René de Courcy (1827-1908)
L'EMPIRE DU MILIEU
Description géographique, précis historique, institutions sociales, religieuses, politiques,
notions sur les sciences, les arts, l'industrie et le commerce.
Librairie Didier, Paris, 1867, 692 pages.
- "Préface : Présenter au public un résumé fidèle et succinct des notions générales que les peuples occidentaux ont recueillies sur l'empire du Milieu, depuis qu'ils sont entrés en relations avec lui : tel est le but que j'ai voulu atteindre en écrivant cet ouvrage. Il m'a paru qu'il pouvait être publié avec quelque profit, au moment où les armes victorieuses de la France et de l'Angleterre, habilement secondées par les négociations de leurs diplomates, viennent de briser, d'un seul coup, les obstacles séculaires qui séparaient la Chine de l'Europe."
- "Ces obstacles, si absolus et si persistants qu'ils commençaient à désespérer nos patients efforts, la juste méfiance d'une monarchie semi-barbare, naturellement jalouse de son pouvoir et de son prestige, l'ignorance à la fois présomptueuse et timide de ses sujets, la rigueur et l'injustice des procédés dont on usa d'abord envers la Chine, — les avaient fait naître." Lire la suite ci-dessous.
Extraits :
Préface (suite) - Caractère national. Noms, prénoms, sobriquets - Le culte officiel - Sorts,
philanthropie et infanticide
Administration - Scupture, peinture, musique - Agriculture, industrie, commerce
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Ils s'étaient maintenus, pendant plus de deux cents ans, par la force de l'habitude et de la tradition. Les circonstances odieuses d'où sortit,
en 1840, la guerre de l'opium les avaient fortifiés. À peine parurent-ils fléchir sous l'impulsion du nouveau régime qu'inaugurèrent les traités de 1842 et de 1844. Ils ont aujourd'hui disparu
pour ne plus se relever si nous savons ne point abuser de notre victoire, si notre modération, notre fermeté, notre vigilance en développent les conséquences, en maintiennent et en complètent les
résultats.
Les traités de Tien-Tsin et les conventions qui leur servirent de corollaires ont réalisé une des plus grandes et des plus nobles conquêtes de la civilisation moderne, en ouvrant aux entreprises
du négoce étranger, à la libre propagande des missionnaires chrétiens, aux investigations du voyageur et du savant, la plus riche, la plus industrieuse, la plus féconde, la plus populeuse, la
plus curieuse contrée de l'univers. Désormais il n'est plus un port important des côtes chinoises qui n'admette les navires de toutes les nations du globe, il n'est pas un lieu de l'empire
chinois qui ne puisse être visité par les Européens ; il ne s'y rencontre pas une ville, pas un village où le prêtre chrétien ne puisse enseigner ouvertement sa doctrine. Nos ambassadeurs
résident à Péking. Aucune humiliation ne leur est imposée. Ils interprètent directement les griefs de leur pays et de leurs nationaux, et traitent d'égal à égal avec les conseillers intimes de
l'empereur. Que de belles et brillantes promesses dans ces conquêtes ! Déjà nos marchands se sont établis, sous la protection de nos consuls, dans les grandes villes que baigne le Yang-tze-kiang,
la principale artère de la Chine. Les intelligentes populations du vaste et fertile bassin qu'arrosent le fleuve Bleu et ses tributaires, profitent, avec empressement, des avantages de notre
industrie. Sa supériorité éclate à leurs regards. Elles en partagent avec nous les bénéfices. Éclairées par l'intérêt, le guide irrésistible de leur race, elles ouvrent les yeux à la lumière. Le
vieux préjugé chinois est frappé au cœur. Quels magnifiques triomphes attendent notre civilisation, quels gains immenses sont réservés à notre commerce si ce préjugé vient à disparaître
entièrement, si, mettant à profit la science de nos ingénieurs aussi bien que l'expérience de nos industriels, et nous abandonnant la part de bénéfice et d'influence qui serait due légitimement à
notre concours, la nation chinoise vient à multiplier la puissance de ses ressources nationales, par la construction de chemins de fer et de télégraphes qui relient entre elles ses grandes cités,
par l'établissement d'un service régulier de steamers sur les innombrables rivières qui sont les routes commerciales de l'empire, avant tout, par l'exploitation des richesses inouïes que recèlent
ses mines d'argent, de cuivre, de fer et de houille.
Une transformation si magnifique et si féconde n'est point improbable. Nous avons vu la valeur approximative du négoce étranger que représentait en Chine, pour l'année 1855, la somme de 300
millions de francs y atteindre, neuf ans plus tard, sans tenir compte du trafic de l'opium, le chiffre énorme de 1 milliard 200 millions de francs, bien que les districts producteurs du thé et de
la soie eussent été, en partie, dévastés par les rebelles, bien que la terreur qui régnait autour de Shang-haï, au temps où l'insurrection cernait, de toutes parts, ce grand emporium des échanges
maritimes, en eût banni, pendant plusieurs années le crédit et la confiance. Que de si rapides progrès, accomplis dans des conditions défavorables, nous servent de leçons et d'encouragements ! La
formidable muraille qui abritait les soupçons et l'ignorance de l'empire du Milieu n'existe plus. Nous contemplons maintenant face à face cette civilisation antique dont l'éclat émerveillait les
regards de nos voyageurs, alors que l'Europe sortait à peine des ténèbres du moyen âge. Elle est restée immobile dans son égoïste isolement, et son immobilité l'a fatalement conduite à la
décrépitude. La civilisation occidentale, que ses origines chrétiennes et les instincts naturels de notre race ont faite, au contraire, essentiellement expansive, est maintenant aux prises avec
elle ; elle doit la vaincre en la régénérant.
Ce prodigieux triomphe est-il assuré, est-il prochain ? Nul doute pour moi, que les destinées sociales, industrielles et mercantiles du peuple chinois n'appartiennent désormais à l'Europe. Nul
doute aussi qu'elle ne parviendra point à les transformer sans subir les épreuves d'une lutte incessante et laborieuse. Les erreurs souvent déplorables de notre passé, les enseignements parfois
douloureux de notre expérience guideront, en Chine, nos futurs efforts. Nous n'oublierons pas que nous y avons des fautes, des crimes même à racheter par des services et des bienfaits. Nous
opposerons constamment aux méfiances du gouvernement chinois, à son mauvais vouloir que déguisent mal ses protestations affectées, à ses ruses artificieuses qui sont les armes naturelles de sa
faiblesse, la loyauté et la courtoisie de nos allures, la dignité et la fermeté de notre attitude. Nous essaierons de le contraindre au maintien de la paix en le faisant notre obligé et notre
débiteur, en appelant, par exemple, au secours de son trésor appauvri, les capitaux de nos financiers ; nous nous garderons de ces précipitations imprudentes, de ces ingérences téméraires, de ces
inutiles provocations qui compromettent les meilleures causes ; nous saurons maintenir résolument, fût-ce même au prix de quelques sacrifices, l'union des quatre grandes puissances qui, seule,
protège efficacement à Péking les intérêts solidaires des peuples civilisés, qui seule protège la Chine contre les ambitions rivales des deux puissants empires dont les frontières lui sont
communes ; nous protégerons, avec une stricte impartialité, l'admirable dévouement de nos missionnaires ; désireux de témoigner, en toute circonstance notre amour pour la justice, nous ne
craindrons point de réprimer, avec éclat, les actes coupables que commettraient nos nationaux ou les tentatives illégales de notre commerce ; nous lui rappellerons, s'il le faut, que, sans la
bonne foi et la patience, il risque son honneur et sa fortune.
Ce n'est pas sans dessein que j'ai fait précéder cet ouvrage des réflexions qu'on vient de lire. Elles en feront comprendre le sens et l'intention. Mes loisirs m'ont permis d'étudier la plupart
des recueils anecdotiques, scientifiques, édifiants, statistiques, pittoresques ou littéraires que les Européens ont écrits sur l'empire du Milieu. Les plus sérieux et les meilleurs, si l'on
excepte les excellentes études de nos sinologues et les volumineux travaux de nos anciens missionnaires, sont dus sans contredit, aux publicistes anglais ou américains. Il m'a été facile de
comparer leurs valeurs respectives pendant mon séjour en Chine, où j'ai pris une part active et directe aux affaires diplomatiques et passé six ans de ma vie.
J'ai cru qu'en coordonnant les notions que j'avais puisées dans ces recueils, en les complétant par mes propres souvenirs et par les informations qui me sont parvenues depuis mon retour, en
écrivant, d'après ces données authentiques et consciencieuses, un volume simple et impartial, sobre de réflexions, d'autant plus facile à consulter qu'il fût plus concis et plus méthodique, je
pourrais être utile à ceux de mes compatriotes qu'intéressent les grandes choses de l'extrême Orient. Je n'ai pas eu d'autre ambition.
L'ouvrage que j'ai intitulé « L'empire du Milieu », est divisé en six livres dont les cinq premiers traitent successivement de la géographie, de l'histoire naturelle, des mœurs et des religions,
du gouvernement et de l'administration, des sciences et des arts, de l'agriculture, de l'industrie, du commerce et de l'histoire de la Chine. Le sixième présente un exposé chronologique des
événements les plus remarquables et des faits les plus intéressants auxquels les peuples civilisés ont pris part, dans l'empire chinois, jusqu'à la fin de l'année dernière. Il est suivi de
quelques pièces justificatives.
Paris, octobre 1866.
« Je me félicite chaque jour, dit un vieil auteur chinois, Tien-ki-chi, d'être né dans l'empire du Milieu, et me répète, sans cesse, que mon sort
serait bien différent si j'avais eu pour patrie quelque coin reculé du monde, où les hommes, élevés dans l'ignorance des maximes de nos princes et des pratiques de la vie sociale, n'ont d'autres
vêtements que le feuillage des arbres, mangent du bois, habitent des régions désertes et vivent dans des cavernes. Bien que faisant partie du genre humain, j'eusse été semblable à la brute.
Heureusement pour moi je suis né en Chine ; j'ai tout, ce qu'il faut pour vivre heureux : une bonne maison, une nourriture abondante, des meubles élégants, des vêtements commodes. En vérité, mon
bonheur est extrême ! »
Cette satisfaction naïve d'un écrivain populaire reflète à merveille les puériles préjugés de sa race. Il ne faut pas s'étonner que ces préjugés existent en Chine, et nous aurions peine à
comprendre, pour notre compte, qu'ils y fussent moins répandus et moins enracinés. L'Europe a-t-elle le droit de se montrer sévère pour les erreurs de cette antique civilisation de l'Orient dont
ses voyageurs éblouis ont célébré les merveilles, alors qu'elle-même était encore plongée dans les profondes ténèbres du moyen âge ? Il est certain qu'elle nous a précédés de plusieurs siècles
dans ces admirables découvertes et l'application de ces grandes théories sociales : l'invention de l'imprimerie et de la boussole, le tissage de la soie, le triomphe de l'ordre sur l'anarchie, la
centralisation politique et administrative, l'égalité civile, l'autorité de la loi dominant celle du souverain, l'accession de tous aux emplois par le mérite publiquement constaté, — qui ont fait
l'honneur, la richesse, la sécurité des temps modernes. L'historien et le philosophe se demandent encore aujourd'hui si l'Occident ne les lui a pas empruntées en partie, et si, privé de tant
d'exemples féconds, livré uniquement à ses propres forces, son génie n'eût pas avancé d'un moins sûr et rapide essor dans la voie du progrès.
Accuser les habitants de la Chine, comme l'ont fait déjà tant de narrateurs, de barbarie et d'intolérance, ce serait les juger sans discernement et commettre, nous-même, la méprise du vieil
écrivain Tien-ki-chi. L'observateur impartial et sérieux constatera que généralement le Chinois est fourbe, dissolu dans ses mœurs, enclin au vol, très corrompu et par conséquent très corrupteur,
peu religieux quoique très porté aux superstitions, entêté au dernier point des mérites et des traditions de sa race, grand contempteur de l'intelligence des femmes, grossier sous le vernis de sa
politesse cérémonieuse, rampant en face du fort, hautain et arrogant vis-à-vis du faible, implacable et cruel dans ses vengeances, plein de mépris pour l'étranger, fort ignorant des vrais
caractères de la dignité publique qu'il fait consister dans l'apparat et le décorum, non dans le respect de soi-même et d'autrui ; — mais il reconnaîtra, en même temps, que ces vices, ces
préjugés, ces ridicules sont rachetés en partie par des qualités très remarquables, de précieuses aptitudes ou même d'éminentes vertus : par l'étonnante précocité de son intelligence, ses goûts
essentiellement studieux, le grand cas qu'il fait de la science, du mérite et des arts de la paix, comme en général de tout ce qui est véritablement utile, méthodiquement conçu, sobrement et
pratiquement réglé, par son merveilleux talent d'imitation, son génie industriel, commercial et organisateur, sa patience incomparable dans l'exécution de ses entreprises et son courage à toute
épreuve dans l'adversité, par le respect profond qu'il a pour l'autorité du père de famille et pour celle du prince qui en est à ses yeux, l'émanation directe et la conséquence nécessaire, par
son amour vivace pour son pays et ses institutions, par l'enjouement, la douceur et la sociabilité de son caractère. L'observateur impartial n'oubliera pas non plus que le peuple chinois n'a eu
pour frontières, pendant une longue suite de siècles, que la mer, le désert ou la barbarie, et que, dans les temps modernes, son gouvernement, par une politique dont on conçoit, sans peine,
l'égoïste prévoyance, a systématiquement repoussé le contact des populations occidentales. Il se montrera donc indulgent pour des préjugés qui sont, avant tout, les résultats de l'ignorance, et
il ne contemplera point, sans un sentiment de respect, cette vieille machine sociale, si puissamment organisée, si solidement construite, qu'après avoir défié l'assaut des âges, elle oppose
encore aujourd'hui, sans se disjoindre, les vastes flancs de sa masse homogène aux attaques irrésistibles de notre civilisation.
Notre intention n'est pas de décrire successivement les rouages innombrables qui en constituent l'harmonie, nous nous proposons seulement de mettre en relief, dans le courant de ce chapitre, les
principaux usages suivis, de temps immémorial, par le peuple chinois, nous réservant d'exposer ensuite ceux qui ont plus particulièrement rapport à sa religion, son gouvernement, son éducation
littéraire et scientifique, ses arts, son langage, son industrie et son commerce.
Un de ces usages que les siècles ont consacrés et qui est invariablement observé dans tout l'empire, impose aux Chinois, outre leur nom de famille qu'ils portent comme les Européens, plusieurs
prénoms, désignations ou titres qui correspondent aux diverses circonstances de leur existence habituelle, de leur vie littéraire ou de leur carrière politique. On en compte jusqu'à huit :
1° Un mois après sa naissance, le jeune Chinois est rasé, revêtu de beaux habits et, après l'accomplissement de certaines cérémonies religieuses en l'honneur de la déesse de miséricorde, son père
lui donne solennellement, dans une assemblée de famille, le jou-ming (nom de lait), qu'il garde jusqu'au moment où il commence à fréquenter l'école. Le nom de lait est choisi
ordinairement parmi ceux des plus belles fleurs ou des plus belles vertus. Quelquefois il désigne simplement un nombre indiquant celui des frères et sœurs, et l'enfant se trouve ainsi désigné par
un chiffre.
2° Le chou-ming (nom de l'école) se compose toujours de deux caractères dont la signification rappelle les faits les plus saillants de la vie antérieure du jeune homme, les études qu'il
va suivre ou la profession qu'il doit embrasser.
3° Quand il se marie, il reçoit le tz, sorte de dénomination civile qui devient son nom habituel.
4° Lorsqu'il obtient un grade littéraire où qu'il entre dans les fonctions publiques, il prend le kouan-ming, dont il se sert dans les relations officielles ou scientifiques.
5° Les hommes de cinquante ans adoptent un nom honorifique et le conservent jusqu'à la fin de leur vie.
6° Les tablettes suspendues dans la salle des ancêtres désignent les morts de haut rang, particulièrement les membres de la famille impériale, par un nom différent de ceux qu'ils portaient de
leur vivant.
7° Il est d'usage, dans le cercle de ses parents et de ses connaissances intimes, de prendre un prénom que le public est censé ne pas connaître et dont il ne pourrait se servir sans
impolitesse.
8° Enfin, les négociants adoptent toujours une dénomination particulière qui distingue, dans le commerce, leur maison, leur propre personne, leurs marchandises ou leur raison sociale s'ils ont
des associés.
Contrairement à la coutume européenne, le nom propre suit, en Chine, le nom de famille, qui se place également avant tous les titres honorifiques ou officiels. Ainsi ces mots, Liang-Ouantaï
sien sang, signifieraient le professeur (sien-sang) Ouantaï de la famille Liang. Les Cantonnais réduisent ordinairement les noms à une seule syllabe, qu'ils font précéder du son a,
tandis que les Fokiennois observent précisément l'usage contraire. Tsinteh, qu'on prononcerait familièrement A-teh à Canton, devient Tsin-a à Amoy. Ajoutons que les
Chinois ne font aucune différence entre les noms d'hommes et de femmes, et remarquons aussi que le sens des caractères par lesquels les noms des hommes sont exprimés, fournit parfois de
plaisantes réflexions à leur verve railleuse. Il arrive en effet que la signification souvent très ambitieuse de ces caractères et les aventures très prosaïques de l'individu qu'ils désignent,
présentent de bizarres anomalies.
Au fond, le polythéisme chinois est plutôt, de nos jours, la forme publique d'un culte officiel qu'une véritable religion. Il n'a ni clergé ni
dogmes ; ses livres canoniques ne renferment aucun corps de doctrine. On y lit, surtout dans le Chou-king, l'un des cinq grands classiques, des considérations historiques, des réflexions
presque toujours naïves, rarement profondes, sur la nécessité où sont les princes de consulter le Tien et d'obéir au Chang-ti ; on y trouve principalement dans le Li-ki
(livre des rites), des prescriptions minutieuses sur l'ordre et la marche des cérémonies, mais on y chercherait, en vain ces enseignements et ces théories précises sur la nature de la divinité,
sur la création de l'univers, sur l'origine, les devoirs, la fin de l'homme que l'on rencontre dans toutes les religions. Après deux siècles de controverse, nos sinologues ne sont pas encore
fixés sur la signification actuelle du Tien chinois. Est-ce le ciel matériel qu'il faut entendre par cette expression, ou l'être suprême et immatériel qui régit le monde, ou plutôt n'existe-t-il
pas une si grande confusion, à cet égard, dans les écrits des anciens classiques et de presque tous leurs commentateurs, que la question est vraiment insoluble ? Ce qu'il y a de certain, c'est
que le Tien, désigné souvent sous le nom de Ti (seigneur), Chang-ti (seigneur suprême), domine toute la hiérarchie divine et que celle-ci, nombreuse et variable, admet encore dans ses
rangs les astres ainsi que les mânes des grands hommes. Les sacrifices que leur rend le culte officiel, en exposant dans leurs temples de riches étoffes, ou des mets élégamment préparés, sont de
trois sortes. Le ciel Tien, la terre Ti, les mânes de tous les empereurs défunts, le dieu des récoltes ont seuls droit aux grands sacrifices ; le soleil, la lune, les mânes des souverains
appartenant aux premières dynasties, Confucius, les personnages illustres qui ont patronné l'agriculture, inventé et propagé le tissage de la soie, certaines divinités du ciel et de la terre
reçoivent ceux du second degré ; on accorde ceux du troisième aux mânes des anciens sages, aux génies des nuages, de la pluie, du vent, du tonnerre, des cinq grandes montagnes, des quatre mers et
des quatre fleuves, à Kouan-ti, le dieu de la guerre, l'un des patrons de la dynastie actuellement régnante, à Tien-héou, la reine céleste, à Kouan-yin, la déesse juste
et miséricordieuse, et à une foule de divinités dont la reconnaissance administrative ou la crédulité populaire ne cessent de grossir la liste ridicule. En qualité de fils du ciel, l'empereur
représente le pontife suprême de la religion d'État, et les mandarins en remplissent les fonctions sacerdotales. Ils doivent assister aux sacrifices en costume officiel et s'y préparer, pendant
quelques jours, par des ablutions, des abstinences, une vie chaste et austère. Le Li-ki règle les cérémonies que l'empereur seul a le droit d'accomplir avec l'assistance de ses parents
ou de ses principaux fonctionnaires, ainsi que les costumes qu'il y doit porter. Le ministère des rites interprète, commente, complète au besoin, suivant les nécessités des temps, les
prescriptions du Li-ki et la loi porte des peines très graves contre les téméraires qui oseraient les enfreindre en offrant, eux-mêmes, leurs pieux hommages aux dieux supérieurs. Aux
époques des solstices, des équinoxes et des principales phases de la lune, aussi bien que dans les calamités publiques, les premiers magistrats sont tenus d'invoquer certaines divinités de second
ordre et spécialement celle dont la cité reconnaît le patronage. Il va sans dire que ce sont là de pures formes et qu'on ne saurait trouver le véritable recueillement dans ces cérémonies de
commande auxquelles le peuple n'attacherait, en réalité, nulle importance, si elles n'étaient pour lui de respectables vestiges des vieilles traditions et des occasions, souvent répétées, de
réjouissance publique. Quant au gouvernement, il trouve, sans doute, commode et pratique de perpétuer un système qui lui épargne les soucis et les périls contre lesquels il aurait sans cesse à
lutter, s'il existait en Chine une caste sacerdotale constituée politiquement.
Pontifes incrédules d'une religion de parade, la plupart des fonctionnaires chinois professent, par conviction ou au moins par convenance, les préceptes philosophiques du ju-kiao. Le
ju-kiao (corps des savants, secte des lettrés) suit, depuis 1150, les enseignements du célèbre Tchou-hi, qui a laissé de profonds commentaires sur les principaux ouvrages des
auteurs classiques, entre autres sur les livres de Confucius et de Mencius. Tchou-hi ne nie pas positivement l'existence des dieux et des génies honorés par le polythéisme officiel, mais il admet
qu'il n'en existe nulle part, ni dans le monde physique, ni dans le monde moral, de preuves suffisantes. Il est décidément matérialiste et fait dériver, par une théorie analogue au dualisme
égyptien, tous les êtres dont l'ensemble constitue l'univers, de l'action réciproque des deux pouvoirs, le Yin et le Yang, lesquels sont les émanations et comme les instruments du Ta-ki,
le grand principe universel, parfait, immobile, qui domine toute chose. Suivant son opinion, qui est aussi celle de Confucius, la vertu de l'homme consiste dans l'accomplissement de ses devoirs
envers ses parents et ses semblables, nullement dans les actes d'un culte que nous rendons à l'inconnu, et les mérites sont récompensés en ce monde, soit personnellement, soit dans la descendance
de l'homme vertueux. Il n'est donc fait mention dans ses livres ni de la rémunération future, ni de l'immortalité de l'âme. Les doctrines de Tchou-hi ont été recueillies et interprétées, d'après
les ordres de l'empereur Young-lo et vers le commencement du XVe siècle, par une commission de quarante-deux savants qui en composèrent un résumé sous le nom de Sing-li-ta-tsouen (philosophie
naturelle). Cette philosophie reconnaît le pouvoir et l'influence suprême du Tien ou Chang-ti ; elle croit que le Tien délègue quelquefois une partie de son intelligence à des hommes simples de
cœur qui ont reçu, dès leur naissance, avec la science infuse, la noble mission de réformer le monde et, parmi ces êtres privilégiés qu'elle honore sous le nom de ching-jin (hommes
saints), elle place au premier rang le grand Confucius qui a de nos jours, dans toute la Chine, des statues, des temples et des autels. Au reste, les enseignements spéculatifs de Tchou-hi et de
ses commentateurs ne suffisent pas, en général, aux membres du ju-kiao. La plupart de ces hiérophantes hypocrites de la religion naturelle participent, sans pudeur, aux grossières superstitions
du vulgaire.
Naturellement portés, comme tous les peuples de l'antique Orient, aux idées et aux pratiques mystérieuses, les Chinois consultent le sort,
interrogent les diseurs de bonne aventure, croient, sans hésiter, à l'occulte influence de certaines planètes, de certains métaux, de certaines plantes et des objets que leurs prêtres ont bénis
ou charmés. Les ministres de Bouddha et de Tao trompent, à qui mieux mieux, le peuple par leurs détestables jongleries. Ils vendent très cher des prières toutes spéciales pour le saint ou la
divinité dont le dévot invoque particulièrement le patronage ; des invocations magiques qu'on doit brûler et dont il faut avaler les cendres ; des amulettes de toute forme et de toute nature,
comme de petits poignards fabriqués avec de vieilles pièces de monnaie cousues ensemble, quantité d'objets de cuivre sur lesquels sont gravés les huit diagrammes ou qui figurent l'unicorne, le
phénix, la griffe du tigre ; des pierres précieuses ; quelques monnaies antiques où sont inscrites des sentences et que les enfants portent suspendues à leur cou, enfin des fleurs de pêcher ou
d'armoise que l'on dépose près de leur couche. Ils ont soin, d'ailleurs, de placer sur l'un des autels de leur temple les deux petits morceaux de bambou (kao-tse) avec lesquels il est permis à
tout le monde de consulter gratuitement le sort. Les kao-tse sont de forme semblable et imitent assez bien les deux morceaux d'une corne que l'on aurait sciée dans sa longueur. Pour connaître
l'arrêt du sort, on les jette en l'air et on observe la position qu'ils prennent tous deux en retombant. Cette position est-elle la même ? la réponse est défavorable ; est-elle différente, au
contraire ? l'augure est propice. Les curieux qui ne se contentent point d'un aussi vague oracle, ont recours aux tsien. Ce sont de petites flèches que renferme une botte placée également sur le
principal autel des temples. On secoue vivement la boîte ; une des flèches en jaillit ; le prêtre examine les signes qui s'y trouvent gravés, consulte son grimoire et vend, pour quelques
sapèques, une réponse écrite. Enfin, quand on n'a pas une entière confiance dans les kao-tse ou les tsien, on va trouver simplement les diseurs de bonne aventure. Ceux-ci abondent partout en
Chine. Ils sont censés lire laborieusement leurs réponses ambiguës dans les ingénieux assemblages qu'ils parviennent à former en combinant les caractères dont se compose le nom du consultant avec
ceux qui désignent les cinq planètes, les éléments, les couleurs, ou que renferment certaines sentences philosophiques.
Au reste, si la crédulité native du peuple chinois, déçue et exploitée, depuis vingt siècles, par les adroites manœuvres de ses prêtres, lui a fait admettre d'absurdes croyances et de ridicules
superstitions, les enseignements charitables qu'il a reçus de ses anciens philosophes et que renferme la doctrine bouddhiste ne sont pas restés complètement stériles. On retrouve dans l'empire, à
l'état rudimentaire, la plupart des institutions philanthropiques dont s'honore l'Europe. Les souffrances du pauvre y sont officiellement et secrètement secourues non pas avec la discrétion, la
délicatesse et l'intelligence qui honorent la charité chrétienne, mais avec l'évidente et pieuse intention de les soulager efficacement. Chaque province possède plusieurs greniers d'abondance où
la sollicitude administrative doit emmagasiner de précieuses ressources pour les années de disette. Les familles riches se cotisent entre elles pour faire enterrer les pauvres, pour élever les
orphelins et consoler les mânes des hommes morts sans postérité. L'empereur fait de larges aumônes aux victimes des incendies, des sécheresses, des inondations, sur sa cassette particulière.
L'État a fondé dans toutes les grandes villes pour les malades, les enfants trouvés et les vieillards, des hospices auxquels il a donné des immeubles étendus et à l'entretien desquels concourent
les périodiques faveurs de la générosité impériale, les dons et legs des riches particuliers, les secours en nature annuellement perçus sur les contribuables. Malheureusement, toute cette
organisation, réglée par des statuts pompeux, fonctionne fort mal. Les magistrats, les directeurs des hôpitaux dont ils devraient surveiller la gestion, les gardiens de ces établissements,
s'entendent tacitement entre eux pour distraire, à leur profit, la plus grande partie des fonds consacrés au soulagement du pauvre. — L'intelligence pratique du peuple chinois a compris, de bonne
heure, la puissance et la moralité du principe d'association. Ses institutions pourraient être grandes et fécondes si, corrompu par les vices sans nombre de son antique civilisation, il n'était
devenu incapable de suivre fidèlement la noble pensée qui les a conçues.
Cette funeste dépravation du sens moral, profonde et incurable plaie qui finira par dévorer tout ce qui reste des antiques grandeurs de la Chine, explique suffisamment l'usage barbare que nos
missionnaires ont fait connaître à l'Europe en lui signalant les nombreux infanticides qui se commettent dans l'empire du Milieu. À la vérité, il n'est pas aussi général que l'a cru, au premier
abord, la pieuse indignation des fidèles. Mais il est certain qu'au Fo-kien et au Kouang-tong, principalement dans les districts très peuplés et très misérables dont Tsiouen-tchéou et
Tchang-tchéou sont les capitales, un grand nombre de parents pauvres exposent leurs petites filles dans les rues, sur les routes, ou même sur les rivières où elles périssent misérablement si la
charité publique ne vient les recueillir. L'impossibilité où ils se trouvent de leur fournir la nourriture et le vêtement, la certitude où ils sont que, si elles atteignent l'âge nubile, elles
deviendront des esclaves, des concubines, des prostituées, les engagent à les vendre ou à les abandonner pour ne pas être témoins, un jour, de leur misère ou de leur infamie ; et nous ne savons
ce qui doit paraître le plus odieux dans la libre et publique pratique de cette abominable coutume, ou du crime lui-même que la Chine, parmi les nations civilisées, n'est pas la seule à
commettre, ou de la cynique et brutale indifférence du peuple et des magistrats qui en sont témoins.
L'empereur, fils du ciel, est le père de tous ses sujets sur lesquels il exerce la souveraine autorité qu'il tient du ciel ; il est tenu
d'observer les lois en tant que manifestations de la volonté impériale et aussi longtemps qu'il ne les a pas modifiées lui-même ; les magistrats auxquels il délègue une partie de sa pleine et
paternelle autorité, administrent sous son contrôle, soumis humblement à ses ordres et absolument responsables envers lui ; tous ses sujets sont égaux devant son auguste face ; ils ne sont point
divisés par castes et ne doivent rien au hasard de la naissance ; ils tiennent tout de lui, rang, honneur, fortune ; lui seul les élève ou les abaisse, les enrichit ou les appauvrit à son gré ;
leur volonté, qui ne se formule point par le vote, et qui n'est représentée par aucun organe, ne limite en rien sa puissance, et ils ne peuvent lui faire connaître leur désir que par de timides
suppliques ; il est simplement aidé, dans l'exercice de son plein pouvoir législatif et exécutif, par les avis des censeurs et par les deux grands conseils de l'empire dont l'un, le conseil
privé, revêtu des plus hautes attributions, lui prête la respectueuse assistance de ses délibérations secrètes, tandis que l'autre est plus spécialement chargé de la rédaction des édits et de
l'expédition des affaires importantes ; les deux conseils surveillent, par leur vigilant contrôle, les départements desquels émane toute l'administration de l'empire.
Tel est l'antique système du gouvernement chinois, système honoré par l'approbation et les commentaires de Confucius, système qui est l'absolue réalisation de l'utopie théocratique, la
quintessence du droit divin et dont l'un des grands principes, celui qui consacre l'autorité paternelle du souverain et de ses délégués, est infiniment respectable, mais dont l'application est
déplorablement défectueuse et qui engendre d'innombrables abus, parce que, admettant, comme la plus essentielle de ses bases, l'infaillible perfection du chef de l'État, il livre, en général, ses
sujets au despotisme oligarchique de son entourage et les prive nécessairement des salutaires contrôles qui doivent régler, limiter, éclairer l'action du pouvoir suprême. Nous pouvons dire, au
début de ce livre et avant d'avoir signalé aucun de ces abus, que les Chinois sont les sujets corrompus et avilis d'un maître presque toujours isolé et impuissant.
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Plus on observe les habitudes sociales et les pratiques administratives du peuple chinois, plus on est étonné de voir combien ses lois diffèrent de ses mœurs et quels monstrueux abus engendre,
dans tout l'empire, la mauvaise application des belles théories qui constituent la base de ses institutions nationales. Pour assurer la publication et l'exécution des décrets et règlements
auxquels les sujets de l'empereur doivent obéir, la capacité, l'intégrité, l'obéissance des fonctionnaires qui les interprètent et les appliquent, de minutieuses précautions, que sanctionnent le
code aussi bien que les usages, ont été prises, de temps immémorial, par le gouvernement. Expédiées en manuscrits aux divers départements qu'elles concernent, ou affichées simplement à Péking sur
papier jaune en mandchou et en chinois, quand elles ont rapport à la capitale, les décisions de l'empereur sont imprimées et immédiatement transmises par la poste aux gouverneurs des provinces.
Ceux-ci sont tenus de les publier et de faire placarder leurs propres édits dans les lieux les plus apparents et les plus fréquentés de leur juridiction. Les publications officielles, écrites
dans un style particulier, se terminent par l'une des formules suivantes : « Hâtez, hâtez-vous ; édit spécial ; obéissez en tremblant ; mes paroles ne seront pas vainement prononcées. » Il faut
que la loi soit connue et respectée de tous. Le code interdit, en outre, aux agents du pouvoir, d'occuper aucun emploi public dans la province où ils sont nés, de posséder aucun terrain dans les
lieux soumis à leur administration, d'épouser une femme, dont les parents y habitent, d'avoir parmi leurs subordonnés un parent quelconque, et de remplir la même charge pendant quatre années
consécutives. Il veut que tous les fonctionnaires rédigent, à la fin de chaque trimestre, un rapport circonstancié sur la conduite de leurs inférieurs ; qu'ils confessent eux-mêmes leurs propres
fautes ; qu'ils aient soin, afin de n'en point perdre le souvenir, de mentionner dans tous les documents officiels marqués de leurs sceaux, les peines administratives qui leur ont été infligées ;
que l'empereur lui-même, aux époques de calamités publiques, avoue humblement ses erreurs et implore l'assistance divine aux yeux de tout son peuple. Enfin, pour suppléer à l'insuffisance des
lois ou à la négligence de l'autorité, il impose encore à toutes les classes de la société et de l'administration deux obligations bien redoutables : la surveillance réciproque, et la mutuelle
responsabilité. Aucun fonctionnaire ne peut prendre une décision grave sans consulter son collègue qui en partage le fardeau avec lui. Le pouvoir absolu ne doit jamais être confié à un seul homme
et chacun des agents supérieurs de l'autorité a sous ses ordres un corps de troupe spécialement préposé à sa garde, afin qu'il puisse maintenir, au besoin par la force, son indépendance. Tous les
Chinois savent que leurs actes sont silencieusement épiés par leurs supérieurs, leurs égaux ou leurs voisins et que la loi leur attribue une certaine part de culpabilité dans des crimes et des
délits qui ne sont nullement leur œuvre, mais dont ils auraient pu empêcher la perpétration par leur vigilance, leurs conseils, leur contrôle officieux ou officiel.
On peut dire que, pour échapper aux terribles conséquences de ces rigoureuses et étroites obligations, tous les habitants de l'empire ont conclu un pacte tacite d'où découlent des abus sans
nombre, des hontes et des misères sans nom. Le peuple chinois est d'autant plus malheureux et plus avili, que ses institutions ont voulu le rendre plus parfait. Parmi les fonctionnaires, les
inférieurs trompent toujours et corrompent systématiquement leurs supérieurs qui se savent tromper, se laissent corrompre, trompent et corrompent également leur chef. Ces pratiques universelles
de corruption et de déceptions ne s'arrêtent qu'à l'empereur qui, trompé par tout le monde, demeure, dans l'éclat de sa splendeur et de son souverain pouvoir, solitaire et impuissant. De là ces
abominables malversations dont nous avons parlé plus haut, ces exactions commises par tous les agents du pouvoir et qui ne seraient jamais punies si le scandale ne devenait trop odieux, ou si
l'émeute n'était imminente. De là le mépris mêlé de terreur qu'inspire l'autorité et les bénédictions dont la gratitude publique comble le fonctionnaire équitable. De là aussi l'égoïsme
impitoyable de l'homme du peuple qui laisse brûler ou dévaster la maison de son voisin sans le secourir, expirer un de ses semblables de faim et de misère à sa porte sans le faire entrer sous son
toit, et son cadavre tomber en putréfaction sans oser l'ensevelir de peur d'être impliqué dans une mauvaise affaire ; qui accepte les maux publics dont il a sa part avec une impassible ou même
une sereine résignation ; qui est toujours prêt cependant à prendre les armes et à secouer le joug sous lequel il gémit, mais qui n'a jamais recours à la violence s'il n'est réduit aux dernières
extrémités, parce que son expérience des excès administratifs lui fait tout redouter de l'avenir.
L'imagination, le sentiment du beau et du grand, le vrai génie artistique semblent faire complètement défaut à la sculpture chinoise ; ses œuvres ne sont que des copies plus ou moins serviles, mais toujours plates et inanimées ; ses types ne sont point nobles. Dans
les idoles de bois ou de pierre, aux couleurs voyantes et tranchées, aux traits vulgaires et grotesques, aux vêtements longs et raides qui dissimulent en général toutes les parties du corps sauf
la tête, les mains et les pieds ; — dans les formes ignoblement avachies ou horriblement décharnées de quelques symboles divins ; dans les monstrueuses figures de lions, de tigres, d'éléphants,
de tortues qui gardent l'entrée ou décorent les jardins des prétoires et des temples ; — dans cette foule de petites statuettes en bois, en pierre, en jade, en terre cuite, en bronze qui
représentent les dieux nationaux ou les génies domestiques, les fonctionnaires, les artisans, les mendiants, les philosophes ; — dans cette multitude d'ornements sculptés qui décorent les
toitures, les colonnes, les balustrades, les arcs de triomphe et les objets de toute sorte qui encombrent les magasins de curiosités ou les appartements des riches ; — l'habileté, le fini, la
patience du travail frappent généralement le regard ; le goût délicat de l'ouvrier apparaît quelquefois, mais on chercherait en vain cette aspiration vers l'idéal, cette entente de l'harmonie,
qui caractérisent les chefs-d'œuvre.
Toutes ces remarques peuvent s'appliquer à la peinture. Uniquement voué, comme le littérateur et le sculpteur, au culte fervent et stérile de
l'imitation, mais n'ayant ni conçu ni appris les lois essentielles de son art, le peintre chinois copie minutieusement, finement, avec de belles, brillantes et solides couleurs, mais ne sait
point peindre. Il ignore presque absolument les règles de la perspective et ne fait aucun usage des ombres. On dirait que, pour étudier les paysages qu'il figure sur sa toile, il s'est placé
perpendiculairement au-dessus d'eux à midi et en plein soleil. S'il pénètre d'aventure dans le domaine de la fantaisie, s'il représente des personnages, des objets de son invention, le grotesque,
le ridicule, l'impossible apparaissent immédiatement sous son pinceau. On ne peut cependant refuser une sorte de charme fantastique aux vaporeuses esquisses qu'il trace avec l'encre de Chine sur
le papier ou la soie, et qui représentent d'ordinaire des clairs de lune, des orages, des visions.
La peinture sur papier de riz est l'occupation favorite d'un grand nombre d'artistes. On donne le nom de papier de riz aux tranches très minces que l'on détache en rond, avec un couteau flexible,
sur la moelle d'une espèce à d'artocarpus qui croît dans les provinces occidentales. Étendues sur cette substance, à la fois élastique et poreuse, les couleurs prennent une apparence veloutée,
des teintes mates et douces très agréables à l'œil. Les Chinois peignent aussi sur lames de verre, sur bois, sur corne et sur feuilles d'arbre. Pour rendre les feuilles végétales propres à
recevoir et à conserver les teintes, on commence par les dépouiller de leur parenchyme en les traitant par le procédé de la macération, et on remplit ensuite les intervalles de leurs fibres avec
une matière gélatineuse qui durcit en se desséchant.
De toute antiquité la nation chinoise a tenu la musique en très haute estime. Confucius
enseignait qu'elle adoucit les mœurs et que, par son action bienfaisante, se règlent et s'harmonisent les relations sociales. Elle fut enseignée autrefois par des philosophes dont l'histoire
mentionne les noms, mais dont les œuvres se sont malheureusement perdues. Kang-hi, l'un des plus illustres et des plus graves souverains de l'empire, la cultivait avec zèle ; il prodiguait, en
face de toute sa cour, les témoignages de son admiration au père Pereira, parce qu'il avait le talent de la noter et instituait, sous la présidence de son troisième fils, une académie destinée à
en recueillir, perpétuer et perfectionner les traditions. Mais, ni l'enthousiasme de ce grand homme, ni le zèle de cette académie, qui publia sous son règne trois gros volumes intitulés « de la
vraie doctrine musicale », ni l'autorité même du prince des philosophes n'a pu modifier les instincts primitifs de la race aux cheveux noirs. La musique chinoise est restée ce qu'elle était
autrefois, simple, monotone, douce, mélancolique comme toutes les musiques orientales. Les Chinois ne comprennent pas la variété qui engendre la majestueuse harmonie de nos concerts. Elle les
ennuie ou les irrite. Sur leurs théâtres, dans leurs cérémonies publiques, toutes les voix chantent et tous les instruments jouent à l'unisson. Cependant ils goûtent fort, dans le chant, les
transitions brusques, les modulations heurtées, et rien ne nous semble plus désagréable que d'entendre la voix aiguë, grêle, nasillarde de leurs bonzes ou de leurs acteurs, s'élever et s'abaisser
à tous moments de trois, cinq ou huit notes à la fois. Au reste, leur échelle musicale diffère essentiellement de la nôtre, et la méthode qu'ils emploient pour représenter les sons est si
compliquée qu'ils n'en font presque jamais usage. On peut dire qu'ils n'ont d'autres guide en musique que leur mémoire et leur sentiment de la mesure, qu'ils jouent ou qu'ils chantent les airs
par imitation et par routine.
S'il faut en croire la légende historique, tous les instruments dont ils se servent et qui sont très nombreux, furent imaginés dans le but de contrefaire les divers accents de la voix humaine. Le
bois, la pierre, le fer, le bronze, le cuivre, la soie, toutes les matières reconnues susceptibles de rendre, par la vibration, des sons graves ou aigus, entrent dans leur fabrication. Au nombre
des plus communs il faut citer : le kin, grande guitare, longue de 4 pieds, dont on pince avec la main les 7 cordes de soie (il est désigné par le
mot kin qui veut dire réprimer, parce que ses sons harmonieux calment les orages du cœur) ; — le pi-pa, violon à 4 cordes que l'on fait vibrer sous
l'archet ; — le san-hien, rebec à 3 cordes, aux formes arrondies et dont l'âme repose sur une peau de serpent qui recouvre le fond ; — un autre rebec
à 2 cordes entre lesquelles est insérée celle de l'archet et qui donne des sons extrêmement criards ; — le yang-kin, garni, comme nos harpes, de
cordes métalliques sur lesquelles on frappe avec de petits marteaux ; — une flûte de Pan, le yang, qui consiste en 13 tuyaux de bambous dans lesquels
on souffle par un tube commun ; — le houang-tih, flûte à 6 trous, 2 fois plus longue que la nôtre ; — une espèce de hautbois appelé chouh-tih dont les sons rappellent ceux de la cornemuse et qui est l'instrument officiel par excellence (il n'est pas de cérémonie publique où il ne figure au
premier rang et ne fasse la partie principale) ; — un trombone dont les branches, emboîtées l'une dans l'autre, s'allongent à volonté et avec lequel on obtient des notes très graves ; — une
trompette longue et droite dont la voix est plutôt aiguë qu'éclatante ; — le gong, grande cymbale que l'on bat à coups redoublés avec un tampon
supporté par un manche flexible et qui rend un son vraiment formidable ; — le tambour dont on distingue 17 espèces ; — enfin les vases musicaux, consistant en 12 coupes de porcelaine, à demi
pleines d'eau, qui, frappées avec de petites baguettes, donnent des notes différentes d'une sonorité assez agréable. La voix de tête est la seule dont fasse usage le chanteur chinois. Il
s'accompagne avec le kin et le san-hien. Les efforts que font les muscles de ses bronches pour moduler les notes aiguës paraissent extrêmement pénibles. Pourtant il est rare qu'on l'entende
chanter faux.
La simplicité primitive des mélodies chinoises n'est pas dépourvue d'originalité. Comme les airs arabes, elles sont généralement douces et tristes. Des 3 suivantes, les premières sont tirées de
l'excellent livre du docteur Wells Williams ; la dernière, que nos missionnaires ont notée, il y a 2 siècles, à Péking, se trouve dans le grand ouvrage de Du Halde.
Si l'on doit reconnaître, ainsi que nous l'ont montré les précédents chapitres, que le Chinois ne possède, en réalité, ni le génie des sciences
ni celui des beaux-arts ; qu'il est mauvais astronome, mathématicien sans portée, physicien fort ignorant, historien très puéril et très naïf, poète sans sublimité, peintre inhabile et fort
médiocre sculpteur, on ne peut lui refuser de très remarquables aptitudes pour les professions qui intéressent particulièrement la vie pratique des peuples et qui exigent plus d'adresse, de
patience, de finesse, d'activité, que d'initiative, de pénétration et de profondeur. Encouragé par des institutions civiles et politiques que ses premiers législateurs surent mettre en parfaite
harmonie avec ses instincts naturels, ses mœurs, ses besoins ; stimulé par les nécessités de sa propre existence, il se montre, depuis bien des siècles, habile dans l'agriculture, ingénieux dans
l'industrie, intelligent dans le commerce. Jusqu'à une époque assez rapprochée de la nôtre, nul ne sut tirer un meilleur parti de la fécondité naturelle du sol, tisser aussi solidement le coton,
fabriquer des soieries aussi souples et aussi fines, les teindre d'aussi merveilleuses couleurs, revêtir la pâte céramique dont il nous a donné le secret, d'un coloris aussi brillant, aussi
varié, aussi tenace ; nul ne s'entendit mieux à ces opérations patientes ou à ces spéculations hardies qui amassent lentement, à force de ruse, de sobriété et de vigilance, l'aisance modeste du
boutiquier ou qui versent des millions dans les caisses du grand négoce, en répandant le bien-être parmi les populations des campagnes comme au sein des cités. On peut dire que l'Europe a reçu de
la Chine des présents d'une valeur inestimable, et qu'elle a mal reconnu ses bienfaits ; la Chine nous a enseigné, en partie, ces arts pacifiques qui enrichissent et civilisent les peuples ; en
retour, nous lui avons imposé l'opium et donné des canons.
Agriculture. Il y a plus de deux mille ans que les lois de l'empire encouragent, protègent et honorent les pratiques de l'agriculture. C'est
qu'elles sont d'une importance vitale dans un pays où la population s'accroît avec une effrayante rapidité ; c'est aussi qu'elles répondent aux mœurs paisibles de ses habitants, et qu'un
gouvernement habile, qui administre une grande étendue de territoire, s'applique d'ordinaire à développer les instincts pacifiques de ses sujets. Parmi les classes sociales admises légalement aux
concours littéraires, celle des agriculteurs occupe un des premiers rangs. On sait qu'en témoignage de la grande considération dont le pouvoir suprême honore leurs travaux, l'empereur trace
chaque année, de sa propre main, quelques sillons dans l'enceinte d'un temple dédié à la terre. Cette belle et touchante cérémonie, dont les vice-rois, les gouverneurs et les préfets doivent
répéter les rites dans les capitales des provinces et des districts confiés à leur administration, a lieu vers l'équinoxe de printemps. L'empereur est suivi des grands fonctionnaires de sa cour.
En présence de l'autel consacré à l'un des souverains de la Chine, l'illustre Chin-noung, qui inventa, dit-on, l'agriculture, il dirige la charrue pendant qu'elle creuse quatre sillons. Après
lui, chacun des princes qui l'accompagnent doit en tracer cinq ; les premiers ministres en tracent neuf, et le labour est achevé par de moins hauts dignitaires. On garde pour les sacrifices la
récolte du petit champ que le Fils du Ciel a fécondé de son auguste labeur. Au moment où il quitte le temple, les assistants brisent de grandes figures en faïence qu'on a coutume d'y apporter
pour embellir la cérémonie et qui représentent les animaux employés à l'agriculture ; ils s'en distribuent ensuite les débris, qu'ils enfouissent dans leurs terres comme de merveilleux talismans
qui doivent fixer la protection du ciel sur leurs travaux.
Industrie. Merveilleusement disposés par leurs facultés intellectuelles et leurs habitudes nationales aux pratiques des arts utiles à la vie,
les Chinois eussent fait, sans aucun doute, de grands et rapides progrès dans l'industrie, si la portée de leur esprit, l'étendue de leurs connaissances mathématiques, leur ardeur des recherches
et leur zèle pour l'invention eussent égalé leurs goûts pour les professions pacifiques, pour l'ordre et l'économie, leur patience et leur âpreté au gain, leur incroyable talent d'imitation, leur
respect servile du passé et leur méfiance instinctive de toute nouveauté et de tout inconnu. Maîtres des procédés et des formules à l'aide desquels l'Europe transforme le monde par la physique,
la statique et la chimie, ils fussent devenus le peuple le plus riche et le plus puissant de la terre. Si, depuis un demi-siècle, l'emploi intelligent de la vapeur et la savante application de
nos modernes découvertes eussent secondé leur activité industrielle, l'adresse et le bon marché de leur main-d'œuvre, la fécondité de leur sol ; s'ils avaient eu des machines pour fouiller et
extraire les incalculables richesses qui s'y trouvent enfouies, des steamers et des railways pour transporter sur leur territoire ou exporter au loin leurs innombrables marchandises, des
télégraphes électriques pour faciliter leurs relations commerciales, s'ils avaient connu le secret de ces combinaisons qui désagrègent, purifient, allient les métaux ; ils eussent rempli
l'univers entier de leurs innombrables produits, découragé partout la concurrence, atteint un degré de grandeur et de civilisation que notre imagination peut à peine concevoir. Mais à supposer
qu'ils doivent à leur propre génie et qu'ils n'aient point emprunté aux Indous ou aux Égyptiens presque tous leurs arts industriels, ce qui est un point historique encore fort obscur, il est
certain qu'ils ne les ont pas sensiblement perfectionnés. Autant que nous en pouvons juger soit par nous-mêmes, soit par leurs propres livres ou les récits de nos voyageurs, les procédés qu'ils
leur appliquent n'ont encore rien perdu, pour la plupart, de leur primitive et dispendieuse simplicité...
...En dépit de ses habitudes routinières, de son imitation servile du passé, de sa prudence commerciale et de son horreur instinctive pour les spéculations risquées, de sa méfiante et vaniteuse
hostilité contre tout ce qui porte la marque d'une nationalité, d'une institution ou d'une fabrique étrangères, la Chine, vaincue par l'évidence et par l'amour de ses intérêts, a favorablement
accueilli en plus d'une occasion, depuis le commencement de ce siècle, les conseils et les exemples de l'industrie européenne. C'est ainsi qu'elle a perfectionné ses verreries et ses bronzes,
qu'elle a appris la fabrication du bleu de Prusse et qu'elle commence à confectionner des pendules et des montres avec les pièces qui lui sont fournies par l'horlogerie suisse ; c'est ainsi
qu'elle confie ses marchandises aux bâtiments de commerce étrangers et qu'elle arme des steamers pour réprimer la piraterie ou la contrebande ; c'est ainsi que ses négociants forment, dans les
parages maritimes, des compagnies qui emploient, pour le cabotage, des navires à vapeur; c'est ainsi que son administration n'a pas vu fonctionner, sans un certain sentiment d'envie, nos
télégraphes électriques et qu'elle ne repousse plus les avances qui lui sont faites par les capitaux et les gouvernements étrangers pour la construction de chemins de fer sur son territoire ;
c'est ainsi, en un mot, que la nation tout entière est entraînée lentement mais irrésistiblement sur les voies du progrès.
Commerce. S'il est une nation qui possède le vrai génie du négoce et dont les instincts mercantiles soient admirablement servis par
d'inépuisables ressources, c'est assurément la nation chinoise. Elle les trouve toutes sur son propre fonds. Ses côtes immenses sont pourvues de nombreux ports et de quelques rades, vastes,
sûres, profondes ; d'innombrables cours d'eau dont la plupart sont navigables, pénètrent, en tous sens, par leurs affluents, jusqu'à ses extrémités et constituent, avec les canaux qui les
unissent entre eux, un réseau de voies commerciales aussi commodes que peu coûteuses. Les populations si laborieuses et si denses qui habitent son territoire et qui vivent sous des latitudes
différentes, exercent naturellement des industries ou se livrent à des cultures fort dissemblables, en sorte que l'abondance et l'extrême diversité de leurs besoins nécessitent incessamment les
plus actifs échanges. Les qualités et les défauts de son tempérament la portent naturellement aux spéculations du commerce ; elle est patiente jusqu'à l'immobilité, mais active, quand il le faut,
jusqu'à la frénésie ; avide de gains, rusée et fausse ; mais aussi très économe et très sobre, modérée dans ses goûts, prudente dans ses procédés, de mœurs avenantes et douces, d'ailleurs si
souple et si intelligente qu'en dépit de leurs inclinations naturelles, ses marchands savent être honnêtes et larges pour maintenir leur crédit ou étendre le cercle de leurs affaires. On trafique
de tout en Chine. L'empereur vend les charges de l'État ; les fonctionnaires de tout rang et de tout emploi vendent la justice ; le général vend sa poudre et ses canons aux ennemis que son prince
l'a chargé de combattre ; le père opulent vend sa fille à son gendre ; les indigents vendent les leurs pour qu'on fasse d'elles des concubines ou des prostituées ; les pauvres aliènent la liberté
de leurs jeunes enfants, soit qu'ils les livrent à l'esclavage, soit qu'ils les donnent, pour une modique somme d'argent, aux missionnaires assez riches pour payer leur âme. Tout est marchandise
dans ce bazar immense, depuis les denrées qui alimentent la vie du peuple jusqu'aux insignes qui confèrent l'honneur et le rang. Tout s'y livre au plus offrant. L'instrument même par lequel
s'opère les échanges, la monnaie courante dont le type unique est le vulgaire sapèque (le tsin qui vaut fictivement un millième de taël), n'échappe pas à l'agiotage universel. Son cours,
essentiellement variable, est coté chaque jour à des taux différents sur tous les marchés de l'empire.
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Lire aussi :
- Escayrac de Lauture, Mémoires sur la Chine
- Eugène Simon, La cité chinoise
- Du Halde, Description de la Chine