Édouard BIOT (1803-1850) :
LA CONDITION DE LA PROPRIÉTÉ TERRITORIALE EN CHINE
depuis les temps anciens
Journal asiatique, 1838, série 3, tome 6, pages 255-336.
"Dans l'origine, l'empereur était seul propriétaire de toutes les terres : peu à peu, les grands ont participé aussi à ce droit
d'être propriétaire. L'idée d'une propriété territoriale assignée au peuple n'a commencé à naître que trois siècles avant l'ère chrétienne ; et quand ce nouveau principe a été reconnu par l'État,
son application a été gênée par les usurpations fréquentes des grands. Aux époques de troubles, chaque homme puissant cherchait à envahir les terres de ses voisins et à les mettre dans sa
dépendance par un véritable servage. A chaque invasion du nord sur le midi, par les suites inévitables de la conquête, une grande quantité de terres changea de maîtres, et un nouveau règlement
intervint pour fixer le genre de taxe que la propriété devait à l'autorité supérieure ; souvent aussi, sans qu'il y ait eu changement de dynastie, et par des règlements particuliers de cette même
autorité supérieure, le système de l'impôt foncier a éprouvé des modifications notables."
Extraits : L'empereur, seul propriétaire - Thsin chy houang-ty vend ses terres - Nouveau règlement sous les Thang
Pendant la période de temps qui s'étend depuis les commencements de la monarchie chinoise jusqu'au IIIe siècle avant notre ère, et qui comprend les premières dynasties, celles des Hia, des Chang,
des Tcheou, l'empereur était reconnu seul propriétaire légal de toutes les terres ; comme tel, il les divisait en groupes d'une certaine étendue, sur laquelle il établissait un certain nombre de
familles : celles-ci cultivaient cette étendue, et vivaient de ses produits, à la charge, par elles, d'en cultiver une portion pour le compte de l'empereur ; cette portion s'appelait kong-tien
(le champ de l'État) et formait du dixième au neuvième de l'étendue totale du terrain cultivé : son produit servait à nourrir l'empereur et les officiers chargés de la gestion des affaires
publiques, lesquels ne pouvaient pas cultiver par eux-mêmes. Ce système était, comme l'on voit, une sorte de bail à partage de produits entre l'empereur et ses sujets, et ce bail n'était même
qu'annuel ; car des recensements avaient lieu fréquemment pour constater l'état de la population ; et dès qu'il y avait sur un point plus d'individus que l'état de la culture ne permettait d'en
nourrir, ou encore dans les temps de sécheresse, de famine locale, l'empereur changeait les colons de pays, et leur donnait d'autres terres à cultiver. La possession exclusive du sol par
l'empereur qui dispose de tout et transporte à volonté ses sujets d'un point sur un autre, est le caractère distinctif de cette longue période.
Le mode de répartition des terres entre les colons a subi quelques légères modifications sous les trois dynasties Hia, Chang, Tcheou.
La méthode des Hia s'appelait kong. Chaque individu recevait 50 meou à cultiver, et réservait le produit de 5 meou pour le kong, c'est-à-dire pour la taxe due à l'empereur. On voit que dans ce
temps la taxe était le 10e du produit brut de la terre, quelle que fût sa qualité, et se payait en nature. Un ancien auteur, cité par Meng-tseu, prétend que le montant de la taxe était réglé
d'après le rendement moyen de plusieurs années consécutives ; mais il n'y a rien de cela dans les textes cités par Ma-touan-lin. Un carré de cinq cents li sur chaque côté formait l'étendue de
terrain spécialement réservé à l'empereur et gouverné directement par lui comme le domaine particulier de sa résidence. Jusqu'à cent li de distance, on prenait, pour le payement du kong, le blé
avec les racines entières (le blé sur pied). Plus loin, jusqu'à une distance de deux cents li, le kong se payait en blé moissonné (le blé coupé et en bottes). De là jusqu'à trois cents li, le
payement se faisait en grain sans écorce (en grain battu). Les colons éloignés de trois à quatre cents li, remettaient du millet ; ceux de quatre à cinq cents li remettaient du riz. Ainsi la
nature de l'impôt se trouvait modifiée suivant le plus ou moins d'éloignement du centre, et conséquemment d'après la difficulté du transport des matières.
Sous les Chang, qui remplacèrent les Hia vers l'an 1800 avant notre ère, la grande division territoriale fut le tsing qui contenait 630 meou. Autour était tracé un fossé ou rigole (kia), et
l'intérieur du tsing était partagé en neuf kia, dont chacun représentait 70 meou. Le kia du milieu était le champ de l'État, kong-tien. Les huit autres étaient répartis entre huit familles dont
chacune cultivait le sien, et toutes ensemble cultivaient par corvées le champ de l'État. Les produits de ce champ revenaient à l'empereur qui n'exerçait du reste aucun droit de prélèvement sur
les champs particuliers des huit familles. Ce système de division territoriale s'appelait le tsou, d'un caractère qui signifiait aider, et qui fait probablement allusion à la culture par corvées
du champ de l'État. On voit que les Chang percevaient comme impôt le 9e du produit des terres.
Vers le XIIe siècle avant l'ère chrétienne, les règlements établis par les Chang n'étaient plus respectés : l'autorité de cette race dégénérée était méprisée, et l'empire se trouvait dans la plus
grande confusion. Alors on voit paraître Wen-Wang, l'un des petits princes ou vice-rois les plus puissants de cette époque, et duquel sortit la famille impériale des Tcheou. Wen-Wang, dont la
sagesse passe à la Chine pour exemplaire, s'occupa principalement de régler la distribution des terres, et posa les bases d'un système féodal semblable à celui de notre moyen âge. Il régla que
l'empereur, les princes, les officiers auraient tous leurs terrains particuliers, et constitua l'hérédité des titres et apanages, hérédité dont jusque-là il n'existe aucune indication précise
dans l'histoire. Chaque petit prince dut gouverner ses sujets avec l'autorité d'un père sur ses fils, comme représentant l'empereur ; et seulement à deux époques de chaque année, il dut se rendre
à la cour impériale pour y rendre compte de son administration, et y apporter une offrande obligée. De même, à deux époques différentes, en été et en automne, l'empereur devait faire deux
tournées dans toute l'étendue de ses États, entendre les plaintes de tous ses sujets, et rétablir l'ordre partout où il serait nécessaire.
Quand Thsin chi hoang-ty se fut rendu seul maître de tout l'empire, vers l'an 230 avant J.-C. il étendit à toutes ses provinces le système du royaume de Thsin. Conséquemment l'empereur vendit aux
particuliers les terres cultivables, dont les rites des Tcheou l'instituaient seul propriétaire : chaque famille dut payer la taxe territoriale du tsou et la taxe personnelle du fou ou du
recensement. Les auteurs chinois disent que cette taxe par individu n'empêchait pas le prince d'exiger du peuple de nombreuses corvées analogues à l'ancien service personnel iu ; que la taxe
territoriale avait été établie sans égard au produit réel de la terre ; qu'en résumé les Thsin négligèrent les champs, et imposèrent les hommes. L'énoncé de ces mesures despotiques indique
suivant moi,
1° que la taxe territoriale avait été établie sur un rendement moyen de la terre, et non d'après la quotité du produit annuel estimé par des inspecteurs, comme cela avait précédemment lieu
;
2° que l'impôt personnel avait été rendu obligatoire pour tous les individus capables de travailler, afin de les contraindre tous d'avoir des terres, et supprimer cette classe de gens errants,
vivant de rapines, que font naître les guerres civiles, et qui reparaissent trop souvent dans l'histoire chinoise. Quant à la dernière assertion, que les Thsin négligèrent les terres et
imposèrent les hommes, il résulterait de là que la taxe personnelle était non seulement obligatoire, mais considérable par rapport à la taxe territoriale. Ceci, au premier abord, ne semble
admissible que dans le cas où chaque famille aurait eu exactement la même quantité de terres ; mais cette égalité était impossible, puisque le peuple avait la faculté de vendre et d'acheter. On
peut croire plutôt que tout homme riche et propriétaire de terres étendues payait au gouvernement l'impôt personnel pour lui et pour tous ceux qui travaillaient à son compte. Le texte parle
d'individus qui n'ayant pas le moyen d'acheter des champs, cultivaient ceux des gens riches, et leur payaient comme rente cinq sur dix, ou la moitié du produit de la terre. D'après le taux de
cette rente, il est vraisemblable que le propriétaire payait l'impôt pour ces fermes, et c'est la seule manière d'expliquer comment alors l'impôt personnel formait une partie considérable des
contributions. La dépendance du cultivateur envers le propriétaire, pour l'acquittement de cette charge, semble le commencement du système de servage qui fut établi plus tard.
En 624, le premier empereur de la dynastie Thang établit un nouveau règlement territorial. Dans la totalité de l'empire, tout mâle ting qui avait au moins dix-huit ans, reçut 100 meou de terres
sur lesquels il devait nourrir sa famille, plus 20 meou qui furent le champ du devoir, le tching-nie-tien, Le peuple était groupé par hiang (arrondissement ou canton). Tout individu qui désirait
sortir des hiang de peu d'étendue et passer dans ceux qui comprenaient plus de terres, avait le droit de vendre, et sa propriété de 100 meou, et le champ du devoir ; mais alors on ne lui en
donnait plus (il était obligé d'acheter une nouvelle propriété dans le pays où il se transportait). Quand un individu était mort, son champ (probablement le champ du devoir, et non la totalité de
sa propriété), revenait à l'État et était donné par celui-ci à un autre individu qui n'en avait pas : ainsi dans ce temps comme sous les Wey, l'État était propriétaire d'une partie considérable
de la terre et la louait à vie aux cultivateurs. En général la répartition des terres se faisait à la dixième lune. Ceux qui recevaient des champs à l'âge ting (à l'âge du travail), payaient par
an 20 boisseaux de millet ou de riz non battu, à titre de tsou ou de taxe territoriale : ce qui faisait 2/10 de boisseau par meou. Quant à la taxe des champs du devoir, le produit d'un hiang
était établi chaque année, et, suivant ce produit, chacun devait remettre en taffetas et étoffe forte de soie, de 20 à 24 tchy, en soie légère, 2 onces. Ceux qui n'avaient pas de soie (dans les
provinces sans mûriers) remettaient en chanvre filé 3 kin, ou livres chinoises. On appelait cette taxe le tiao, et malgré l'obscurité du texte, il est évident qu'il s'agit ici de la taxe
individuelle payée par chaque cultivateur pour le produit du champ du devoir. Les corvées pour le service public furent réduites à vingt jours par an ; on ajouta deux jours de plus pour les lunes
intercalaires. Ceux qui n'acquittaient pas cette charge en travail personnel, payaient, par jour de corvée, 3 tchy de taffetas, soit 60 tchy pour l'année ; cette charge s'appelait l'yong comme
sous les Souy. Au commencement du troisième kiven de la section du partage des terres, on trouve que l'empereur Huen-tsong, la huitième année de la période kay-yuen, ou l'an 720 de notre ère,
établit le système de l'yong et du tiao. De là il ne faut pas conclure que cette institution date de cette époque, mais seulement qu'il remit en vigueur le système déjà négligé ; d'ailleurs,
comme on l'a vu, le tiao était ce que l'on appelait auparavant le tse ou le ko ; l'yong était ce que l'on appelait auparavant l'iu. Ces sortes de charges publiques existaient, dès l'origine de la
dynastie Thang, comme elles existaient sous les Wey, sous les Souy, mais avec d'autres dénominations.
Commencé par les Tçin et continué par leurs successeurs, ce système qui obligeait chaque particulier valide à cultiver par lui-même une portion déterminée de terre pour le compte de l'État, était
un retour vers les anciennes coutumes, et par là le gouvernement pouvait espérer de reconquérir la propriété du sol, comme il l'avait autrefois, ou, du moins, il mettait dans sa dépendance
immédiate une grande partie de la propriété territoriale, et la dynastie gouvernante se rendait respectable aux yeux de tous les grands vassaux et petits princes dont l'empire était couvert. Mais
la division déjà grande des propriétés devait rendre très difficile cette allocation de terres cultivables pour l'État à chaque individu en âge ting. Ce texte dit bien que les officiers durent
choisir, à cet effet, les terres incultes, dont les propriétaires étaient morts ; mais comment chaque cultivateur pouvait-il s'astreindre à se déplacer momentanément, pour aller soigner un champ,
souvent assez éloigné du sien ? En général, le champ du devoir devait être planté en mûriers ou en chanvre ; il exigeait toujours une surveillance. De plus, chaque année, une révision devait être
faite pour changer le cultivateur qui avait fini son temps de ting, et le remplacer par un nouveau contribuable : or ces mutations de fermier devaient s'opérer d'une manière assez difficile. Ce
n'était plus le temps des premières dynasties, sous lesquelles la population était peu considérable par rapport aux terres disponibles, et passait d'un pays dans un autre, comme un peuple
pasteur. Par le développement de la civilisation, la population était devenue nombreuse, attachée au sol qu'elle cultivait, et très avide de posséder quelques mesures de terres.
Cette reprise des anciens usages ne pouvait donc réussir ; et par la difficulté de ces mutations de cultivateurs, il arriva que beaucoup de terres louées à terme par l'État, se transmirent
directement de père en fils ; puis elles se vendirent, par transaction, comme propriété particulière. En outre, les individus qui servaient sur la frontière comme soldats, se trouvaient exempts
du tiao ou du ko, pendant toute la durée de leur service de six ans : ces individus, portés sur le registre public comme ayant l'âge ting, souvent mouraient ou désertaient : en un mot, on les
perdait de vue, et cependant leurs noms restaient sur le registre, pour indiquer qu'ils étaient passibles des charges du cultivateur. D'autres, qui se trouvaient sans terres par suite de malheurs
ou pour toute autre cause, restaient néanmoins passibles des charges personnelles imposées par l'État, et, ne pouvant les remplir, ils devenaient feou-ke, étrangers flottants, sans domicile fixe,
et allaient se faire fermiers des familles riches, qui les recevaient dans leur dépendance, et payaient alors leurs charges personnelles. De tout ceci il résulta une confusion sensible dans le
registre des contribuables. En vain le ministre principal d'Huen-tsong, nommé Wen-yong, s'opposa de toute ses forces à cette agglomération des pauvres autour des hommes puissants, qui s'en
faisaient une sorte de serfs ; en vain, l'année huitième de la période kai-yuen (720), il fit rechercher les familles sans domicile qui échappaient au recensement, et s'efforça de les établir
dans les terres en friche, pour les soumettre au payement de l'impôt personnel : ses ordres étaient mal exécutés, et chaque petit seigneur était déjà trop puissant dans son canton, de sorte que
le mal ne fut pas arrêté.