Édouard BIOT (1803-1850) :
LA POPULATION DE LA CHINE ET SES VARIATIONS
depuis l'an 2400 avant J. C., jusqu'au XIIIe siècle de notre ère
Journal Asiatique, 1836, série 3, tome 1, pages 369-394, 448-474 ; tome 2, pages 74-78.
Extraits : Etablir le but politique du recensement - Définir la population à recenser - Remarques de conclusion
Le Wen-hian-tong-kao, ce vaste répertoire que nous a laissé Ma-touan-lin, renferme une section intitulée Hou-keou-men, littéralement, section des portes et des bouches , ou, en d'autres termes,
section des familles et des individus, laquelle présente divers dénombrements de la population de la Chine effectués depuis le règne des premières dynasties jusqu'à l'an 1223 de l'ère
chrétienne.
Mon intention étant de me livrer à une série de recherches sur les institutions politiques de la Chine ancienne, il m'a paru convenable de commencer par l'examen de cette histoire de la
population chinoise qui m'offrait soit sur la quantité, soit sur le classement des habitants de la Chine, des données importantes pour le genre d'études que je me suis proposé. J'ai discuté
successivement la valeur de tous les recensements réunis par Ma-touan-lin, et pour cela j'ai commencé par établir le but politique de ces recensements, la forme suivant laquelle ils étaient
exécutés, les classes d'individus auxquelles ils s'appliquaient. J'ai distingué ensuite avec soin les principales causes qui ont dû influencer les nombres obtenus par ces opérations, et d'après
la comparaison de ces nombres aux différentes époques, j'ai cherché à découvrir s'ils assignaient au développement progressif de la population des lois physiquement analogues à celles qu'on
observe généralement chez les autres peuples. Ce caractère de concordance était en effet essentiel à établir, tant pour constater la réalité des documents historiques dont il résulte, que pour
spécifier les réserves avec lesquelles ces documents doivent être employés. Sans doute, dans le travail de l'auteur chinois, je n'ai pas trouvé un ensemble complet de nombres précis, tels que les
réclame la science moderne pour les mettre en œuvre ; mais, toutefois, en m'éclairant des citations consignées par l'auteur et de ses propres remarques, je crois avoir atteint le but que je viens
d'indiquer.
D'ailleurs, Ma-touan-lin est réellement le père de la statistique politique. Il est le premier auteur qui ait songé à faire l'histoire des lois, des institutions, de la civilisation en un mot, au
lieu de celle des guerres et des batailles ; il a pris pour sujet de ses recherches un des plus grands empires du monde, dont l'organisation politique remonte à des temps antérieurs aux annales
du reste du genre humain. Sous ces deux rapports, on ne peut aborder sans intérêt aucune partie de son immense travail.
La section du Wen-hian-tong-kao que je viens de nommer est divisée en deux parties distinctes. La plus étendue de ces deux parties, celle qui comprend les recensements, est intitulée
Hou-keou-ting-tchong-fou-iu, des familles et bouches contribuables et demi-contribuables, ainsi que du service personnel. L'autre division, qui ne contient qu'une dizaine de pages et ne présente
aucun recensement, est intitulée Nou-pey, des esclaves et des serfs. La population de la Chine se trouve donc divisée en deux classes séparées ; et ici, comme chez les peuples de notre ancienne
Europe, les dénombrements ne portent que sur la population libre, celle qui est contribuable, qui est soumise au service personnel, comme l'annonce le titre de la première division que je viens
de rapporter, et comme le montrera la discussion du texte.
Le fondateur [de la dynastie des Han], Han-kao-tsou, la deuxième année de son règne, établit le premier l'impôt par capitation appelé le tribut du compte, souan-fou, et qui se paya en monnaie,
tsien. A l'époque de sa création, cet impôt n'était perçu que sur les individus compris entre quinze et soixante-six ans, ce qui prouve qu'il était destiné à remplacer le service iu, comme on
avait remplacé par une redevance territoriale la méthode de prestations en nature pour cultiver le champ de l'État. Sous les successeurs de Han-kao-tsou, la quotité de l'impôt de capitation
varia, ainsi que la fixation des âges auxquels on commençait à en être passible ou exempt. Ordinairement on commença la taxe à l'âge de sept ans. De sept à quatorze ans, on paya un impôt assez
faible appelé keou-tsien, denier des bouches. De quinze à cinquante-six ans, on paya un impôt plus fort, appelé souan-tsien, denier du compte. Sous quelques princes, on recula l'époque du souan
ou du compte à l'âge de vingt et de vingt-trois ans. Cet impôt excitait des réclamations très vives, et pour le maintenir les princes furent obligés de réduire l'impôt territorial au trentième du
revenu des terres.
Après avoir expliqué la création de ces deux impôts, l'un territorial, l'autre personnel, après avoir expliqué les variations de ce dernier impôt sous les Han, Ma-touan-lin rapporte les divers
dénombrements effectués par les empereurs de cette dynastie, et qui présentent des nombres de familles et d'individus. Le dénombrement des familles fixait le montant de l'impôt territorial ;
ainsi les familles recensées étaient seulement les familles contribuables. Le dénombrement des individus se rapportait au prélèvement de l'impôt de capitation, et ainsi les individus compris dans
le recensement me paraissent seulement ceux que leur âge rendait passibles de cet impôt.
Si les empereurs avaient ordonné à cette époque des dénombrements complets de la population, les registres auraient présenté deux nombres, l'un correspondant à la population totale, l'autre à la
partie de la population imposée, laquelle était seule importante à connaître pour établir le revenu de l'État. Les chroniques et ouvrages consultés par Ma-touan-lin lui présentent un seul nombre
à chaque recensement.
Une preuve évidente que le recensement s'opérait uniquement pour répartir l'impôt, c'est qu'il n'avait pas lieu dans les mauvaises années, dans les pays désolés par des sécheresses ou des
inondations. Ainsi plusieurs parties de la Chine se trouvent exemptées du recensement sous Ming-ty, l'an 75 de l'ère chrétienne ; sous Ho-ty, en 93. De même en 84, l'empereur Tchang-ty exempte du
compte, pendant trois ans, les familles qui se déplaçaient et n'avaient pas de domicile fixe.
En tout temps, il y avait exemption du service personnel et conséquemment du recensement pour les dignitaires et autres individus que j'ai cités plus haut en examinant les comptes des
Tcheou.
Les esclaves du gouvernement ou criminels condamnés aux travaux publics n'étaient pas compris dans le recensement : sous Yuen-ty, vers l'an 40 avant J. C., on portait leur nombre à 100.000. De
plus, les particuliers avaient des esclaves attachés à leur service, et cette institution de l'esclavage particulier date du premier empereur des Han, qui rendit un édit spécial à ce sujet. Cet
édit permit aux gens du peuple de vendre leurs enfants, et déclara que les individus ainsi vendus, aussi bien que ceux qui se vendraient eux-mêmes comme esclaves pour éviter la faim ou le froid,
ne seraient pas compris dans la masse du peuple. Sous les empereurs suivants, plusieurs ordonnances énoncent de même que les esclaves ne feront pas partie de la masse du peuple, et que le
recensement ne portera que sur les hommes libres, leang jin. L'empereur Chan-ty seul, l'an 106 de notre ère, ordonna de comprendre les esclaves dans un recensement général de la population. Nous
n'avons pas ce recensement.
Ce nombre des esclaves paraît avoir été assez considérable. Plusieurs édits furent rendus par Tching-ty, l'an 13 avant J. C., par Ngai-ty son successeur, pour régler le nombre d'esclaves que
chaque dignitaire pourrait avoir. L'édit de Ngai-ty accorde aux Heou-wang, 200 esclaves ; aux Heou-kong, 100 esclaves ; aux Heou-ly, 30 esclaves.
Yuen-ty avait rejeté du peuple les comédiens ambulants.
Les femmes paraissent comprises avec les hommes dans le recensement. Il est dit dans le texte qu'Hoey-ty, le second des Han, faisait inscrire dans le registre, sous l'indication des familles, le
père, la mère et les enfants. Ce même Hoey-ty, voulant accroître la population, avait augmenté l'impôt de capitation sur les filles non mariées, de quinze à trente ans : il n'y a rien d'ailleurs
dans le texte qui indique une exemption relativement aux femmes.
Je finirai cette analyse un peu étendue de la section des portes et des bouches par les remarques suivantes, qui en formeront le résumé.
Les différences très considérables qui existent entre les dénombrements opérés sous les dynasties successives, se trouvent expliquées naturellement, soit par les horribles dévastations auxquelles
la Chine fut livrée dans les temps de guerres intérieures, soit par la limitation de ces dénombrements à une certaine classe d'individus ou de familles. Quand ces opérations ont été faites
d'après un système uniforme, on peut en déduire approximativement la marche de la population totale, bien que les nombres qui en résultent ne représentent qu'une partie de cette population. Ces
nombres en eux-mêmes, tels qu'ils sont rapportés dans le texte, peuvent avoir été modifiés par deux causes d'erreur : l'une tient aux fraudes qu'ont pu commettre dans les recensements les
officiers de l'État, très souvent accusés de friponnerie par Ma-touan-lin ; l'autre tient à la forme assez incommode des caractères employés en Chine pour la numération, et leur disposition en
colonne verticale, qui empêche d'embrasser les nombres d'un seul coup d'œil, et nuit à l'exactitude des opérations arithmétiques. Mais, à travers ces erreurs présumables, les recensements
rapportés dans le texte sont vérifiés par leur accord avec les lois générales assignées par la science moderne au développement des populations, et ils montrent que la population de la Chine
augmente toujours en temps de paix intérieure, suivant une progression qui n'a rien d'exagéré, et dont la raison géométrique paraît diminuer avec l'accroissement du nombre d'individus.
D'après les mêmes recensements, aux époques de la plus grande prospérité des dynasties Han, Tang, Song, la population totale était nécessairement bien inférieure à ce qu'elle est aujourd'hui ;
mais sa tendance à s'accroître est visible. En 1102, la population contribuable est plus de moitié en sus du chiffre des Han, et ne retombe pas au-dessous de ce chiffre en 1290, après les
effroyables massacres des Mongols. Plus tard, après l'expulsion de ces mêmes Mongols, on trouve, dans le XVIe siècle, sous les Ming, un dénombrement des contribuables qui présente 11.134.000
familles, et 55.783.000 individus. Après l'invasion des Mantchoux, en 1644, le nombre des individus contribuables ne descend qu'à 37.000.000, malgré l'inexactitude inévitable de l'opération dans
un temps où les Chinois passaient de tous côtés à l'étranger. En 1743, il s'élève jusqu'à 142.000.000, d'après les données que le P. Amyot a extraites du Tai-tsing-y-tong-tche. En considérant que
les provinces du midi et de l'ouest, encore peu habitées au XIIIe siècle, se sont successivement peuplées par les familles qui fuyaient les Tartares ; que les esclaves ne sont pas comptés dans
les recensements cités par Ma-touan-lin, non plus que les individus exemptés ; qu'enfin jamais, depuis les temps où l'histoire est certaine, la Chine entière n'a joui d'une aussi longue paix que
sous la dynastie actuelle, et que cette longue paix a favorisé nécessairement le développement de son peuple, il ne paraîtra pas étonnant que la Chine possède aujourd'hui l'immense population que
lui attribuent les évaluations les plus récentes.