de la manière la plus explicite. C'est au livre X, règne du prince Tchao, an VII,
4e mois. Pi-Yeu, prince de Tcheng avait révolté ses sujets par sa vie désordonnée, il se livrait à la boisson tout le long du jour. Des grands, conjurés contre lui, l'attaquèrent en sa ville même
et Pi-Yeu fut tué sur le marché. Mais après sa mort, des farceurs s'amusaient à effrayer le peuple en racontant des apparitions du prince assassiné. Tze-tchan le grand astrologue étant allé à
Tsin, Tchao-King-tze lui demanda si Pi-Yeu pouvait réellement revenir, s'il pouvait être un kouei, un esprit.
— Certainement, répondit Tze-tchan. Quand un homme naît, ses premières modifications, ses premiers mouvements sont (formés par) ce qu'on appelle le pe.
Après que le pe s'est produit ce qui est (en lui) d'éthéréal actif est le huan. Par l'usage des choses sa substance se multiplie, le huan et le pe se
fortifient. Ainsi s'assimilant la subsistance éthéréale et lumineuse il arrive à être un esprit intelligent.
Quand un homme ou une femme meurt en pleine vigueur, leurs huan et pe peuvent s'attacher aux vivants, les hanter et être pour eux des apparitions funestes.
Tel est l'enseignement du voyant de Tsin. Il a bien tous les caractères des explications chinoises. Il veut expliquer les choses à fond mais vous abandonne à mi-chemin, vous laissant dans le
vague et l'incertain. Si l'on prend le texte à la lettre, on devra voir dans le pe, le huan et le ming-shen (l'intelligence achevée) trois états successifs du principe actif de
l'homme, l'un disparaissant quand l'autre se forme ou chacun d'eux se perdant dans celui qui le suit. Il n'en est rien cependant, car nous voyons par la suite que le pe et le
huan subsistent tous deux après la mort et séparément du ming-shen.
En outre Tze-tchan ne nous apprend nullement de quelle nature sont ces trois principes et comment s'opèrent ces formations successives. Précédemment il avait dit que quand un kouei a un
lieu où il peut se rendre et habiter agréablement, un home, alors il ne vient pas inquiéter les habitants de la terre.
Ce kouei est l'âme humaine séparée du corps par la mort. L'astrologue ne distingue plus en elle le huan, du pe ou du ming-shen. Mais le Li-ki au livre
II, 2, § 18, nous apprend qu'après la mort le cadavre reste en terre, tandis que huan s'élève dans l'air et va partout où il veut. — Le huan-khi, dit le livre,
c'est-à-dire la substance pure, active, éthérée. Ce qui ne nous dit rien par rapport au pe ; mais au livre VII 1-7, nous lisons que le corps et le pe descendent en terre tandis
que le principe de connaissance s'élève dans les régions supérieures (tchi-khi). Et au Kiao il est dit que la substance de huan retourne au ciel.
Nous avons vu qu'ailleurs, le Li-ki parle du pe et du huan. Comme ce rituel est l'œuvre de différentes mains et de différentes époques, nous devons y rencontrer des
systèmes différents. Il ne faut point chercher à identifier toutes ces conceptions. Nous pouvons et devons admettre que les uns reconnaissent trois principes et les autres deux seulement. Le même
fait s'est produit, d'ailleurs, parmi les philosophes modernes, et l'on peut, ce me semble, distinguer en Chine comme en Europe soit un principe de vie matérielle (pe), un esprit animal
(huan) et une intelligence, une âme (ming-shen, ou tchi-khi) ; ou bien un principe de vie corporelle et un principe de connaissance, spirituel (pe et
tchi-khi).
Ce n'est pas la seule divergence que nous avons à signaler. Le grand traité philosophique adjoint à l'I-king sous le nom de Hi-sze porte ces paroles :
« La substance élémentaire et active produit les êtres vivants ; les mouvements du huan opèrent leurs changements. »
Connaissant cela on connaît l'immatériel (l'esprit) et la forme corporelle des kouei et des esprits. Ici encore nous n'avons que la matière et l'esprit (huan). Les derniers mots
prouvent que pour l'auteur du Hi-sze le huan était la partie spirituelle de l'homme et la substance intellectuelle, les esprits.
Tout ce que nous venons de voir est postérieur à l'époque de Kong-tze. Le Li-ki, le Hi-sze, lui-même, dont on s'efforce de reculer la date le plus possible est composé en grande
partie de paroles attribuées au philosophe, ce qui nous reporte à une époque même beaucoup plus récente que l'âge de Kong-tze ; car on n'a pu lui attribuer de semblables discours que longtemps
après lui.
Depuis lors, bon nombre de philosophes et lexicographes ont voulu donner leur définition du pe et du huan mais d'une manière qui ne jette pas une très grande lumière sur cette
double question. Donnons-en, toutefois, les principales afin de faire mieux connaître comment les Chinois traitent ce genre de sujet.
Le Yo-tchuen nous apprend que le pe et le huan sont le principe éthéré et la puissance d'action de cœur.
Hoei-nan-tze, penseur (!) du IIIe siècle A. C., enseigne que le pe est du khi, de la substance de la terre et le huan de la substance du ciel ; ce qui revient à dire
des substances matérielles et spirituelles, car le ciel n'est point ici la voûte matérielle qui nous recouvre, mais le monde des esprits.
Le Pe-hu-tong de Pan-Ku († 93 p. C.) contient en forme de définition, les explications suivantes :
« Le huan est comme une onde mobile, il va toujours sans s'arrêter. Il agit à l'extérieur et domine les sentiments intimes, les mouvements des passions. Le pe est inférieur, de
qualité commune, c'est ce qui rend l'homme visible ; il domine la nature en ses qualités.
Ce qui revient à dire que le pe constitue le corps et le huan, l'esprit, l'âme. Aussi c'est ce que dit expressément le commentaire Sou du Tso-tchuen, en ces termes : le
pe est le principe immatériel attaché au corps (ling) ; le huan est le principe spirituel (shen) base des sentiments, des tendances de la volonté.
Par contre, l'auteur du Shuo-Wen contemporain de Pan Kou nous dit gravement que le pe est la substance du Yin et le huan celle du Yang. Ce que cela signifie le docte
écrivain n'en a cure. Au fond il est d'accord avec le précédent qui, seul, s'exprime d'une manière raisonnable et satisfait complètement si l'on rapproche de son langage, celui d'un autre livre
chinois bien connu. Car celui-ci nous explique que le pe est ce par quoi l'œil voit, l'oreille entend, la bouche goûte, etc. Ce qui revient à dire que le pe est l'âme sensitive
et le huan, l'âme spirituelle, l'esprit pensant et voulant.
Naturellement les définitions de nos deux principes se multiplient avec les siècles ; ce qui multiplie également leurs variétés. Nous ne pouvons les citer toutes ; ce serait d'ailleurs prétendre
à l'impossible que de vouloir connaître tout ce qui en a été dit. En voici seulement quelques-unes des principales.
Huang-shan est celui qui s'exprime avec le plus de détails. L'homme naissant, dit-il, n'a d'abord que son essence éthérée, se joignant à la substance humaine (khi) ; celle-ci produit le
corps et toutes ses parties, chair, os, cheveux, sang, etc. Quand l'être humain commence à parler ce qui l'anime est le khi. L'esprit de la substance humaine est le pe ; celui
du khi est le huan. Le pe et le huan sont réunis par l'esprit du Yin et du Yang, alors la nature rationnelle, le li, la vérité règne en l'homme. La
réunion, l'accord du pe et du huan c'est la vie, leur désunion c'est la mort. Aussi les rites des sacrifices funèbres ont pour but et pour effet de les réunir de nouveau. C'est
pourquoi le Li-ki dit que cette réunion est l'acte suprême de la piété filiale.
Cela est très beau sans doute ; mais, comprenne qui pourra. Les philosophes de l'Empire du Milieu se contentent d'accoupler des mots sans se préoccuper du sens précis que leur ensemble peut
présenter. Plus rationnelles sont les paroles du Po-pu tze et du Yue-tsiue-shu.
« Tout le monde, dit le premier, instruit ou grossier, sait que son corps est doué d'un huan et d'un pe. Quand ces deux principes s'en séparent partiellement l'homme devient
malade ; s'ils le quittent tout a fait, l'homme meurt. »
C'est pourquoi quand cet abandon partiel a lieu, les magiciens ont leurs formules pour les arrêter ; quand leur départ est achevé le Li-ki prescrit l'usage de rappeler le
huan.
L'histoire de Yue raconte que le prince de cet État fit un jour cette question à Fan-tze :
— Quand l'homme possède le pe et le huan il vit ; s'il les perd, il meurt. Ainsi tous les êtres vivants les possèdent comme l'homme ?
Fan-tze répondit :
— Oui, ils en sont tous possesseurs, les animaux comme les hommes. Entre le ciel et la terre, l'homme est l'être supérieur. Pour la vie des animaux le khi élémentaire est la chose
essentielle. Pour la vie de l'homme le pe et le huan jouent le même rôle.
Pour des Européens méticuleux, cet exposé paraîtra quelque peu incohérent. Les Chinois moins soucieux de la logique acceptent cela comme de l'or en barre. Plusieurs même prennent au sérieux une
ode de Song-Yü dans laquelle le poète raconte comment il fut rappelé à la vie par une magicienne qui fit rentrer en son corps le huan fugitif et réanimer la substance élémentaire de son
être (tsing).
La poésie s'est aussi emparée de ces conceptions pour en tirer des images et des tableaux, des sujets de morceaux lyriques même. Mais comme ils ne nous en apprennent rien, nous les laissons
entièrement de côté, à part le seul exemple que voici :
Liang-tchin a pris le rappel du huan ou de l'âme après la mort pour sujet d'une longue pièce intitulée Kuei-huan-fu « Chant du rappel de l'âme ». Mais il n'ajoute rien aux
notions que nous possédons déjà. Il n'y a guère de mention du huan que dans un passage où il dit que pendant un rêve, son huan était occupé à méditer, à penser à son endroit, et
un autre où il rappelle qu'à la mort la substance se détruit, le pe se dissout et le huan s'en va mais peut revenir.
Tout ce que nous avons vu jusqu'ici appartient aux doctrines des lettrés et du public instruit. Les tao-she modernes ont imaginé de nouvelles notions et reconnaissent trois principes à l'homme, à
savoir : le ling-hwun, principe de vie végétative commun même aux plantes, le hio-hwun ou principe de perception, âme sensitive appartenant à tous les animaux, et le
ling-hwun ou principe intellectuel sachant discerner le vrai et le faux, partage de l'homme seul, seul immortel, l'âme.
Quelques-uns les figurent comme les principes de la respiration, des sentiments et des facultés intellectuelles.
Certains tao-she distinguent trois huan et sept pe différents. Mais cela est entièrement en dehors de notre sujet, que nous avons développé surabondamment.