Edmond Cotteau (1833-1896)
UN TOURISTE DANS L'EXTRÊME-ORIENT : ..., CHINE,...
Librairie Hachette, Paris, 1884, pages 221-355 de 448, gravures et cartes.
Automne 1881. Au retour de sa mission scientifique en Sibérie et au Japon, Edmond Cotteau fait escale en Chine. A Shang-haï,
sitôt à terre, il se précipite au distributeur de billets (sic!) du Comptoir National d'Escompte, vérifie à la Poste s'il a des messages, descend à l'hôtel des Colonies mettre ses notes à jour.
Sur le steamer pour Pékin, des pasteurs anglo-saxons, voyageant à prix réduits, s'empressant de faire très, mais très honneur aux cinq buffets quotidiens, eux, leur femme et leurs enfants :
traités et canonnières aidant, le souvenir des massacres de 1870 à Tien-Tsin devient lointain. Place aux promenades : "J'étais venu ici pour tout voir, et j'étais dans mon rôle de touriste." Ne
parlant pas la langue locale, Edmond Cotteau s'initie à la Chine beaucoup par les consuls et les négociants, les Pères et les Soeurs, mais aussi par les auberges crasseuses et les carrioles
éreintantes. Et il nous restitue tout cela, sans trop de préjugés, quelquefois avec un brin d'humour, toujours avec le plaisir de la découverte. Un instant inattendu de la Chine ancienne, entre
Taï-pings et Boxers.
Table des matières
Extraits : Aux portes de Pékin - Shang-haï : La ville chinoise. Les théâtres.
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Chapitre XI. — De Shang-haï à Pékin (7-16 octobre) : Les concessions européennes à Shang-haï. — Départ pour Pékin. — Le Chin-tung. — La mer
Jaune. — Tché-fou. — Le golfe du Petchili. — Takou. — Navigation sur le Peï-ho. — Tien-tsin. — Deux jours en charrette chinoise. — Arrivée à Pékin.
Chapitre XII. — Pékin (16-22 octobre) : Une semaine à Pékin.— La famille impériale. — Le Pé-tang. — La ville jaune, la ville tartare et la ville chinoise. — Les environs. — Excursion au
Wan-shou-shang.
Chapitre XIII. — De Pékin à Shang-haï (23-31 octobre) : Départ de Pékin. — Tong-tcheou. — Descente du Peï-ho. — Tien-tsin. — Le Haë-ting. — Retour à Shang-haï.
Chapitre XIV. — De Shang-haï à Han-keou (3-6 novembre) : Navigation sur le Yang-tsé-kiang. — Le Kiang-yung. — Chin-kiang. — Nankin. — Wou-hou. — Ngan-king. — Le lac Poyang. — Kiu-kiang. — Arrivée
à Han-keou.
Chapitre XV. — De Han-keou a Shang-haï (7-12 novembre) : Han-keou, Han-yang et Ou-tchang-fou. — Les Russes à Han-keou. — La douane chinoise.
Chapitre XVI. — De Shang-haï à Hong-kong (13-19 novembre) : La ville chinoise de Shang-haï. — Les théâtres. — La concession française. — Les établissements des Jésuites à Zikavei. — Départ de
Shang-haï. — Le Yang-tsé. — Ning-po, Fou-tcheou et Amoy. — Le canal de Formose. — Arrivée à Hong-kong. — Victoria. — Départ pour le Tonkin.
Chapitre XVII. — De Hong-kong au Tonkin (20-29 novembre) : Le steamer Haï-nan. — Le port de Hoï-how et l'île de Haï-nan. — Les îles Norway. — Arrivée à Haïphong.
Aux portes de Pékin
... Le soleil radieux, qui vient fort à propos me réchauffer, éclaire le même paysage que la
veille. Le pays est toujours fort laid, mais extrêmement peuplé. Nous rencontrons souvent des mendiants presque nus ; quelques-uns n'ont pour tout vêtement qu'un lambeau de natte ; des vieilles
femmes demandent l'aumône, accroupies au bord du chemin.
Deux ou trois fois, nous avons traversé une large chaussée rectiligne, élevée de plusieurs mètres au-dessus de la plaine : c'est l'ancienne grande route de Pékin. Les dalles qui la recouvraient
ont en partie disparu ; à leur place, se creusent des trous profonds, véritables précipices qui interdisent absolument le passage. Pas plus que la grande route, on n'entretient les chemins qui la
remplacent ; aussi nos voituriers passent-ils souvent où bon leur semble à travers champs, pour éviter les ornières trop profondes. Ils font une grande partie de la route à pied, guidant leur
mule amicalement pour ainsi dire, sans jamais la brutaliser. Renonçant à trouver dans l'intérieur de la charrette une posture commode, qui me permette de me reposer, je prends le parti de suivre
à pied, ou bien de m'asseoir au dehors, sur le brancard, les jambes ballantes.
Nous pensions que vers huit heures on nous ferait déjeuner quelque part ; cependant les villages se succèdent, et nous les traversons sans nous y arrêter. C'est peine perdue que d'essayer de nous
faire comprendre par nos hommes ; nous sommes entièrement à leur merci : heureusement ce sont de braves gens. A onze heures seulement, nous entrons dans la cour d'une auberge. On nous désigne une
chambre pareille à celle où nous avons couché la veille. Nous demandons des œufs, et pendant que nous prenons notre maigre repas, une foule de villageois accourent pour nous voir. Nous avons beau
fermer la porte : ils font avec leurs doigts des trous dans le papier, pour nous regarder manger.
A la halte du soir, nos voitures s'arrêtent dans un grand village fortifié, traversé par un
petit cours d'eau sur lequel on a jeté un beau pont de pierre... Nous faisons une courte promenade hors du village, pour admirer à notre aise le coucher du soleil. Tous les paysages gagnent à
être vus à cette heure du jour : les nuances variées qui se déroulent à l'horizon, les teintes ardentes dont se revêt la nature, font paraître presque belle cette contrée, très fertile
assurément, mais totalement dépourvue de pittoresque.
En rentrant à l'hôtellerie, nous sommes suivis par une foule de gens qui observent tous nos mouvements. Leur curiosité, cependant, n'est pas trop importune ; ils se tiennent toujours à une
certaine distance de nos personnes. Les femmes se cachent dès qu'elles nous aperçoivent ; d'ailleurs on n'en rencontre guère dans la rue, à peine une seule sur cent hommes.
16 octobre. — Nous sommes partis à minuit. La fatigue aidant, j'ai réussi, malgré le froid, à m'endormir dans la charrette. Au point du jour, je suis réveillé par ce bruit caractéristique qui
résulte de la réunion sur un même point d'une multitude d'hommes et d'animaux. En ouvrant les yeux, j'aperçois devant moi une imposante muraille crénelée, dominée par un portail gigantesque à
quatre étages avec toits en saillie. Agréable surprise! je reconnais à l'instant les murailles de Pékin, pour en avoir vu le dessin dans le Tour du Monde. Je me hâte de prévenir M. Michel qui
dort encore. Nous voici donc aux portes de la capitale du Céleste Empire!
Il s'agit maintenant d'y pénétrer. Les portes de Pékin ne s'ouvrent qu'à six heures, et devant nous, derrière nous, sur les côtés, s'étend une immense file de voitures, de chevaux, d'ânes, de
mules et de chameaux dont les conducteurs attendent, comme nous, que l'heure ait sonné. Cependant tous ces gens, d'apparence grossière, couverts de vêtements sordides, se rangent complaisamment
pour nous livrer passage. Cela ne leur est pas toujours facile, car la foule est énorme ; enfin, au risque d'être culbutés et mis en pièces, nous arrivons les premiers, juste au moment où l'on
ouvre la porte.
Au sortir d'une longue et sombre galerie voûtée, nous nous trouvons dans la cité chinoise qui, de ce côté, n'a guère la physionomie d'une ville, mais plutôt d'un immense baraquement. On traverse
d'abord de grands espaces vides et poudreux, où l'on retrouve les mêmes ornières et les mêmes fondrières que dans les chemins de la campagne, puis on pénètre dans un quartier habité. Nous suivons
la rue des Fleurs, bordée d'une double rangée de boutiques basses, où l'on vend les fleurs artificielles dont les femmes chinoises aiment à orner leur coiffure. Plus loin, se dresse la muraille
tartare ; nous en franchissons la porte colossale, et bientôt après, nous arrivons à l'hôtel Evrard, près de la Légation de France.
Jusqu'alors, je n'avais guère eu le temps de visiter Shang-haï : à peine arrivé, j'en étais
reparti d'abord pour Pékin, puis pour Han-keou. Le bateau des Messageries, sur lequel je prendrai passage pour Hong-kong, partant le 15 novembre, il me restait trois jours à dépenser ; je fis en
sorte de bien les employer.
Parlons d'abord de la ville indigène, ovale irrégulier entouré de ces hautes et noires murailles crénelées, dont le type invariable se retrouve partout en Chine. A qui vient de visiter Pékin,
Tien-tsin et les cités du Yang-tsé, elle n'offre pas grand intérêt : c'est toujours le même labyrinthe de ruelles infectes, au milieu desquelles, pour ne pas s'égarer, il faudrait avoir recours à
la boussole.
Toutefois, le quartier des restaurants est assez bien tenu. Le plus renommé de ces établissements est situé au milieu d'un étang ; on y arrive par de petits ponts bâtis en zigzag à fleur d'eau,
et bordés de rampes élégantes en bois découpé : avec ses balcons peints et sculptés, ses cloisons à claire-voie et ses toits relevés en lignes courbes, aux tuiles multicolores, cette construction
est d'un effet très pittoresque.
Autour de la pièce d'eau dont je viens de parler, s'étend une grande place où les oiseliers, les marchands ambulants, les brocanteurs de vieilles sapèques et d'antiquités à bon marché, les
bouquinistes, les déclamateurs, les chanteurs forains et les saltimbanques, ont dressé leurs échoppes et leurs baraques. J'ai vu là de jolis petits oiseaux, tirant la bonne aventure avec des
cartes, ou bien saisissant avec leur bec, au milieu d'une centaine d'enveloppes pareilles, celle où l'on avait caché une pièce de monnaie. Plus loin, un pédicure extirpait les cors en plein air :
le patient fumait tranquillement sa pipe, tandis que l'opérateur, lui promenant son bistouri dans l'orteil, tailladait profondément les chairs. Je suis porté à croire, ainsi qu'on l'a dit
souvent, que les Chinois sont bien moins sensibles que nous à la douleur physique.
Pour rentrer à la concession, j'usai d'un moyen de locomotion particulier à Shang-haï, et encore moins dispendieux que les djinrikshas, qui, du reste, ne pourraient pas circuler sur l'affreux
pavé de la ville chinoise : je veux parler de la brouette. Ce véhicule se compose d'un brancard posé sur une roue, et divisé en deux compartiments, au moyen d'une planchette verticale. De chaque
côté, une personne peut prendre place, de sorte qu'on se trouve assis dos à dos, et les jambes pendantes. Comme j'étais seul, et que je n'avais pas de bagages pour me faire contre-poids, mon
brouetteur, afin de maintenir l'équilibre, était obligé de donner à l'appareil une inclinaison très accentuée. Ce singulier mode de transport est très employé à Shang-haï, mais seulement par les
indigènes. Un Européen croirait déroger s'il montait en brouette. Pour moi, je n'avais pas le même scrupule ; d'ailleurs j'étais venu ici pour tout voir, et j'étais dans mon rôle de
touriste.
Au Japon, je n'avais pas perdu une occasion d'aller au théâtre. Je voulus également assister, en Chine, à une représentation, bien que ce genre de spectacle soit peu apprécié des étrangers.
Les principaux théâtres de Shang-haï se trouvent dans la concession anglaise, à Canton road. Le soir, tout ce quartier est brillamment illuminé, et encombré par la foule des promeneurs indigènes.
Je fais choix d'un établissement d'assez bonne apparence, à la façade peinturlurée et décorée d'affiches gigantesques. Moyennant un dollar payé à l'entrée, on me fait asseoir au parterre devant
une table semblable à celles de nos cafés-concerts ; puis un boy me verse du thé et m'apporte une demi-douzaine de soucoupes contenant des boulettes de riz, des graines de potiron grillées et
diverses friandises. De temps en temps, il distribue de petites serviettes trempées dans une eau presque bouillante ; les Chinois se les appliquent avec délices sur la figure pour se rafraîchir.
Cela paraît absurde au premier abord, mais il est certain que ce contact brûlant provoque, immédiatement après, une réaction bienfaisante.
L'action qui se déroule sur la scène est absolument incompréhensible ; je n'y vois qu'une interminable série de combats grotesques et de défilés de soldats. Les costumes sont splendides,
admirablement brodés d'or et de soie, et d'une valeur considérable. Comme au Japon, les rôles de femmes sont remplis par de jeunes garçons, qui se fardent et se griment dans la perfection. Les
musiciens, placés derrière les acteurs, font, sans trêve ni repos, un sabbat infernal, un tintamarre inouï. Je ne sais pas comment j'ai pu supporter ce spectacle pendant une grande heure et
demie, sans un instant d'entr'acte.