Gaston de BEZAURE (1852-1917)
LE FLEUVE BLEU
Voyage dans la Chine occidentale
Plon, Paris, 1879, 314 pages.
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Décembre 1874, le départ : "Nous allons nous enfoncer dans des régions éloignées où la civilisation n'a pas pénétré ; nous entreprenons un voyage périlleux
dans des contrées à peine explorées, à travers des obstacles et des dangers possibles, au milieu de populations ignorant l'Europe."
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Juin 1875, le retour : "Je me pris à souhaiter pour ce grand empire si digne d'intérêt et de sympathie une rénovation qui le retrempât tout entier ; je
rêvai pour lui une main énergique qui harmonisât ces éléments disparates, un chef enfin qui, mettant au service d'une idée élevée ces deux forces, le travail, le respect de l'autorité, leur
imprimât une puissance d'irrésistible expansion."
Extraits : Halte sur le fleuve. Les ma-kouaï d'Ho-chie — L'administration — Tcheng-tou. Visites au vice-roi et au maréchal.
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Le dixième soir après notre départ de Chia-cheu-wan, nous allons pouvoir coucher à Ho-chie,
petite ville qui se penche sur ses pilotis pour nous voir, et semble s'avancer dans l'eau, au-devant de nous : elle nous rappelle assez les faubourgs de Han-keou.
Quand la fonte des neiges du Thibet grossit le fleuve, les habitants enlèvent de là leurs maisons de planches et les emportent dans un lieu plus sûr.
De loin, nous entendons des cris, nous apercevons un mouvement extraordinaire ; la station est tout en émoi.
Notre jonque prend sa place au milieu des autres, et nous apprenons des matelots, en descendant à terre, qu'une barque a été pillée par les voleurs, il y a quelques heures : c'est une bande d'une
dizaine d'individus armés de couteaux ; ils reviendront, nous dit-on, certainement dans la nuit. Et l'on nous engage à faire bonne garde. Nous montrons aux bateliers épeurés nos fusils et nos
revolvers, et nous les rassurons en souriant.
— Vous n'avez donc pas de gendarmes ? demandai-je.
— Oh ! il y a les ma-kouaï.
— Les ma-kouaï ? Ce sont des cavaliers ?
— Oh ! non ; il leur est même interdit d'aller autrement qu'à pied. Mais ils ne viendront que demain arranger l'affaire.
Peste ! pensai-je, la langue chinoise aime les figures ; mais celle-ci est un peu trop forte, le nom de ces gendarmes signifiant « cheval qui court avec la rapidité de la flèche ». Et j'ajoutai
:
— Ce sera un peu tard.
— Mais le brigadier des ma-kouaï connaît à fond toutes les criques des deux rives pour y avoir piraté autrefois : il fera rendre.
— Comment ! m'écriai-je abasourdi, cette brigade a pour chef un brigand ?
— Et un fameux !
— Eh quoi ! vos gendarmes sont des voleurs ?
— D'anciens. Comment déjoueraient-ils les ruses des autres ? Ne savez-vous pas que pour mériter son galon, tout brigadier doit prouver au sous-préfet qu'il a pratiqué les tours des plus adroits
?
Je fus surpris d'apprendre que les membres de cette corporation étaient choisis parmi les hommes les plus tarés : le moindre gendarme ne pouvait être accepté dans l'une des douze brigades de la
sous-préfecture que s'il avait été au moins maraudeur. Il paraît que l'autorité chinoise envoie souvent, de guerre lasse, prier les Mandrin et les Cartouche du cru de venir diriger ces honorables
compagnies : des délégués officieux négocient l'affaire, et le brigand, moyennant certaines garanties matérielles avantageuses, consent à quitter la rivière ou la montagne et à endosser la
casaque rouge du ma-kouaï.
C'est là l'histoire de tous les brigadiers ou chefs subalternes. Leur zèle se laisse facilement désarmer par les offres engageantes des délinquants : il suffit de leur présenter d'assez fortes
sommes.
Toutefois, sous la menace de la cangue ou de la bastonnade, ou si le mandarin leur fait entrevoir le danger de la destitution, les ma-kouaï trouvent toujours des voleurs et les amènent.
— Tout cela est très bien, dis-je à mon interlocuteur, à la langue, certes, bien amarrée pour un batelier ; mais c'est peu rassurant. Vos ma-kouaï me paraissent bien lents à poursuivre leurs amis
de la veille, et puis il doit leur rester toujours quelque chose du premier métier ; c'est un instinct difficile à perdre.
Il me répondit avec bonne humeur :
— Leur mot d'ordre est : Nous volons plus rapides que les coursiers.
C'était décidément un garçon d'esprit.
— Et vous n'avez pas d'autre force armée ? N'y a-t-il pas des soldats près d'ici ?
Il fit un signe affirmatif.
— Alors ?
— Ils sont soldats le jour et voleurs la nuit.
— Diable !
Un grand brouhaha nous interrompit. Je suivis la foule. Au centre d'un cercle de torches formées de cordes de bambou tressé, hors d'usage, qui avaient servi à retenir les barques, un vieillard
essayait gravement de démontrer aux parties lésées l'inutilité de toute poursuite. J'appris, en m'approchant, que sans appartenir précisément à la police il avait le caractère officieux de
conciliateur, et que les choses se passaient invariablement ainsi dans ces circonstances.
On fit enfin un silence relatif, et le vieillard posa la question :
— Voulez-vous plaider ?
Le tumulte recommença de plus belle ; les réponses inintelligibles des plaignants n'arrivèrent pas jusqu'à nous. Ils parlaient tous à la fois, et avec eux la foule entière.
Le vieillard, imperturbable, reprit :
— Non, n'est-ce pas ? Alors combien d'argent voulez-vous donner à ceux qui possèdent votre bourse, vos habits, votre riz, vos rames, vos cordages et vos voiles ?
Un vacarme assourdissant me contraignit à me boucher les oreilles. Ils hurlaient, ils piétinaient ; on eût dit qu'ils imitaient les cris de tous les animaux de la Chine.
— Consentez-vous à payer la moitié de leur valeur ?
La réponse se fit attendre.
— Il faut délibérer, dit le vieillard. Allons au kong-souo.
Et, toujours criant, la foule se dirigea vers la maison commerciale. Nous y entrâmes derrière les intéressés, curieux d'assister à la discussion.
Certes, il n'est rien de si odieux que d'avoir été volé et d'être forcé de consentir à racheter son bien des mains du voleur : la réunion fut très animée.
Il y eut même des avocats qui réclamèrent la lutte judiciaire à outrance. On but du thé, on servit du vin chaud, on fuma des pipes. Seulement, quand il s'agit de conclure, les visages se
rembrunirent, tout le monde baissa la tête, et pas un des bateliers dépouillés ne consentit à se prononcer le premier. À la fin ils se regardèrent, et tous ensemble prirent parti, parlant à la
fois.
« Plaider était absurde : ils payeraient les frais du procès, et ce serait tout ! Quand même les voleurs seraient tous arrêtés jusqu'au dernier, verraient-ils pour cela le bout d'un aviron ?
entendraient-ils le son d'une sapèque ? Leur argent, comme les agrès de leur barque, serait à jamais perdu. Il valait encore mieux s'arranger ! »
Le lendemain, les ma-kouaï, qui ne se montrent jamais dans une telle affaire qu'après les conclusions arrêtées, rapportèrent tout ce qui avait été pris, mais non avant d'avoir reçu des volés,
pour en verser le montant aux voleurs, déduction faite de leurs propres honoraires, la moitié de l'estimation totale.
N'est-il pas juste, en effet, que ces bons ma-kouaï, moitié bandits et moitié gendarmes, intermédiaires entre les flibustiers et les habitants, touchent à la fois des uns et des autres le prix de
leurs efforts à les concilier ?
Plus tard, les missionnaires français nous ont souvent parlé de ces agents, non pas avec éloge, mais avec la conviction que sans eux leur argent et leur mobilier courraient de grands
risques.
Comme on le voit, les ma-kouaï ne sont pas tout à fait inutiles : les magistrats se déchargent volontiers sur eux des vols qui n'ont pas été faits à main armée ni avec effusion de sang ; ils sont
heureux de ce concours, grâce auquel les affaires s'arrangent à l'amiable, en dehors de la voie officielle et juridique. Dans telle sous-préfecture, il m'a été donné d'observer, depuis ce voyage,
que sur deux cents vols commis, un seul fut poursuivi devant le tribunal ; les ma-kouaï, par voie de conciliation, avaient arrangé les cent quatre-vingt-dix-neuf autres. Et le mandarin ne manqua
pas de recevoir de ses supérieurs les félicitations les plus encourageantes au sujet du maintien de la paix et du bon ordre dans son district.
Avant d'entreprendre mon voyage au Se-tchuen, j'avais souvent insisté auprès d'un mandarin à
bouton blanc de Tien-tsin pour qu'il me fît connaître les secrets du recrutement administratif.
Pour se dégager de mes obsessions, il m'envoya un jour de gros livres, en me disant que j'y trouverais ce que je désirais : il y avait là des ouvrages sur le bon gouvernement des princes, et
toute une série de ces décrets impériaux dont est composée encore aujourd'hui la législation des Chinois. Mon lettré m'en commença la lecture : j'étais ravi à chaque instant des sages
dispositions de ces vieilles lois.
Il est défendu d'élever une personne à la dignité de juge administrateur, non seulement dans la région où elle est née, mais encore dans la province où un de ses parents aurait déjà un emploi
important.
Dans le but d'encourager les lettres, on exigera le grade de licencié pour l'admission au mandarinat. Ces licenciés seront soumis à un concours, et le plus capable aura la charge la plus haute.
Que de pays en sont à attendre comme idéal ce qui était déjà en Chine une réalité !
Les mandarins étaient l'objet d'une surveillance incessante et secrète. Tous les trois ans, une commission de familiers impériaux et d'académiciens entreprenait une inspection générale, recevant
les plaintes ou les témoignages de satisfaction du peuple, s'informant des travaux entrepris, des réformes exécutées. Un rapport était rédigé qu'on présentait au souverain. Chaque agent était
noté bien ou mal.
J'ai su, en écoutant la lecture des antiques originaux de ces pièces, combien la censure était rigoureuse : « Celui-ci, dit le rapporteur, est un homme avide d'argent, dur envers le peuple. » Et
d'un autre : « Il est bizarre, brusque, insouciant, lent quand il faut affronter le mauvais temps pour l'instruction d'une affaire. » La faveur ou la disgrâce suivaient de près la visite des
commissaires.
Jusqu'au siècle dernier, l'empereur lui-même avait la bonne habitude de sortir ou de voyager incognito en simple bourgeois. Il apprenait de ses yeux si les populations étaient contentes, si les
fonctionnaires remplissaient leurs devoirs.
Les lois interdisaient aux mandarins la fréquentation des lieux publics. Se montrer trop souvent à la promenade, avoir trop de relations particulières, chercher des divertissements ailleurs que
dans le palais, autant de faits réprouvés et signalant fâcheusement le magistrat. La famine, la sécheresse désolaient-elles le pays, on ne manquait pas d'en accuser l'immoralité du sous-préfet.
C'était le ciel qui refusait les pluies périodiques, parce que le tche-shien était sensuel, rapace, aimait la bonne chère. Il avait irrité la Divinité par sa mauvaise conduite, lui qui devait
donner le bon exemple. En refusant l'eau à la terre altérée, le ciel reprochait évidemment au mandarin de trop boire. La responsabilité morale du pouvoir s'étendait, dans l'esprit du peuple,
jusqu'au caprice des nuages ou aux débordements du fleuve.
Les instructions qui sont entre les mains de tous les officiers de l'empire sont très curieuses. Elles prouvent bien que si l'empereur, l'administration et les populations chinoises ont dégénéré,
ce n'est pourtant pas faute de lois, d'ordonnances et d'arrêtés. Chaque tche-shien était tenu de réunir deux fois le mois les notables et les lettrés pour leur communiquer les décrets. Souvent
même il allait dans les bourgs populeux, et, monté sur une estrade, les jours de marché, il expliquait quelqu'une des seize ordonnances impériales qui résument les grands devoirs de tous, tels
que le respect filial, le souvenir des ancêtres, l'union des familles et des villages, l'estime de la vie des champs, la fidélité à payer les contributions, l'horreur des rixes.
Ce fonctionnaire prêcheur rappelle l'âge d'or, et inspirerait une merveilleuse idée du céleste empire. Mais depuis longtemps, hélas ! il a disparu. Aujourd'hui, on chercherait vainement sa trace
en Chine. Ce magistrat modèle n'existe qu'à l'état fabuleux, et on ne le trouve plus que dans les voyages faits au fond des bibliothèques. Pour nous, qui avons écrit au jour le jour ce que nous
rencontrions sur notre route, nous devons à la vérité de dire que la corruption, le désordre ont envahi profondément l'administration chinoise. Nous comprenons maintenant la réserve de notre ami
de Tien-tsin. Aurait-il pu nous avouer que ses collègues se livrent à la concussion ? Ah ! les beaux tableaux que nous aurions faits si nous nous étions fiés à ses gros livres !
Le mandarinat est avili. Nous avons constaté des abus, des trafics, et nous ne craignons pas de les signaler dans ces courtes notes sur les rapports intimes des agents et des tribunaux inférieurs
avec les administrés et les justiciables. Car c'est là que nous avons constaté la plaie. Les vice-rois et les mandarins supérieurs ont une situation quasi royale qui les met au-dessus des
vexations et des rapines vulgaires ; mais chez le commun des fonctionnaires, sans cesse en rapport avec le public, la lèpre de la vénalité s'insinue, et elle ronge l'empire. Le malheur est que
personne n'ose le dire. Tout le monde est plus ou moins comme notre mandarin au bouton blanc. Soit par manque d'esprit critique, soit par soumission aveugle, soit par orgueil national, on se
laisse voler sans se plaindre, on est battu et content. C'est un des traits saillants qui différencient la race chinoise de la nôtre. En plein dix-septième siècle, Molière n'osait-il pas, par la
bouche de Scapin, au grand jour d'un théâtre, dire les vérités les plus dures à la justice de son temps ?
Des réformes, le traitement assuré aux employés civils, la séparation des pouvoirs établie, rendraient à la Chine une partie de son ancien développement. Nous lui souhaitons un empereur
intelligent et énergique, qui la débarrasse de l'édifice vermoulu sous lequel ses grandes qualités sont étouffées.
Les magistrats ne se forment plus comme autrefois par de fortes études : ils vivaient de longues années dans la méditation assidue des sciences et de la philosophie ; mais aujourd'hui ces moyens
de parvenir paraissent surannés. Il faut bien innover par quelque endroit. Les métropoles des provinces, Pe-kin surtout, sont remplies de sociétés appelées dérisoirement kouan-hoeï, «
associations de prétendants au mandarinat ». C'est de là que sortent malheureusement une trop nombreuse quantité de fonctionnaires.
Chacune de ces fabriques se compose de vingt, trente ou quarante associés. Ceux-ci se font d'abord agents subalternes des tribunaux ; puis, quand, à force de rapines, des fonds ont été amassés,
on réunit ces bénéfices et l'on députe le plus habile des prétendants vers la grande cour des emplois civils, li-pou, à Pe-kin. Là on intrigue, on obtient une charge.
Ainsi l'on arrive à l'administration avec des habitudes dangereuses. Le prix des fonctions est coté : un siège de tche-shien représente une facture de deux mille cinq cents à deux mille huit
cents taëls ; douze cents (environ 10.000 fr.) pour le titre de surnuméraire, et quinze cents pour la sortie du surnumérariat.
C'est dépenser beaucoup d'argent pour avoir un poste qui au premier abord paraîtra peu lucratif. Depuis cinquante ans au moins, il est admis qu'un sous-préfet doit se passer de traitement. Payer
un sous-préfet semblerait inconstitutionnel. Mais l'ingéniosité du magistrat adoucit à son avantage les rigueurs de la fortune. Il y a toute une jurisprudence de voies et moyens à employer au
profit de la caisse particulière du tche-shien.
Le mandarin doit entretenir trente forts poneys au chef-lieu et six dans chacun des bourgs le long de la route postale : à peine a-t-il trois ou quatre rosses efflanquées. Cependant le service
des postes ne souffre pas. À l'époque de l'inspection, le commissaire impérial voit les écuries pleines de magnifiques coureurs ; mais ce sont les chevaux des propriétaires mis en réquisition qui
portent les dépêches et font cette belle figure Quant aux fourrages de l'État, le tche-shien les transforme en taëls. C'est ainsi que le mandarin met du foin dans ses bottes et qu'il entend vivre
au râtelier de l'empire.
Qu'une inondation terrible arrive, une remise de taxes est accordée par la cour à la région dévastée. Le sous-préfet n'accourra point sur le théâtre du sinistre : il prendra le chemin des bourgs
les moins éprouvés. Là, il réclame l'impôt, se fondant sur ce que le village a été moins ravagé que ses voisins. Voilà un argent qui ne rentrera pas au trésor. Le désastre servira à faire oublier
au fonctionnaire l'arriéré de ses appointements ; il faut savoir tirer parti de tout.
Quelquefois le tche-shien s'intéresse subitement aux voyageurs : il songe, dit-il, à les mettre à l'abri des coups de main des voleurs qui infestent la route. Sous ce prétexte, il fait creuser
par le peuple, sur les deux bords de la voie publique, de larges canaux qu'on emprunte aux champs voisins. Dans l'espoir d'être préservé des malfaiteurs, on accepte gaiement la corvée, on cède
volontiers son terrain. Les travaux sont achevés, on s'attend à voir bientôt arriver l'eau qui remplira ces sortes de douves et qui arrêtera les brigands. Mais ce sont les jardiniers de la
sous-préfecture qu'on voit paraître. Ils prennent possession des fossés et y plantent tranquillement des ricins dont le produit sera affecté à la caisse mandarinale.
La loi permet de payer l'impôt en lingots de cinquante onces ou taëls. Le tche-shien exige qu'on l'acquitte en sapèques. Le taël vaut trois mille sapèques chez le banquier ; mais
l'administration, de sa propre autorité, l'estime quatre mille, réclame ce chiffre pour chaque taël, et bénéficie de la différence.
L'anniversaire de la naissance du mandarin et même les anniversaires de son frère, de sa mère, de toute sa famille, sont encore journées de recettes pour lui. Tous ceux qui désirent acquérir ou
garder ses bonnes grâces s'empressent d'envoyer des cadeaux. C'est encore avec des cadeaux que s'obtiennent toutes les décisions et toutes les tolérances. Offrez, offrez toujours, jamais on ne
refusera l'argent, vînt-il des maisons de libertinage, pour masquer la prostitution des enfants et l'esclavage des femmes.
On comprend, en face de pareils faits, que les charges publiques tentent les habitants du céleste empire, et qu'ils aient délaissé l'agriculture pour se jeter sur les emplois. Ceux-ci imposaient
jadis une vie sévère ; ils ne sont plus aujourd'hui qu'un métier, le plus mercantile, mais le plus lucratif de tous. Un nouveau proverbe dit : « Il n'y a que quatre choses pour faire fortune : la
magistrature, le service militaire, les emplois d'agents auprès des tribunaux, et le métier de voleur. »
Si ces nombreux abus enrichissent le tche-shien, d'autres abus l'appauvrissent. Ceux-ci justifient ceux-là, et les uns amenant les autres, c'est sur toute la ligne hiérarchique un effrayant
concours d'exactions. Un sous-préfet a au-dessus de lui deux ou trois supérieurs à qui il est obligé d'aller ou d'envoyer offrir ses hommages plusieurs fois par an. La dignité de ces personnages
ne permet pas de leur adresser des vœux sans les recouvrir d'or. J'ai connu un agent de deuxième ordre qui ne dépensait pas moins de six mille taëls, ou quarante-huit mille francs, pour ses
seules visites du premier de l'an. Il est vrai qu'il n'a pas attendu longtemps une augmentation de grade.
Si le supérieur vient en tournée dans la sous-préfecture, il faut lui fournir des palanquins, des porteurs, des chevaux d'escorte, donner à dîner à toute la suite. On s'estime très heureux si les
gens du dignitaire ne cassent point la vaisselle, ou si le mandarin ne se plaint pas en haut lieu d'avoir été médiocrement reçu.
Dès qu'il est nommé, tous les parents proches ou éloignés du magistrat accourent chez lui et s'installent : c'est l'usage ; on ne peut les éconduire, le respect de la famille serait blessé. Les
amis du kouan-hoeï qui n'ont pas pu parvenir à un emploi s'abattent aussi sur la sous-préfecture. C'est une véritable nuée d'oiseaux de proie. Il faut trouver une place à ces anciens confrères,
véritables bohèmes du mandarinat, pour qui s'habiller à la mandarine, fumer l'opium, boire le vin chaud, avoir des secrétaires et autres serviteurs plus intimes, sont choses indispensables. On
crée pour tous ces frères des fonctions qui leur permettent d'attendre : la surveillance des maisons de jeu et de débauche, la garde des portes de la ville, l'instruction de quelques procès.
Parfois on les charge de missions auprès des fonctionnaires de village. C'est une aubaine pour eux : ils sont reçus avec obséquiosité, et le ti-pao ne manque pas d'acheter les renseignements
favorables qu'ils promettent de fournir moyennant une somme ronde.
Ce stage ne peut cependant faire la fortune de ces malheureux surnuméraires, mendiants plutôt qu'agents officiels. Ils vivent, durant de longues années, dépensant beaucoup, ne gagnant presque
rien, empruntant aux usuriers. Une foule de gens finissent par être intéressés à leur nomination prochaine : enfin un jour on affiche à la porte du vice-roi cette promotion à une sous-préfecture,
attendue avec impatience. Aussitôt tous les créanciers se mettent en route furtivement et vont attendre le nouveau mandarin à son poste, qu'ils occupent avant lui. Jusqu'à entier payement ils
demeureront là. Les six premiers mois d'administration seront durs à passer pour le public, mais plus encore pour le sous-préfet ; le public n'a qu'un sous-préfet, le sous-préfet a cent
créanciers. Les dettes du surnumérariat sont tenaces : elles poursuivent le malheureux souvent jusqu'après sa mort. On ne recueillera pas dans sa succession de quoi acheter le beau cercueil en
laque, dernier privilège des mandarins défunts. Hélas ! cette pauvreté ne ressemble guère à celle d'Aristide, et le désintéressement n'en est point responsable.
Nous avons connu des magistrats qui gémissaient de la décadence de l'organisation administrative et judiciaire et tâchaient de la combattre par l'exemple. Ceux-là sont rares, mais ils offrent un
spectacle réconfortant : privés de traitement, ils se refusent néanmoins à demander des ressources à l'arbitraire. Le tche-shien de Tchong-kin, avec qui nous avons traité plusieurs affaires,
était un de ces hommes intègres, rappelant ceux de la vieille Chine. Il était docteur ès lettres, savant et religieux. Il aimait à citer dans la conversation les maximes de Confucius et des
anciens empereurs, disant que le serviteur du fils du Ciel se doit tout au peuple, et qu'il est le père de chaque famille.
Le vice-roi semblait prendre plaisir à faire durer nos transes : nos lettrés revenaient
toujours sans qu'il se fût laissé voir... Enfin, il daigna nous envoyer un préfet, charge d'une lettre de Son Excellence.
Il consentait à nous recevoir et mettait à notre disposition une nombreuse escorte.
Donc, le lendemain, nous commandâmes à notre diseur de « cheu » de faire préparer deux palanquins, un vert et un bleu. À une heure de l'après-midi, nous étions en route. Toute la partie de la
ville où nous habitions, sachant que nous allions sortir, était sur pied pour nous voir passer.
Plus de cinq cents personnes encombraient déjà les abords du Koung-kouan. Mais les soldats du vice-roi ne se laissaient pas intimider : ils firent faire place énergiquement. Nous étions en habit
noir, et je comprends aisément tout ce que ce costume peut avoir d'étrange pour la population de Tchen-tou. Certes leurs vêtements sont bien plus beaux, bien plus riches, et surtout bien plus
commodes ; et c'était la première fois qu'ils assistaient à un pareil spectacle ; ils étaient donc excusables d'en rire à cœur joie.
Le ya-men d'un vice-roi a été décrit déjà dans plusieurs ouvrages ; presque tous sont disposés de la même manière. Celui de Tchong-tou est un des plus éclatants et des plus magnifiques.
À notre arrivée, des coureurs poussent deux fois une espèce de rugissement, pour nous annoncer. Nous nous avançons entre trois rangs de soldats, rouges et noirs, les uns armés de fusils, les
autres de lances, quelques-uns portant des bannières bigarrées avec de grands caractères chinois. Après avoir ainsi franchi deux portes, et entre chacune d'elles une immense cour, nous en
apercevons au fond une troisième, carrée, large, toute rouge, où sont peints deux tigres vert et or.
Elle s'ouvre, et comme une toile se lève dans une féerie, elle laisse apparaître derrière elle le puissant Ho, vice-roi du Se-Tchuen, entouré d'une centaine de hauts mandarins en demi-cercle,
tous en costume de cérémonie.
Le vice-roi est un gros homme de soixante ans, assez aimable. Il nous donna des paroles de paix, et voulut, je crois, nous étonner par la réception qu'il nous fit : le fait est qu'elle était très
belle et très imposante.
Le lendemain, c'était le tour de notre seconde visite à un autre puissant personnage, au kian-kiun ou maréchal tartare.
Dans toutes les cités importantes de l'empire, il y a un quartier tartare qui est comme une ville dans la ville. Là le maréchal a son palais, et ses soldats, tous mandchoux, sont logés autour de
lui avec leurs familles. Le kian-kiun est le représentant de l'empereur ; le vice-roi ne peut rien faire sans son concours. La dynastie actuelle, n'étant pas certaine d'être aimée partout,
s'impose par ses Tartares ; de là le quartier spécial dont nous venons de parler. Les Tartares ne cultivent pas la terre ; ils sont au service particulier du souverain : tous sont soldats. En
nous rendant chez le maréchal, nous voyons sous une porte, qui est, je crois, celle de la ville tartare, deux grandes cages de fer à peu près d'un mètre carré. Dans chacune était accroupi un
malheureux torturé, dont la tête passait par une ouverture de la grille ; cette tête était tuméfiée, et ce devait être pour le patient une souffrance épouvantable de ne pouvoir porter la main à
sa figure souffrante, surtout par la chaleur qu'il faisait. Eh bien ! le caractère chinois est tel qu'en voyant passer des êtres aussi grotesques que des Européens en habit, ces têtes
douloureuses se mirent à rire...
Les condamnés à ce supplice, me dit-on, étaient coupables d'un vol de jeunes filles ; quatre mois de ce pilori leur avaient été infligés par le préfet, et le jugement de leur faute était affiché
au-dessus des cages. Les malheureux ne pouvaient faire un mouvement ; ils ne mangeaient qu'avec l'aide de leurs parents ou de leurs amis. Ce fait, de voler des enfants ou des jeunes filles,
quoique puni avec tant de rigueur, se rencontre fréquemment en Chine. Il arrive quelquefois que des pères vendent leurs filles à des maisons de débauche ; mais si ce crime se découvre, il est
énergiquement puni par les lois.
Nous étions dans la ville tartare : nous traversâmes d'abord le champ de Mars, où des jeunes gens s'exerçaient au tir de la flèche. C'étaient, sans doute, des aspirants au grade de bachelier
militaire. Un officier chinois doit savoir bien tirer de l'arc et soulever de grosses pierres : c'est là la principale partie de l'examen.
Toutes les maisons de la cité tartare sont entourées de jardins agréables et spacieux. Ce quartier renferme de vrais boulevards, tels que je n'en ai vu nulle part en Chine ; car ceux de Pe-kin,
on l'a dit avec raison, sont des cloaques.
Il y avait toujours foule sur notre passage, et foule très gaie : nous étions pour toute la ville une cause de grande joie. Nous franchîmes la porte du ya-men du kian-kiun. Les cours plantées
d'arbres élevés lui donnent l'aspect d'une campagne : des jardins de toutes dimensions se succèdent ; partout des soldats font la haie ; la garnison est debout tout entière. Ce fut une réception
magnifique, qui l'emporta même sur celle que nous avait faite le vice-roi. Nous apercevions de loin, à travers deux ou trois cours, le maréchal au centre d'un état-major de quatre cents
mandarins. Il nous reçut avec courtoisie. Nous entrâmes dans un salon donnant sur un jardin plein de fleurs et où bruissait une cascade. On nous servit une collation qui nous fit plaisir : j'y
mangeai d'excellents nids d'hirondelle au sucre.
Depuis quelques moments nous percevions des bruits singuliers : c'était comme un susurrement contenu d'où jaillissaient parfois des fusées grêles. Nous cherchions inutilement des yeux ce qui
pouvait produire ces drôles de sons ; enfin nous aperçûmes que des trous avaient été pratiqués dans la cloison, et que des yeux malins nous regardaient. C'étaient les femmes, les filles du
maréchal et toutes les grandes dames de la ville à qui le kian-kiun donnait le régal de nos cravates blanches et de nos queues de morue.
Son Excellence parla peu : il avait soixante ans et était sourd ; mais il cachait son infirmité et son âge pour n'être pas mis d'office à la retraite.
Quand nous sortîmes du ya-men, ce fut parmi le peuple une tempête de rires. Dans les rues, aux portes, aux fenêtres, sur les toits, les terrasses, les murs, les arbres, des têtes moutonnaient
comme des vagues dans la mer. Dès qu'à ces regards affamés nos fracs noirs et notre linge blanc eurent été livrés en pâture, ce fut une explosion d'immense gaieté : on trépignait, on criait, on
aboyait de rire : quelques-uns s'approchaient tout près et nous jetaient des gloussements à la figure. Nous étions étourdis et ahuris par cette hilarité formidable.
Les femmes se distinguaient particulièrement par leurs points d'orgue : beaucoup avaient des enfants sur les bras. C'étaient toutes des femmes tartares, « aux grands pieds », car les Mandchoux ne
tiennent pas comme les Chinois à ce que les mollets de leurs filles se terminent par un moignon, et ils ne déforment pas ce que la nature a pris soin de bien faire.
Nous rentrons à notre koung-kouan enchantés de notre visite. J'ai assisté plusieurs fois à des cérémonies officielles, mais jamais dans aucune ville je ne vis une réception d'apparat comparable
aux deux qui nous furent faites à Tchen-tou.