Édouard BIOT (1803-1850) : 

LE SYSTÈME MONÉTAIRE DES CHINOIS

Journal Asiatique, 1837, série 3, tome 3, pages 422-464 ; tome 4, pages 97-141, 209-252, 441-467.


Extraits : Un phénomène unique - Invention de la lettre de change - Échec d'une belle invention

Lire à l'écran
Télécharger

Monnaies anciennes pou et tao
Monnaies anciennes pou et tao


Le système monétaire chinois, un phénomène unique


Le système monétaire des Chinois présente un phénomène unique dans les annales de la civilisation humaine. Conduits par le développement successif de leurs relations commerciales à l'invention de la lettre de change, et à l'emploi du papier marqué d'une empreinte comme signe représentatif de la monnaie, les Chinois ont fait l'usage le plus étendu de ces puissants auxiliaires. Ils ont même abusé étrangement du papier-monnaie, et au bout de quatre à cinq siècles, par un retour singulier, ils se sont jetés dans l'excès contraire : ils ont supprimé définitivement tout papier-monnaie, toute invention semblable à nos billets de banque, de sorte que leur commerce intérieur, tout immense qu'il est, se trouve entravé par le défaut de crédit et de signes représentatifs du numéraire, faciles à transporter. A cet obstacle immense, qui leur est commun avec les peuples de notre antiquité européenne, s'enjoint un autre plus singulier encore : en Chine l'or et l'argent n'ont jamais été monnayés. L'or est fondu en petits lingots, l'argent en pains de quelques onces, et le négociant qui les reçoit en échange de ses marchandises ne les regarde que comme une autre marchandise dont il lui faut vérifier le poids avec la balance, et le titre avec la pierre de touche. Aujourd'hui la seule monnaie métallique portant empreinte est la monnaie de cuivre alliée d'étain, et divisée en petites pièces rondes, dont chacune pèse 12/100 d'once chinoise (4,50 g.). Mille de ces petites pièces équivalent environ une once d'argent. Autrefois, outre la monnaie de cuivre, il a existé de la monnaie de fer, de la monnaie d'étain avec empreinte. L'once d'argent pèse 37 grammes, et représente environ 7,50 fr. de notre monnaie. Cette quantité d'argent correspond dans les échanges à 1.000 ou 1.100 pièces de cuivre pesant plus de sept à huit livres ; il suit de là que dans toutes les transactions importantes, les échanges se font avec de l'argent, considéré comme marchandise et non comme monnaie.

Il m'a paru curieux de rechercher dans l'histoire l'origine de ces anomalies remarquables, chez un peuple aussi commerçant, aussi industrieux sous tant de rapports, et l'examen de cette question entrait naturellement dans le cadre des études que je me suis proposées sur les institutions politiques de la Chine. Pour l'éclaircir, je ne pouvais mieux faire que d'analyser les VIIIe et XIe cahiers de la collection de Ma-touan-lin, qui contiennent l'histoire des monnaies chinoises, métalliques ou fictives, depuis les temps les plus reculés.

Je veux suivre depuis son commencement le système monétaire de la Chine, en recherchant les causes de toute nature, soit politiques soit accidentelles qui ont pu l'influencer, et tracer ainsi l'histoire générale, non plus simplement du papier-monnaie, mais de toutes les matières employées en Chine pour les échanges, jusqu'à l'époque où l'argent étranger, introduit annuellement dans ce pays par le commerce européen, est venu modifier définitivement les conditions de son système financier.


Invention de la lettre de change au ... dixième siècle...


Vers l'an 807, dans la pénurie de fonds où se trouvait la cour, l'empereur Hian tsong ordonna aux marchands de déposer leur monnaie métallique au trésor impérial, et en échange ils reçurent des bons appelés fey-tsien monnaie légère, lesquels étaient payables dans les chefs-lieux des principaux districts. Ces bons du trésor, quoique établis dans le seul intérêt du gouvernement, offraient aux marchands une valeur négociable et facile à emporter, en place des masses considérables de cuivre dont ils étaient obligés de se charger pour leurs achats. L'histoire rapporte que les généraux, les officiers civils, les hommes riches vinrent aussi remettre à la cour leur monnaie métallique, et reçurent des fey-tsien pour voyager sans bagage. Ensuite cette institution fut contrariée, et même l'usage des fey-tsien fut prohibé par le gouvernement. Mais en 811 on trouve une requête de plusieurs magistrats ou officiers civils, lesquels déclarent que, depuis la prohibition des fey-tsien, les particuliers ont recommencé à cacher de la monnaie dans leurs maisons, que le prix des denrées est devenu trop faible, ce qui signifie ici que la monnaie est rare, et que le prix des diverses matières vendables est représenté, poids pour poids, par une très faible quantité de pièces de cuivre. Conformément à leur requête, il devait être permis aux négociants de remettre au bureau des finances (le hou pou) leur sel et leur fer, contre des fey-tsien en ajoutant 100 tsien par chaque mille min (ceci me semble indiquer une prime de 1 pour 10.000 que se réservait le gouvernement). De plus, les fey-tsien devaient servir comme valeurs échangeables entre les négociants qui viendraient à la cour, et ceux qui en seraient trop éloignés. Après cette requête, on ne trouve plus aucune mention des fey-tsien sous les Thang.
. . . . . . . .
On se rappelle que sous les Thang, à l'époque de la création des fey-tsien, les marchands qui déposaient entre les mains des agents du gouvernement leur sel et leur fer recevaient des bons en échange. Quoique le nom de fey-tsien disparaisse promptement de l'histoire des Thang, cet usage des bons à sel et à fer paraît s'être conservé depuis ce moment, ou du moins il se retrouve dans les premiers temps des Soung, comme une citation du texte l'indique précisément.
Depuis longtemps, dans le pays de Chu, le Sse-tchuen actuel, il n'existait presque absolument que de la monnaie de fer, que son poids rendait très incommode à porter. Nous avons vu en effet que les 1.000 pièces de cette monnaie pesaient au moins 7.200 grammes, pour représenter une valeur actuelle de 7 francs 50 centimes. Afin de remédier à cet inconvénient grave, un certain Tchang-yang inventa de faire des tsy-tchy (obligations par coupons) ; d'autres disent des kuen (billets ou conventions) qu'on échangeait dans un court délai contre de la monnaie pesante.

« Ainsi, dit Ma-touan-lin, ce n'était pas une monnaie, c'était simplement un moyen de transporter la valeur de la monnaie métallique. »

Sous le règne de Tching-tsong (de 997 à 1022) cette invention fut développée, et il parut des obligations particulières appelées kiao tseu (changes), lesquelles étaient payables tous les trois ans et devaient avoir cours pendant soixante-cinq ans, de sorte que dans cet espace de temps il y avait vingt-deux termes de remboursement. Chacune de ces obligations était d'une enfilade de 1.000 deniers (min). Ceci se trouve textuellement dans le Khiun-chu-pi-khao ; M. Klaproth en a le premier extrait ce fait et l'a inséré dans le Journal asiatique. Une compagnie se créa pour l'émission de ces billets : elle fut composée de seize maisons des plus riches, et d'abord ses opérations prospérèrent ; mais par la suite ceux qui succédèrent aux premiers fondateurs firent de mauvaises affaires et ne purent remplir leurs engagements. De là naquirent des discussions, des procès, de sorte que, vers l'an 1017, un officier supérieur chargé de l'administration du pays de Chu proposa de détruire les kiao-tseu.

Malgré l'extrême concision du texte, on voit que les kuen ou tsy-tchy étaient des reconnaissances payables en un lieu différent de celui où le preneur remettait sa monnaie. Ainsi c'étaient de véritables billets à ordre ou lettres de change, comme les pien-tsien. Les kiao-tseu étaient des obligations au porteur qui, d'après le silence du texte, ne produisaient point d'intérêt, étaient payables tous les trois ans et devaient avoir cours pendant soixante-cinq ans. Ces kiao-tseu étaient donc analogues à nos billets de banque, sauf que leur remboursement n'était pas à volonté, mais reporté à des époques fixes et distantes. D'après la date 1017 consignée dans le texte pour la chute de la première banque, et en allouant le temps nécessaire pour que la première invention se fût développée sur une échelle étendue, on peut reporter l'origine des kiao-tseu à la fin du Xe siècle. C'est au milieu de ce même siècle, l'an 950, que les premiers livres imprimés sont cités dans l'histoire chinoise ; et ainsi ces deux agents puissants de la civilisation sociale ont été créés en Chine presque simultanément. L'introduction des lettres de change n'eut lieu en Europe qu'au commencement du XIVe siècle, sous Philippe-le-Bel. L'usage du papier monnaie parmi nous ne remonte guère à plus d'un siècle. Ainsi, comme développement commercial, les Chinois étaient alors bien en avant des peuples occidentaux. Au premier abord il semble étonnant que ces kiao-tseu sans intérêt et remboursables seulement tous les trois ans aient pu être émis à leur taux nominal, surtout à la Chine, où les valeurs métalliques étaient si recherchées, où l'intérêt de la monnaie est généralement très élevé. Toutefois, dans le pays de Chu, presque dépourvu de monnaie de cuivre circulante, l'extrême difficulté de transporter d'énormes charges de fer pour une somme même modique devait donner beaucoup de faveur à ces obligations.

En examinant l'affaire des kiao-tseu, les ministres jugèrent que dans ce pays où la monnaie était si lourde, on ne pouvait les supprimer sans rejeter le commerce dans un extrême embarras. D'ailleurs l'État se trouvait toujours dans la même pénurie de fonds, et sa gêne était même augmentée par un tribut annuel de 100.000 onces d'argent et de 200.000 pièces de soie, qu'en 1004 il s'était engagé à payer aux Tartares Liao pour en obtenir la paix. Il fallait avoir recours aux expédients, et une commission fut nommée pour examiner si l'État ne trouverait pas avantage à créer une banque de kiao-tseu pour son propre compte. D'après le rapport favorable de cette commission, le gouvernement établit, vers l'an 1023, une banque semblable à Y-tcheou, capitale du pays de Chu. Elle émit des kiao-tseu remboursables tous les trois ans, comme avait fait la première entreprise, et il fut interdit aux particuliers de faire aucun établissement de ce genre. Quant à la quantité de billets émis par cette banque impériale, un passage que Ma-touan-lin cite un peu plus loin, page 18, annonce que depuis la période tien-ching (1022-1032) il se trouvait à chaque terme d'échéance une valeur remboursable de 1,256,310 min en kiao-tseu. Cette somme, qui correspond environ à 9.422.550 francs, représente donc la valeur totale émise par la banque d'Y-tcheou dans ses dix premières années. En 1021, conséquemment vers l'époque de sa création, les pien-tsien ou bons à courte échéance émis dans les autres parties de l'empire représentaient, comme nous l'avons vu plus haut, une valeur de 2.830.000 enfilades (21.225.000 francs). ils disparurent avec le développement des kiao-tseu, qui donnaient un plus long terme pour leur remboursement. D'après l'édit qui fondait la banque de kiao-tseu, elle devait, à chaque terme d'échéance, avoir un capital métallique de 360.000 min (2.700.000 fr.). Ce fonds de remboursement était, comme on le voit, entre le tiers et le quart de la valeur des billets mis en circulation.


Echec d'un belle invention


Depuis près d'un siècle les Niu-tchy qui s'étaient emparés du nord de la Chine avaient imité le système des Soung, et créé un papier-monnaie dans leur nouveau royaume de Kin (So-wen-hian-thong-khao). Suivant les rapports des officiers chinois, envoyés vers 1260 en députation à la cour des Niu-tchy, ces barbares, se considérant comme campés provisoirement au sud de l'ancien cours du fleuve Jaune, frappaient les vaincus de fortes contributions, uniquement payables en monnaie de cuivre, emportaient cette monnaie dans leur pays, et avaient soin de ne payer qu'en papier-monnaie tout achat fait aux Chinois de l'autre côté du fleuve. Ce système de soustraction continuelle des matières métalliques peut être une exagération des Chinois, de même que du temps de Khang-hy ils prétendaient encore que les Mantchoux faisaient conduire secrètement de fortes quantités d'or et d'argent à Moukden, la capitale de la Mantchourie. Depuis plus d'un siècle une guerre continuelle avait dévasté les provinces voisines du fleuve Jaune et du Hoai, qui formèrent le royaume des Kin ; cette cause seule avait dû y rendre le numéraire fort rare, et suffit pour expliquer la création d'un papier-monnaie dans le nouveau royaume. Ce papier-monnaie porta le nom de kiao-tchao, et date de l'an 1155 (So-wen-hian-thong-khao). il se composait de grandes obligations, ta-kiao-tchao, de 1.000, 2.000, 3.000, 4.000 et 5.000 pièces, et de petites obligations, siao-kiao-tchao, de 100, 200, 300, 400 et 500 pièces. Dans l'origine, toutes ces obligations ne devaient être en circulation que pendant sept ans ; elles devaient à ce terme être remboursées en monnaie métallique. Rien n'indique, du reste, qu'elles portassent intérêt, non plus que les obligations chinoises. Ces kiao-tchao réussirent très bien, suivant le texte chinois, mais quand approcha l'époque où elles devaient être remboursées, les ministres trouvèrent les finances gênées, et conseillèrent au prince tartare de reculer le remboursement. La plus grande difficulté pour ceci était que les obligations émises portaient sur elles l'indication de leur remboursement à une année fixe ; mais, comme il y en avait déjà beaucoup qui se trouvaient usées ou noircies, le gouvernement déclara qu'on échangerait les vieilles obligations contre de nouvelles, et en général beaucoup d'individus trouvèrent plus commode de recevoir ces nouvelles obligations que de la monnaie métallique. Le gouvernement fit même payer aux preneurs de ces obligations les frais de leur fabrication, et retint à ce titre 15 pièces par mille, ou 1 1/2 pour cent, comme le faisaient les Soung.

Ceci amena les Kin à être fort inexacts dans leurs remboursements, et bientôt leur papier-monnaie tomba en discrédit. Jusqu'à quel point la violence était-elle employée pour le soutenir ? On ne peut avoir sur ce sujet que des présomptions ; mais les Kin étaient à peu près aussi barbares que le parurent plus tard les Mongols, et les idées de liberté commerciale devaient leur être peu familières. Du reste leurs kiao-tchao étaient revêtus des signatures de plusieurs grands officiers de la cour ; ils portaient un avertissement, d'après lequel le contrefacteur devait être condamné à mort, et le dénonciateur récompensé de 300.000 pièces. Les kiao-tchao les plus élevés étant de 5.000 pièces, il suit de là que la récompense promise était au moins de soixante fois la valeur de l'obligation ; ceci semble indiquer que la contrefaçon était très active.

Ainsi, chez les Chinois comme chez leurs imitateurs les Niu-tchy ou Kin, l'invention du papier-monnaie se trouva rapidement dénaturée par l'abus qu'en fit le gouvernement ; mais l'utilité de cette invention était parfaitement reconnue par les Chinois instruits.

« Le papier, dit Ma-touan-lin, ne devait pas être une monnaie ; il ne devait être employé que comme un signe représentatif de valeurs quelconques en métal ou en denrées, lequel devait être échangé promptement contre de la monnaie métallique et en économisait le transport. Dans le commencement, tel était l'usage du papier-monnaie parmi les commerçants. Le gouvernement, prenant cette invention des particuliers, en a voulu faire une monnaie véritable, et dès lors l'intention primitive se trouva dénaturée. »

Cette définition de l'utilité du papier-monnaie est aussi claire, aussi précise que celle d'Adam Smith et de Say. Elle contraste singulièrement avec l'obscurité ordinaire qui enveloppe les idées assez vagues des auteurs chinois. Mais l'utilité du papier-monnaie, étant une question toute commerciale, devait être bien comprise de ces esprits naturellement disposés au commerce. Comme le dit encore Ma-touan-lin, dans un pays qui n'avait aucun moyen ordinaire d'échange que des monnaies pesantes de cuivre et de fer, l'emploi du papier comme lettre de change, bon, billet au porteur, ne pouvait qu'être extrêmement utile aux relations commerciales. Mais le gouvernement chinois, que son avidité mal raisonnée avait conduit à tant d'opérations frauduleuses sur les valeurs métalliques, ne pouvait s'astreindre longtemps à respecter cette belle invention, quand les frais d'une guerre continue le jetaient dans un besoin aussi continu de numéraire. Il paraît n'avoir été fidèle à ses engagements que pendant la durée des premiers hiao-tseu, émis à Y-tcheou, c'est-à-dire pendant une période de soixante et quinze à quatre-vingts ans.

Téléchargement

biot_systmon.doc
Document Microsoft Word 560.5 KB
biot_systmon.pdf
Document Adobe Acrobat 696.9 KB