Antoine Bazin (1799-1863)
CHINE MODERNE,
ou Description historique, géographique et littéraire de ce vaste empire, d'après des documents chinois
Seconde partie : Arts, littérature, mœurs, agriculture, histoire naturelle, industrie, etc.
Firmin Didot frères, éditeurs, Paris, 1853, pages 391-657 de 675 pages.
Table des matières - Extraits : Séduction - La culture du riz - La cigale - Le jeu
des échecs
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THÉÂTRE :
Origines du théâtre chinois. — Coup d'œil sur l'histoire de l'art dramatique. — Forme extérieure du drame ; système dramatique des Chinois sous les Youên ; rôle du personnage qui chante. — Langue
du théâtre ; diction des pièces. — Description du théâtre ; appareil scénique. — Des acteurs et des actrices. — Liste des principaux auteurs dramatiques de la dynastie des Youên. — Classification
des pièces de théâtre.
Appréciation littéraire, analyse et fragments de divers drames historiques, tao-sse, comédies de caractère, comédies d'intrigue, drames domestiques, mythologiques, judiciaires.
LITTÉRATURE MODERNE :
— Écrivains du premier ordre. Les thsaï-tseu. Notices biographiques et littéraires sur les anciens thsaï-tseu. Œuvres des thsaï-tseu modernes. Origines et caractère de cette littérature.
Appréciation littéraire, analyse et fragments de thsaï-tseu : San-koue-tchi, Hao-khieou-tchouen, Yu-kiao-li, P'ing-chan-ling-yen, Chouï-hou-tchouen, Si-siang-ki, Pi-pa-ki, Hoa-tsien,
Ping-koueï-tchouen, Pe-koueï-tchi.
— Écrivains du second ordre. Des romans chinois. Fragments du Kin-p'hing-meï. — Des contes et des nouvelles.
HISTOIRE NATURELLE :
— Minéraux de la Chine. Traitement des métaux ; procédés chinois.
— Botanique chinoise.
— Zoologie : Les abeilles. — La cigale. — Les papillons. — Les termès ou fourmis blanches. — Les vers à soie sauvages. — L'hirondelle dite de la Chine. Célèbres nids d'oiseaux. — Le tapir.
AGRICULTURE : Parallèle de l'agriculture de la Chine et de celle de l'Europe ; culture du riz.
HORTICULTURE : Cultures et du thé. Classification des thés. — Culture des arbres à cire. — Plantes textiles. — Culture des mûriers. — Éducation des vers à soie.
INDUSTRIE : Coup d'œil sur l'industrie des Chinois. — Description des procédés chinois pour la fabrication du papier : Fabrication du papier de bambou. Fabrication du papier d'écorces. —
Documents sur l'art d'imprimer. — Travail de la laque à Canton. — Le vermillon. — Miroirs magiques. — Fabrication des tam-tams. — Porcelaine de la Chine. — Pyrotechnie chinoise.
FÊTES : Fêtes religieuses et civiles des Chinois.
JEUX : Jeu des échecs. — Cerfs-volants.
Séduction
"J'ai voulu montrer qu'on pouvait, sans pécher contre la bienséance, faire passer dans notre
langue quelques pages du Kin-p'hing-meï [Jin Ping Mei]. Voici le morceau que j'en ai tiré, et que j'abandonne au jugement du lecteur."
Au fond, les deux frères Wou-ta et Wou-song, quoique nés du même père et de la même mère, ne
se ressemblaient pas le moins du monde. Wou-song avait huit pieds de hauteur, une figure singulièrement belle, des proportions athlétiques. Il était doué d'une force si extraordinaire que
personne n'osait l'aborder. Wou-ta n'avait pas cinq pieds de hauteur. Il était horriblement laid : la forme de sa tête avait en outre quelque chose de comique...
Il existait, dans une famille opulente du Tsing-ho, une jeune camériste d'une beauté remarquable. Son nom de famille était Pan, son surnom Kin-lièn (nénuphar d'or). Elle avait alors vingt ans. Le
maître de la maison, épris de ses charmes, voulait en faire sa concubine ; mais, comme il arrive presque toujours, la femme légitime refusa son consentement. Dans son dépit, le maître proposa
cette jeune fille à un marchand de gâteaux, à Wou-ta, qui l'épousa, moyennant quelques pièces d'argent. Kin-lièn n'aimait pas son mari ; elle se plaignait sans cesse de l'exiguïté de sa taille et
de la laideur de son visage ; elle trouvait surtout ses manières fort communes...
..........
Voilà donc Wou-song installé dans la maison de son frère, Kin-lièn au comble de la joie. On était alors dans le douzième mois. Depuis plusieurs jours, le vent du nord soufflait avec violence. On
apercevait des nuages qui, semblables à des vapeurs rougeâtres, s'étendaient et se groupaient de tous côtés. Pendant une journée, la neige tomba du ciel à gros flocons et comme le vent continuait
à souffler par intervalles, ces flocons tourbillonnaient dans l'air.
Le lendemain, Wou-song, se levant avec le jour, alla marquer les heures de service au poste de la préfecture, Il n'était pas encore de retour à midi. Wou-ta, vivement pressé par Kin-lièn, sortit
à son tour pour vendre des gâteaux. Or, la jeune femme, qui, ce jour-là, avait chargé sa voisine, madame Wang, de lui acheter des provisions, entra, dès qu'elle se vit seule, dans la chambre de
son beau-frère, et alluma du feu ; puis, réfléchissant, elle se dit au fond du cœur : « Décidément je veux aujourd'hui lui faire quelques avances, quelques agaceries. Non, je ne puis croire qu'un
tel homme demeure froid et insensible. » Et se plaçant derrière le treillis de la porte, immobile, pensive, mais pleine d'espoir, elle attendit. Lorsqu'elle vit revenir Wou-song, qui foulait aux
pieds les flocons de neige, elle souleva le treillis, prit un air souriant, et marchant à sa rencontre :
— Mon beau-frère, s'écria-t-elle, comme le froid est vif ! Ah je souffrais pour vous.
— Je remercie ma belle-sœur de l'intérêt qu'elle me porte, répondit Wou-song en entrant
et, sans souffrir que la jeune femme le débarrassât de son chapeau de feutre à larges bords, il l'accrocha lui-même à la muraille, après l'avoir secoué pour en faire tomber la neige ; il délia sa
ceinture, à laquelle pendait un sachet, quitta sa première robe, espèce de casaque en damas vert, dont la forme rappelait le pluvial des bonzes et sur laquelle figurait un perroquet gris ; puis
il pénétra dans la chambre.
— Je vous ai attendu debout toute la matinée, mon beau-frère, dit alors Kin-lièn ; pourquoi n'êtes-vous pas revenu déjeuner ?
— C'est qu'à la préfecture, répondit Wou-song, une personne de ma connaissance m'a invité à prendre quelque chose. A l'arrivée d'un troisième convive, je me suis retiré par discrétion et j'ai
marché sans m'arrêter jusqu'ici.
— En ce cas mon beau-frère, approchez-vous donc du feu.
— Bien, bien, dit le major de la garde.
Alors il ôta ses bottines de cuir, changea de bas, mit des pantoufles d'hiver, prit un tabouret et s'assit près du foyer.
Pendant ce temps, la jeune femme avait fermé la première porte au verrou et mis la barre à la seconde ; elle apportait du vin, des légumes, des fruits, et préparait la table dans la chambre de
Wou-song.
— Où donc est allé mon frère ? demanda enfin celui-ci. Comment n'est-il pas rentré ?
— Il sort ainsi tous les jours pour vaquer à ses affaires. Qu'importe ? Buvons ensemble quelques tasses.
— Il vaut mieux attendre que mon frère soit de retour.
— Pourquoi donc ? pourquoi ? On ne peut pas l'attendre, s'écria Kin-lièn, qui servait déjà du vin chaud.
— Gardez cela pour mon frère, dit Wou-song.
Kin-lièn n'insista pas davantage ; elle prit un tabouret, et vint s'asseoir près de Wou-song. A côté d'eux était une table, et sur cette table un grand vase plein. Obligée de renoncer au vin
chaud, Kin-lièn se rejeta sur le vin froid. Elle emplit une tasse, l'éleva avec la main, et regardant fixement son beau-frère :
— Videz au moins celle-ci, lui dit-elle. Il obéit, et la vida d'un trait.
La rigueur du froid devint un prétexte pour en verser une seconde, et Wou-song ne put se dispenser d'en offrir une à son tour. La jeune femme avait accepté avec empressement. Bientôt elle trouva
moyen de laisser entrevoir sa gorge, qui était blanche comme le lait ; elle fit rouler les tresses de ses cheveux, qui l'enveloppaient à demi comme un épais nuage, puis d'un ton plein de gaieté
:
— Il y a de sottes gens qui disent que mon beau-frère entretient une musicienne dans la rue de l'Est, vis-à-vis l'hôtel du gouverneur. Que faut-il penser de ces propos ?
— Ma belle-sœur, ne prêtez pas l'oreille aux bavardages du monde. Je ne suis pas un homme de cette espèce.
— Oh ! pure médisance n'est-ce pas ? Mais quand on aime, on ne dit pas tout ce qu'on ressent au fond du cœur.
— Si vous ne croyez pas à ma sincérité, vous n'avez qu'à interroger mon frère.
— Lui ! est-ce qu'il sait quelque chose ? S'il se connaissait à ces sortes d'affaires, il ne vendrait pas des gâteaux. Mon beau-frère, buvez encore une tasse.
Kin-lièn versa successivement trois ou quatre tasses ; mais comme elle en avait déjà pris plusieurs, les fumées du vin commencèrent à lui troubler les sens. Son agitation était extrême ; alors il
lui échappa cent discours hardis, mille propos lascifs. Cependant Wou-song, uniquement attaché à ses devoirs, baissait la tête et demeurait inaccessible au sentiment de la volupté. Kin-lièn se
leva, et rapporta bientôt dans un grand vase le vin qu'elle avait fait chauffer ; puis, demandant à son beau-frère s'il n'était pas trop légèrement vêtu pour la température, elle passa les doigts
sur ses épaules et sur tout son corps, comme pour s'en assurer. La chasteté de Wou-song souffrait beaucoup ; il paraissait triste et ne répondait rien. Alors Kin-lièn, relevant les manches de sa
robe, saisit quelque menu bois, et se prit à dire :
— Mon beau-frère, vous ne savez pas faire le feu. Je vais m'en charger pour vous.
Wou-song était décontenancé, il gardait le silence. Kin-lièn s'abandonne à sa passion, qui était ardente comme la flamme. Elle ne voit pas l'embarras de Wou-song ; elle verse encore une tasse, y
trempe ses lèvres ; puis, avec ce regard expressif particulier aux femmes libertines :
— Si vous savez aimer, lui dit-elle, vous achèverez ceci.
Wou-song étend la main et prend la tasse, mais c'est pour la renverser par terre et s'écrier :
— Ma belle-sœur, vous foulez aux pieds toutes les bienséances.
Puis il la repousse, et, la regardant d'un œil sévère, il continue :
— Votre beau-frère est un homme qui a des cheveux sur la tête et des dents dans la bouche ; mais il est si grand, si grand, qu'il touche à la voûte du ciel. Il n'appartient pas à la race des
chiens et des porcs qui sont dépourvus de raison et ne connaissent ni la justice m la pudeur. Ma belle-sœur, gardez-vous d'agir de la sorte. Autrement, quoique mes yeux reconnussent toujours qui
vous êtes, mes poings pourraient bien l'oublier.
A ces paroles, Kin-lièn devint rouge jusque dans le blanc des yeux.
— Je voulais plaisanter, dit-elle ; vous interprétez mal les choses et vous calomniez les intentions.
Elle se leva, prit le plateau, et descendit dans la cuisine.
Mais tandis que Wou-song, resté seul, sentait accroître son indignation, Wou-ta frappait à la porte, que sa femme lui ouvrait avec empressement. Il rentre, décharge son fardeau, pénètre dans la
cuisine, et voit les yeux de Kin-lièn rouges de larmes.
— Encore une altercation et avec qui avez-vous eu des paroles ? demanda-t-il.
— Tout cela vient de votre faiblesse, et de ce que vous ne savez pas vous respecter. On m'insulte.
— Eh ! qui donc a osé vous insulter ?
— Qui ? Votre misérable frère. Comme il venait de rentrer, pendant que la neige tombait en abondance, je me suis empressée d'apporter du vin et je l'ai invité à boire ; mais lui, voyant que nous
étions seuls, s'est mis à tenir des propos d'amour, et a voulu se divertir avec moi.
— Mon frère n'est pas un homme d'un tel caractère, repartit Wou-ta ; il a toujours été honnête et vertueux. Gardez-vous de répéter tout haut ce que vous venez de dire, car les voisins se
moqueraient de vous.
A ces mots, il quitta sa femme pour se rendre dans la chambre de son frère, auquel il proposa de déjeuner. Wou-song réfléchit quelques minutes ; puis, au lieu de répondre, il ôta ses pantoufles
de soie ouatée, remit ses bottines de cuir, attacha sa ceinture autour de ses reins, et, coiffé de son chapeau de feutre à larges bords, il sortit de la maison. Wou-ta eut beau crier :
— Où allez-vous, mon frère ?
celui-ci s'éloigna sans proférer une parole.
Alors Wou-ta revint dans la cuisine et interrogea sa femme.
— Je l'ai appelé, dit-il ; mais, sans répondre un mot, il a pris le chemin de la préfecture. En vérité, j'ignore la cause de tout ceci.
— O le plus stupide des êtres ! s'écria Kin-lièn ; la cause est-elle donc bien difficile à trouver ? Ce vaurien, tout honteux de lui-même, n'ose plus soutenir vos regards. Enfin, puisqu'il est
parti, je m'oppose, pour ma part, à ce qu'il revienne dans notre maison.
— Mais s'il va demeurer ailleurs, chacun parlera de nous.
— Homme absurde, démon affamé ! S'il m'avait séduite, ne parlerait-on pas davantage ? Rappelez-le, si vous voulez : quant à moi, je ne puis souffrir un pareil homme. Au surplus, donnez-moi un
acte de divorce ; vous vivrez seul avec lui !
*
La culture du riz
"Un jeune littérateur que je m'honore de compter parmi mes élèves, M. le baron Léon d'Hervey
Saint-Denys, a publié sur l'agriculture et l'horticulture des Chinois d'excellentes recherches... On lira avec intérêt le morceau suivant :"
Le riz est, on le sait, la céréale par excellence du Céleste Empire ; c'en est aussi la
principale culture, surtout dans les provinces méridionales, où deux récoltes en sont faites dans l'année. Pour la première, le sol se prépare au printemps. Les charrues, ordinairement attelées
d'un buffle, de mulets ou de jeunes bœufs, sont un instrument grossier, mais qui remplit cependant bien les conditions exigées ; les Chinois les préfèrent aux nôtres, qui leur paraissent trop
lourdes.
Le champ destiné à la culture du riz est inondé avant d'être labouré, de sorte qu'il s'y dépose une couche de limon de 15 à 20 centimètres d'épaisseur, La charrue n'entame et ne retourne que
cette couche ; et, pour l'y faire passer, le laboureur et son attelage marchent dans la vase et dans l'eau, ce qui constitue un travail extrêmement fatigant. Après le labour vient le hersage pour
égaliser le sol. Le laboureur se place ordinairement sur la herse afin de la faire entrer davantage dans le limon.
Le sol ainsi préparé, et recouvert d'une couche d'eau de huit millimètres, est apte à recevoir les jeunes plants de riz : semés d'abord en pépinière dans un autre endroit, pour en être retirés
avec beaucoup de précaution. On choisit les plus beaux pieds, qu'on réunit par petits paquets d'une douzaine environ. Un homme les répand sur le sol, à une certaine distance les uns des autres ;
puis un autre, qui le suit, creuse avec sa main droite de petits trous disposés en ligne et éloignés les uns des autres d'environ trente centimètres, dans chacun desquels il place un des petits
paquets de plants, dont les racines sont immédiatement couvertes de limon, entraîné par l'eau qui coule dans ces trous dès que l'ouvrier en retire la main. Cette opération se fait avec une grande
célérité.
Dans les provinces du sud de la Chine, la première récolte du riz a lieu vers la fin de juin ou au commencement de juillet. Immédiatement après, on façonne de nouveau la terre, et l'on plante de
jeunes pieds pour la seconde récolte, laquelle a lieu en novembre.
Aux environs de Ning-po, par 30° de latitude, l'été est déjà trop court pour obtenir deux récoltes successives ; afin de suppléer autant que possible à ce désavantage, le cultivateur plante deux
ou trois semaines après la première plantation, et dans les intervalles, d'autres jeunes pieds de riz, qui lui donneront une seconde récolte. Il faut seulement, après avoir enlevé la première,
remuer un peu la terre et la fumer, ce qui se fait en brûlant les chaumes et les racines du riz de la récolte précédente, qu'on enlève avec précaution, de peur de déraciner les plantes qui
croissent à côté, et dont on répand les cendres sur le champ. C'est là un bien faible engrais ; mais le riz en demande peu, et d'ailleurs les Chinois n'en ont guère à distribuer. Ils se servent,
pour moissonner le riz, d'une faucille très analogue à la nôtre. La moisson, une fois enlevée et séchée, est battue sur une aire en plein soleil, comme on en agit à l'égard du blé, dans le midi
de l'Europe, si le climat le permet ; dans le nord de l'empire, on le rentre pour le battre en grange. On voit que les mêmes besoins, sur des points excessivement éloignés du globe, ont fait
découvrir et employer les mêmes procédés.
La Chine paraît être plus riche que l'Europe en cigales, dont elle compte jusqu'à six
espèces, savoir : la cigale aux cinq couleurs, c'est-à-dire sur laquelle on distingue du jaune, du rouge, du bleu, du vert et du noir ; la cigale de blé, qui est verte et petite ; la grosse
cigale, qui a jusqu'à trois pouces de long ; la cigale moyenne ; la cigale verdâtre et argentée, et enfin la cigale couronnée, qu'on ne trouve que sur les bambous. On ne croit pas que celle-ci
laisse aucune dépouille après sa métamorphose, et la prétendue couronne dont on orne sa tête ne paraît être qu'une double antenne à plusieurs aigrettes. On cite encore une autre variété de
cigales, qu'on dit être richement nuancée de jaune et de rouge. La plupart de ces espèces ne se trouvent que dans les provinces du midi.
Les anciens Chinois se faisaient un amusement, dans la belle saison, d'aller à la chasse des cigales, et cette chasse s'exécutait la nuit, à la clarté des flambeaux. Les anciens livres semblent
donner à entendre que la lumière attirait ces insectes ailés et les faisait descendre des arbres. Au reste, le plaisir seul ne dirigeait pas les chasseurs et le gibier qu'ils prenaient n'était
pas pour eux une proie inutile : les Chinois d'alors mangeaient les cigales, qu'ils regardaient comme un mets très délicat. Les Grecs en furent également friands : elles faisaient, suivant
Aristote, les délices de leurs tables. Il nous apprend qu'avant l'accouplement on préférait les cigales mâles, et qu'après la fécondation on accordait la préférence aux femelles, à cause des œufs
qu'elles contenaient.
Les cigales, pendant un temps, obtinrent à la Chine tous les honneurs de la mode, et y devinrent tout à coup l'objet d'un engouement général. Elles durent cette éclatante fortune à un pauvre
lettré de la dynastie des Thang, qui, pour alléger sa misère, s'avisa de recourir à l'expédient de faire un commerce de ces insectes. Il alla dans la campagne, choisit les plus belles cigales,
leur fit à chacune de petites cages, et revint les montrer et les offrir dans les rues de Tchang-ngan, alors capitale de l'empire. C'était une nouveauté : il n'en fallait pas davantage pour
qu'elle réussît dans une ville riche et voluptueuse. L'ascendant de la mode fit trouver agréable à la ville le cri de la cigale, dont on était excédé dans les campagnes. L'impératrice, les
reines, les dames du palais voulurent avoir de ces mouches chanteuses ; on érigea même en titres d'offices, avec de forts appointements, des charges de pourvoyeurs, qui n'avaient d'autres
fonctions que celle de fournir la cour d'une certaine quantité de cigales de toutes les tailles et de toutes les couleurs. C'était un délire, une vraie fureur : on rencontrait des cigales dans
toutes les maisons, on en portait avec soi dans les visites ; toute la ville retentissait de leurs cris. Les arts s'emparèrent sur-le-champ des cigales ; elles entrèrent dans les broderies, dans
les dessins des étoffes, dans la ciselure des vases. On en fit en émail, en pierres de yu, en or, en pierreries, et une femme élégante ne se serait pas crue bien parée, si elle n'eût porté une
cigale parmi ses ornements de tête. La mode de ces insectes bruyants a passé à la Chine ; mais il en est resté un amusement de plus pour le peuple et pour les enfants : les gens de la campagne
ont continué à prendre des cigales pour les venir vendre à la ville, et l'on continue à les leur acheter.
Les poètes ne furent pas les derniers à partager l'ivresse générale. Des flots de vers coulèrent en l'honneur de l'insecte à la mode, et les recueils du septième et du huitième siècle sont pleins
de ces pièces de poésie, toutes aujourd'hui plongées dans l'oubli, à l'exception de quelques-unes que leur mérite a fait surnager.
Les médecins chinois font entrer dans plusieurs de leurs remèdes les dépouilles de cigales, et quelquefois la cigale elle-même. Il faut avoir soin de recueillir ces dépouilles avant les pluies.
On en détache tout ce qui n'est pas le corselet ; on lave celui-ci dans une eau chaude pour en enlever toute la terre, et après l'avoir fait passer à la vapeur de l'eau de gingembre, on le fait
sécher. Cette dépouille, réduite en cendres, est excellente, dit-on, pour arrêter une dyssenterie invétérée ; mise en poudre et donnée en potion, elle apaise les convulsions des enfants, calme
les migraines violentes et facilite les suites de l'accouchement ; prise en infusion, elle aide à l'irruption de la petite vérole et tempère l'ardeur de la fièvre qu'elle cause. Les jeunes
cigales dont on a retranché la tête, les ailes et les pattes, et qu'on a fait sécher après les avoir exposées à la vapeur de l'eau de gingembre, ont les mêmes vertus que leurs dépouilles, mais
dans un degré d'énergie supérieur pour toutes les maladies internes. On les recommande surtout contre les convulsions des enfants, accompagnées de l'extinction de voix, et contre les vers
auxquels ils sont sujets. On les emploie avec un égal succès pour délivrer les femmes de leur fruit, quand il est mort dans leur sein, et pour soulager dans les rétentions d'urine. Ce même
remède, dans ce dernier cas, est indiqué par Dioscoride et par plusieurs de nos médecins modernes.
Les Chinois connaissent les échecs depuis un temps immémorial. L'échiquier, dont ils se
servent est, comme le nôtre, composé de soixante-quatre cases ; mais elles ne sont pas, de même que chez nous, alternativement noires et blanches : elles sont toutes de la même couleur, et des
raies seules les distinguent les unes des autres. Voici, d'après M. Joseph Lavallée, à qui M. Stanislas Julien, de l'Institut, avait fourni plusieurs renseignements, la description exacte d'un
échiquier chinois. Cette description se trouve dans le Palamède du 15 décembre 1842.
« L'échiquier chinois, dit M. Joseph Lavallée, est traversé d'un côté à l'autre, par une bande de la largeur d'une rangée de cases. Cette bande s'appelle ho (rivière) ; elle partage l'échiquier
en deux camps de trente-deux cases chacun. Le plus souvent les pièces sont simplement des disques d'ivoire ou de bois, sur chacun desquels est tracé le caractère qui indique son nom. Elles sont
de deux couleurs ; ordinairement les unes sont noires et les autres rouges. Elles ne se placent pas sur le centre de la case, mais au point d'intersection des lignes qui circonscrivent les cases
; en sorte que, bien que l'échiquier n'ait que huit cases de largeur, chaque rangée peut cependant contenir neuf pièces. Les lignes qui divisent l'échiquier parallèlement à la rivière, y compris
les deux bords de celle-ci, sont au nombre de dix, ce qui donne sur l'échiquier chinois quatre-vingt-dix positions.
Le gain de la partie consiste à mettre en prise, sans qu'il puisse échapper, le général adverse, le tsiang, qui correspond au roi du jeu européen. Lorsqu'il est échec, il faut qu'il change de
case ou qu'il couvre l'échec à l'aide d'une autre pièce. Le tsiang se place à la première intersection de la ligne du milieu. Ensuite vient le lettré ou ministre sse, qui remplace la dame de
notre jeu, avec cette différence toutefois que chez nous la dame est unique, tandis que le sse est double. L'un se place à droite, l'autre à gauche du tsiang ; à coté de chaque ministre se tient
un éléphant, siang. C'est notre fou français, le bishop anglais, etc. Ensuite vient le cheval ma. Aux deux extrémités de la ligne sont les chars tche qui font à peu près l'office de nos
tours.
Sur la seconde ligne, devant chaque cheval, se tient un pao (canon). Le pao peut sauter par-dessus les autres pièces. Sa marche a même cela de particulier, que pour qu'il attaque une autre pièce,
Il faut qu'entre le pao et celle qu'il attaque il s'en trouve une troisième qui, comme on dit, lui sert d'affût. Au reste, ce peut aussi bien être une pièce de l'adversaire qu'une de la couleur
du canon. Mais quand le pao n'a pas d'affût, il ne peut pas frapper. Ainsi le tsiang qui, couvert par une pièce de son jeu, est attaqué par un canon, se débarrasse de son attaque en se mettant à
découvert ; car, de cette manière, il prive le pao de son affût. Cinq fantassins ou pions (ping) occupent les intersections impaires de la troisième ligne. En sorte qu'il n'y a de ping ni devant
les ministres ni devant les canons.
Parmi les pièces, il en est qui sont destinées à la défense et qui ne peuvent traverser la rivière ; ce sont les chars (tche), les canons (pao) et le général (tsiang).
Le pion, qu'on appelle le plus souvent ping (fantassin), mais aussi quelquefois jin (homme), ne fait qu'un pas. Il attaque à droite et à gauche, traverse la rivière dans sa largeur et avance ou
recule, sans laisser de trace de son passage.
Le cheval peut sortir et passer la rivière. La traversée de la rivière est comptée pour un pas.