Jules Arène (1850-1903)
LA CHINE FAMILIÈRE ET GALANTE
G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1883 (2e édition). IV+IV+290 pages. Première édition 1876.
Extraits : Avant-propos - Pensers d'amour - Les grandes exécutions à Pékin
PROMENADE DANS UN JARDIN A THÉ
Chansons populaires inédites — Les neuf anneaux entrelacés — L'homme marié qui fait la cour à sa belle-sœur — L'aveugle diseur de bonne aventure — Chant du rire — Avoir du riz à manger — Un mari
fidèle pense à sa femme — Conseils à un homme marié — Confidences de deux belles-sœurs — Sentiments d'amour respectueux — Pensers d'amour — Les cinq veilles et les dix stations — Le rêve —
Sentiments de haine — Colère amoureuse — La séparation — Elle pleure son jeune amant — La tour des regrets — La jolie bonzesse — Le marchand de berceaux en paille — Wang tche tchun dessine le
portrait de son amant — Wang tche tchun pleure devant un portrait — Contre l'usage de l'opium — Les cinq veilles de l'opium — Les servantes à la mode de Shanghaï — Les dix aspects de l'endroit
des barbares.
AU THÉÂTRE
Une après-midi dans un théâtre de Pékin — Fou Pang laisse tomber son bracelet — La fleur palan enlevée — Le débit de thé de l'arc de fer — La marchande de fard.
CHINOISERIES INTIMES
De Paris à Canton. — La vérité sur les bateaux-fleurs — La boîte d'or de M. Taluting — Les grandes exécutions à Pékin — Excursion de deux baigneurs européens à l'île sacrée de Poutou — La vraie
prière au soleil et à la lune — Une nouvelle chinoise : Lao-shi mis au Mont-de-Piété — Le nouvel an chinois — Instructions pour les femmes — Un souper fin à Pékin — Retour de Chine.
Le Français qui revient de Chine se trouve parfois embarrassé pour répondre aux questions de
ses amis.
— Qu'est-ce que la Chine ?
— Le pays des longues tresses, des pieds déformés, du bambou et de la cangue ; un pays où l'on boit le thé sans sucre, où deux bâtonnets d'ivoire adroitement manœuvrés entre le pouce et l'index
tiennent lieu de fourchette et de cuiller ; un pays où l'on traite le premier venu de frère aîné ; où, pour demander son adresse à un bottier, il faut dire : « Quel noble palais habitez-vous ? »
un pays où le créancier a le droit de se payer d'un morceau de la chair de son débiteur ; où le débiteur, en manière de vengeance, se pend à la porte de son créancier...
— Et puis encore ?
— Un pays par bien des côtés semblable au nôtre, où le mari aime sa femme, et la maman couleur d'orange sa progéniture aux yeux bridés ; où le fils se ruine pour acheter un cercueil à son père
et, couvert d'étoffe de chanvre, suit à reculons son convoi somptueux ; où la jeune fille n'est pas insensible à la beauté d'un fiancé, où le jeune homme tient grand compte des qualités morales
de sa fiancée ; un pays où l'on trouve des paysans, des artisans, des soldats, des marins, des bourgeois et des banquiers ; un pays où chacun lutte pour vivre, où l'on gagne son riz au lieu de
gagner son pain : un pays enfin qui n'est pas en laque et en porcelaine, mais en bonne terre comme ici !
Là-dessus les uns vous soupçonnent d'inventer à plaisir une Chine de paravent ; les autres vous en veulent presque de détruire leurs illusions sur cet empire du Milieu dont tant de récits
fantaisistes ont fait l'empire du bizarre.
L'auteur de ce livre a pris modestement son parti :
A ceux qui lui demandaient comment Péking et Shanghaï sont bâtis, comment s'habillent les mandarins et si les Chinoises sont jolies, il a montré son album photographique.
Pour les esprits plus curieux qui, ne se contentant pas des détails de superficie, voudraient savoir quelque chose du fond des mœurs chinoises, il ouvre aujourd'hui un vieux coffre en cuir, orné
de dragons découpés et de caractères présageant bonheur et longue vie, coffre dans lequel, pendant les sept ans de son séjour en Chine, il avait, sans dessein, au hasard de ses rencontres et de
ses impressions, jeté la traduction de quelques comédies, chansons ou nouvelles dont les Chinois d'à présent se régalent et qui l'ont intéressé lui-même.
Il a cru pouvoir y ajouter, sur la vie intérieure des Chinois et les lieux publics où ils vont se distraire, un certain nombre de notes personnelles qui, si elles n'offrent pas l'attrait de
l'étrange, auront au moins, il l'espère, le mérite d'une entière sincérité.
Celui à qui je pense sans cesse est venu aujourd'hui. Sur mes sourcils, dans mes yeux, on
lit mon bonheur. Quand il est entré, je lui ai demandé de ses nouvelles, j'ai épousseté la poussière de ses habits, de son chapeau. J'ai ordonné à la vieille servante d'apporter un linge pour la
figure. Mon bonheur est complet.
Je te revois aujourd'hui ! c'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui ! Je suis comme si j'avais pris une médecine qui rend le cœur joyeux. A cause de toi j'étais tombée malade. Je désirais te voir, je
désirais ta venue. Tu arrives, et je suis guérie.
Écoute : les pies n'ont fait que jacasser tcha ! tcha ! c'est extraordinaire ! elles jacassaient tcha ! tcha ! elles jacassaient tcha ! tcha ! Hier au soir la lampe a crépité, les feuilles de thé
flottaient perpendiculairement dans la tasse.
A ta vue je ris, je parle, je ris. J'ai jeté au loin ma maladie. Je dis à la jeune servante d'apporter des chaises et une table. Sur ma poitrine je tiens une guitare et je chante d'abord une
chanson pran touo tching exprimant le désir amoureux ; puis on joue au jeu des doigts et aux devinettes.
On joue, on rit, on chante. La voix monte, puis s'adoucit. On s'amuse, on s'amuse. Tout à coup la passion se fait jour. Deux par deux on entre sous la moustiquaire en soie...
*
On les aime, on les supplie tant qu'elles sont jeunes et belles ; l'amant chante :
Je suis malade d'amour comme si j'étais ivre. — A cause de toi, petite sœur cadette,
j'oublie le thé et le riz. — Triste toujours, — à qui confier mes peines ? — Je n'étudie plus, — je ne m'amuse plus, — tristement je m'endors. — Dans mon sommeil tu es venue me voir : « Ma petite
sœur, ai-je dit, sois compatissante, — accorde-moi tes faveurs, ne me repousse pas cette fois-ci. — Si j'ai le malheur d'en parler à qui que ce soit, — que mes lèvres tombent en putréfaction ; —
que le soir, dans l'obscurité, je rencontre des diables, et qu'en marchant je me casse une jambe : ce sera ma punition, petite sœur ! »
*
L'orient blanchit, progressivement le jour se fait ; je te presse, ami, de l'extrémité de
mes doigts de jade. Regarde : le disque rouge du soleil éclaire notre couche ; — lève-toi, pour que les voisins ne sachent rien. — Ton corps est recroquevillé comme une crevette renversée sur le
dos, — tu es pareil à la fleur du saule abattue par la pluie. — O mon détesté, tu as épuisé toute ta vigueur : — je vais t'habiller moi-même. — Tu sommeilles et tu as l'air de vouloir te
rendormir ; — je te secoue doucement, — je t'appelle à voix basse et n'ose pas le faire à haute voix ; — je prends ta chemisette, ta robe longue, tes pantalons, ta veste : — je t'habille
complètement. — Je te boutonne. — Je t'apporte tes souliers, tes chausses, ta collerette, ton chapeau. — Je te fais ta tresse. — Mon ami, comme ta lèvre est pâle ! — Nous y mettrons un peu de
rouge : — cela t'évitera des plaisanteries.
Que de remontrances quand l'amant s'en va !
et si c'est pour longtemps, quelle tristesse et que d'amoureuses recommandations !
Je te remplis à moitié une tasse de vin. — Je te conseille même d'en boire quelques tasses, homme que je déteste. — Quand tu seras gris, — ma main tenant la tienne, je t'entraînerai dans la chambre parfumée. — Demain tu partiras : — à qui confierai-je alors mes chagrins ? — Ne t'attache pas à une autre résidence au point de ne plus vouloir revenir. — Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours à peine, et l'instant de notre séparation est devant nos yeux. — A peine unis, nous nous quittons ; — il nous reste cependant beaucoup de choses à nous dire. — Nous ressemblons au cerf-volant dont le fil a cassé. — Tu es un voyageur ai ai ya ! — Tu es un homme précieux ai ai ya ! — En bateau, à cheval, sois prudent. — Le soir ne t'accroupis pas sur l'avant du bateau. — Tu es un homme plein de lumières ai ai ya ! — intelligent ai ai ya ! — le premier par les lumières et l'intelligence. — Toi parti, personne ne saura me comprendre ai ai ya ! — Un conseil : ne cueille pas les fleurs fraîches sur le bord de la route. — Semblable à la fleur haï tang qui va s'épanouir, je t'attends ici.
*
Sentiments de haine
Ma taille s'est amincie ; mes bras et mes jambes sont maigres. J'ai dans le cœur quelque
chose et je n'y ai rien. Je veux l'expliquer, et cela m'est difficile. A qui confier mes peines de cœur ? Je suis à l'agonie et je n'ose ni me coiffer ni me mettre du rouge à la lèvre inférieure.
Je ne mets pas de rouge et je voudrais en mettre. Je fais fi du rouge, je le laisse de côté. Je ressemble à du fard qui aurait perdu son parfum. Je pense à l'époque où un amour intime nous
unissait : nos pensées étaient unies, nos idées étaient unies, nos cœurs étaient unis. Nous croyions ne devoir nous séparer jamais. Aujourd'hui tes idées sont changées.
Sur le point de me quitter, tu avais l'air de ne plus vouloir de moi et tu avais de la peine à me repousser. Tu semblais me repousser et tu paraissais ne pas le vouloir. Je me disais en moi-même
: Mes sentiments ne sont donc pas visibles ? ils sont réels cependant !
Je cache la moitié de mon amour, je laisse paraître l'autre moitié. Un moment mon amour diminue, un autre il se montre plus violent. L'amour ne se commande point. Quelle femme te désire autant
que moi ? Mon cœur est stupide, mes idées sont stupides, mes sentiments sont stupides ; mon amour pour toi me rend plus stupide encore. Mes pensées à ton égard, moi seule les connais. Je me dis :
Il me reviendra un jour. Je désire recevoir une heureuse nouvelle. Je me répète que je recevrai la nouvelle heureuse de ton retour. Appuyée sur l'oreiller, j'attends l'heureuse nouvelle qui ne
vient pas. Quand donc te reverrai-je ?
*
Elle pleure son jeune amant
À la première veille, elle pleure son jeune amant : — Depuis que tu m'as quittée, je dors
seule sous ma couverture et j'ai bien froid. — Je t'appelle, mon homme ! je t'appelle, mon amant !— Mon amant, ya ! où es-tu à présent ? — Mon amant ! à présent je ne sais pas où tu
es.
A la deuxième veille, elle le pleure : — Je me rappelle l'an passé : — nous regardions ensemble la lune. — Cette année-ci, — j'ai pris froid et je tousse, parce que nous ne sommes plus réunis. —
Mon amant ! mon cœur saigne de ta mort. — Mon amant ! mon cœur saigne de ta mort.
A la troisième veille, elle le pleure : — Pourquoi m'as-tu rendue si triste ? — Sans cesse ton souvenir m'est présent, et je ne peux pas mourir. — Mon amant, ya ! voilà le premier chagrin que
j'éprouve dans ma vie. — Mon amant ! voilà ma première douleur.
A la quatrième veille, elle le pleure : — Mon amant, ya ! — je me rappelle l'an passé : — tu étais malade dans ma chambre. — Mon amant ! pouvais-je supposer que tu allais mourir ? — Mon amant !
pouvais-je supposer que tu allais mourir ?
A la cinquième veille, elle pleure son amant : — Je garde le lit pour toi. — A cause de toi je ne parle ni ne cause avec personne. — Mon amant, ai ! comment pourrais-je me parer de nouveau ? —
Mon bien-aimé ! comment pourrais-je me parer encore ? — A cause de toi je ne pense ni au thé ni au riz. — Je sens que je vais voir le prince Ien.
Le 11 décembre est le jour fixé pour les exécutions annuelles. C'est, selon l'expression
chinoise, le jour où sortent les grandes autorités.
Il est neuf heures du matin. Nous passons pour nous rendre au lieu de l'exécution, sous la voûte de Tchong-Tcheu-Men, la plus occidentale des portes qui établissent la communication entre la
ville tartare et la ville chinoise.
Le ciel est d'un bleu clair, et, chose fort rare à Pékin, il n'y a pas le moindre vent, le moindre atome de poussière. Un bon soleil d'hiver inonde de ses rayons les vieux remparts de la ville
tartare. Les mendiants demi-nus, accroupis dans un coin de mur, se réchauffent en compagnie des chiens errants, sans s'inquiéter des mandarins qui passent à cheval, ou des grands chameaux de
Mongolie qui défilent lentement et convoient sur leur dos le charbon de terre des montagnes de l'ouest.
En face de la porte, une grande avenue qui se dirige droit au sud. Nous arrivons après un bon quart d'heure à une corde qu'on a tendue en travers, pour barrer le passage aux curieux chinois. Les
agents de police, armés de longs fouets, cinglent, avec toute la force que donne la conscience du devoir accompli, les spectateurs trop enclins à dépasser la limite permise. Après cet
avertissement salutaire, les battus se tiennent pour satisfaits, et observent la distance.
En notre qualité d'Européen, nous franchissons, sans observation des gardiens, la barrière opposée à la foule, et nous nous engageons dans une rue transversale, où se tient d'ordinaire le marché
aux légumes, mais qui cette fois sera le théâtre des exécutions. Cette rue est littéralement remplie d'officiers de police, coiffés du chapeau d'ordonnance en feutre avec franges de soie rouge.
De loin, on dirait une rivière de sang dans toute la largeur de la rue. C'est à travers ce flot d'employés du ministère des supplices (tel est le sens exact des mots chinois qui correspondent à
notre ministère de la justice), qu'il s'agit de nous frayer un passage. Ils s'écartent du reste avec assez de complaisance, quand ils nous entendent demander en leur langue de nous faire
place.
A droite se dresse une cabane en nattes, improvisée pour la circonstance, et destinée à recevoir les patients pendant les apprêts du supplice. Des pancartes sont apposées auprès de la porte.
Elles contiennent le nom des condamnés et le motif de leur condamnation. Autour d'un certain nombre de ces noms nous remarquons des cercles rouges. Un lettré complaisant nous apprend que
l'empereur lui-même a pris un pinceau trempé dans le vermillon, et a tracé ces cercles sur la liste fatale en fermant les yeux et en prononçant les paroles traditionnelles :
— Ce n'est pas moi qui tue ces criminels ; ce sont eux qui ont voulu être les victimes de leur perversité.
Ceux dont le nom est enfermé dans les cercles doivent périr, ceux dont le hasard met les noms en dehors échappent au dernier supplice.
Ces grands cercles rouges sont sinistres à voir, et font penser involontairement au cou sanglant d'un décapité.
Le même lettré nous désigne de loin les exécuteurs. Il nous assure qu'il est très facile de les reconnaître, surtout quand ils sont réunis, à l'odeur fade qu'ils exhalent. Personne, ajoute-t-il,
ne les fréquente, bien qu'ils soient de mœurs très douces. Depuis la plus haute antiquité on n'a jamais vu de bourreaux se quereller, se battre, ni commettre un homicide... en dehors de leurs
fonctions.
Les boutiques sont fermées, mais les toits sont couverts de curieux. Point de femmes.
Bientôt un profond murmure s'élève, et la foule se précipite au-devant des charrettes qui arrivent au trot. Les condamnés en descendent. Ils ont les mains liées derrière le dos, et chacun porte
planté derrière le cou un long carton où sont inscrits son nom et le crime qu'il a commis. Ils ont en général la figure abattue, les yeux hagards, malgré l'eau-de-vie qu'un riche débitant a mise
gratuitement à leur disposition pour remonter leur courage. L'un d'eux, au milieu de la terreur qui semble dominer les autres, chante d'une voix forte et sonore. Ses yeux brillent d'une lueur
étrange. Il est musulman.
Cependant les bourreaux ont saisi les condamnés et les font entrer dans la cabane.
Cinq coupables doivent être décapités, cinq autres doivent mourir étranglés ; enfin une femme est destinée à l'horrible supplice de la mutilation. Le bourreau lui coupera d'abord les paupières,
puis rabattra la peau du front sur ses yeux. Ensuite il lui tranchera le nez, les joues, les seins, et déchiquètera sa chair.
Quatre condamnés ont commis des meurtres volontaires. L'un s'est débarrassé d'un ennemi qu'il détestait par le fer d'un assassin à gages ; l'autre est coupable de vol à main armée et de blessures
; celui-ci a commis un faux en écriture, en contrefaisant un cachet, et a, par ce moyen, détourné de fortes sommes à son profit ; celui-là a volé 3.000 taëls dans le Trésor impérial, et dérobé du
riz dans les greniers de Sa Majesté. Parmi ceux qu'attend le supplice de la strangulation, plusieurs ont ouvert des cercueils pour s'approprier les bijoux déposés là par la piété filiale ou
l'amour maternel. Enfin la malheureuse qui sera l'héroïne de cette cérémonie sanglante a assassiné son mari avec l'aide de son amant, comme nous l'apprend une complainte qu'un crieur nous vend au
prix de dix sapèques.
Sur vingt criminels inscrits, neuf, dont le nom n'a pas été touché par le pinceau, échapperont cette fois à la mort. Mais on ne peut pas dire qu'ils soient définitivement graciés. Ils reviendront
pendant un, deux, trois ans sur le lieu de l'exécution, accompagner de nouveaux condamnés, et si le pinceau impérial tombe sur leurs noms, ils seront exécutés. La clémence impériale nous semble
avoir quelque analogie avec la générosité du tigre, qui laisse un instant sa proie en liberté pour la saisir de plus belle. Ces appréhensions de la mort, qui se renouvellent pendant trois années
consécutives, sont plutôt une aggravation de supplice qu'un adoucissement. Quelles transes ne doivent pas éprouver ces malheureux dans la hutte en nattes du marché aux légumes ? Ils n'apprennent
que leur vie est épargnée qu'au moment où on les fait remonter dans la charrette qui les a convoyés à la place de l'exécution. Ils rentrent dans la prison pour une année, après quoi on les exile
dans l'Ili, aux confins de la Chine, à perpétuité.
Avec la protection de grands mandarins, ils peuvent aussi devenir restaurateurs dans les prisons, et s'amasser un pécule avec l'argent qu'ils extorquent aux prisonniers, en leur vendant cher de
mauvais aliments et en mêlant à leur thé du tabac en poudre, moyen ingénieux de pousser à la consommation, par la soif.
Mais continuons notre course, et avançons de quelques pas vers l'est, toujours au milieu des agents de police et des mandarins de tous grades. A notre gauche est établie une case en nattes, mais
bien différente de celle dont nous avons parlé plus haut. Elle est entièrement ouverte. Au fond sont disposés des bancs, et sur le devant, un siège et une table, où, dans quelques instants, va
être déposé l'édit impérial contenant les noms des graciés et de ceux qui vont mourir. C'est là que viennent se ranger les hauts mandarins du ministère des supplices.
Laissons-les causer et fumer tranquillement leur pipe en attendant que l'arrivée de l'édit donne le signal de la tuerie.
A quelques pas, sous un hangar, sont déposés cinq grands couteaux dont la lame a la forme d'un rectangle d'environ cinq centimètres de hauteur sur soixante de longueur. La poignée en bois
représente des têtes de monstres. Ces couteaux sont, paraît-il, très lourds vu la quantité de mercure que renferment leurs lames creuses, et datent de fort longtemps. Les Chinois les conservent
très précieusement. Ils sont l'objet d'une vénération telle, que tout mandarin se rendant chez le bourreau doit se prosterner en passant devant ces terribles instruments de la justice
impériale.
Tout près, sur un fourneau, chauffe l'eau où l'on trempera ces couteaux pour leur donner plus de tranchant, et enlever le sang qui les souille. C'est horrible de simplicité !
Plus loin est le lieu même de l'exécution, c'est-à-dire la terre nue, avec les ornières qu'y tracent les charrettes. Le condamné doit donc passer devant ce petit fourneau, qui chauffe tout
tranquillement.
Mais une grande clameur se produit à l'ouest : Tche i lai lô ! l'édit est arrivé ! Un mandarin à cheval l'apporte dans une boîte recouverte d'étoffe jaune. Le mandarin est escorté de soldats
armés de piques, qui s'arrêtent à l'entrée de la rue, tandis que lui entre dans la baraque des grands mandarins, et dépose le décret sur la table. Pure cérémonie, puisque les noms entourés d'un
cercle rouge sont déjà affichés depuis longtemps ; mais c'est là le signal de l'exécution.
Arrive un patient, poussé par deux bourreaux à grand tablier jaune. Ceux-ci, appuyant sur ses épaules, le forcent à se prosterner devant l'édit impérial, puis l'entraînent au supplice. On arrache
la pancarte qu'il porte dans le cou et, lui enlevant sa robe, on le laisse nu jusqu'à la ceinture. Devant le petit fourneau que vous savez, les aides du bourreau font mettre le condamné face
contre terre, dans la boue noire de la rue. Une ficelle, passée sous le nez, vient se rattacher à sa longue tresse, et la tient retroussée pour qu'elle ne fasse pas obstacle au couteau.
Le bourreau s'avance les bras nus, prend des mains d'un des cinq porteurs un des couteaux et le lève. La tête tombe. Le sang jaillit sur la terre, sur le tablier et sur les bras du bourreau.
Souvent, nous dit un lettré, un aide arrête l'hémorragie du tronc avec une galette de pâte, qui, imbibée ainsi de sang humain, constitue un spécifique fort recherché de la pharmacopée
chinoise.
Cependant le bourreau remet le couteau à l'un de ses aides, saisit par la tresse la tête toute dégoutante de sang, et, la démarche altière, va la montrer aux grands mandarins, en criant, pendant
qu'il fait la génuflexion devant le décret impérial :
— Chao tchi taô, la tête est tombée !
puis il retourne lentement vers le cadavre, et dépose la tête à côté du tronc.
Dans l'intervalle, les aides ont amené une seconde victime, qui a passé par les mêmes cérémonies que la première. Le bourreau vient à sa rencontre, tout couvert d'un sang encore chaud, et aide à
la dernière toilette.
Nous avons vu tomber ainsi cinq têtes, et cinq fois l'exécuteur a répété sa lugubre promenade à la case des mandarins. Aucun des suppliciés n'a opposé la moindre résistance. Ils se sont tous
laissé décapiter sans proférer un seul mot. Le couteau se lève, la tête tombe. Cette tête ne grimace point, le corps ne s'agite point. Il n'y a qu'un peu plus de sang dans les ornières et sur le
tablier jaune, maintenant noir, du bourreau. Après l'exécution, chaque tête est enfermée dans une cage de bois, fixée elle-même à un poteau, en plein marché. Elle doit rester là jusqu'à ce que la
pourriture ait mis les os à nu.
Vint le tour du musulman. Il s'avança en chantant ses prières, et fit le Kotoou en chantant. Il portait la tête haute ; toutefois il était pâle de cette pâleur spéciale des gens enfermés depuis
longtemps dans d'infectes prisons. Un Chinois proprement mis et portant la calotte bleue des musulmans vint à sa rencontre, lui murmura quelques paroles et lui donna son doigt à baiser ; puis il
se retira. Le patient se tournant alors vers le bourreau :
— Faites vite ! lui dit-il,
et il reprit son chant triste. A la vue des cinq cadavres déjà alignés sur le sol, il s'interrompit un instant, terrifié par cet appareil de mort. Ce ne fut qu'une émotion passagère, il continua
à chanter jusqu'au bout.
Le reste des condamnés devait périr par strangulation, spectacle plus horrible encore, mais supplice moins rigoureux que la décapitation aux yeux des Chinois, qui tiennent beaucoup à ne pas être
privés de leur tête dans l'autre monde. Le patient est à genoux, la tête contre les pieds du bourreau. Autour de son cou est passée une corde que le bourreau et son aide tournent lentement,
méthodiquement. Quand le patient est aux trois quarts asphyxié, et quand sa figure commence à devenir noire, le bourreau lâche le petit bâton qui sert à tourner la corde de manière à laisser
s'exhaler dans un dernier soupir l'âme du moribond. C'est une faveur qu'on octroie à cette âme, qui sans cela resterait enfermée à perpétuité dans le cadavre, faveur horrible qui fait renaître à
la vie un homme déjà étranglé, pour l'achever un instant plus tard. Mais ce sont les rites, et les Chinois ne consentiront pas facilement à s'en départir. La corde est ensuite serrée de nouveau
jusqu'à ce que mort s'en suive. Quand tout est fini, on colle sur le dos du cadavre un papier portant son nom. Le plus curieux, c'est la complète indifférence, le parfait sang-froid des bourreaux
dans cette besogne écœurante.
Il reste encore quatre misérables à étrangler, la femme à supplicier, fuyons !
Le soleil est splendide. Comme auparavant, la rue est inondée de lumière.
Ce soir le bourreau va jeter les cadavres dans le Van jen kang, fosse des dix mille hommes, après avoir eu le soin de les dépouiller de leurs vêtements qui sont sa propriété.
On répandra quelques pelletées de terre sur tout ce sang et demain les marchands de légumes reviendront au même endroit déposer leur étalage.