Édouard BIOT (1803-1850) :
LA CONDITION DES ESCLAVES ET DES SERVITEURS GAGÉS EN CHINE
Journal Asiatique, 1837, série 3, tome 3, pages 246-311.
Extraits : Esclaves de l'État - L'affranchissement - Les serviteurs gagés
Le terme esclave se trouve pour la première fois sous les Tcheou (vers le XIIe siècle avant notre ère) ; il est appliqué alors aux esclaves de l'État. D'après le livre des rites de cette
dynastie, le Tcheou-li, les individus coupables de certains délits étaient condamnés à être esclaves de l'État ; comme tels ils devaient exécuter certains travaux obligatoires sous la
surveillance des officiers. Ce genre de punition, analogue à notre condamnation aux travaux forcés, ne se trouve pas parmi les châtiments institués sous les dynasties précédentes, Hia et Chang ;
dans ces temps primitifs les punitions étaient corporelles et immédiates. Suivant le Tcheou-li les dignitaires, les vieillards de soixante et dix ans et les petits enfants ne pouvaient être
condamnés à devenir esclaves publics.
Le Tcheou-li ne reconnaît pas d'ailleurs d'autres esclaves que les individus condamnés pour délit ; le service des maisons riches se faisait alors par des domestiques gagés ou par des femmes du
second rang, qui pouvaient changer de maître à volonté . Ces domestiques gagés, ainsi que les esclaves de l'État, étaient en dehors de la classe contribuable. D'après la lettre de la loi il n'y
avait pas alors d'esclaves dans les maisons particulières.
Les prisonniers faits sur les Tartares et autres peuples voisins étaient probablement esclaves de l'État, comme les criminels ; mais les livres anciens ne donnent aucun renseignement à ce sujet.
Plus tard, vers le VIe ou VIIe siècle de notre ère, le système féodal des Tcheou avait été décomposé par l'insubordination des grands vassaux. Chacun d'eux, gouvernant d'une manière indépendante,
vexait et tuait souvent ses serviteurs (Tso-tchouen, passim), et parmi ces serviteurs se trouvaient des eunuques (Tso-tchouen, Chi-king). Il semble donc que la liberté du changement de maître,
attribuée au domestique par les rites des Tcheou, devait être alors peu près nulle. Cependant l'histoire ne parle pas d'esclaves particuliers, autant du moins que j'ai pu m'en assurer. Au IIIe
siècle avant notre ère, sous Thsin-chi-hoang-ty, la horde tartare la plus redoutable était désignée par les Chinois sous le nom d'Hiong-nou, méchants esclaves ; mais cette appellation injurieuse
ne prouve pas d'une manière positive que les Chinois eussent alors des esclaves particuliers. Elle peut faire allusion aux criminels devenus esclaves de l'État.
Vers l'an 204 avant Jésus-Christ, Hân-kao-tsou, le fondateur de la dynastie des Hân, déclara que le peuple pourrait vendre ses enfants. De cette ordonnance date devant la loi l'existence de deux
sortes d'esclaves, ceux de l'État et ceux des particuliers. Avant l'avènement de Kao-tsou, la succession de Thsin-chi-hoang-ty avait excité des guerres effroyables ; la misère était grande, et de
cette misère résulta l'autorisation légale de l'esclavage particulier. Le même motif a continué cet usage jusqu'à nos jours.
Sous les Hân, les révoltés étaient condamnés, avec leurs familles, à être esclaves de l'État. C'est ainsi que King-ty, vers l'an 168 avant Jésus-Christ, condamna à être esclaves de l'État les
habitants de sept provinces qui s'étaient révoltés avec leurs princes. Son successeur Wou-ty amnistia ces malheureux. Les criminels étaient toujours punis de la même peine. Le nombre des esclaves
de l'État sous les Hân était considérable, sans qu'on puisse avoir leur chiffre exact. Sous Yuen-ty, ce chiffre est noté comme supérieur à cent mille ; d'autres indications le porteraient
beaucoup plus haut : ainsi une citation insérée dans le Dictionnaire de Morisson, au caractère, annonce que sous les Hân il existait, dans les grandes métairies impériales, trois cent mille
esclaves, lesquels y soignaient les bestiaux, et, d'après une citation de l'Appendice, page 3, ils faisaient partie des esclaves de l'État. Une autre partie des condamnés était attachée aux
divers officiers et employée à des travaux de tout genre. D'après le passage postérieur au règne de Wou-ty, un grand nombre d'esclaves du gouvernement furent exportés par le fleuve Jaune, et on
leur mesura une quantité de quatre millions de décuples boisseaux, mesure du temps : Si cette quantité correspondait à la consommation annuelle des esclaves exportés, ils étaient environ deux
cent vingt mille, à raison de dix-huit décuples boisseaux par an et par individu, suivant la donnée de la page 11, section des monnaies, 8e kiven. La citation du règne d'Yuen-ty porte que les
esclaves de l'État étant hors du peuple contribuable, celui-ci fournissait une subvention pour leur nourriture et leur habillement. Cette subvention devait s'appliquer probablement aux esclaves
employés activement pour le service de l'État, et non à ceux des domaines impériaux. Elle constituait une chaîne onéreuse, et en certaines occasions, en temps de disette, on affranchit les
esclaves publics pour décharger le peuple de leur entretien (règnes de Wen-ty, Yuen-ty, Ngan-ty).
Sous les Hân orientaux, dont le règne embrasse les deux premiers siècles de notre ère, on voit les prisonniers faits dans les temps de troubles intérieurs devenir esclaves de l'État ; puis ils
sont affranchis et rentrent dans la classe du peuple. On retrouve ces mêmes esclaves de l'État sous les Heou-Tcheou, vers le milieu du VIe siècle. Une ordonnance rendue en 566, par l'un de ces
princes, déclare libres tous les esclaves de l'État âgés de plus de soixante-cinq ans, renouvelant ainsi l'ancienne ordonnance des premiers Tcheou. Cet affranchissement ne paraît pas le résultat
d'un sentiment d'humanité pour la vieillesse. Ici, comme chez les Romains, son but était de débarrasser l'État de l'entretien de ces bras improductifs. Les esclaves du gouvernement devaient se
composer toujours de prisonniers et de criminels, quoique la peine de l'esclavage public ne soit pas indiquée dans la section des peines du Wen-hian-thong-khao. Dans la préface de cette section
Ma-touan-lin dit que, sous les Hân et les dynasties qui les suivirent, après la peine capitale, il y avait deux sortes de châtiments principaux : on fustigeait le coupable, ou on lui rasait la
tête, pour le séparer du peuple, qui portait alors ses cheveux longs, et on lui mettait les fers, soit au cou, soit aux pieds. Cette dernière punition paraît entraîner la condamnation aux travaux
forcés, et c'est ainsi que l'a entendu M. Klaproth dans sa traduction des préfaces de Ma-touan-lin.
Sous les Thang, qui commencent en 620, les rebelles devenaient esclaves de l'État, ainsi que leurs familles. Comme tels, ils se trouvaient dans la dépendance d'officiers spéciaux. Les plus
jeunes, jusqu'à quatorze ans, étaient répartis dans les domaines impériaux par le directeur de l'agriculture : les autres étaient employés à des travaux de terrassement. Mais comme la Chine était
fort appauvrie par les guerres, qu'il existait déjà un grand nombre d'esclaves chez les particuliers, les premiers empereurs Thang affranchirent par degrés beaucoup de ces esclaves de l'État, les
répartirent dans le midi et dans l'ouest, et rendirent ainsi des bras à la culture. Ces mêmes empereurs rétablirent les anciens châtiments du fouet et du bambou tombés alors en désuétude et
remplacés par la condamnation à avoir la tête rasée et à recevoir les fers au cou. Cette mesure me semble avoir été prise, comme la première, pour diminuer ces masses d'esclaves publics dont
l'État ne tirait parti qu'avec assez de difficulté. Les Thang instituèrent aussi la peine de la déportation, qui entraîne aujourd'hui la peine des travaux forcés. Très probablement il en était
alors de même.
Il n'existe dans le code actuel [des Tsing] aucun règlement relatif à l'affranchissement des esclaves particuliers. La loi ne reconnaît pas que l'esclave particulier ait le droit de se racheter
par son travail ; elle n'ordonne aucune peine contre le maître qui refuse de l'affranchir. Dans l'histoire chinoise, Hân-wou-ty (160 avant J. C.) délivre des prisonniers, mais ces prisonniers
avaient été confisqués au profit du gouvernement. Ils devaient devenir esclaves de l'État. Dans sa note sur un affranchissement d'esclaves de l'État opéré sous le règne de Hân-yuen-ty,
Ma-touan-lin distingue nettement, quant à l'intervention du gouvernement, les individus réduits à cette condition d'esclaves de l'État, et ceux que la misère poussait à se faire esclaves
particuliers. « Ceux-ci, dit-il en propres termes, ne pouvaient être aidés ni délivrés par les magistrats. » Cependant Hân-wou-ty ôta aux maîtres le droit de tuer leurs esclaves à volonté ; et
plus tard Hân-ngai-ty limita le nombre et l'âge des esclaves attachés aux principaux dignitaires. Alors tout individu âgé de moins de dix ans ou de plus de soixante ans ne put demeurer comme
esclave. Au siècle de l'ère chrétienne, Kouang-wou, qui releva le trône des Hân, affranchit par plusieurs édits même des esclaves particuliers. Un édit de la deuxième année de son règne
(vingt-sixième de notre ère) déclare libre toute fille vendue à un particulier pour en faire sa femme. Un second édit de la septième année remet en liberté des officiers que la misère avait
réduits à se faire esclaves. D'autres édits des années douzième, treizième et quatorzième du même règne affranchissent des individus arrêtés et réduits en esclavage par suite de révoltes dans les
provinces occidentales de la Chine. L'édit de la douzième année porte que, si parmi les gens arrêtés il s'en trouve qui aient été vendus, on ne rendra pas à ceux qui les auront achetés le prix de
cet achat ; et dans les trois édits il est statué que ceux qui retiendront de force les individus affranchis par l'autorité supérieure seront punis conformément aux lois contre la vente des
hommes libres. Ainsi Kouang-wou affranchissait directement l'esclave malgré le maître ; mais il rendit ces édits après les troubles qui suivirent l'usurpation de Wang-mang, et pendant lesquels de
nombreuses violences avaient été commises. L'intérêt public devait l'engager à affranchir les populations captives dont les terres restaient incultes. Kouang-wou défendit de tuer les esclaves, de
les marquer à la figure ; il déclara libres de droit les malheureux ainsi stigmatisés. Il abolit une loi qui condamnait la décapitation tout esclave ayant blessé un individu à coups de flèches.
Kouang-wou fut un très bon prince. Il protégea la vie des esclaves, il affranchit des prisonniers, mais il n'établit pas que l'esclave pourrait se racheter par son travail.
Au VIIe siècle, après la chute des Hân, on voit rarement l'affranchissement prescrit par l'empire contre la volonté du maître. Sous les Thang, après la conquête de la Chine méridionale, à la fin
des troubles intérieurs, les prisonniers devenus esclaves particuliers sont affranchis par l'autorité, mais sur un billet de la main de leur maître, qui est arbitre de leur liberté (Appendice, p.
6). Des visites sont ordonnées quelquefois dans l'intérieur des familles riches pour y constater si le nombre des esclaves fixés par l'autorité n'est pas excédé (ordonnance de 744), s'il ne se
trouve point parmi eux des individus malades, infirmes, ou âgés de soixante et dix ans (ordonnance de 824). Les derniers sont affranchis de droit ; mais cet affranchissement était plutôt
avantageux aux maîtres. Plus tard, dans les guerres civiles, lorsque les prisonniers réduits en esclavage se trouvent en trop grand nombre, et que la population contribuable est trop diminuée,
ces prisonniers esclaves sont quelquefois affranchis et plus souvent rachetés par l'autorité supérieure (ordonnances de 891, 925, 927). Dans les temps de paix, comme sous les premiers empereurs
de la dynastie Soung, le gouvernement tend toujours à réduire le nombre des esclaves attachés aux individus riches, mais il n'intervient plus d'une manière si directe que Hân-kouang-wou, et il ne
donne pas non plus aux esclaves le droit de se racheter moyennant une somme gagnée par eux ou fournie par leurs amis. Les empereurs mongols n'ordonnèrent que quelques affranchissements
accidentels, en faveur des lettrés faits prisonniers pendant l'invasion (Continuation de Ma-touan-lin, Ve kiven).
En résumé, d'après le silence du code, et sauf quelques cas exceptionnels dans l'histoire, l'affranchissement de l'esclave dépend entièrement de la volonté du maître, en Chine comme dans toutes
nos colonies, et il en a été de même chez toutes les nations de notre antiquité européenne qui ont eu des esclaves.
Indépendamment des esclaves, il existe dans les maisons particulières des gens de travail 'yong kong', des domestiques payés qui louent leur travail pour un temps déterminé, et peuvent changer de
maître. Nous avons vu que, sous les premiers Tcheou, ces domestiques loués faisaient tout le service des familles riches. Maintenant comme alors les gens qui se louent sont des individus libres
par leur naissance, mais assujettis par leur engagement, à certains devoirs envers leurs maîtres. L'engagement doit se faire en termes clairs et précis (ordonnance des Soung) ; sa durée paraît
variable. L'ordonnance des Soung, que je viens de citer et dont je donnerai plus loin le texte, limite cette durée à cinq ans au plus. Une ordonnance précédente des Thang semble la fixer à un an
seulement. Les gages se règlent par an ou par mois. Dans un exemple cité par Morrison au caractère, un individu se loue à raison de quatre onces d'argent (30 francs) par an. Timkovski, dans son
voyage à la Chine en 1820, indique le prix du salaire mensuel des domestiques à Pékin. Ce salaire varie de trois onces (22 fr. 50 cent.) à une once (7 fr. 50 cent.), outre la nourriture dans ce
dernier cas. Aucun article du code chinois ne décide que le domestique mécontent du maître pourra obtenir son congé avant le terme de son engagement. D'après le code, l'homme qui a loué son
travail est dans une position inférieure par rapport à son maître et aux citoyens libres en général. Il se trouve si fréquemment en contact avec l'esclave, qu'on répugne à penser qu'il puisse
avoir, pour changer de maître, la même facilité que le domestique européen. Néanmoins on ne voit point dans le code chinois que le maître puisse réclamer son serviteur gagé qui le quitte ; et si
le salaire est mensuel, comme l'indique Timkovski pour Pékin, le domestique chinois peut vraisemblablement se dégager par le fait comme le nôtre. Il est probable que l'époque du congé est réglée
par la coutume en Chine, comme elle l'est réellement chez nous. En effet dans notre code civil français il n'est point parlé du congé des domestiques. Ce code ne contient que les deux articles
suivants sur le louage des domestiques et ouvriers,
1° On ne peut engager ses services qu'à terme ou pour une entreprise déterminée.
2° Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le payement du salaire de l'année échue ; et pour les à-compte donnés pour l'année courante.
Dans nos grandes villes, l'engagement peut cesser à tout instant, et l'usage accorde huit jours entre l'époque ou le congé est donné, et celle où le domestique quitte son maître. Dans nos
campagnes, où la population est moins nombreuse, le louage des domestiques se fait à des époques fixes, distantes d'un an ou de six mois, et l'engagement dure pour tout le temps compris entre les
époques. Suivant toute apparence, des usages analogues doivent exister en Chine.