Édouard Chavannes (1865-1918)
DU RÔLE SOCIAL DE LA LITTÉRATURE CHINOISE
Leçon d'ouverture faite au Collège de France, le 5 décembre
1893.
La Revue politique et littéraire, tome 52, 1893, pages 774-782.
- Introduction : "Toute littérature peut être regardée comme un ensemble de faits qu'il est intéressant d'étudier en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Sous un autre aspect, une littérature nous apparaît comme un ensemble de forces qui exercent une action puissante sur les esprits des hommes ; il importe de mesurer cette influence pour déterminer quel rôle elle joue dans l'immense concours de causes qui produisent un état social. C'est à ce second point de vue que nous considérerons les œuvres littéraires chinoises."
Texte intégral : I — II — III — IV
Feuilleter
Télécharger
La Chine possède une littérature, et le fait est remarquable. Les Mandchous, les Mongols,
les Coréens et les Annamites nous ont laissé peu de monuments originaux. Aussi les nations que nous venons d'énumérer se sont-elles mises à l'école des grands peuples, leurs voisins, qui
n'avaient pas cette infériorité mentale : à l'Inde elles ont emprunté leur religion, le bouddhisme ; à la Chine elles ont demandé toutes les idées politiques et morales qui sont la règle de la
vie publique et privée en Extrême-Orient. Bien petit est le nombre des livres mongols ou mandchous qui ne sont pas des traductions de textes hindous ou chinois.
Les peuples qui ont cherché à aller plus loin, comme les Annamites, ont pris pour modèles les écrivains de l'empire du Milieu : ainsi la méthode historique qu'ils ont adoptée est calquée sur
celle des annalistes chinois. Si la prétention qu'a le fils du Ciel de considérer comme tributaires tous les pays qui l'entourent est surannée au point de vue politique, elle pourrait se soutenir
en tant qu'exprimant une sorte de suprématie intellectuelle.
Cette diffusion de la littérature chinoise a été facilitée par l'écriture qui lui sert de véhicule. Les caractères chinois élémentaires symbolisent des idées et sont indépendants de telle ou
telle prononciation ; ils sont comparables à nos chiffres arabes : comme un nombre écrit en chiffres sera également bien entendu par un Allemand, un Anglais ou un Français qui ne sauraient chacun
que leur propre langue, ainsi un texte chinois sera compris par tout homme instruit de l'Extrême-Orient, par un Japonais, un Coréen, un Annamite ou un mahométan de Kachgar aussi bien que par un
Pékinois. Bacon avait déjà noté ce fait :
« C'est l'usage de la Chine, disait-il,... d'écrire en caractères réels qui expriment, non des lettres ni des mots dans leur ensemble, mais des choses ou des notions ; au point que des contrées
et des provinces qui n'entendent point le langage d'une autre, peuvent néanmoins lire ses écrits parce que les caractères ont une extension plus générale que les langages. »
Cette remarque explique pourquoi depuis le moment où, venant d'Europe, on aborde à Singapour, ce sont les caractères de l'écriture chinoise qu'on voit sur toutes les enseignes des boutiques et
sur les affiches des murs ; on ne cessera pas de les rencontrer en remontant au nord jusqu'à la frontière de l'empire russe.
Pour nous faire une idée précise de la grandeur de ce domaine, considérons combien d'hommes y habitent. M. le docteur Dudgeon, un des plus anciens résidents européens à Pékin, a publié il y a
quelques mois à peine une brochure intitulée : De la population de la Chine (On the population of China) ; il y analyse un rapport présenté au trône par le ministère des
Finances ; de ce document officiel il ressort qu'en 1886 la population totale de 14 des provinces de la Chine était évaluée à 325.707.299 habitants. Comme dans ce calcul on a négligé 4 provinces
dont l'une, le Se-tch'oan, renferme plus de 72 millions d'hommes, il faut que la population de la Chine propre dépasse le nombre de 400 millions. On n'a pas tenu compte, d'ailleurs, de la
Mandchourie, de la Mongolie et du Thibet qui font partie intégrante de l'empire, ni de la Corée qui est un État tributaire, ni à plus forte raison de l'Annam et du Japon où cependant les lettres
chinoises sont étudiées par toute personne éclairée. Cette littérature a donc cours dans une portion du genre humain dont l'importance numérique est bien plus considérable que celle de l'Europe
entière.
Ce n'est pas seulement dans l'espace, mais dans le temps aussi que la littérature chinoise s'est montrée un instrument sans rival de cohésion. La Chine n'a pas toujours formé un seul empire. Sans
remonter jusqu'à la haute antiquité, nous voyons que, depuis le commencement du IIIe siècle de notre ère jusqu'au commencement du VIIe et depuis les premières années du Xe siècle jusqu'au milieu
du XIIIe, elle a été divisée en deux ou plusieurs royaumes rivaux. Si elle a toujours retrouvé son unité après ces luttes intestines, ce n'est pas à sa configuration géographique qu'elle le doit
: rien n'est plus différent des provinces du nord que celles du sud ; on rencontre d'ailleurs sur l'étendue de cet immense territoire des fleuves assez larges et des montagnes assez hautes pour
servir de frontières naturelles à des États divers. Si donc l'union s'est malgré tout rétablie, n'en faut-il pas voir la cause dans des raisons d'ordre intellectuel, dans ces affinités
psychologiques dont la littérature est le miroir en même temps que le puissant multiplicateur ?
L'agent immatériel qui a constitué les Chinois en un corps de nation leur a permis aussi de conserver en fait leur indépendance, lors même qu'ils ont été conquis. Quelles traces reste-t-il de la
domination mongole qui s'exerça un siècle durant ? Et, de nos jours, s'il est vrai que depuis l'année 1644 des souverains étrangers règnent à Pékin, et si les Mandchous sont les maîtres de la
Chine, il n'est pas moins certain que le flot envahisseur est venu se perdre dans l'océan des vaincus et qu'il n'a gardé presque aucune de ses marques distinctives. Les Mandchous en effet se sont
nourris aux lettres chinoises et ont été initiés par elles à une civilisation supérieure ; ils ont oublié jusqu'à leur propre langue ; l'empereur est parfois obligé de réprimander vertement les
officiers des bannières qui ne savent même plus prononcer en mandchou la liste des fonctions dont ils ont été successivement chargés.
Les Chinois ont si bien senti quelle force résidait dans leur littérature qu'ils l'ont
toujours préservée avec un soin jaloux. Nous en avons un mémorable exemple dans l'attitude qu'ils ont prise à l'égard d'un de leurs plus illustres souverains, Ts'in Che hoang ti. Ce prince
régnait à la fin du IIIe siècle avant notre ère ; il s'était imposé par la force des armes ; il avait supprimé la féodalité en triomphant de tous les seigneurs qui depuis de longs siècles ne
cessaient de batailler entre eux ; voulant inaugurer un ordre de choses entièrement nouveau, il résolut de faire disparaître les livres anciens de peur qu'on n'en invoquât l'autorité contre sa
politique. Mais, s'il put brûler les écrits, les idées ne furent pas consumées et peu d'années après sa mort on reconstitua les textes qu'il avait voulu anéantir. Sa mémoire fut exécrée ; on
donna à entendre qu'il était un bâtard et on porta contre lui les pires accusations. On loua, à l'égal d'un Harmodius et d'un Aristogiton, un nommé King K'o qui avait tenté de l'assassiner. Tel
est l'avertissement que la gent irritable des lettres, gardienne vigilante de la tradition, a donné aux novateurs qui seraient jamais tentés d'imiter cet audacieux profane.
Par un revirement de la fortune, ce sont ces ouvrages mêmes qu'avait prétendu détruire Ts'in Che hoang ti qui sont devenus les livres canoniques et, dans toute la force du mot, classiques. Les
générations suivantes ont pu produire des écrits estimés, mais elles n'ont point songé à contester la suprématie de l'antiquité ; jamais la querelle des anciens et des modernes ne s'est élevée en
Chine parce que tout le monde y est du parti des anciens. En effet, on revêt ces vieux textes d'un caractère quasi sacré, ils ne s'imposent pas à l'admiration par leur simple beauté ; leur valeur
esthétique est chose secondaire ; mais ils sont la Somme de toute la sagesse ; il faudrait être presque impie pour oser mettre en doute qu'on y trouve la source unique et suffisante de la
moralité.
D'autre part, si la mesure destructive prise par le premier empereur des Ts'in en l'an 213 avant notre ère n'atteignit pas pleinement son but, elle réussit du moins à entamer l'intégrité des
œuvres antiques et, par là même, elle en changea le caractère. Après l'édit de proscription, le texte des principaux classiques ne subsista pas dans son entier ; il n'en échappa que des fragments
écrits dispersés par le hasard dans des lieux divers ou des parties conservées par la mémoire des hommes. Lorsqu'on travailla à les réunir on les modifia inconsciemment et on y introduisit plus
d'une idée nouvelle : le recueil des rites en particulier, le Li Ki, paraît avoir été profondément altéré par ceux qui se chargèrent de l'éditer au IIe siècle avant notre ère.
Seul le livre des Changements, le I King, conserva intactes ses vieilles formules de divination ; il fut sauvé de la destruction par son obscurité même qui le rendait inutile aux mains de
l'opposition politique.
Quant aux autres grands classiques, le livre des Vers (Che king), le livre de l'Histoire (Chou king) et les Annales de l'État féodal de Lou (Tchoen ts'ieou), s'ils ont moins souffert que le
recueil des Rites, ils n'ont pas toujours été scrupuleusement respectés par leurs éditeurs. D'ailleurs, même avant l'époque de Ts'in Che hoang ti, ils avaient été l'objet de recensions diverses.
Le livre des Vers et le livre de l'Histoire sont anonymes et semblent avoir eu pour auteurs la nation tout entière ; or de telles œuvres ne se constituent pas d'elles-mêmes à l'état définitif ;
il faut qu'il y ait quelque arrangeur, quelque diascévaste qui, à un moment donné, fasse un choix entre les matériaux qu'il a sous la main et les dispose suivant un ordre. Telle fut l'œuvre de
Confucius à la fin du VIe siècle et au commencement du Ve avant notre ère. Dans la biographie de ce sage (Mémoires historiques, chap. XLVII), Se-ma Ts'ien nous dit qu'« il écrivit une préface aux
récits du livre de l'Histoire, et que, remontant jusqu'aux temps de Yao et de Choen et descendant jusqu'à Mou, duc de Ts'in, il arrangea et coordonna les événements. »
Se-ma Ts'ien nous fournit encore à propos du livre des Vers le témoignage suivant (Mém. hist., ibid.) : « Dans l'antiquité il y avait plus de 3.000 poésies. Lorsque vint Confucius il supprima les
répétitions et choisit ce qui était capable d'orner les rites et la convenance... Il laissa en tout 305 poésies. »
Dans les Annales du pays de Lou, d'une date plus récente et d'une formation moins populaire, Confucius ne paraît pas avoir élagué beaucoup, mais il a introduit dans les termes un certain nombre
de changements qui impliquent des appréciations morales sur les événements. Ainsi, là où un autre aurait écrit : « Le duc un tel fut tué par un de ses sujets », il dit : « fut la victime d'un
parricide. » C'est surtout par sa révision des classiques que Confucius est resté célèbre ; son principal titre de gloire est d'avoir été le plus grand des diascévastes chinois.
Assurément la critique remplira quelque jour sa tâche en montrant dans ces livres quelles sont les parties authentiques, en dénonçant les interpolations et en retrouvant la civilisation primitive
dont nous n'avons plus qu'une image embellie. Mais dans l'état actuel, grâce aux remaniements dont ils ont été l'objet, ces textes présentent un tableau, non pas fidèle, mais idéalisé de
l'antiquité, une leçon de morale en action. Ce n'est plus le passé tel qu'il fut, mais tel qu'on voudrait qu'il eût été et par là se justifie le point de vue de l'Extrême-Orient qui place encore
son âge d'or à la jeunesse du monde.
Cependant, s'il faut tenir compte de l'illusion produite par le recul, elle ne suffit pas à expliquer le crédit dont jouissent les classiques ; il faut donc qu'on y trouve autre chose que la
peinture d'un glorieux passé. En effet, de ces pages on voit se dégager, lorsqu'on les étudie attentivement, un certain nombre d'idées générales dissimulées sous les mots qui jugent ou racontent
les faits. Or, ces idées générales sont, aujourd'hui encore, les parties constituantes de la conception que les Chinois se forment de la vie ; ainsi, des livres qui, aux yeux de la science, ne
sont que des documents historiques, deviennent, pour le peuple où ils ont pris naissance un patrimoine saint, car l'instinct irraisonné mais sûr de la race y sent palpiter confusément le cœur de
ses pères. Les idées dont les classiques chinois sont les dépositaires appartiennent au genre de celles que l'homme déclare volontiers innées parce que, transmises par une longue hérédité, leur
origine paraît inaccessible. Nous-mêmes, Européens, avons certaines notions métaphysiques qui nous paraissent si évidentes que nous les déclarons absolues ou tout au moins que nous les érigeons
en lois directrices de la raison, en catégories de l'entendement. Or, si vous parlez de ces sujets avec un Chinois instruit, vous ne tardez pas à vous apercevoir qu'entre votre esprit et celui de
votre interlocuteur il existe un abîme ; vous êtes dans la situation d'une personne qui voudrait démontrer les théorèmes de la géométrie à celui qui aurait refusé d'admettre les premiers axiomes
de cette science. Inversement, lorsqu'on lit les classiques chinois, on y découvre certains concepts, nouveaux pour nous, qui apparaissent comme la forme et le moule de la pensée. L'idée de piété
filiale, par exemple, joue un rôle prééminent : le rapport de dépendance qui existe entre le fils et celui qui l'a engendré n'en est que le cas le plus simple et, pour ainsi parler, l'unité
primordiale. Ce même rapport existe, appelé du même nom, entre les membres vivants d'une famille et tous ceux de leurs ancêtres morts qui se rattachent à eux par la filiation paternelle, par
l'agnation ; il existe entre le peuple et le souverain son père ; il existe enfin entre le souverain lui-même, fils du Ciel, et le ciel ; comme d'ailleurs le ciel est le suprême régulateur des
phénomènes naturels, s'il survient quelque trouble dans l'ordre physique, peste, famine ou inondation, c'est un signe certain que la piété filiale n'a pas été bien pratiquée. Ainsi la piété
filiale est la loi d'harmonie qui préside au jeu régulier des forces de la nature, comme aux bonnes relations entre les hommes. Elle est le symbole de ce lien mystérieux qui relie les générations
successives et fait que la famille est plus importante et plus réelle vraiment que l'individu, que l'État, conçu comme l'univers, est supérieur à son tour à la famille. Cette idée qui a pu
trouver place, atténuée, dans les spéculations de quelques penseurs d'Occident, est le Credo des Chinois. Elle apparaît déjà dans les plus anciens monuments de leur littérature ; sans doute,
comme tout dogme, elle a dû exister à l'état de sentiment vague avant même d'être formulée, mais les pages qui les premières en ont donné la conscience claire, fortifiée depuis par la croyance
implicite de plusieurs siècles, ont acquis aux yeux de la postérité une valeur inappréciable.
Les quatre traités (se chou) que la vénération des lettrés place immédiatement après les cinq livres canoniques, sont consacrés à développer, sous une forme plus dogmatique et moins historique,
ces mêmes concepts et témoignent ainsi de leur importance. C'est la quintessence de la morale chinoise qui est exposée méthodiquement dans la grande étude (Ta hio) et le Juste Milieu (Tchong
yong) et qui est discutée dans les entretiens mémorables de Confucius (Loen yu) et dans ceux de Mencius avec leurs disciples. Ces quatre traités se réfèrent souvent aux cinq livres canoniques et
ne prétendent qu'en extraire le sens profond.
Enfin, parmi les causes qui ont comme consacré l'autorité des classiques, il faut noter l'importance qu'ils attachent aux rites. A vrai dire, les prescriptions rituelles sont, pour un lecteur
européen, ce qu'il y a de plus insipide dans les livres de la Chine ; nous ne comprenons pas quel intérêt peuvent avoir des règles infiniment minutieuses sur les vêtements de deuil, sur les
différentes manières de saluer, sur le maintien que doit avoir un lettré ; nous voulons plus de spontanéité et il nous semblerait absurde de déterminer à l'avance en détail nos attitudes et nos
sentiments. Aux yeux d'un Chinois, au contraire, il faut apprendre à se bien conduire, parce que c'est ainsi qu'on en viendra à bien penser ; les rites ne sont que les symboles de divers états
d'âme, si donc on les observe avec exactitude, on sera par là même porté à concevoir les idées qu'ils supposent. De même que les châtiments répriment la perversité, ainsi les rites suscitent la
vertu. La sagesse étant conçue comme une qualité qu'on acquiert par le seul fait qu'on accomplit les actes qu'elle inspirerait, on a donc été amené à écrire des volumes sur la manière dont se
comporte le sage dans toutes les circonstances de la vie ; on a rédigé une longue casuistique de la bienséance. Ce code moral est le premier et le plus sérieux enseignement qu'on inculque aux
jeunes Chinois. S'il m'est permis de parler ici d'un souvenir personnel, je me rappelle avoir remarqué, en traversant un village, deux enfants de trois ou quatre ans à peine ; gravement placés en
face l'un de l'autre, ils s'étudiaient à exécuter le grand salut officiel qui comporte une série de prosternations où l'on touche du front la terre ; debout sur le seuil de sa porte, un vieillard
les regardait et souriait en les voyant, ces tout petits, reproduire les gestes héréditaires que tant de générations avaient faits avant eux. Toute la Chine avec son respect des formes du passé
était là et j'ai eu dans ce moment le sentiment profond de la puissance inhérente à ces habitudes traditionnelles et immuables que, depuis un temps immémorial, les enfants apprennent de leurs
pères. Les livres de la haute antiquité étant une perpétuelle glorification des rites sont regardés à juste titre comme le fondement de l'instruction.
Un premier coup d'œil jeté sur l'Extrême-Orient nous a montré la grande extension prise dans
le monde par la littérature chinoise et le lien continu qu'elle a créé entre les époques successives de l'existence nationale. Nous avons reconnu d'autre part que, parmi les monuments
littéraires, les plus anciens étaient tenus en très haute estime, et nous avons cherché à montrer les raisons de cette préférence. Faisons maintenant œuvre d'observateurs plus attentifs :
établissons-nous pour quelque temps dans l'empire du Milieu et voyons, en parcourant les rues de ses populeuses cités, en lisant ses journaux et en conversant avec ses habitants, quelle place la
littérature et plus spécialement les classiques occupent dans la vie ordinaire de chacun.
Au-dessus de toutes les portes des boutiques ou dans les salles de théâtre sont collées des affiches sur papier rouge, blanc ou jaune ; pour la plupart, elles appellent la prospérité sur la
maison ou invoquent des esprits protecteurs, mais souvent aussi on y lit quelque précepte des vieux sages, ou on y découvre une réminiscence historique. Dans un temple près de Péking vous pourrez
lire ces mots : « Le ciel de Yao, le soleil de Choen ». C'est que les règnes de Yao et de Choen sont représentés comme fortunés entre tous par le livre de l'Histoire : aussi voudrait-on voir
luire le même soleil, vivre sous le même ciel que de leur temps.
Dans les journaux qui se sont fondés en Chine depuis peu d'années à l'imitation de nos propres feuilles quotidiennes, l'influence de la littérature antique se marque à tout instant ; on ne
comprendra pas le récit du moindre fait divers si l'on n'a l'instruction préalable, sans laquelle les allusions savantes (tien kou) dont le narrateur se croit obligé d'émailler son compte rendu
resteraient incompréhensibles.
Le style épistolaire se ressent davantage encore de ce culte de l'antiquité. Il existe en Chine plusieurs recueils de lettres destinées à servir de modèles ; quelques-uns d'entre eux sont devenus
célèbres ; en effet, ce ne sont pas, comme les ouvrages analogues en France, de simples manuels à l'usage des ignorants, mais bien des spécimens achevés de l'art difficile de composer sur les
sujets de la correspondance usuelle des centons où il n'est presque aucune phrase qui ne soit un plagiat ingénieux.
Enfin, si on converse avec un Chinois instruit, ou mieux encore si on explique avec lui un texte écrit, on ne tarde pas à être frappé de la connaissance approfondie qu'il possède presque toujours
des anciens auteurs. Il en sait de longs passages par cœur et lorsque, dans la page qu'il a sous les yeux, il se trouve quelque citation, avouée ou non, d'un classique, il la remarque aussitôt et
montre à quelle partie de quel livre elle est empruntée.
Ce n'est pas seulement par goût que tout Chinois de bonne société est versé dans la connaissance des lettres ; il doit l'être par sa position même : il s'est élevé au-dessus des conditions de
laboureur et d'artisan ; en vrai disciple de Confucius, il méprise le commerce qui est à ses yeux « la dernière des occupations » ; dans l'organisation civile de son pays, il ne peut donc être
que fonctionnaire ou aspirer à le devenir. Or la connaissance de la littérature est ce qu'on exige de tous ceux qui postulent une place officielle ; les mandarins se recrutent presque
exclusivement par le moyen d'un concours qui est le même pour tous : un baccalauréat ès lettres ancien système, où on demande aux candidats des compositions qui supposent à peu près les mêmes
qualités d'esprit que le discours ou les vers latins. Il s'agit de commenter un passage tiré des classiques en faisant montre d'une mémoire bien ornée. Les trois degrés (sieou ts'ai, bachelier ;
k'iu jen, licencié ; tsin che, docteur) qu'il faut successivement conquérir ne varient qu'en difficulté : ce sont toujours des épreuves analogues qui servent de critérium pour juger la valeur des
esprits.
L'examen du doctorat, par exemple, dure neuf jours qui se divisent en trois périodes de trois jours. Dans la première période, les aspirants docteurs écrivent une composition en vers et trois
dissertations sur des sujets empruntés aux quatre traités (se chou) ; dans la seconde période, ils font cinq dissertations sur des thèmes pris dans les cinq livres canoniques (ou king) ; enfin,
dans la troisième période, ils ont à produire cinq dissertations sur des questions diverses entre lesquelles ils choisissent eux-mêmes. Les dissertations de la période initiale sont les plus
importantes ; elles décident presque seules de l'admission ou de l'exclusion ; après la proclamation des noms des candidats heureux, on imprime les essais qu'ils ont faits les trois premiers
jours dans un petit livre à couverture jaune.
Voici les sujets de ces trois compositions pour l'examen de l'année 1889 :
Le premier est emprunté aux entretiens mémorables de Confucius (Loen yu). Parlant de la meilleure méthode de gouvernement, Confucius dit :
« Suivez le calendrier de la dynastie Hia ; servez-vous du char officiel de la dynastie Yn ; portez le bonnet de cérémonie de la dynastie Tcheou ; prenez pour musique celle de Choen avec ses
danses. »
Le thème à développer est ici l'imitation de l'antiquité pratiquée avec éclectisme.
Le second sujet est pris dans le traité du Juste Milieu (Tchong yong) :
« C'est par ses qualités personnelles qu'un souverain fait son choix d'hommes ; c'est par la raison qu'il perfectionne ses qualités personnelles. »
Le troisième sujet est tiré de Mencius :
« Si vous ne créez pas un échange de productions et de services, de façon que le surplus de l'un supplée à ce qui manque à l'autre, alors les laboureurs auront trop de grain et les femmes auront
trop de toile : si vous créez cet échange, alors les charpentiers et les charrons recevront de vous leur nourriture. »
On le voit par ces énoncés, l'épreuve consiste toujours à développer un lieu commun de morale pratique ou d'économie politique avec toutes les ressources d'une rhétorique raffinée.
Sur les cinq à six mille concurrents qui se présentaient à cet examen de la métropole, 318 seulement ont été admis pour toute la Chine ; les candidats étaient licenciés, c'est-à-dire qu'ils
formaient déjà une élite ; à l'examen provincial de la licence à Ou-Tch'ang en 1870, on a reçu 61 personnes sur huit à neuf mille ; on vient de nommer cette année à Péking 183 licenciés sur 12478
postulants ; enfin le concours pour la licence n'est ouvert qu'aux seuls bacheliers et ceux qui possèdent ce titre ont eu à triompher de compétiteurs au moins aussi nombreux. De plus, les examens
de licence et de doctorat n'ont lieu, sauf exception, que tous les trois ans. Ces chiffres donnent une idée de la sélection de plus en plus rigoureuse qui s'opère toujours au moyen du même
principe de choix : la connaissance des classiques et l'habileté à commenter leurs sentences.
Les principaux hommes d'État de la Chine moderne ont tous pris part à ces concours : Li Hong-tchang, vice-roi de la province du Tche-li, a été reçu docteur en 1847 ; Tchang Tche-t'ong, vice-roi
du Hou-Koang, a été classé troisième à l'examen du doctorat en 1863 ; son frère aîné, Tchang Tche-wan, qui est membre des plus hauts conseils de l'Empire, a été le premier des docteurs reçus en
1847 ; Hong Kiun, qui fut ministre de Chine en Russie, Allemagne, Autriche et Hollande, qui depuis 1891 était membre du Comité des affaires étrangères (Tsong-li Yamen) à Péking, et qui vient de
mourir le 2 octobre de cette année, avait été reçu premier à l'examen du doctorat en 1868. Une revue plus détaillée nous amènerait à reconnaître que, sauf de rares exceptions, tous les hommes qui
occupent des places élevées dans l'administration chinoise sont docteurs ou au moins licenciés.
Les examens littéraires étant en théorie la seule et en fait la principale porte qui ouvre l'accès de la vie publique, il en est résulté que ceux qui les ont subis avec succès ou seulement qui
s'y préparent jouissent d'une grande considération parmi leurs concitoyens. Ainsi s'est constituée cette fameuse classe des lettrés qui a tenu de tout temps un rôle prépondérant dans les
destinées de l'État. C'est elle qui impose sa manière de voir et qui fait l'opinion publique. Elle est dépositaire des traditions du passé ; à ce titre elle se trouve représenter de nos jours, et
les missionnaires l'ont appris par expérience, le parti de l'opposition à la civilisation européenne.
Si la littérature a une telle importance, il est naturel que soit le gouvernement soit les particuliers fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour en encourager et en faciliter l'étude. Voici
quelques faits et quelques textes qui confirment cette présomption : En 1829, les fonctionnaires de la province de Koang Tong ont fait imprimer les principaux commentaires récents sur les
classiques sous le titre de : Explications des livres classiques faites au temps de la souveraine dynastie Ts'ing (Hoang ts'ing king kié). Cette collection est d'une étendue considérable et, si
on la traduisait, elle formerait bien 150 gros volumes in-8. En 1888, les hautes autorités de la province de Kiang Sou ont publié une nouvelle collection destinée à compléter la précédente, sous
le titre de : Suite aux explications des livres classiques faites au temps de la souveraine dynastie Ts'ing (Siu hoang ts'ing king kié). Cette suite est aussi volumineuse que l'ouvrage primitif.
Il n'y a guère dans le monde que la Bible qui ait donné lieu à des travaux d'exégèse aussi importants.
Ce souci de la littérature se manifeste encore par des rééditions incessantes des livres classiques dans toutes les provinces. Par un rapport au trône daté du 31 octobre 1891, le chancelier
littéraire du Chen Si annonce que, d'accord avec le gouverneur, il a réuni par souscription publique une cinquantaine de mille francs pour imprimer correctement les classiques. Dans un autre
rapport du 3 janvier 1890, Ma P'ei-yao, gouverneur du Koang Si, écrit :
« La meilleure manière de développer la moralité d'une société est de perfectionner son goût littéraire ; pour obtenir ce résultat, il est nécessaire d'avoir une ample provision de livres ; or de
belles éditions des classiques et d'autres ouvrages ont été faites dans les provinces voisines ; il faut les prendre pour modèles et établir des imprimeries dans telles et telles villes. »
Ce dernier texte nous montre que les Chinois voient dans la littérature le moyen par
excellence de développer la moralité du peuple. C'est en effet un postulat de la philosophie confucéenne, qui a fini par prévaloir sur toutes les autres, que la vertu est en raison directe de
l'instruction ; aussi est-ce un axiome pour les gouvernants chinois que l'empereur et, au-dessous de lui, tous les fonctionnaires, ont à l'égard de leurs administrés un double devoir : en premier
lieu les nourrir (yang), c'est-à-dire assurer leur bien-être matériel, en second lieu les instruire (kiao), c'est-à-dire les rendre aptes à bien agir. La littérature ne se sépare pas de la morale
; elle a un but pratique. Dès lors il est logique de confier au plus instruit le gouvernement des autres hommes et c'est pourquoi les examens sont le meilleur moyen de recruter les
fonctionnaires. Comme les philosophes stoïciens attribuaient à leur sage tous les talents, ainsi, selon les Chinois, le sage, c'est-à-dire celui qui a compris les leçons des anciens, est seul
capable de se bien conduire en toute circonstance et de diriger les autres ; il est seul habile à régner.
À vrai dire, cette définition de l'homme accompli nous paraît très étroite. Elle exclut de prime abord tout ce qui est science soit mathématique, soit expérimentale. Les intelligences formées à
l'école chinoise manquent de cette rigueur dans la déduction, de cette conscience dans l'observation qui sont à nos yeux les marques distinctives d'un bon esprit. Les Chinois n'ont jamais inscrit
sur la porte de leurs académies :« Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre. » Ils n'ont eu ni leur Descartes ni leur Bacon.
Par une conséquence naturelle, ils n'ont fait aucune de ces découvertes qui résultent de l'application des sciences de mesure et qui ont transformé la face du monde ; ils n'ont même pas
perfectionné les inventions rudimentaires que la nécessité fit trouver à leurs ancêtres. Lorsque le fleuve Jaune, la « désolation de la Chine », comme l'appelait l'empereur Tao Koang, rompt ses
digues et noie des plaines immenses, le préfet de l'endroit est bien capable de composer un beau rapport où il raconte en un style imité du Chou King que « l'immense étendue des eaux s'élevait
jusqu'au ciel » ; mais, par malheur, il se sert, pour réparer la brèche, de procédés dont l'origine est aussi ancienne que ce texte. Aussi le fleuve ne cesse-t-il pas d'exercer d'année en année
ses ravages.
Sans doute les Chinois au contact des Européens ont commencé à s'apercevoir de tout ce qui leur manquait ; ils ont acheté des canons et des bateaux cuirassés ; ils ont établi un réseau de lignes
télégraphiques ; ils ont organisé des filatures mécaniques et des moulins à vapeur ; ils commencent à construire des chemins de fer. Pour se servir de ces engins nouveaux, ils ont dû aborder
l'étude des sciences ; mais ils n'en conservent que ce qui leur est indispensable dans la pratique ; ils pourront faire d'excellents contremaîtres ; il est douteux que, d'ici longtemps, ils
deviennent des ingénieurs ou des mécaniciens capables d'innover. Ils apprennent facilement parce qu'ils ont une mémoire excellente, mais ils ne comprennent pas les principes supérieurs qui seuls
sont capables de faire avancer la science.
Le trop grand développement de la mémoire nuit à la qualité de l'étude même pour laquelle les Chinois professent la plus haute estime. En théorie, les jeunes gens qui se seraient assimilé les
classiques au point d'avoir profité de leurs enseignements seraient bien armés pour la vie publique. Mais les examens assurent le plus souvent les premiers rangs à ceux qui ont un style élégant,
enrichi de citations nombreuses ; on voulait des hommes et on n'obtient que des rhéteurs ; au lieu d'une éducation virile on loue une instruction purement livresque ; la lettre a tué
l'esprit.
De même que les Chinois ne sont pas incités par leur cours d'études à faire un libre usage de leur raison, de même encore ils ne sont pas amenés à développer les qualités personnelles de leur
caractère. Les rites enserrent leur vie dans un étroit réseau de formalités. Le Chinois se trace son devoir en toute circonstance, non pas en consultant sa propre conscience, mais en se pliant à
des règles qui lui sont imposées du dehors.
N'insistons pas cependant sur les lacunes de ce système ; elles ne sont que trop évidentes aux yeux des Européens. Il présente aussi des avantages et c'est ce que nous sommes portés à ne pas
assez reconnaître. La Chine maintient son organisation depuis plus de trois mille ans ; des principes qui ont assuré à une société une telle durée ont une force singulière et il serait puéril de
ne pas en faire l'aveu. Cette grande nation a conservé son caractère pacifique au milieu de peuplades guerrières ; bien plus, elle l'a imposé à ses vainqueurs mêmes ; elle a rayonné au loin et a
gagné à ses idées la moitié du plus vaste des continents. Il faut donc que sa morale et sa politique garantissent aux hommes qui les adoptent une somme de bonheur qui leur fasse aimer la vie.
Quelques signes de vétusté que nous découvrions dans l'édifice social qui repose sur l'instruction chinoise, il est certain que cet édifice est approprié aux besoins de ceux qui l'habitent et
qu'ils s'y trouvent à leur aise ; une maison nouvelle dont nous aurions tracé le plan ne leur conviendrait peut-être pas si bien.
Mais cette convenance ne serait pas un argument suffisant ; la Chine pourrait avoir une civilisation qui lui plaît et qui serait néanmoins appelée à disparaître dans un bref délai parce que les
rouages en seraient trop usés. Plusieurs voyageurs l'ont représentée en effet comme une nation en pleine décadence : ils auront sans doute été frappés du mauvais état de ses routes ou auront jugé
que la brouette poussée à bras d'homme était un mode de locomotion un peu bien primitif. Mais ils n'ont pas su voir l'activité littéraire qui se manifeste de nos jours plus vive que jamais et qui
a été de tout temps le ressort moteur de ce grand corps. On ne saurait soutenir qu'un peuple chez qui le souci des choses intellectuelles est si intense soit un peuple radicalement perdu.
Leibnitz avait une vue plus profonde quand il disait dans sa préface aux Novissima Sinica :
« La plus grande civilisation du genre humain est massée aux deux extrémités de notre continent ; en Europe et en Chine. La Chine est comme une Europe orientale. Peut-être est-ce la volonté de la
Providence qu'en se tendant les bras ces deux nations civilisent peu à peu toutes les contrées qui se trouvent entre elles. »
Il écrivait encore :
« Les Chinois nous sont supérieurs dans la philosophie pratique, c'est-à-dire dans les préceptes de l'éthique et de la politique : ils ont plus fait dans la vaste société des hommes que les
fondateurs d'ordres religieux dans leurs sectes. »
Les Chinois paraissent bien avoir raison lorsqu'ils attribuent à leur littérature une influence moralisatrice. Les vertus essentielles que nous leur reconnaissons sont celles mêmes que leurs
classiques exaltent le plus et, s'il est vrai de dire que des causes physiologiques et sociales peuvent avoir produit ces vertus et par là même inspiré la littérature, il n'en est pas moins
certain que l'action est ici difficile à distinguer de la réaction et que les livres à leur tour ont singulièrement fortifié les idées.
Le loyalisme dont les Chinois font preuve, la vénération qu'ils ont pour leur souverain est d'accord avec cette théorie du droit divin de la monarchie qui est un des principaux éléments de leur
philosophie de l'histoire. S'il est vrai que le fils du Ciel règne par un décret d'en haut, lui obéir c'est se conformer à l'ordre établi par la Providence. Les rébellions elles-mêmes ne
méconnaissent pas ce principe sacré ; elles invoquent, pour se justifier, des calamités publiques qui sont un signe que le ciel a retiré sa mission à la dynastie régnante et veut la confier à de
plus dignes. Ainsi l'histoire, malgré les révolutions qu'elle enregistre, tend toujours à entourer le titre impérial d'une auréole divine qui entretient et développe le respect des sujets.
La famille n'est pas moins fortement constituée que l'État : elle repose aussi sur l'acceptation tacite d'une autorité supérieure, celle du père. Ici encore les faits et la littérature se
répondent. On ne trouverait pas dans les classiques un seul texte qui excuserait l'adultère, pas un qui absoudrait le fils irrespectueux. Les rapports entre père et fils tels que nous les
représente trop souvent Molière n'exciteraient chez un Chinois que l'indignation. Ce n'est pas à dire assurément que la famille chinoise soit un exemple de toutes les vertus domestiques, mais,
dans la mesure où les faiblesses de la nature humaine le permettent, elle s'efforce de mettre en pratique les préceptes de ses anciens sages.
Enfin chaque individu a été habitué, par les leçons mêmes qu'il a reçues dans l'école, à observer les règles d'une politesse minutieuse. Les rites facilitent les relations entre les hommes en
obligeant chacun à dompter ses sentiments et à ne pas manifester au dehors ses impressions. Cet empire que les Chinois ont sur eux-mêmes est une des qualités qui frappent le plus un étranger. Tse
Lou, disciple de Confucius, tombant blessé à mort sur le champ de bataille, rattacha la jugulaire de son casque pour expirer avec décence. Cet exemple, devenu classique, montre bien jusqu'à quel
point les Chinois observent la convenance. Ils ont le sentiment des rites comme nous avons le sentiment de l'honneur et ils abandonnent jusqu'à leur vie avec simplicité et courage pour ne point
les enfreindre. L'histoire chinoise abonde en récits de beaux trépas inspirés uniquement par le désir qu'on a de ne pas déroger à ce qu'on se doit à soi-même. S'il est vrai que la vie ne soit que
la méditation de la mort, il faut avouer que les livres qui rendent l'homme capable de se sacrifier avec une telle dignité sont bien aussi ceux qui sont le plus aptes à ennoblir son
existence.
La littérature chinoise, par sa diffusion, sa durée, son influence dans tous les domaines de la pensée et tous les actes de la vie, a donc été la grande éducatrice de la nation. Il importe de
l'étudier si l'on veut connaître et comprendre cette civilisation si vivace. Le jour n'est d'ailleurs pas loin peut-être, n'en déplaise à ceux qui raillent les prophètes de mauvais augure, où les
gouvernements d'Occident auront à en tenir compte. Les États-Unis, le Canada, l'Australie et les Russes dans la Sibérie orientale ont déjà dû se préoccuper des difficultés que faisait naître chez
eux l'invasion pacifique des travailleurs chinois ; sans doute le péril est surtout économique, mais il est rendu plus sérieux par le fait que les Chinois, partout où ils vont, transportent leurs
idées et leurs coutumes, qu'ils ne se fondent pas avec les étrangers, qu'ils leur opposent une force de cohésion presque invincible, qu'ils ne tardent pas à former un État dans l'État. Or, si
cette menace est suspendue sur certains pays, la cause en est dans le perfectionnement des moyens de communication : les bateaux américains de la Pacific Mail ne mettent que 16 à 17 jours pour
aller de Yokohama à San-Francisco ; depuis 1891, la Compagnie du Canadian Pacific Railway a établi une ligne de navires qui font la traversée de Yokohama à Vancouver en 11 ou 12 jours. Lorsque la
Russie aura achevé cette œuvre gigantesque du chemin de fer transsibérien auquel ni le choléra ni la famine ne l'empêchent de travailler, il ne faudra guère plus de temps aux Chinois pour venir
en Europe qu'il ne leur en faut aujourd'hui pour se rendre dans le nouveau continent ; alors nous aurons à lutter contre la même infiltration. Le temps est loin, s'il doit venir jamais, où la
Chine sera dangereuse politiquement par ses armées et ses flottes : il est plus proche qu'on ne le croit en général, celui où elle sera un péril social par l'afflux de ses légions laborieuses et
patientes.
Pour nous Français, plus que pour d'autres, c'est un devoir de bien connaître la Chine. Nous y sommes les protecteurs officiels de missionnaires nombreux qui ne se maintiennent dans ce milieu
hostile que par notre appui ; nous sommes limitrophes de ce grand empire par une de nos plus belles colonies. A ce double point de vue nous avons souvent à traiter avec les Chinois et il nous
importe d'apprendre à qui nous avons affaire. Bien plus, nous sommes les maîtres d'une vingtaine de millions d'hommes qui pensent et sentent à la chinoise et nous avons charge d'âmes ; l'Annam et
le Tonkin ont une organisation politique, municipale et familiale calquée sur celle de l'Empire du Milieu ; ils lui ont emprunté son code pénal ; ce sont les mêmes examens littéraires de
bacheliers licenciés et docteurs qui confèrent aux indigènes le droit de devenir fonctionnaires sous notre direction. Ne pouvant détruire l'influence chinoise, qui répond trop bien aux besoins de
la race, nous avons pris le parti de la maintenir en la surveillant ; mais il ne faut pas se dissimuler que cette sage ligne de conduite demande, de la part de nos administrateurs, une
connaissance approfondie des croyances et des sentiments de l'Extrême-Orient.
Si c'est une erreur en politique de tenir la Chine pour une quantité négligeable, c'en est une non moins grave de la considérer comme telle dans le domaine spéculatif. Nous interrogeons avec
avidité les monuments qui nous sont restés de l'Égypte et de l'Assyrie ; des savants éminents cherchent à faire renaître la poussière des morts ; à combien plus forte raison devons-nous nous
intéresser à cette antique nation dont les artères battent encore du sang de la vie. Il n'est que temps d'en replacer l'étude au rang élevé qu'elle mérite. Comme les érudits de la Renaissance
eurent une heure d'éblouissement et d'enthousiasme en déchirant le voile qui cachait le passé et en découvrant un monde, ainsi nous, hommes du XIXe siècle, nous nous arrêtons, étonnés et
songeurs, au moment où nous avons entrevu la prodigieuse multiplicité des formes de la civilisation et où nous avons tracé le plan d'une science nouvelle : la sociologie. C'est en voyant combien
vagues et incomplètes sont nos notions sur un peuple de l'importance des Chinois que nous sentons l'immensité de la tâche à remplir ; la connaissance de la Chine est une partie considérable et
presque inexplorée de cette histoire universelle qui racontera les étapes successives de l'humanité en marche vers son but inconnu.