Charles de Harlez (1833-1899)
ESSAI D'ANTHROPOLOGIE CHINOISE
103 pages. Mémoires couronnés et autres mémoires publiés par l'Académie royale de Belgique, tome LIV, 1896.
- Avant-propos : "Si l'on pensait trouver ici quelque chose qui ressemblât à nos manuels européens, on se tromperait étrangement. Il n'est pas besoin de le dire, l'esprit de systématisation n'existe point chez les Chinois même philosophes, et la plupart de leurs livres ne sont que des dissertations où les auteurs suivent le cours fluctuant de leur pensée, de leur imagination, inconscients de la nécessité de baser leurs thèses sur un principe dont on déduit les conséquences nécessaires et de donner au développement des idées un ordre logique qui prémunisse contre les écarts du raisonnement et la fantaisie. "
- "Aussi cette fois ne nous proposons-nous point de traduire un ou plusieurs livres philosophiques quelconques traitant de la matière qui doit nous occuper, mais de recueillir dans tous les ouvrages dont nous avons pu disposer, les traits épars qui, réunis, peuvent donner une idée aussi complète que possible des doctrines régnant parmi les Chinois relativement à la nature de l'homme. Avec ces membres, ces parties éparses, nous avons tâché de constituer un corps de doctrines qui puisse renseigner et satisfaire suffisamment des lecteurs européens sans dénaturer les idées que nous avions à leur faire connaître."
- "Pour faciliter l'intelligence de ces conceptions parfois bizarres, nous avons essayé de combiner dans le texte toutes les données diverses, évitant de couper l'attention par des notes multipliées qui entravent la lecture suivie et souvent empêchent de se faire du sujet traité une vue d'ensemble adéquate. Nous avons écarté, de ces pages, ces explications d'une subtilité qui touche au ridicule et qui déparent trop souvent les œuvres d'hommes qui ont l'intention d'être sérieux."
Extraits : Origine de l'homme - Des passions - Du milieu. Tchong - Des vertus. 1. La bonté
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Les croyances primitives des Chinois assignaient à l'homme une double origine : son corps, il le devait à la terre, et son esprit (son âme ou son
shen), au ciel lui-même. La terre, d'après cette théorie philosophique et religieuse, fournit les éléments du corps, le ciel lui donne et y réunit l'âme. Comment cette double opération
se fait-elle ? Les Chinois ne nous l'ont point dit, et peut-être n'y ont-ils jamais pensé. Il leur suffisait de constater la matérialité du corps et l'invisibilité de l'esprit pour décréter que
les choses devaient se passer de cette manière.
Quand la théorie cosmogonique du yin et du yang eut prévalu, on proclama que le corps était du yin, et l'âme, l'esprit, du yang. Cela devait être ainsi,
puisque les éléments matériel et spirituel procédaient nécessairement de ces deux principes, selon la nature de chacun d'eux. Mais ici encore nul ne cherche à justifier ce dire ni à donner une
explication quelconque de ce double mode de provenance. Personne aussi ne songeait à contester ce qui paraissait être un fait incontestable et nécessaire.
Il est une expression usuelle qui pourrait faire croire que les Chinois attribuent à la vie humaine une sorte d'éternité. C'est celle qui désigne le Ciel, la Terre et l'Homme comme les trois
puissances de l'univers : San-tsai. Mais ce serait la mal comprendre, lui attribuer une portée qu'elle n'a aucunement. Voici en effet l'explication qu'en donnent les lettrés chinois
eux-mêmes et que l'on peut lire dans toutes les encyclopédies à l'usage de la jeunesse.
Le ciel a la puissance de recouvrir, de protéger toutes choses ; la terre a celle de les supporter.
L'homme parfait, le saint, sait combiner ce qu'il doit faire pour aider l'achèvement de l'univers et assister le ciel et la terre, en ce qu'ils n'effectuent pas eux-mêmes ; il peut ainsi achever,
compléter les êtres.
Le ciel et la terre commencent les êtres et les développent, étendent et dispersent ; l'homme seul ici-bas sait rassembler, et apprécier ; il entretient et transforme ; il concourt avec le ciel
et la terre à l'achèvement des êtres. C'est pourquoi il est rangé avec eux comme troisième puissance.
Cette expression ne dit donc rien de l'origine de l'humanité ; force nous est de chercher ailleurs.
D'après Tcheou-tze, le fondateur de l'école du Sing-li ou du « Système de la Nature », le principe suprême sans principe (Kih wuh kih) a produit les deux principes secondaires
du mouvement d'impulsion et de réaction, de la lumière et des ténèbres, c'est-à-dire du yin et du yang. Ceux-ci ont engendré les éléments premiers dont les Chinois comptent cinq
: le feu, le métal, le bois, la terre et l'eau.
Quand ces principes fondamentaux et généraux sont produits, les êtres particuliers en proviennent. L'essence du premier principe et le principe dynamique du yin et du yang,
comme celui des cinq éléments, se combinent et engendrent toutes choses. Dans les êtres qui se distinguent par le sexe, le principe mâle prévalant produit les mâles, le principe femelle produit
les femelles. Dans cette opération, il est des êtres qui atteignent différents degrés de perfection ; celui qui atteint le sommet de la perfection matérielle et intellectuelle, c'est l'homme. La
partie matérielle et sensible de son être se forme la première ; quand elle est formée, l'esprit y produit la connaissance et avec elle les appétits et volontés.
Tcheou-tze ne s'explique pas davantage. Des commentateurs complaisants ajoutent, pour interpréter sa pensée, que le corps vient du yin et l'esprit du yang.
Les autres maîtres de l'école ont à peu près les mêmes idées quant à la production définitive de l'être humain, mais ils professent des opinions différentes quant aux bases du système.
Tchang-tze, le plus célèbre des philosophes après Tcheou-tze, ne parle pas du premier principe ; il établit seulement les différents éléments originaux qui forment les êtres. Il distingue ainsi
:
1° Le kien et le kuen ou les principes actif, spontané, impulsif et réceptif, correspondant ;
2° Le khi ou la masse atomique de la matière qui se disperse, s'unit, se diversifie, pour prendre diverses formes, et le shen ou principe intellectuel, pur, subtil,
impénétrable, sans forme ;
3° Dans la substance du ciel et de la terre il y a un principe de raison, li, qui en rend les opérations et les productions exemptes d'erreurs.
L'homme est le produit des combinaisons des deux principes primordiaux qui combinent le khi pour former les corps et le shen pour produire l'esprit.
Tchang-tze n'en dit pas plus. Shao-tze est encore moins clair. Il place à l'origine de l'univers le ciel et la terre comme principes producteurs et se contente de dire que l'homme est le summum
de l'être. Ses disciples, dans un traité publié sous son nom, lui font dire que les esprits célestes et terrestres sont sans forme visible et tout acte, puisque les organes des sens et les
membres de l'homme sont leur œuvre. Comment les produisent-ils ? C'est un problème dont ces doctes lettrés ne se préoccupent aucunement. À l'exemple des autres Orientaux, les penseurs chinois,
quand ils ont fait miroiter des mots devant les yeux de leurs lecteurs, croient avoir accompli leur tâche.
Tchou-hi, le plus renommé d'entre eux, a voulu chercher quelque chose de plus, et voici à quel résultat il aboutit :
« Le khi, dit-il, se condensant, produit l'être sensible, les formes. Puis la forme se prêtant à l'action du khi qui l'influence, les êtres sensibles subissent des modifications
de production et de transformation, les hommes et les autres êtres naissent successivement par des modifications et une action incessante.
L'homme reçoit le principe rationnel du mouvement et du repos, du yin et du yang. Dans la formation des êtres particuliers, le yin et le yang, les cinq
éléments, l'être matériel et le principe de vie opèrent alternativement et chacun selon son rôle.
La perfection de leur action combinée produit l'homme ; son cœur seul est complètement intellectuel.
Son corps vient du yin, son esprit du yang. Les sentiments naissent du contact des choses. Le caractère de l'homme vient de la prédominance des qualités d'un des cinq éléments,
le chaud, le froid, l'humide, le dur, etc.. »
Il n'est pas besoin de le faire remarquer, toutes ces dissertations nous tiennent à la surface des choses et ne nous aident point à en pénétrer la nature intime. Nous chercherions en vain
ailleurs des idées plus claires, plus précises.
Le Sing-ming Li-khi du Sing-li-tsing-i, répertoire philosophique rédigé au siècle dernier, nous apprend seulement que l'homme est le produit du ciel et de la terre ; qu'il a une
nature intermédiaire entre celles de ces deux agents cosmiques ; que cette nature est originairement bonne, mais se gâte par les excitations des objets extérieurs. L'homme est le cœur du ciel et
de la terre, est-il dit plus loin.
Plusieurs passages font du ciel seul le producteur de l'homme. Cela est vrai en ce sens que la terre fournit seulement de la matière à l'action du ciel. En tout cela, il y a le manque de
pénétration que nous avons signalé plus haut. Au fond, les anthropologistes chinois admettent une sorte d'évolution qui fit que l'homme fut engendré quand l'action combinée des éléments eut
atteint le plus haut point de sa puissance. Ils se sont arrêtés là. Cela nous surprend ; mais, à mon avis, la sélection naturelle chère au darwinisme ne forme pas une thèse plus précise et mieux
raisonnée. Et tant de penseurs européens s'y arrêtent, s'en contentent.
Les philosophes taoïstes sont un peu plus explicites ; c'est pourquoi nous croyons pouvoir reproduire ici l'explication que donne le célèbre Hoei-nan-tze dans un chapitre spécialement consacré à
ce sujet. Bien que ce soit étranger à notre cadre, nos lecteurs désireront peut-être savoir ce qui a été dit de quelque importance en cette matière. Voici cette explication ; la comprenne qui
pourra :
« La substance spirituelle est reçue du ciel ; le corps, les membres sont fournis et entretenus par la terre. C'est pourquoi il est dit que un engendre deux et que deux engendrent trois et trois,
toutes choses. Tous les êtres s'appuient sur le yin et embrassent le yang. Le khi qui leur est intermédiaire forme la liaison, l'harmonie. De là vient le dicton :
« En un mois, il y a masse charnue ; en deux mois, chair formée ; en trois mois, se forme le ventre ; en quatre mois, se forment les muscles ; en cinq mois, les nerfs ; en six mois, les os ; en
sept mois, le corps est achevé ; au huitième mois, il y a mouvement ; au neuvième, le fœtus s'agite ; au dixième, l'homme naît.
C'est quand le corps est achevé qu'il reçoit l'intelligence, l'esprit. »
Ceci devient plus clair ; mais voici autre chose encore :
Un commentaire du livre de Hoang-ti, orthodoxe celui-ci, s'exprime de la façon suivante :
« Quand l'homme commence à naître, avant tout, le tsing se parfait. Quand il est achevé, le cerveau et la moelle se produisent. Alors successivement les os se forment en bon ordre, le
pouls se meut, les nerfs s'affermissent ; la chair prend consistance autour du reste ; la peau se durcit ; les cheveux et les poils grandissent ; la substance alimentaire entre dans l'estomac, le
pouls fait pénétrer le sang dans les veines avec la vie. Tous ces éléments du corps humain n'existent qu'après que le ciel a produit le tsing ; c'est après cela seulement que les
substances humides et solides se répandent dans le fœtus ; ainsi les éléments propres se forment et se développent. »
Pour comprendre quelque chose à cette explication tant soit peu fantaisiste, il nous faudrait savoir exactement ce que c'est que le tsing qui est la condition première de l'existence de
l'être humain et le khi qui commence la partie spirituelle de notre composé.
Malheureusement les philosophes qui en parlent ont dédaigné de nous dire ce qu'ils entendent par là : force nous est de demander quelque lumière à l'étymologie graphique.
Le caractère qui correspond au mot khi est formé de deux autres, dont le premier désigne un grain, une semence, et le second, la couleur de l'espace céleste, de l'éther, l'azur des
cieux, et dénote en même temps l'idée de la pureté. C'est le grain, la semence pure, et quand il s'agit de l'être, c'est l'essence, la substance atomique pure. La pureté est expliquée chez les
penseurs chinois par cette comparaison : L'eau sort pure de sa source, c'est-à-dire qu'il n'y a en elle que l'élément aqueux ; plus loin, si elle devient trouble et sale, c'est que des éléments
étrangers s'y sont mélangés. La pureté consiste donc dans l'absence complète d'éléments autres que ceux dont un être quelconque est constitué essentiellement. Ici c'est l'élément de l'être
humain, pur et sans mélange.
Le grand appendice du Yi-king, dit Hi-tze, distingue le tsing et son essence, i, du shen ou «esprit». « Quand le tsing, en sa loi rationnelle, s'unit
au shen, à la substance spirituelle, son activité atteint son maximum », et son commentaire Tchou distingue le tsing du ling qui est aussi l'être spirituel,
intelligent. Le yin et le yang, y est-il dit, sont les substances du tsing et du ling. D'autre part, si nous consultons les dictionnaires chinois indigènes,
nous y voyons que le tsing désigne non seulement ce qui est pur, infiniment petit, d'une seule nature, sans mélange, mais aussi profondément caché, immobile et même spirituel,
ling. On s'y perdrait à moins.
C'est que les Chinois n'ont pas des idées très claires des termes qu'ils emploient, des notions auxquelles ces termes correspondent et commettent à chaque instant des confusions qui déroutent
complètement ceux qui ont la patience de les étudier. Ling est pris parfois comme signifiant l'esprit animal qui donne la vie au corps, et tsing comme l'élément pur de la
matière que l'on confond avec le principe qui l'anime ; de là l'identification.
Quant au khi, ce mot signifie proprement respirer, émettre l'haleine. C'est le souffle, le spiritus. Mais il désigne plus proprement l'élément atomique du souffle, comme
l'indique le caractère correspondant composé de deux autres dont l'un représente le souffle et l'autre, la semence, le germe. Le mot khi a différentes significations selon l'auteur qui
l'emploie et le système dont il fait partie. Opposé à tsing, il désigne spécialement l'élément pur, imperceptible, qui sert de germe à l'esprit.
Dans toutes les explications que les penseurs chinois donnent de ces termes et des objets qui y correspondent, on sent l'embarras qu'ils éprouvent quand ils veulent se rendre compte de la double
nature de l'homme, de l'élément matériel avec sa vie physique et du spirituel avec la pensée et la volonté, les affections. Beaucoup reconnaissent que l'esprit est inaccessible aux sens ;
d'autres ne peuvent comprendre un être absolument imperceptible et douent l'esprit d'une sorte d'élément matériel d'une finesse infinie. Ce n'est point étonnant : des docteurs de l'Église
catholique ont eux-mêmes doté les anges de corps éthéréens.
En résumé, les mots tsing et khi sont pris dans des sens divers et c'est au contexte, aux textes plus explicites, qu'il faut demander l'acception dans laquelle ils sont pris par
un auteur en un endroit déterminé. En ce qui concerne le sujet que nous traitons, ce sont les deux éléments généraux de la matière et de l'esprit. Mais ce n'est point le cas partout.
Tout ce que l'on peut dire en général, c'est que les Chinois, pour la plupart, reconnaissent une différence radicale entre le principe matériel vivant et le principe pensant et voulant ; que le
tsing et le pek sont attribués plus spécialement au premier, tandis que le khi et le hwan sont rapportés au second. Mais la théorie du yin et du
yang, des deux principes universels, actif et passif, lumineux et obscur, comme celle du Ciel-yang et de la Terre-yin, est venue entraver tout essor, tout progrès,
toute création d'un système logique. Comment y arriver quand il faut de toute nécessité rapporter tout à ces deux agents imaginaires ?
Ajoutons, pour terminer ce point, une théorie anthropologique qui n'est pas sans quelque teinte de rationnabilité. Elle est de Kuan-Yin-tze.
« Quand l'homme naît, le tsing et le khi s'unissent (pour le former) et cela suffit. Le tsing est congénère au sang, il développe et entretient le corps, conséquemment
il appartient au yin. Le khi a la faculté de savoir, de connaître, de bien agir, de diriger les opérations. Ainsi il appartient au yang. Les deux réunis composent
l'être humain.
Le tsing est le pek. Ce par quoi l'oreille entend, l'œil voit, c'est l'œuvre du tsing ; c'est pourquoi on l'appelle pek. Le khi se parfait dans le
cœur. Aussi tout ce que le cœur pense et ce que le corps fait est dû au khi. Les deux se complètent. La vieillesse les affaiblit. Quand l'homme meurt, le hwan va au ciel suivant
le yang, et le pek va en terre suivre le yin. »
Voilà, si je ne me trompe, un exposé philosophique qui serait presque sans reproche sans l'intervention inattendue et peu congruente du yin et du yang.
Nous avons en effet ici les deux éléments qui constituent réellement tous les êtres : l'élément matériel sous la forme du tsing, et l'élément spirituel sous la forme du khi. Le
premier constitue le corps de l'homme, et le second, son âme. Le tsing ou le corps est animé par le pek qui se confond avec lui, qui ne forme pas une substance distincte. Le
hwan, qui est la manifestation du khi dans l'homme, lui donne la pensée et la volonté ; il se réalise dans le corps, il n'existe pas d'abord séparément. Le corps et l'esprit
réunis complètent l'être humain qui s'affaiblit par la vieillesse ; mais la mort même ne détruit pas le hwan ; le pek seul suit le corps dans la terre où on le dépose et le
hwan ou l'âme va au ciel. La philosophie spiritualiste de nos régions occidentales ne dirait pas mieux que ce taoïste chinois.
Nos recherches anthropologiques nous ont conduit jusqu'ici à ce double résultat : l'homme est le produit de l'action combinée du yang et du yin, ou du ciel et de la terre, et de
ces principes producteurs il reçoit un corps matériel et un esprit, une âme, ou bien un principe animal et un principe spirituel ; le premier anime le corps, le second donne au tout sa nature et
ses opérations spirituelles, son esprit et sa volonté. Le premier périt avec le corps ; le second lui survit et va dans le ciel ; les sages chinois ne le suivent pas plus loin. Dès qu'il a
disparu dans les régions célestes, ils ne s'occupent plus de son sort ; on dirait qu'ils subissent l'influence du Grand Maître qui ne voulait pas s'enquérir des choses d'outre-tombe.
Les passions ou affections qui naissent du tsing et se diversifient selon leur tendance sont au nombre de sept, d'après l'estimation
générale. Ce sont : la satisfaction et le déplaisir, la colère, la crainte et le désir, la haine et l'amour, enfin, la douleur. Elles se partagent ainsi en trois groupes d'éléments opposés comme
les dvandvas sanscrits, plus un sentiment isolé, la douleur.
Les auteurs du Tu-shu-tsiuen-tcheng ont une autre division, à savoir : la satisfaction et la colère ; le chagrin et le plaisir, la joie ; la compassion douloureuse et la jouissance ; la
crainte et l'anxiété, la timidité ; le doute, le soupçon ; à quoi ils ajoutent : l'erreur, le repentir ou regret, et la patience le support, l'endurance.
Toutes ces affections sont bonnes en soi ; le mal, en elles, n'est point originaire (disent les auteurs du Sing-ming, citant Tchang-tze), il provient des circonstances où ces passions
exercent leur action, leur objet à un moment donné, l'excès ou l'insuffisance de l'acte, etc. Ainsi la sympathie, la pitié sont choses excellentes, mais avoir pitié, sympathie pour un objet
indigne, c'est mal. Être ferme et décidé, c'est bien ; l'être quand il ne le faut pas, c'est mal. Bien que ces actes soient mauvais dans ces circonstances, leur principe, la faculté, la passion
doit subsister ; autrement on ne pourrait plus faire aucun acte. C'est que l'affection sort du principe céleste ; le mauvais usage de cette tendance, le choix d'un objet indigne est l'œuvre de
l'homme qui n'entache point le principe par l'abus qu'il en fait. C'est comme la faux destinée à couper le grain qui ne devient point mauvaise parce qu'elle aura servi à tuer un homme.
Si le principe céleste était mauvais en soi, il n'y aurait pas moyen d'agir vertueusement. Car ce qui est essentiellement mauvais ne peut produire le bien.
C'est la même pensée que Yang-Hiang exprime en ces termes :
« Le principe des choses est bon ; avant que les sentiments s'élèvent dans le cœur, joie ou colère, plaisir ou peine, tout y est bon. Quand ces mouvements se produisent, s'ils sont conformes au
principe, tout est bon encore. S'ils y sont opposés, alors le mal se produit. Ainsi le mal vient des facultés et non de la source du principe. »
(Voir le commentaire du Sing-ming, § 3, qui s'étend longuement sur cette idée et ses conséquences.) Quant aux circonstances déterminant la nature morale d'un acte, le Sing-ming
cite comme exemple : mettre le feu, tuer un homme. En soi, ce sont des actes coupables ; mais si on allume le feu pour cuire le riz, si on exécute légalement un criminel, ces actes sont bons et
légitimes (§ 12).
Les actes du cœur sont exprimés fréquemment par ces deux mots : « Il entre et sort », tchut, juh. Ce doublet est employé communément pour désigner les actes des hommes à l'intérieur de
la maison, pour la famille, et au dehors pour les intérêts publics, et d'une manière générale, toute la conduite. Le Sing-ming ajoute à ces termes : « On ne sait où il est. » Ceci
servirait donc à peindre la mobilité du cœur et l'invisibilité de ses actes. Mais Tchou-hi l'explique de cette façon :
« Quand le cœur se maintient en droiture, il est à l'intérieur ; quand il se relâche et ne se retient point, il sort. Alors son fondement, qui est bon en soi, se laisse aller au mal comme l'onde
courante. S'il n'est pas bien gardé, le cœur humain s'en va comme un radeau emporté par les flots, poussé dans tous les sens ; ou bien il ressemble à un miroir suspendu où tous les objets les
plus divers viennent se refléter. Qu'ils soient bons ou mauvais, beaux ou laids, le miroir prend toutes leurs formes. »
Les philosophes chinois reconnaissent aussi la double loi qui produit la lutte au sein du cœur humain.
« Dans la poitrine de l'homme, est-il dit au Sing-ming (III, § 2), il y a comme deux hommes, Zho yeū erh jin. S'ils veulent faire le bien, le mal semble les entraver ; s'ils
veulent faire le mal, ils ont honte de leur mauvaise disposition. Ces deux hommes ne sont point originairement entre eux ; aussi sont-ils en désaccord complet. »
Si l'on sait maintenir pures sa pensée, ses intentions, on ne laisse point troubler, maculer sa substance spirituelle (khi). Cela mérite toute attention ; car la pensée maculée entraîne
de plus en plus au mal.
Les passions ne viennent pas du dehors ; elles sortent du dedans, excitées par l'extérieur. Ce sont comme les vagues de l'eau. La nature de l'eau est d'être claire et tranquille comme un miroir.
Si elle choque du sable et des pierres, elle devient inégale et tourbillonne tout autour des obstacles. Si un vent violent passe par-dessus, elle s'élève en vagues contrairement à sa nature.
C'est ainsi que dans le cœur de l'homme s'élèvent les tendances mauvaises (Sing-ming, III, 2) par l'impression des objets extérieurs. C'est l'explication reçue en dernier lieu ; mais
elle n'est pas universellement admise. Et le même livre, au chapitre I, nous en donne une et même plusieurs autres sans souci de la contradiction.
D'abord, c'est le khi ou substance-fondement de l'être qui est en faute ; c'est lui qui contient les bonnes et les mauvaises tendances, le bien et le mal, parce qu'il a à la fois
l'élément pur et le trouble. On est sage ou grossier, vertueux ou vicieux, selon qu'on possède plus ou moins de l'élément pur ou du troublé (III, 2).
Un peu plus tard, ce sont les principes vital et matériel (khi-tchi) qui sont les coupables, c'est en eux que sont les imperfections, les inégalités de clarté et de force. Dans leurs
actes, ils peuvent ajouter des défauts aux vertus, comme la faiblesse, la bassesse à la bonté ; ou laisser la honte, la haine se porter sur des objets qui ne doivent point inspirer ces
sentiments.
Nous n'entrerons pas dans une discussion plus ou moins approfondie de la nature des diverses passions que nous avons énumérées ci-dessus. Les Chinois, d'ailleurs, ne nous ont donné que de bien
maigres renseignements à cet égard. La grande encyclopédie Tu-shu-tsiuen-tcheng, qui leur consacre de nombreuses pages, ne contient que des phrases où les termes exprimant ces affections
de l'âme sont employés en raison des faits qui y sont relatés. Par exemple : « Tel personnage se réjouit », « tel autre se fâcha », etc. Mais de définitions, point de trace. Nous nous bornerons
donc à dire quelques mots de chacune d'elles.
Khi désigne la satisfaction que l'on éprouve dans la jouissance d'un objet qui nous plaît, que nous sommes portés à aimer. Le plus souvent cela se rapporte à un plaisir des sens. Le
caractère est formé de deux autres désignant la bouche et une troupe de danseurs.
Nu est la colère accompagnée d'un sentiment de haine pour un objet qui nous cause un mal et dont nous nous éloignons avec répugnance. C'est l'opposé du précédent. Ces termes
caractérisent l'attrait par le plaisir et la répulsion par le mal.
Gai est l'amour, l'affection fruit d'un attrait intérieur provoqué par les belles qualités, les bienfaits et non par le plaisir. C'est l'émanation naturelle du cœur, dit l'auteur du
Shuo-wen.
Wu, qui lui est opposé, désigne la haine, l'animadversion pour ce qui est laid, mauvais, méchant. La figure représente un cœur mal disposé ; figure le mal.
Gai et wu sont deux dispositions, deux sentiments régnant à l'intérieur du cœur ; tandis que les deux précédents indiquent des mouvements vers le dehors.
Yuk est le désir, l'aspiration vers un objet, abstraction faite de la joie, de la jouissance que l'on peut éprouver en le possédant ou qui en inspire la pensée. C'est ce qui fait sortir
le cœur de ce milieu qui est sa norme et sa perfection comme nous le disons plus loin.
Kü est la crainte opposée au désir, la crainte d'un mal et aussi l'appréhension, la timidité. L'idéogramme assez singulier est composé du symbole du cœur à gauche, et, à droite, de
l'idéogramme de l'oiseau surmonté de deux yeux. C'est ce qui figure la crainte, la timidité, l'oiseau observant le danger. Kü est cette crainte qui fait perdre contenance,
wuh-shèu-maό.
Gai, enfin, est le sentiment de la douleur causée spécialement par la perte d'un parent ; le bas de la figure représentait jadis un vêtement, le vêtement de deuil. Gai est la
douleur et son expression par les gémissements, les lamentations ainsi que par les paroles de condoléance. C'est le sens principal que lui donne le Shuo-wen qui l'explique par, mot
désignant spécialement les lamentations qui se font à la porte d'une maison mortuaire.
Pour le Yü-pien, c'est la tristesse produite par une perte, un dommage. Tous les deux ont raison, mais le premier sens est primitif.
Ces sept passions principales sont généralement admises comme telles par les moralistes chinois ; c'est la division classique. Nous avons vu que le Tu-shu-tsiuen-tcheng en a d'autres et
emploie quelques autres termes ; les deux premiers et le sixième seuls sont admis de part et d'autre.
Aux troisième et quatrième les auteurs de ce livre substituent yéu et lo, le chagrin et le plaisir, le contentement du cœur qu'ils font suivre de la compassion et de la
joie.
Fei, « la compassion », est ce sentiment du cœur qui le remue et le peine sans paroles ni larmes.
Hue et i, « soupçon, doute », impliquent le trouble de l'esprit incertain, anxieux. L'encyclopédie y ajoute en sous-ordre hoei-ki, sentiment qui fait éviter, fuir
quelque chose, et mi-wang, « erreur et oubli ». Les caractères correspondants représentent, pour le premier, la semence emportée par le vent (cheminant) ; pour le second, le cœur et la
mort. L'oubli est la mort morale du cœur.
La sensualité et la gourmandise figurent également dans cette liste. La première se rapporte spécialement à l'inconduite.
Après cela viennent en un même chapitre : l'esprit de tromperie ou l'erreur, l'illusion ; puis le repentir et l'attention, la conscience de ses fautes.
Il y a passablement de désordre dans cet assemblage. Le fait de l'erreur, par exemple, y est uni au sentiment du repentir et celui-ci forme l'acte d'une faculté, une passion comme la colère. La
profondeur des spéculations chinoises dont parlent les sages, ne descend pas jusqu'à cette précision, cette clarté des notions qui préviennent une confusion de ce genre.
En outre, il serait inutile de chercher dans ces longs chapitres de l'encyclopédie, une définition, une explication quelconque de la nature de ces affectus : il n'y en a d'aucune sorte. Tout s'y
réduit, comme je l'ai dit plus haut, à des reproductions de textes où ces termes sont employés. La sagacité des compilateurs n'a pas su les faire sortir de ce rôle vulgaire.
Ainsi, au premier chapitre, il rapporte ce passage des annales de Sze-ma-tsien, où il est dit que Kong-kong ayant combattu contre Tcho-yong et ayant été vaincu, s'irrita, choqua de la tête le
mont Pou-tchéou et le renversa, de sorte que les piliers du ciel furent brisés ; puis vient un autre du Li-ki qui raconte la joie de Wen-wang lorsqu'il avait appris que son père Wan-ki se portait
bien; etc.
Nous y trouvons cependant des notes de la profondeur de la suivante, empruntées au Pe hu-tong:
La joie a son siège à l'ouest et l'aversion à l'est, parce que c'est à l'ouest que tous les êtres reçoivent leur perfection ; de là, la joie, le plaisir ; et c'est à l'est qu'ils prennent
naissance, ce qui est cause de colère.
L'auteur s'abstient, non sans raison, de motiver cette assertion étonnante. Nous ne nous chargeons pas de le faire à son défaut. Le lever et le coucher du soleil ont inspiré cette attribution aux
points cardinaux témoins de ces scènes grandioses. Mais la naissance des êtres cause de colère, cela passe ma compréhension.
Toutes les passions dont nous venons d'expliquer la nature, tendent à exciter dans l'âme, dans le cœur, des mouvements momentanés ou prolongés,
des tendances, des habitudes qui le font sortir de lui-même et se porter vers les objets extérieurs dont l'action, l'attrait a produit ces motions internes.
Tout cela trouble l'âme et la tire de l'état où sa nature l'appelle et qu'elle ne devrait point quitter si elle veut rester parfaitement intelligente et maîtresse d'elle-même. Cet état est ce
qu'on appelle le milieu, tchong.
Qu'est-ce que le tchong ? Se fiant à la traduction reçue de ce mot, on le rend universellement par « milieu » et l'on en a conclu que les Chinois comme les stoïciens prêchaient que la
vertu consiste dans le milieu : in medio virtus, c'est-à-dire dans le milieu entre l'excès et le manque.
C'est une erreur complète ; le tchong chinois a un tout autre sens que le medium des disciples du Portique. L'erreur est d'autant plus incompréhensible que les Chinois se sont donné la
peine d'expliquer cent fois quel sens ils attribuent à ce terme.
Déjà dans le début du livre fameux du Tchong-yong, l'œuvre de Kong-fou-tze ou de ses disciples immédiats, le sens de cette expression était donné avec une précision parfaite :
« L'état où aucun sentiment de joie ou de peine, de plaisir ou de colère n'est encore né est ce qu'on appelle tchong. »
C'est donc, non point « le milieu », mais l'égalité d'âme parfaite.
Cette définition est reprise et développée au Sing-ming (chap. III) :
« Dans cet état de milieu, l'oreille n'entend rien, l'œil ne voit rien, bien que le principe de l'ouïe et de la vue subsiste complètement. En cet état, on ne peut atteindre le cœur parce qu'il
est sans mouvement, sans manifestation à l'extérieur. Alors on ne peut le scruter, le connaître. Il faut pour cela qu'il fasse un acte de volition ou d'intelligence, car dès qu'il perçoit un
objet, il agit, il se meut, toute perception est un mouvement et peut s'apercevoir, s'étudier. »
Ainsi parlait Tcheng-tze, mais ceci n'est point admis généralement. La pensée, la perception intellectuelle ne détruit pas le tchong. Ce n'est que l'affection qui produit cet
effet.
Tel est le milieu prétendu des philosophes chinois. Il est vrai que la préface du Tchong-yong le définit ainsi : Puh piēn tchi wéi tchong.
Or, d'après Legge, cette phrase signifierait : « N'incliner d'aucun des deux côtés est ce qu'on appelle tchong, et ces deux côtés ce sont le trop et le trop peu. Mais cela n'est point.
Le savant sinologue a corrigé lui-même son explication dans le vocabulaire du Tchong-yong, où il donne à piēn le sens unique de partial, pervers. En effet, c'est là la vraie
signification de ce mot, et puh piēn est l'absence complète d'affect dans un sens quelconque, amour ou haine, joie, plaisir ou colère, etc.
En outre, l'état du tchong dans le cœur est souvent figuré par l'eau à la surface parfaitement unie et plane, et les affects par le vent qui, soufflant sur le miroir liquide, soulève les
vagues et détruit son tchong. Rien donc de plus clair que cette explication.
Le cœur que ne remue aucune sollicitation extérieure, toujours parfaitement maître de lui-même, est au tchong, dans un état d'égalité d'âme parfaite. C'est aussi son état parfait.
Il ne faut pas cependant conclure de là que dès que le cœur sort du milieu il est en un état blâmable, dont il doit se retirer au plus tôt. Naturellement, quand une circonstance quelconque le
force à sortir de lui-même, il doit modérer ses passions, ses mouvements, en sorte qu'aucun d'eux n'excède les bornes ; quand tout observe la juste mesure, alors l'état du cœur, qui est ainsi ému
selon les règles, est appelé du nom de ho, c'est-à-dire « harmonie, juste proportion, concorde et paix ».
C'est ce que disait déjà le Tchong-yong et c'est ce que répètent les auteurs du Sing-ming avec leurs maîtres Tcheng-tze et Tchou-hi. À ce propos, ils attaquent la morale
bouddhique qui montre la perfection dans la contemplation inerte où l'esprit ne voit rien et le cœur ne sent rien ; ce qui réduit l'homme au néant moral. Les sages n'enseignent que de se tenir
ferme et droit, tchi=stare, et non immobile de cœur et d'esprit, ting. Malheureusement les hommes ne savent pas se tenir en cette fermeté, puh nēng tchi ; mille choses
les préoccupent, et quand il survient quelque affaire, ils la prennent trop à cœur et le cœur sort de lui-même. C'est une faute. On ne doit point se livrer ainsi, mais s'exercer avec grand soin à
conserver l'unité intérieure. Dans un moment de repos intérieur, une affaire se présente à l'esprit ; il faut d'abord examiner s'il faut s'en occuper ou non ; en aucun cas, on ne peut écouter ou
regarder d'une manière contraire aux bonnes règles.
Au sujet de cet état de tchong, une controverse s'est élevée entre les penseurs chinois. Quelques-uns disent que pour connaître véritablement la nature du cœur, il faut le prendre en
cette situation, que c'est seulement alors qu'il est vraiment lui-même et non modifié par l'influence des objets extérieurs dont l'action reçue par le cœur altère sa nature.
À cette raison, Tchou-hi oppose avec justesse que dans ce milieu le cœur est insaisissable par l'esprit ; que sa substance échappe à l'observation et que c'est seulement par ses mouvements qu'on
peut constater ce qu'il est, de quelles qualités il est doué.
« C'est par le mouvement seul, dit Tchou-hi, que l'on peut connaître l'état du repos. »
Ceci est dirigé contre les théories du bouddhisme qui enseignaient à se tenir dans ce qu'on appelle « la contemplation immobile ou inerte », sans affections, sans pensée même, anéantissant la vie
actuelle.
Au temps où vivait Tchou-hi, c'est-à-dire au XIIe siècle de notre ère, le bouddhisme était à la mode en Chine, non point la religion de Bouddha, dont on se souciait très peu, mais les théories
philosophiques, la prétention à l'illumination subite, à la possession parfaite de la science par la contemplation inerte, l'immersion de l'esprit dans le vide, le néant intellectuel. Système
commode de perfectionnement spirituel qui dispensait de la pratique des vertus commandée par les anciens sages.
Parmi le peuple, c'était la doctrine de la métempsycose et des enfers redoutables qui exerçait le plus d'influence.
Tchou-hi se plaint en différents endroits du triomphe de ces idées. Lui-même avait d'abord étudié le bouddhisme avec sympathie, mais il en avait bientôt reconnu le vide et la sottise et il était
revenu aux enseignements de Kong-tze et de son école.
À propos du Niveau, Tchou-hi cite ces paroles des livres bouddhistes, ou plutôt cette maxime mise en vogue par leurs adeptes :
« Que vous importe la nature bonne ou mauvaise des objets de nos pensées et de nos affections? Si je suis plongé dans la contemplation inerte, je n'ai plus aucun effort à faire. »
Tchou-hi condamne naturellement ce principe destructif de toute morale et lui oppose cette vérité que les objets extérieurs souillent le cœur quand ils l'entraînent vers ce qui est mauvais,
impur.
Si dans un moment de repos interne, dit-il, des objets se présentent à votre vue ou à votre ouïe, examinez d'abord ce que c'est. S'ils ne conviennent pas, ne laissez distraire ni vos yeux ni vos
oreilles ; en aucune circonstance, n'écoutez, ne regardez contrairement aux bonnes règles.
Si l'objet est bon et mérite l'application du cœur, suivez-le momentanément. Mais une fois l'affaire achevée, que votre cœur se retire, s'en détache, se débarrasse des idées étrangères et rentre
dans le repos.
Une autre erreur des bouddhistes, c'est de supprimer le cœur en réalité et de ne parler jamais de le corriger, de le rendre à sa nature primitive essentiellement bonne. (Voir le
Sing-ming, III, §§ 3 à 6.)
Les moralistes chinois reconnaissent certaines vertus fondamentales qui comprennent toutes les autres et en sont comme la racine, selon
l'expression consacrée. Mais leur nombre et leur nature ne sont pas les mêmes chez tous les philosophes de l'Empire du Milieu. Les uns en admettent cinq; d'autres, quatre ; d'autres encore, sept.
Mais le nombre le plus généralement reçu est cinq. C'est celui qui figure en tête du chapitre IV du Sing-ming intitulé Wuh-tchang ou les cinq principes fixes, perpétuels.
Ce sont : la bonté, l'équité, la droiture, la convenance et la sagesse.
Tout être composé de sang et de khi, est-il dit au commencement de ce chapitre, doit posséder ces cinq vertus fondamentales (wuh-tchang). Malheureusement on ne sait pas les
développer, les entretenir. Bien plus, les sages eux-mêmes ne les comprennent pas bien. Kong-fou-tze parle de la bonté, mais pas de l'équité. Meng-tze confond ces deux vertus. C'est une erreur
funeste ; la bonté est comme le corps et l'équité, son action. Ou si l'on veut comparer le tout à un corps, la bonté est la tête et les quatre vertus en sont les pieds et les mains.
Le Yi-king a une autre théorie : il parle de quatre vertus, teh, et de leur principe, yuen ; mais nous sommes avertis que ce yuen est la bonté du
Sing-ming et les quatre teh correspondent à ses quatre shangs. Quant à la nature intrinsèque des quatre principes ou vertus, le même livre nous apprend que la
comparaison des quatre membres s'applique également ici. De même que les mains et les bras ne sont pas les principes d'activité du corps, mais seulement les moyens d'user de celle-ci, des
adjudants du corps, de même les quatre vertus secondaires ne sont point les principes d'activité du cœur, mais seulement ses agents, ses instruments. Il est faux en outre que les cinq vertus
soient produites par le principe-agent extérieur, comme les cinq espèces de céréales par le yang. L'effluve du yang agissant en dehors de lui, c'est le tsing, « la
pensée, source de passion ». La vraie comparaison est celle-ci :
Le cœur est la semence, la puissance génératrice est la bonté, les vertus sont les différents grains produits de la semence par cette puissance. Le yang, lui, illumine l'intelligence et
lui fait saisir les concepts, la nature des objets qui provoquent les actes de vertu.
Voilà donc ce que sont les vertus et quel est leur rôle respectif.
Tâchons maintenant de déterminer la nature spéciale de chacune d'elles. Nous nous occuperons d'abord de l'école moderne ; puis nous dirons en terminant quelques mots des systèmes confucéen et
taoïste. Nous devons commencer par « la bonté », qui est la reine et la racine des autres vertus. À tout seigneur, tout honneur.
Qu'est-ce donc que la bonté ? Cela est vivement controversé. Examinons d'abord le caractère qui la figure. Nous le trouverons composé de, abrégé de celui qui représente l'homme, et, le chiffre 2.
Cela représente donc les rapports qui doivent unir les hommes entre eux, ce qui est fort vague. En raison de cet idéogramme, on rend généralement ce terme par « humanité » ; mais c'est là rendre
la figure et non le sens. La jin est beaucoup plus étendue que ce que nous entendons par humanité, « humanity ».
Le Li-ki, au chapitre Li-yun, la dépeint ainsi : c'est la racine, la base de l'équité, le substratum de la concorde et de la condescendance ; qui la possède observe les lois du respect.
L'Erh-Ya n'a que ce mot : « support, condescendance », ce qui est évidemment trop restreint.
Jin est toujours rendu en mandchou par gôsin, qui signifie « bonté, bienveillance, affection ». Mais ce terme désigne encore quelque chose de plus, car le Sing-ming condamne la
définition du philosophe Han-Yu, conçue en ces termes : « La jin est l'affection, la compassion (gai) universelle.» Cette dernière vertu y est comprise sans doute, mais ce n'est
pas toute la bonté, ajoutent nos auteurs. De même, sans « la bonté » il n'y a ni savoir ni intelligence vraie, mais la bonté n'est point cette double qualité.
La loi de la bonté, c'est la droite équité (kong), mais la bonté ne se résume pas dans cette justice. L'homme sincèrement juste est bon, impartial et se préoccupe des autres êtres comme
de lui-même ; il sait être vaillant, aimant et compatissant pour tous.
Si la bonté était parfaite, le ciel et la terre seraient comme un seul corps où toutes les parties s'entr'aiment et s'entr'aident ; car tous les êtres en seraient comme les membres. Le saint
(sheng) est la perfection de la bonté ; lui seul sait ainsi former son cœur ; or, c'est là tout l'homme.
La bonté (jin) dont nous parlons est donc cette vertu qui porte l'homme à l'amour, à la compassion pour tous comme pour soi-même et qui dans ses actes se règle d'après les principes de
la plus droite équité. On est bon, dans ce sens, quand on n'a dans le cœur que des sentiments vertueux, charitables, compatissants et justes, et ces sentiments doivent s'étendre à tous les
hommes, si pas à tous les êtres.
Le Sing-ming termine par cet aphorisme, qui ne manque pas de profondeur : La vérité est la loi des décrets célestes ; l'égalité, l'absence de passion désordonnée est la loi de la nature
; la bonté est la loi du cœur.
La bonté, est-il encore dit, implique les autres vertus et quand l'affectus est réglé par ses émanations : l'affection, le respect, la convenance, la concorde et l'observation des distinctions,
le cœur pénètre tout, opère tout.
Pour faire régner en soi la bonté, il faut se vaincre soi-même et observer toutes les règles des rapports avec les autres hommes.
Tous les hommes, les saints exceptés, ont laissé leur nature, leurs affectus se corrompre. Pour la restaurer en l'état de bonté, il faut se vaincre, étouffer tout sentiment personnel, être grave,
modeste, attentif et soigneux, juste, fidèle et bienveillant ; ainsi la nature céleste de notre cœur se relèvera de son abattement et se purifiera de ses souillures.
On voit que le mot « humanité » rend très mal la « bonté » des Chinois. Il est d'autant plus inexact que cette bonté doit s'étendre jusqu'aux animaux ; car il dit expressément que la bonté en
l'homme aime l'homme et rend service aux êtres (animés ou non).