Édouard BIOT (1803-1850) : 

RECHERCHES SUR LES MŒURS DES ANCIENS CHINOIS, D'APRÈS LE CHI-KING

Journal Asiatique, 1843, série 4, tome 2, pages 307-355 et 430-447.


"Le Chi-king est l'un des ouvrages les plus remarquables, comme tableau de mœurs, que nous ait transmis l'Asie orientale, et, en même temps, c'est un de ceux dont l'authenticité peut être le moins contestée. On sait que ce livre sacré de vers est un recueil dans lequel Confucius a rassemblé, sans beaucoup d'ordre, des odes ou chansons, toutes antérieures au VIe siècle avant notre ère, et qui se chantaient en Chine dans les cérémonies, dans les fêtes, et aussi dans l'habitude de la vie privée... Il est évident que ce recueil de pièces, toutes parfaitement authentiques et d'une forme généralement simple et naïve, représente les mœurs des anciens Chinois dans leur pure nature, et qu'il offre à celui qui veut faire une étude de ces mœurs, une mine plus facile à exploiter que les livres historiques... J'ai exploré le Chi-king comme un voyageur, au VIe siècle avant notre ère, aurait pu explorer la Chine."


Table des matières : Constitution physique des Chinois — Habillements — Constructions et habitations — Chasse — Pêche — Culture et pacage — Nourriture habituelle et préparation des substances alimentaires — Métaux employés — Matières travaillées — Armes. Guerre — Organisation générale du gouvernement. Dignités — Croyances religieuses — Sorts. Augures — Astronomie primitive — Cérémonies et solennités religieuses — Formalités du mariage — Mœurs intérieures — Punitions — Proverbes et préjugés.


Extraits (sans références) : Habillements - Pêche - Constructions et habitations - Formalités du mariage

Feuilleter
Télécharger


*

Habillements

Les officiers avaient six sortes d'habillements différents, pour les diverses saisons ou époques de l'année. Les princes en avaient sept. A la cour de Wen-wang (Chen-si), les officiers portaient des habits de laine, brodés en soie de cinq manières différentes. Dans plusieurs cours, le vêtement qui se portait par-dessus était garni d'une fourrure en poil de léopard. Dans le Chen-si, le roi de Thsin portait un vêtement en poil de renard, avec un par-dessus en soie brodée. Des habillements semblables, en peau de renard, étaient portés par les officiers, à la cour de Pii (Ho-nan boréal). Les habillements des princes étaient généralement en soie brodée. La couleur rouge était adoptée, par les Tcheou, pour les vêtements des princes et des officiers de la cour impériale. Les officiers de la cour des princes portaient un collet rouge à leur habit.

Le prince portait un bonnet de peau orné de pierres précieuses. Les officiers avaient, en été, un chapeau tressé avec la paille de la plante tai, et, en hiver, un chapeau de toile noire. Les cultivateurs avaient, en été, des chapeaux de paille. Ces chapeaux s'attachaient avec des rubans, comme les chapeaux des Chinois actuels. Une princesse du royaume de Weï a sa robe de dessus de couleur verte, et sa robe de dessous de couleur jaune. En temps de deuil, le chapeau et les vêtements devaient être de couleur blanche.

Hors de la cour, les vêtements étaient de couleur variée, sauf la couleur rouge. On portait des bonnets noirs en peau. Les ceintures étaient en soie de couleur variée, fixées par une agrafe ; elles étaient très longues. Les hommes et les femmes riches attachaient aux extrémités de ces ceintures des pierres précieuses. Lorsqu'un homme riche voulait bien recevoir ses amis qui le visitaient, il leur donnait des pierres précieuses pour garnir leur ceinture.

Les princes du sang portaient des souliers rouges, brodés d'or. En général, on portait, en été, des souliers de toile de la plante ko (espèce de chanvre), et, en hiver, des souliers de cuir. Dans deux odes, des hommes des districts orientaux se plaignent d'être réduits par la misère à n'avoir que des souliers de toile en hiver. Les femmes de la classe ordinaire portaient des robes sans teint, et un voile ou coiffe de couleur grisâtre.

Les princes et les dignitaires avaient habituellement des pendants d'oreille. Une ode critique la toilette recherchée d'une dame chinoise qui a des lames d'or dans les nattes de ses cheveux, et six pierres précieuses à chacun de ses pendants d'oreille. Son peigne est d'ivoire, et sa robe, brodée en soie de diverses nuances. L'ode dit qu'elle n'a pas de faux cheveux ; qu'elle n'a que ses cheveux noirs, épais comme les nuages. La toilette des dames chinoises se faisait devant un miroir, qui devait être métallique.

Les femmes des dignitaires repliaient leurs cheveux sur les côtés de la tête, ou elles les frisaient. En signe de tristesse, elles laissaient leurs cheveux épars. Les veuves devaient couper leurs cheveux, en conservant seulement une mèche de chaque côté de la tête.

Les enfants des riches avaient, à leur ceinture, une aiguille d'ivoire qui servait à en défaire le nœud quand ils se déshabillaient. Ils portaient aussi un anneau d'ivoire. Jusqu'à la majorité, leurs cheveux étaient relevés, en deux faisceaux, sur le sommet de la tête. On sait que cette coiffure bifurquée est maintenant celle des servantes chinoises, désignées souvent, à cause de cette particularité, par un caractère qui a la forme de notre Y. A seize ans, les enfants prenaient le chapeau pien.

Les hommes et les femmes se pommadaient les cheveux, et portaient à leur côté un peigne d'ivoire. On sait que l'usage d'avoir la tête rasée a été importé en Chine, par les Tartares mantchoux, au XVIIe siècle. Un voyageur récent, M. Tradescant Lay, a remarqué la saleté habituelle des cheveux des enfants chinois, et il dit même que leurs cheveux sont de nature à se feutrer aisément, ce qui produit une maladie désagréable. C'était probablement pour éviter ce feutrage que les gens aisés portaient sur eux un peigne, aux temps décrits par le Chi-king.

 

*

Pêche

La pêche formait aussi un moyen important de subsistance. On péchait à la ligne ; mais le mode habituel était la pêche avec des filets. On établissait au bord des grandes rivières une estacade en bois, et on disposait les filets en avant de cette estacade. Le voyageur anglais Lay, que j'ai déjà cité, décrit, dans sa visite à Houng-koung, la pêche au filet, telle qu'elle se fait dans le voisinage de Canton. Il dit qu'on établit au bord des îles du golfe des estacades, avec des treuils pour baisser et lever les filets, qui restent à demeure sous l'eau. Tel semble avoir été l'usage des estacades du Chi-king. « N'allez pas à mon barrage, ne lâchez pas mes filets. » Les filets étaient en bambou mince. Comme ceux qui servaient à prendre les lièvres, ils étaient garnis de sacs, où le poisson entrait et se trouvait pris. Une ode nomme plusieurs espèces de poissons, parmi lesquels la carpe est mentionnée. On trouve aussi un certain nombre de poissons cités comme poissons d'étang.

L'habitude de la pêche avait fait construire des barques que l'on dirigeait avec des rames. Les barques étaient en bois de cyprès, en bois de peuplier. Une ode cite un pont de bateaux, établi par Wou-wang, pour passer la rivière Weï du Chen-si.

*

Constructions et habitations

Les murs des maisons se bâtissaient habituellement en terre. Pour les fondations, on battait fortement le sol dans l'emplacement des murs projetés. Sur cet emplacement, on posait des châssis de quatre planches, dont deux répondaient aux deux faces du mur, et que l'on dressait à l'aide du fil à plomb. L'intervalle de ces planches se remplissait de terre détrempée et apportée dans des corbeilles. On damait cette terre avec des masses en bois. On faisait ainsi une longueur de mur d'une certaine hauteur, et on raccordait les diverses parties en nivelant celles où il manquait de la terre, et retranchant ce qui était de trop. Ensuite, on replaçait plus haut les châssis, pour faire la partie supérieure du mur. C'était précisément, comme on le voit, le genre de construction connu sous le nom, de pisé dans le midi de la France. Fou-yu, ministre de l'empereur Wou-ting, de la dynastie Chang, avait d'abord été maçon en pisé. Les travailleurs s'encourageaient par des cris. Pour la fondation d'une ville, pour la construction d'un édifice considérable, le son du tambour donnait le signal du commencement et de la fin du travail.

Les poutres étaient en bois de bambou, en bois de pin, ou de cyprès. On les coupait et on les aplanissait. Le châssis des portes se faisait également en bois. Les pauvres se bâtissaient des cabanes en mauvaises planches. Au XIVe siècle avant notre ère, les habitants de la Chine occidentale n'avaient pas de maisons ; ils vivaient dans des cavernes ou grottes. Un conduit, percé dans le haut de la voûte, servait de cheminée pour le dégagement de la fumée. Telle était la première demeure de Tan-fou, appelé autrement Kou-koung, l'aïeul de Wen-wang, qui habitait le pays de Pin, district actuel de Foung-tsiang-fou, du Chen-si.

« Tan-fou, dit cette ode, vivait dans une caverne semblable à un four à poterie ; il n'y avait pas encore de maison. »

Cependant une autre ode attribue à un chef précédent du même pays, nommé Koung-lieou, des constructions assez étendues, telles que de grandes étables, de grandes bergeries. D'après le Chi-king et Meng-tseu, les premiers établissements des Chinois dans les pays occidentaux furent détruits par les Tartares. Tan-fou, le descendant de Koung-lieou, fut obligé de se retirer, et de transporter sa tribu au sud de sa première résidence. Il fonda alors la nouvelle ville dont une ode donne la description, et reprit, avec son peuple, ses travaux agricoles interrompus par les ravage de l'ennemi.

Les portes des maisons faisaient face au midi ou au couchant, en moyenne au sud-ouest. On les orientait en observant l'ombre du soleil à midi, ou par le passage d'une étoile connue au méridien. En hiver, les cultivateurs bouchaient ordinairement leur porte avec de la boue, pour se garantir du froid.

Le sol de la maison était égalisé en le battant ; on le recouvrait de grandes herbes sèches, sur lesquelles on plaçait des nattes de bambou, qui servaient de lit pour dormir. Les individus aisés plaçaient, à l'angle sud-ouest de leurs maisons, une salle particulière appelée salle des ancêtres. Elle était ornée de colonnes en bois, comme la salle d'entrée. Le souverain, les princes, les grands officiers, avaient seuls le droit d'élever un bâtiment particulier pour y faire les cérémonies en l'honneur de leurs ancêtres. Un chemin conduisait à ce bâtiment, et ses abords devaient être soigneusement nettoyés d'épines.

Les villes étaient entourées d'un mur en terre, et d'un fossé qui était d'abord creusé en avant, et fournissait la terre du mur. On lit dans le Y-king : « Le mur retombe dans le fossé, s'il est mal fondé. »

*

Formalités du mariage


Des réjouissances analogues avaient lieu pour les mariages. Lorsque deux familles voulaient s'allier, la négociation était conduite par un homme et une femme qui allaient faire la proposition dans les deux maisons. Cet usage existe encore en Chine, en Tartarie, et même dans la Russie centrale. L'entremetteur et l'entremetteuse étaient les représentants des futurs : « Sans cognée, comment couper le bois qui sert à faire le manche de la hache ? Sans entremetteuse, comment obtenir une épouse ? »

Les mariages se préparaient au commencement de l'année, avant que la glace fût fondue par le retour de la chaleur ; et la cérémonie avait lieu à la floraison des pêchers. Les chants de réjouissance comparent la mariée aux fleurs du pêcher et de l'abricotier.

Lorsque la mariée était d'une famille noble, elle était conduite à son époux, sur un char orné des plumes de l'oiseau ti (espèce de pélican, d'après la description du commentaire). Des musiciens et une nombreuse suite l'accompagnaient. L'époux attendait sa future à la porte de la maison. L'arrivée du cortège était le commencement des réjouissances.

Wou-wang et son frère Tchao-koung consacrèrent par des règlements spéciaux la sainteté du mariage. Cette ode 6 parle du rite des fiançailles et de l'intervention du magistrat. Toute union qui n'avait pas été ainsi consacrée était déclarée illégitime, et les contrevenants étaient punis. Une ode fait allusion à ces règlements en nous montrant une jeune fille qui refuse de prendre un époux sans remplir les formalités.

Généralement, on préférait se marier dans son canton. Une princesse du royaume de Weï (Ho-nan) se plaint d'être mariée hors de son pays. Une ode recommande aux jeunes Chinois de ne pas aller chercher des femmes sur l'autre rive du Han et du Kiang, dans le pays des barbares. Après avoir séjourné quelque temps dans la maison de son mari, la nouvelle mariée retournait passer deux ou trois mois chez ses parents. On voit un exemple de cet usage pour l'épouse de Wen-wang. Il existe encore aujourd'hui en Chine.

La femme légitime ne pouvait être répudiée que pour une cause très grave ; elle était alors presque déshonorée. Ainsi, une femme répudiée se lamente amèrement, pendant que son mari en épouse une autre. Sous aucun prétexte, la femme n'avait le droit de se séparer de son mari. Une princesse, délaissée par son époux qui a pris une maîtresse, parle de celle-ci comme de son amie. Dans la Chine de ce temps, comme dans la Chine actuelle, la femme était généralement vouée à un état de soumission inférieure qui tarissait en elle tout sentiment élevé : elle ne devait que servir son mari. L'habitude d'avoir des concubines ou femmes de second rang, outre la femme légitime, était fréquente parmi les chefs. Les concubines sont citées dans l'Y-king. Chaque femme légitime désirait être enterrée près de son mari. On estimait les veuves qui refusaient de se remarier. Une femme mariée ne pouvait, pendant le temps du deuil, entrer dans la maison de ses parents morts ; elle ne paraissait pas assez pure pour se présenter dans ce lieu, devenu momentanément sacré.

Les anciens Chinois, comme ceux de nos jours, témoignaient une grande indifférence pour la conservation des enfants femelles : une fille qui naissait était regardée comme une charge pour sa famille, tandis que l'on se réjouissait de la naissance du fils, qui devait être le soutien futur de son père. Une ode établit parfaitement ce contraste en nous représentant la manière dont on accueillait, dans la famille impériale, la naissance d'un garçon ou d'une fille : « Il naît un fils : il est posé sur un lit et enveloppé d'étoffes brillantes ; on lui donne un demi-sceptre. Ses cris sont fréquents. On revêt d'étoffe rouge la partie inférieure de son corps. Le maître, le chef souverain est né, et on lui doit l'empire. — Il naît une fille : on la pose à terre ; on l'enveloppe de langes communs ; on met auprès d'elle une tuile. Il n'y a en elle ni bien ni mal. Qu'elle apprenne comment se prépare le vin, comment se cuisent les aliments ; voilà ce qu'elle doit savoir ; surtout elle doit s'efforcer de n'être pas à charge à ses parents.»


Téléchargement

biot_chiking.doc
Document Microsoft Word 494.5 KB
biot_chiking.pdf
Document Adobe Acrobat 548.7 KB