François Crabouillet (1837-1904)
LES LOLOS
Les Missions catholiques, Lyon, tome V, 1873, pages 71-72, 93-94, 105-107.
- Les Missions Catholiques : "Nous publions, sous ce titre, des notes tirées d'une lettre, adressée à sa famille, au mois de juin 1872, par M. Crabouillet, des Missions Étrangères (de Paris), missionnaire depuis plus de dix ans au Su-tchuen méridional (Chine). Il espère pouvoir envoyer un jour des renseignements plus complets. Telles qu'elles sont, ces premières notes attireront certainement l'attention des personnes qui s'intéressent aux recherches ethnographiques."
- Introduction : "Les cartes géographiques ne font aucune mention des Lolos, qui occupent cependant, au sud-ouest du Su-tchuen, une contrée de 60 lieues de long, sur 30 ou 40 de large. Ces peuplades ont, selon toute vraisemblance, avec les Lolos, que les géographes placent à l'intérieur de l'Indo-Chine, même dialecte, même origine et mêmes mœurs. Les guerres, les révolutions, et surtout les empiétements séculaires de la race chinoise ont, sans doute, amené le rétrécissement de leurs frontières, et fait de leur pays deux sortes de tronçons. Le reste du territoire des Lolos est destiné, avec le temps, à se chinoiser complètement : les pays déjà annexés, moins par la force des armes que par l'influence de la civilisation chinoise, l'attestent avec évidence. Cette action civilisatrice, passez-moi l'expression un peu flatteuse, n'a rien de calculé dans son principe, ni rien de bien enviable dans ses résultats."
- "Pour échapper aux exigences de ses créanciers ou à un simple état de gène, le Chinois quitte sa chaumière et va s'établir auprès des Lolos, où son existence sera moins précaire. Ou bien encore, c'est un brocanteur sans fonds ni renom, qui, avec plus d'habileté que de droiture, ira réaliser de rapides profits, avec des sauvages encore neufs dans l'art de tromper. Pour d'autres familles, vivre sans un trop lourd souci du lendemain est un motif d'émigration suffisant. C'est ainsi que l'élément chinois se fortifie, tandis que le barbare, d'abord défiant et sauvage, puis enchanté de pouvoir s'enivrer d'un certain alcool, finira par s'apprivoiser et par oublier sa férocité native. L'adoucissement des mœurs deviendra pour lui la ruine de son indépendance. La transformation sera aussi complète que pacifique, en sorte qu'on ne pourra distinguer un Lolo d'un Chinois. Il est facile, en parcourant le pays, de voir à quel degré les barbares ont subi l'influence de leurs voisins : il suffit d'examiner leur costume. D'abord, la toile grossière est remplacée par une toile plus fine ; ensuite, la limousine de gros feutre disparaît devant la camisole ; et, si la chevelure qui se dresse en corne sur le front se métamorphose en queue pendante sur la nuque, alors le Lolo est devenu si parfaitement Chinois, qu'il se tient presque pour injurié d'une parole qui fait allusion à son origine. "
Texte in extenso : Costume - Religion - Gouvernement - Guerre entre tribus - Brigandage - Esclavage - Écriture - Repas - Divertissements
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Le type lolo, plus expressif que le type chinois, a les traits du visage assez réguliers et
les formes vigoureusement constituées. Ce qui le dépare, c'est un certain air de sauvagerie rembruni par la malpropreté.
Les Lolos s'épilent la barbe par coquetterie, eux qui pourtant ne se lavent jamais, et laissent croître leur chevelure, qu'ils tressent et ramènent sur le haut du front, en chignon pyramidal.
Cette espèce de corne chevelue est enroulée dans une bande de toile ; elle leur donne un aspect pittoresque, même martial, au dire des Chinois.
Une ample limousine de feutre grossier, tombant à la hauteur des genoux, leur fait, à cause de sa raideur, un volumineux boursouflement. Le pantalon se bifurque en deux larges sacs, et
s'ornemente, à l'endroit qui couvre le fémur postérieur gauche, d'une petite pièce ronde en toile rouge ou verte. Comme les bas et les souliers gêneraient la peau durcie de ces barbares, il est
de mode de n'en faire jamais usage.
Les femmes ont un chapeau de feutre noir, dont les bords tiennent lieu de parasol et de parapluie. Elles portent une espèce de casquette plate, étoffée et dépourvue de visière ; un collier
surchargé de clous d'argent ou de verroterie, lequel ne fait qu'un avec la chemise ; un jupon du plus mauvais goût leur tombant flasquement à mi-jambe. Les femmes riches se font une jupe composée
de morceaux de toile, où la variété des couleurs rappelle la mise d'Arlequin. Sur le côté, à la la hauteur de la hanche, pend une blague à tabac, de forme oblongue et pointue ; là encore, la
bigarrure du coloris contraste avec le teint huileux des matrones aux pieds nus. Des pendants d'oreille en argent, dont le poids fait toute l'élégance, tombent jusque sur les épaules et
complètent à peu près la liste de leurs vêtements et de leurs atours.
La religion des Lolos est celle des sorciers : elle ne consiste guère qu'en conjurations des
esprits malfaisants, d'après eux, uniques auteurs du mal. Sans être dévots comme les Thibétains, ni adorateurs d'idoles, ils ont force menues pratiques de vaine observance, et mettent une
confiance aveugle en leurs sortilèges. Ils redoutent le démon et les imprécations diaboliques ; aussi, afin de se soustraire à leurs funestes influences, portent-ils sur eux des amulettes en
guise de talismans, et accrochent-ils aux murs des maisons des branches d'arbres ou des crânes d'animaux.
La divinité, objet d'une grande vénération, est un certain Ou-lang, le premier des humains et l'inventeur des céréales ; il fut aussi, disent-ils, un célèbre tueur de bêtes fauves. Pour le
représenter, pendant les sacrifices, ils fichent en terre un bâton sur lequel ils jettent un vêtement quelconque.
Les bonzes n'ont, dans la tribu, d'autre caractère distinctif que leur titre. Ils remplissent l'office de médecins. Appelés auprès d'un malade, ils se contentent de faire des exorcismes, tout
mal, selon les Lolos, venant des esprits malfaisants. Avec une telle persuasion, on comprend que ces barbares dédaignent les remèdes, qu'ils considèrent les bonzes comme des bienfaiteurs de
l'humanité souffrante et leur supposent un pouvoir illimité sur les mauvais génies.
Le bonze-médecin, requis pour couper la fièvre ou pour guérir un rhumatisme, voire une maladie incurable, se met en mesure d'expulser le fluide morbide, c'est-à-dire le diable, en récitant des
prières qu'il accentue par de gestes d'énergumène, et en étourdissant le patient au son du tambour.
On offre aussi en sacrifice des bœufs et des moutons, à l'effet d'apaiser le courroux des esprits. Si le mal se montre rebelle, on tue d'autres victimes, puis on consulte le destin par le moyen
d'un os de mouton. Ce genre de devination est fort en vogue, non seulement chez les Lolos, mais parmi les peuplades de la haute Asie, soit pour lire dans l'avenir, soit pour consulter le destin
sur des affaires importantes. Voici succinctement la manière d'opérer.
On prend une épaule de mouton cuite, et, à l'aide d'un couteau, on la débarrasse de ses chairs. L'os dénudé est mis sur la braise, où il reste jusqu'à ce que l'on juge qu'il présente assez de
fissures. C'est, d'après la disposition de ces fissures, leurs proportions, leur liaison entre elles, qu'on saisit l'avenir, l'issue d'une entreprise, la vie ou la mort.
Les Lolos ont une idée vague de la vie future : après la mort, l'âme s'envole au ciel, et s'y attache sous la forme d'une étoile. Ils savent qu'un déluge a submergé autrefois le monde, et ils
prétendent que leurs ancêtres s'y sont soustraits sur le mont Polo.
Il existe, chez les Lolos, un profond sentiment de liberté et d'indépendance, sentiment
assez étranger à la plupart des nations de l'Extrême-Orient. Ils possèdent, on outre, un certain fond de courage, relevé et soutenu par la sauvagerie relative de leurs mœurs. Ils vivent sous
l'influence des traditions patriarcales altérées par la barbarie. Gouvernement, tribunaux, magistrature, lois, police, tels que les nations civilisées les ont conçus, créés ou acceptés, sont
autant d'idées, autant de faits entièrement inconnus d'eux. Et cependant, il y a une certaine organisation, un ordre relatif dans cette étrange agglomération d'hommes ignorants et sauvages.
Les Lolos se divisent en une multitude de petites républiques ou tribus indépendantes ; leur constitution ne repose, faute d'un centre d'autorité, que sur le besoin de se réunir en nombre pour
sauvegarder biens et liberté. Tout ce qui est en dehors de la parenté ou de la tribu est considéré comme un ennemi contre lequel tous doivent se prémunir. Quant à la police intérieure, chacun la
fait comme il l'entend. On se rend justice à sa façon ; et, dans des conflits particuliers, il se trouve toujours des médiateurs pour arranger le litige, lequel se termine souvent par un
repas.
Chaque famille a pour chef direct et absolu son propre père, dont l'autorité, sur les enfants et sur les esclaves, est illimitée. Toutefois, les femmes sont protégées contre les brutalités de
l'arbitraire par leur parenté et même par leur tribu. Les cas qui réclament le concours de toute une tribu, à l'effet d'obtenir justice, sont l'homicide, l'adultère, le vol d'un esclave ou la
coopération à son évasion, le meurtre d'une femme, et même, en certaines circonstances, la mort accidentelle.
Dans les conflits entre tribus, on recourt aux armes, et on vide la querelle à coups de
flèches : on interroge moins la validité du droit que l'ardeur aveugle de défendre l'honneur des siens ; et la susceptibilité des Lolos sur ce point fait que la cause d'un particulier se trouve
être celle de toute la tribu. Cet étrange esprit de sauvage fraternité devient une source inépuisable d'hostilités et entretient un état perpétuel de barbarie.
Comme il s'agit, la plupart du temps, de venger une mort, il n'y a de paix conclue qu'après qu'un des membres de la tribu du meurtrier a été tué. Si, dans les combats, il arrive que le nombre des
morts soit inégal, les hostilités continuent jusqu'à ce que le chiffre des morts soit équilibré de part et d'autre.
Ces luttes durent quelquefois des années entières, et, quoique peu sanglantes, elles ne laissent pas de ruiner quantité de familles. Je dis « peu sanglantes », en ce sens que le droit des gens de
ces barbares ne permet pas un carnage inutile, puisque leurs combats ne sont au fond qu'un duel un peu plus solennel que celui des Lolos européens. La preuve en est que les femmes des deux partis
se jettent entre les guerriers pour empêcher un trop grand massacre. Ces femmes n'ont rien à redouter des flèches ennemies ; en tuer une, même par mégarde, ce serait soulever toute la tribu de la
parenté, et par là exciter une autre guerre avec un nouvel ennemi.
Tant que la paix n'est point faite, les gens des tribus belligérantes sont sans cesse sur le qui-vive ; ils ne voyagent que bien armés et en nombre. Les moissons risquent d'être détruites, et les
maisons incendiées ; parfois même les vieillards et les enfants sont impitoyablement mis à mort ; les femmes mariées seules sont respectées.
Malgré les actes de brigandage auxquels ils se livrent, les Lolos savent garder certaines règles qu'on pourrait appeler leur droit des gens. Ainsi, ils ont une façon de déclarer la guerre, ils
fixent même le jour d'un combat en règle, s'interdisent l'usage des flèches empoisonnées, et ont soin, dans les expéditions, de ne pas nuire aux biens et aux personnes des peuplades neutres. La
paix conclue et l'honneur satisfait, on oublie les vieilles rancunes. Les guerriers, les femmes et les enfants des deux partis, naguère si acharnés, se réconcilient en faisant un bruyant banquet
et en buvant à longs traits le vin auquel on a mêlé le sang d'un sacrifice.
Pour aller au combat, les Lolos se revêtent de leurs plus brillants costumes, dont la vive bigarrure fait tout le prix. Leurs armes sont l'arc, le sabre et la lance. En guise de canon et de
catapultes, ils se servent de frondes, et aussi de leurs mains pour lancer des pierres à une très grande distance et avec une adresse merveilleuse. Leurs flèches sont décochées à plus de mètres
avec une précision non moins remarquable. À l'aide de leurs lances, longues de 4 mètres, ils escaladent des rochers où l'Européen le plus agile n'oserait s'aventurer. Il y a aussi des guerriers
portant casque et cuirasse. Ce genre d'armure est en peau de bœuf durcie et recouverte d'un vernis noir ; mais le poids et la grossièreté de la confection doivent embarrasser singulièrement la
marche et les mouvements de ceux qui en font usage. Dans les expéditions contre les Chinois, ils sont vêtus à la légère, et toute leur tactique est de fondre sur l'ennemi avec une rapidité
incroyable : on dirait un troupeau de sangliers se ruant sur d'imprudents chasseurs. Le cri de guerre qu'ils jettent glace d'effroi l'ennemi et fait trembler le sol.
Leurs incursions pillardes sur le territoire chinois leur ont valu l'attention des mandarins, et l'empereur a daigné vouloir intimider ces insolents maraudeurs. Des armées ont été dirigées vers
les montagnes des Lolos, et, avec beaucoup de temps et d'argent, on est parvenu à enlever quelques troupeaux, à faire échapper quelques milliers d'esclaves chinois, à brûler d'insignifiants
hameaux. Les barbares, de leur côté, après avoir plus d'une fois surpris des détachements auxquels ils ne firent point de quartier, ont abandonné le territoire envahi et se sont cachés dans des
pays montueux et inaccessibles ; bien convaincus d'y revenir dès que les Chinois se seront retirés.
Si le Lolo est hospitalier envers ceux de sa race, qu'il traite sans ostentation avec un
luxe barbare, il ignore les dehors souvent menteurs de la politesse ; à peine a-t-il quelques signes de la civilité la plus vulgaire. Quel contraste, sous ce rapport, avec le Chinois maugréant,
en son cœur, contre un hôte importun qu'il accable de ses interminables protestations d'amitié !
Pour le Lolo, l'étranger est l'objet d'une spéculation lucrative : ses biens, sa personne, tout y passe. Malheur aux voyageurs qui tombent au pouvoir de ces sauvages ! Quand ils ne sont pas
massacrés, ils sont dépouillés de tout ce qu'ils possèdent, y compris le vêtement le plus indispensable. Cela fait, on les vend comme des esclaves à d'autres Lolos. S'il se trouve des vieillards
parmi les captifs, on les égorge comme des êtres inutiles et malfaisants.
Quoique livrés à l'agriculture et au soin des troupeaux, travail où ils sont secondés par de nombreux esclaves, les Lolos s'organisent, après la récolte des céréales, en bandes plus ou moins
considérables, et courent dévaster au loin le territoire chinois. Ces hordes qui comptent quelquefois plusieurs milliers de guerriers ne craignent pas de parcourir en pillards des centaines de
lieues dans le Céleste Empire, ne laissant souvent derrière elles que l'incendie et des ruines. Elles savent traverser l'impétueux Yang-tsé-kiang, soit en trompant la vigilance des
garde-frontière, soit en achetant un passage au mandarin militaire chargé de les repousser.
À peine le bruit de leur invasion s'est-il répandu, que toute la population, saisie d'une immense panique, se p.réfugie en hâte dans les forteresses. Alors, les barbares ont beau jeu : ils
saccagent la contrée, se chargent de dépouilles et font des prisonniers. Ces prisonniers sont parfois si nombreux, qu'ils retardent la marche précipitée des pillards et se font relâcher moyennant
forte rançon. Le reste, complètement dépouillé, les mains liées derrière le dos, devient porteur du butin, puis il est dirigé vers le Léang-chan (groupe de montagnes chez les Lolos).
Le vol est assez rare, parmi les gens de la même tribu. Mais, en revanche, les citoyens des républiques voisines ne veulent nullement être contrariés dans leurs désirs de jouir du bien d'autrui.
S'il advient que, par une témérité infructueuse ou par un manque d'adresse, le voleur tombe entre les mains du volé, il est réglé par l'usage qu'il paie dix fois la valeur de l'objet dérobé. Dans
le cas où le voleur serait insolvable, sa vie est au pouvoir de la famille lésée. Cette façon, toute personnelle de rendre la justice, se fait avec d'autant plus de rigueur, que l'indulgence
serait regardée comme un opprobre. Il y a tout autant d'honneur à appréhender un voleur et à le punir, qu'à revenir, chargé de butin, d'une expédition lointaine chez les Chinois.
Les Chinois capturés par les Lolos sont employés, comme esclaves, au travail des champs et à
la garde des troupeaux. On prise beaucoup ceux qui exercent un métier, tels que les cardeurs, les tisserands, les forgerons ; mais les plus estimés sont les enfants de dix à douze ans, parce
qu'il est plus facile de les assujettir à la vie d'esclave et de leur faire oublier la terre natale.
Afin d'empêcher l'évasion des nouveaux esclaves, on les met au régime débilitant des coups et de la diète ; on les garde à vue ; défense leur est faite de parler chinois. S'ils tombent gravement
malades, on les transporte dans un antre ou sur le bord d'un torrent, de crainte que leur mal ne se communique aux gens de la maison. Cette façon de les confier à la belle étoile est quasi
humaine ; souvent, si la maladie paraît inguérissable, on les jette dans un étang ou dans une rivière, sans doute, en récompense des services qu'ils ne peuvent plus rendre. Il arrive cependant
que les maîtres, pour s'attacher certains esclaves, les traitent avec une humanité relative, leur font épouser des femmes chinoises, et leur confient des métairies dont ils se réservent le
produit.
La vente des esclaves a lieu par mode d'échange. Les maquignons n'ignorent pas l'art de rehausser leurs marchandises. Ainsi, faute de savoir ajuster des dents nouvelles à la mâchoire déjà usée
d'un esclave, ils épilent vigoureusement sa barbe, et font le panégyrique des qualités physiques et morales. Le Chinois, si infatué de sa civilisation, perd beaucoup de sa fierté quand, dans un
marché, il se voit échangé contre deux bœufs ou trois ânes.
La défense de parler chinois met les esclaves à même d'apprendre vite la langue des barbares, et, s'ils sont mariés, il suffit d'une ou deux générations pour que l'élément chinois devienne
entièrement lolo. Avec cette transformation s'est éteinte l'idée de revoir le sol natal et de jouir de la liberté. En développant les instincts de la sauvagerie, le temps a perpétué les habitudes
serviles.
Les Lolos ne savent ni lire ni écrire. Quelques Chinois prétendent cependant que leurs
bonzes ont des livres. Je regrette de n'avoir pu encore me renseigner sur ces prétendus livres qui, probablement, ne renferment que des signes superstitieux ou cabalistiques dépourvus de tout
sens grammatical. Voici ce qui me porte à le croire.
Les Lolos, dans leurs contrats, font usage de planchettes sur le bord desquelles ils pratiquent diverses échancrures. Ce mode, tout primitif, d'exprimer certaines idées, n'offrant à l'œil que
très peu de marques distinctives, pourrait laisser une prise facile aux contrefaçons. Les erreurs ou les fraudes sont pourtant très rares et il faut l'attribuer à la bonne foi de ces sauvages et
à l'habileté avec laquelle ils déchiffrent le sens des planchettes.
L'écriture, ou plutôt le système des signes sur planchettes, lettre close pour le Chinois, est d'un fréquent usage dans les affaires importantes, telles que le contrat de fiançailles, la
déclaration de guerre. On l'emploie même comme message pour un rendez-vous.
Déclare-t-on la guerre à une tribu ? On envoie un messager muni d'une planchette particulière, à laquelle on a fixé une plume de coq. Veut-on dévaster le sol chinois ? On jette, sur tous les
chemins, certaines planchettes. Cela tient lieu de décret ou d'appel aux armes. Dix jours après, on jette de nouveau des planchettes ; dix autres jours après, on répète la même formalité,
probablement en forme d'ultimatum. C'est en suite de ces préliminaires, muets et dénués de tout autre caractère officiel, que les barbares se soulèvent comme un seul homme. La plupart ignorent la
cause et l'auteur de cette levée de boucliers, mais c'est, pour eux, question secondaire. L'important, c'est le pillage, et si l'on répand des planchettes il doit y avoir des raisons pour cela.
Les Chinois limitrophes, s'ils sont munis d'une planchette, n'ont rien à redouter de la rapacité des aventuriers.
L'intempérance est pour le Lolo une sorte de félicité qu'il ne peut acheter trop cher. Il
absorbe des quantités incroyables d'alcool, L'ivrognerie le réduit souvent à la misère. Outre l'alcool et les boissons fermentées, le Lolo boit le matin, en guise de café au lait, une décoction
de thé mélangée de saindoux, de noix, de cendre et de sel. Ce breuvage a, selon lui, la vertu de réchauffer les entrailles.
L'art culinaire est ce qu'il y a de plus primitif. Les Lolos cuisent de grossiers pains de sarrasin et de maïs, et font des pâtes de farine d'avoine grillée. Ils mangent aussi du riz et de toutes
les viandes, celle du cheval exceptée. Cette répugnance vient de ce que le cheval leur sert de monture.
Les Lolos ayant l'appétit fort développé ignorent le secret des épices et des sauces. Il n'emploient guère que le sel et le piment. S'agit-il de régaler des hôtes ? On tue un mouton ou un bœuf,
on en découpe de gros quartiers que l'on fait bouillir dans une grande marmite, et, sans attendre une cuisson convenable, on dévore les chairs, encore sanguinolentes, avec une avidité égale à
l'appétit. Chacun, soit avec la main, soit avec un instrument quelconque, fouille à sa guise dans la chaudière.
Quand on a bien bu et bien mangé, la voix des convives prend un timbre guttural et criard, et les gestes deviennent si expressifs qu'on finit par se ruer les uns sur les autres. Des yeux pochés
et quelques échanges de coups de pied tiennent lieu de café et de liqueurs.
Les divertissements chez les Lolos, quoique grossiers et puérils, sont empreints d'une
franche gaieté. Ils diffèrent en cela de ceux des Chinois qui, dans leurs niaiseries, conservent un air grave fort drôle, Les jours de fête, pour nos Barbares, sont le nouvel an, la célébration
d'un mariage, les funérailles.
1° Nouvel an. — Pour compter les années, les Lolos se servent du cycle duodénaire qui remonte à une
très haute antiquité. Chacune des douze années qui composent ce cycle, identique à celui des Kirghiz et des Mongols, porte le nom d'un animal. Voici l'ordre et les noms de ces années : 1° Souris
; 2° Bœuf ; 3° Léopard ; 4° Lièvre ; 5° Crocodile ; 6° Dragon ; 7° Cheval ; 8° Mouton ; 9° Singe ; 10° Poule ; 11° Chien ; 12° Porc.
L'année commence vers la fin de novembre, à une date qui n'est pas la même pour toutes les tribus. La veille du nouvel an, les jeunes gens des deux sexes montent, en une seule bande, sur la
montagne couper du bois et des herbes sèches destinés à un feu de joie. Cette corvée se fait avec ordre. Tous s'alignent de front et coupent la fougère en chantant des chansons improvisées.
La beauté sonore de ces voix sauvages, répétées par l'écho, n'était pas sans charmes pour moi. Ce n'était plus la voix nasillarde du Chinois, ni le timbre fêlé ou enroué du godailleur. Le chant
des Barbares était pur, orné de ritournelles tyroliennes. Parfois, quelques cris sauvages et des hourrahs épouvantables, témoignaient de la joie des terribles montagnards.
De retour au village, chacun dresse son bûcher, et, à la nuit close, on allume une foule de feux de joie. Pendant que les maisons sont illuminées par les flammes, les pétards font retentir leur
joyeuse fusillade. Une ivresse générale termine la fête.
2° Mariage. — Le contrat de mariage, chez les Lolos, comme chez les nations païennes ou infidèles de
l'Asie, est une vente pure et simple. Le Lolo qui a beaucoup de filles est sûr d'en retirer de jolis bénéfices. On ne consulte pas le goût des jeunes gens : leur devoir à eux est de se taire et
de laisser agir. Les parents qui désirent une bru chargent un ami de s'employer pour les fiançailles. Celui-ci se met en rapport avec le père de la jeune fille recherchée, et lorsqu'on est
d'accord sur le nombre de têtes de bétails, d'amphores de vin et sur la quantité de toiles à fournir comme arrhes des fiançailles, on délivre à l'entremetteur une planchette en signe de
ratification.
Au bout de six mois ou d'un an, on procède à la célébration du mariage. Pour on fixer le jour, on interroge les fissures de l'omoplate carbonisée d'un mouton ; puis les parents et les amis (ce
jour-là tout le monde est ami) se rendent chez la famille de la fiancée. À peine y sont-ils arrivés, que la maîtresse du logis reçoit ses joyeux hôtes en les arrosant d'un seau d'eau.
Dans certaines tribus, il est de bon ton que le prétendant prenne des allures chevaleresques en enlevant la jeune fille. Voici comment cela se pratique :
Les femmes de la maison hissent la jeune fille sur un lieu escarpé ou sur un grand arbre. Là, entourée de ses compagnes munies de bâtons épineux, d'orties et de baquets d'eau, elle se défend,
comme une héroïne, contre les assauts du jeune prétendant qui doit braver les coups et les averses de la cohorte féminine. S'il parvient à rompre le carré et à toucher du doigt la fiancée,
celle-ci lui est dévolue, sinon on l'ajourne à une époque indéfinie qu'il peut abréger en offrant des présents.
Après un copieux repas, la jeune fille est emmenée chez ses nouveaux parents, et, pendant le trajet, elle doit pleurnicher sa courte séparation d'avec ses père et mère. Enfouie dans une immense
limousine noire ou blanche, elle chevauche ou piétonne, nu-pieds, au milieu de sa bruyante escorte. Arrivée près de la maison, elle s'entretient avec ses compagnes, sous une tente dressée pour la
circonstance. Elle reste là et s'y régale avec ses amies pendant tout le temps que dure le repas de noces, c'est-à-dire jusqu'au lendemain. À la pointe du jour, elle retourne chez ses parents
qu'elle a quittés la veille, et tout est fini jusqu'à la célébration du mariage.
3° Funérailles. — Qu'on ne s'étonne pas si je parle des funérailles comme d'une occasion de
divertissement. Sous p.ce rapport, la plupart des nations païennes ne diffèrent en rien des Lolos. Les Chinois mêmes, si respectueux pour les morts, si réglementés par leurs philosophes,
s'imaginent honorer les défunts par des banquets, de la musique, des pétards et un superbe vacarme.
Chaque tribu possède un terrain couvert d'arbres. C'est le cimetière ou les Lolos brûlent et enterrent leurs morts.
Le corps du défunt est arrangé de façon à ce que la tête et les bras soient ramenés entre les genoux et les jambes repliées sur les cuisses. Ainsi réduit en pelote, et assujetti par des cordes,
le cadavre est placé sur le bûcher funéraire.
Ce mode de ployer les cadavres se fait immédiatement après la mort. Souvent même, la crainte de ne pouvoir faire aisément cette opération engage les Lolos à la commencer avant que le mourant
n'ait rendu le dernier soupir. Il n'est pas rare de voir de ces prétendus morts revenir à la vie sous l'action de la flamme.
La combustion terminée, les cendres et les os sont placés dans un vase que l'on met dans la terre. Puis on recouvre le tout de feuillage et de petites planches.
*
Lire aussi :
- Paul Vial : Les Lolos. Histoire, religion, mœurs, langue, écriture.
- Paul Vial : Les Gni ou Gni-Pa, tribu lolote du Yun-nan.
- Henri Cordier : Les Lolos.