Voltaire (1694-1778)
LETTRES CHINOISES ET TARTARES À M. PAUW
Firmin Didot frères, Paris, 1832, tome 48 des œuvres de Voltaire, pages 186-229 et 244-254. Première édition 1776.
- [cf. Voltaire, Fragment...] La virulence anti-chinoise de Cornelius de Pauw, dans ses Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois (1773), méritait une réponse. Elle fut double, au moins. De Pékin, le père Amiot écrira, en 1777, et la lettre sera publiée dans le tome VI des Mémoires concernant les Chinois, en 1780, distance oblige.
- Voltaire se devait de défendre la Chine face à Pauw. Trois articles de Fragment sur l'histoire générale, publiés en 1773, remplissent ce rôle. Ils seront suivis en 1776 de ces Lettres chinoises, indiennes et tartares à M. Pauw.
Extraits :
Lettre III, adressée à M. Pauw, sur l'athéisme de la Chine
Sur les lois et les mœurs de la Chine
Sur les disputes des révérends pères jésuites à la Chine
Sur la fantaisie qu'ont eue quelques savants d'Europe de faire descendre les Chinois des Égyptiens
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J'ai lu vos livres ; je ne doute pas que vous n'ayez été longtemps à la Chine, en Égypte, et au Mexique : de plus, vous avez beaucoup d'esprit ;
avec cet avantage on voit et on dit tout ce qu'on veut. Je vous fais le compliment que les lettrés chinois se font les uns aux autres : « Ayez la bonté de me communiquer un peu de votre doctrine.
»
Je vous fais d'abord un aveu plus sincère que les Actes de dom Ruinart ; c'est que le poème de sa majesté l'empereur de la Chine et la théologie de Confucius m'ennuient au fond de l'âme
autant qu'ils ennuient M. Gervais, et que cependant je les admire. Ma raison pour m'être ennuyé avec le plus grand monarque du monde, et même de son vivant, c'est qu'un poème traduit en prose
produit d'ordinaire cet effet, comme M. Gervais l'a bien senti. Pour Confucius, c'est un bon prédicateur ; il est si verbeux qu'on n'y peut tenir. Ce qui fait que je les admire tous deux, c'est
que l'un étant roi ne s'occupe que du bonheur de ses sujets, et que l'autre étant théologien n'a dit d'injures à personne. Quand je songe que tout cela s'est fait à six mille lieues de ma ville
de Romorantin, et à deux mille trois cents ans du temps où je chante vêpres, je suis en extase.
Les révérends pères dominicains, les révérends pères capucins, les révérends pères jésuites ont eu de violentes disputes à Rome sur la théologie de la Chine. Les capucins et les dominicains ont
démontré, comme on sait, que la religion de Confucius, de l'empereur, et de tous les mandarins, est l'athéisme : les jésuites, qui étaient tous mandarins ou qui aspiraient à l'être, ont démontré
qu'à la Chine tout le monde croit en Dieu, et qu'on n'y est pas loin du royaume des cieux. Ce procès, en cour de Rome, a fait presque autant de bruit que celui de La Cadière. On y est bien
embarrassé.
Vous souviendrez-vous, monsieur, de celui qui écrivait : « Les uns croient que le cardinal Mazarin est mort, les autres qu'il est vivant ; et moi, je ne crois ni l'un ni l'autre » ? Je pourrais
vous dire : Je ne crois, ni que les Chinois admettent un Dieu, ni qu'ils soient athées. Je trouve seulement qu'ils ont comme vous beaucoup d'esprit, et que leur métaphysique est tout aussi
embrouillée que la nôtre.
Je lis ces mots dans la préface de l'empereur ; car les Chinois font des préfaces comme nous :
« J'ai toujours ouï dire que si l'on conforme son cœur aux cœurs de ses père et mère, les frères vivront toujours ensemble de bonne intelligence ; si on conforme son cœur aux cœurs de ses
ancêtres, l'union régnera dans toutes les familles : et si on conforme son cœur aux cœurs du ciel et de la terre, l'univers jouira d'une paix profonde. »
Ce seul passage me paraît digne de Marc-Aurèle sur le trône du monde. Qu'on se conforme aux justes désirs du père de famille, et la famille est unie : qu'on suive la loi naturelle, et tous les
hommes sont frères ; cela est divin. Mais par malheur cela est athée dans nos langues d'Europe : car parmi nous que veut dire se conformer au ciel et à la terre ? La terre et le ciel ne sont
point Dieu, ils sont ses ouvrages bruts.
L'empereur poursuit, il en appelle à Confucius : voici la décision de Confucius qu'il cite :
« Celui qui s'acquitte convenablement des cérémonies ordonnées pour honorer le ciel et la terre à l'équinoxe et au solstice, et qui a l'intelligence de ces rites, peut gouverner un royaume aussi
facilement qu'on regarde dans sa main. »
On trouvera encore ici que ces lignes de Confucius sentent l'athée de six mille lieues loin. Vous avez lu qu'elles ébranlèrent le cerveau chrétien de l'abbé Boileau, frère de Nicolas Boileau le
bon poète. Confucius et l'empereur Kien-long auraient mal passé leur temps à l'inquisition de Goa ; mais comme il ne faut jamais condamner légèrement son prochain, et encore moins un bon roi,
considérons ce que dit ensuite notre grand monarque :
« De tels hommes devaient attirer sur eux des regards favorables du souverain maître qui règne dans le plus haut des cieux. »
Certes le père Bourdaloue et Massillon n'ont jamais rien dit de plus orthodoxe dans leurs sermons. Le père Amiot jure qu'il a traduit ce passage à la lettre. Les ennemis des jésuites diront que
ce serment même de frère Amiot est très suspect, et qu'on ne s'avisa jamais d'affirmer par serment la fidélité de la traduction d'un endroit si simple ; nimia prœcautio dolus, trop de précaution
est fourberie. Frère Amiot logé dans le palais, et sachant très bien que sa majesté est athée, aura voulu aller au-devant de cette accusation.
Si l'empereur croyait en Dieu, il dirait un mot de l'immortalité de l'âme : il n'en parle pas plus que Confucius ; donc l'empereur n'est qu'un athée vertueux et respectable. Voilà ce que diront
les jansénistes, s'il en reste encore.
À cela les jésuites répondront : On peut très bien croire en Dieu sans être instruit des dogmes de l'immortalité de l'âme, de l'enfer, et du paradis : la loi mosaïque n'annonça point ces grands
dogmes ; elle les réserva pour des temps plus divins. Les saducéens, rigides théologiens, n'en ont rien cru : la croyance d'un Dieu fut de tout temps une vérité inspirée par la nature à tous les
hommes vivant en société ; le reste a été enseigné par la révélation : de là on conclut, avec assez de vraisemblance, que l'empereur Kien-long peut manquer de foi, mais qu'il ne manque pas de
raison.
Pour moi, monsieur, je ne me sens ni assez hardi, ni assez compétent pour juger un aussi grand roi ; je présume seulement que le mot Tien ou Changti ne comporte pas précisément la même idée que
le mot Al donnait en arabe, Jehova en phénicien, Knef en égyptien, Zeus en grec, Deus en latin, Gott en ancien allemand. Chaque mot entraîne avec lui différents accessoires en chaque langue :
peut-être même, si tous les docteurs de la même ville voulaient se rendre compte des paroles qu'ils prononcent, on ne trouverait pas deux licenciés qui attachassent la même idée à la même
expression. Peut-être enfin n'est-il pas possible qu'il y ait deux hommes sur la terre qui pensent absolument de même.
Vous m'objecterez que si la chose était ainsi, les hommes ne s'entendraient jamais. Aussi en vérité ne s'entendent-ils guère : du moins je n'ai jamais vu de dispute dans laquelle les argumentants
sussent bien positivement de quoi il s'agissait. Personne ne posa jamais l'état de la question, si ce n'est cet Hibernois qui disait : Verum est, contra sic argumentor ; La chose est vraie, voici
comme j'argumente contre.
Permettez-moi, monsieur, de vous faire d'autres questions dans ma première lettre. Je ne me ferai pas entendre de vous avec autant de plaisir que je vous ai entendu quand j'ai lu vos
ouvrages.
J'ai peine à me défendre d'un vif enthousiasme, quand je contemple cent cinquante millions d'hommes gouvernés par treize mille six cents
magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l'inspection d'une cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des
neuf chœurs des anges de saint Thomas d'Aquin.
Ce qui me plaît de toutes ces cours chinoises, c'est qu'aucune ne peut faire exécuter à mort le plus vil citoyen à l'extrémité de l'empire, sans que le procès ait été examiné trois fois par le
grand-conseil, auquel préside l'empereur lui-même. Quand je ne connaîtrais de la Chine que cette seule loi, je dirais : Voilà le peuple le plus juste et le plus humain de l'univers.
Si je creuse dans le fondement de leurs lois, tous les voyageurs, tous les missionnaires, amis et ennemis, Espagnols, Italiens, Portugais, Allemands, Français, se réunissent pour me dire que ces
lois sont établies sur le pouvoir paternel, c'est-à-dire sur la loi la plus sacrée de la nature.
Ce gouvernement subsiste depuis quatre mille ans, de l'aveu de tous les savants, et nous sommes d'hier ; je suis forcé de croire et d'admirer. Si la Chine a été deux fois subjuguée par des
Tartares, et si les vainqueurs se sont conformés aux lois des vaincus, j'admire encore davantage.
Je laisse là cette muraille de cinq cents lieues de long, bâtie deux cent vingt ans avant notre ère ; c'est un ouvrage aussi vain qu'immense, et aussi malheureux qu'il parut d'abord utile,
puisqu'il n'a pu défendre l'empire. Je ne parle pas du grand canal de six cent mille pas géométriques, qui joint le fleuve Jaune à tant d'autres rivières. Notre canal du Languedoc nous en donne
quelque faible idée. Je passe sous silence des ponts de marbre de cent arches construits sur des bras de mer, parce qu'après tout nous avons bâti le pont Saint-Esprit sur le Rhône dans le temps
que nous étions encore à demi barbares, et parce que les Égyptiens élevèrent leurs pyramides lorsqu'ils ne savaient pas encore penser.
Je ne ferai nulle mention de la prodigieuse magnificence des cours chinoises, car l'installation de quelques uns de nos papes eut aussi quelque splendeur, et la promulgation de la bulle d'or à
Nuremberg ne fut pas sans faste.
J'ai plus de plaisir à lire les maximes de Confucius, prédécesseur de saint Martin de plus de mille ans, qu'à contempler l'estampe d'un mandarin faisant son entrée dans une ville à la tête d'une
procession : permettez-moi de rapporter ici quelques unes de ces sentences.
« La raison est un miroir qu'on a reçu du ciel ; il se ternit, il faut l'essuyer. Il faut commencer par se corriger, pour corriger les hommes.
« Je ne voudrais pas qu'on sût ma pensée ; ne la disons donc pas. Je ne voudrais pas qu'on sût ce que je suis tente de faire ; ne le faisons donc pas.
« Le sage craint quand le ciel est serein : dans la tempête il marcherait sur les flots et sur les vents.
« Voulez-vous minuter un grand projet, écrivez-le sur la poussière, afin qu'au moindre scrupule il n'en reste rien.
« Un riche montrait ses bijoux à un sage. Je vous remercie des bijoux que vous me donnez, dit le sage. Vraiment je ne vous les donne pas, repartit le riche. Je vous demande pardon, répliqua le
sage ; vous me les donnez, car vous les voyez, et je les vois ; j'en jouis comme vous, etc. »
Il y a plus de mille sentences pareilles de Confucius, de ses disciples, et de leurs imitateurs. Ces maximes valent bien les secs et fastidieux Essais de Nicole.
On n'est pas surpris qu'une nation si morale ait été subjuguée par des peuples féroces ; mais on s'étonne qu'elle ait été souvent bouleversée comme nous par des guerres intestines : c'est un beau
climat qui a essuyé de violents orages.
Ce qui étonne plus, c'est qu'ayant si longtemps cultivé toutes les sciences, ils soient demeurés au terme où nous étions en Europe aux dixième, onzième, et douzième siècles. Ils ont de la
musique, et ils ne savent pas noter un air, encore moins chanter en parties. Ils ont fait des ouvrages d'une mécanique prodigieuse, et ils ignoraient les mathématiques. Ils observaient, ils
calculaient les éclipses ; mais les éléments de l'astronomie leur étaient inconnus.
Leurs grands progrès anciens et leur ignorance présente sont un contraste dont il est difficile de rendre raison. J'ai toujours pensé que leur respect pour leurs ancêtres, qui est chez eux une
espèce de religion, était une paralysie qui les empêchait de marcher dans la carrière des sciences. Ils regardaient leurs aïeux comme nous avons longtemps regardé Aristote. Notre soumission pour
Aristote (qui n'était pourtant pas l'un de nos ancêtres) a été si superstitieuse, que, même dans l'avant-dernier siècle, le parlement de Paris défendit, sous peine de mort, qu'on fût, en
physique, d'un avis différent de ce Grec de Stagire. On ne menaçait pas à la Chine de faire pendre les jeunes lettrés qui inventeraient des nouveautés en mathématiques ; mais un candidat n'aurait
jamais été mandarin s'il avait montré trop de génie, comme parmi nous un bachelier suspect d'hérésie courrait risque de n'être pas évêque. L'habitude et l'indolence se joignaient ensemble pour
maintenir l'ignorance en possession. Aujourd'hui les Chinois commencent à oser faire usage de leur esprit, grâce à nos mathématiciens d'Europe.
Peut-être, monsieur, avez-vous trop méprisé cette antique nation ; peut-être l'ai-je trop exaltée : ne pourrions-nous pas nous rapprocher ?
La guerre de Troie, monsieur, n'est pas plus connue que les succès des révérends pères jésuites à la Chine, et leurs tribulations. Je vous
demande d'abord si parmi toutes les nations du monde, excepté la juive, il y en a jamais eu une seule qui eût pu persécuter des gens honnêtes, prêchant avec humilité un Dieu et la vertu,
secourant les pauvres sans offenser les riches, bénissant les peuples et les rois ? Je soutiens que, chez les anthropophages, de tels missionnaires seraient accueillis le plus gracieusement du
monde.
Si à la modestie, au désintéressement, à cette vertu de la charité que Cicéron appelle caritas humani generis, ils joignent une connaissance profonde des beaux-arts et des arts utiles ;
s'ils vous apprennent à peser l'air, à marquer ses degrés de froid et de chaud, à mesurer la terre et les cieux, à prédire juste toutes les éclipses pour des milliers de siècles, enfin à rétablir
votre santé avec une écorce qu'ils ont apportée du nouveau monde aux extrémités de l'ancien ; alors ne se jette-t-on pas à genoux devant eux ? ne les prend-on pas pour des divinités bienfaisantes
?
Si, après s'être montrés quelque temps sous cette forme heureuse, ils sont chassés des quatre parties du monde, n'est-ce pas une grande probabilité que leur orgueil a partout révolté l'orgueil
des autres, que leur ambition a réveillé l'ambition de leurs rivaux, que leur fanatisme a enseigné au fanatisme à les perdre ?
Il est évident que si les clercs de la brillante Église de Nicomédie n'avaient pas pris querelle avec les valets de pied du césar Galérius, et si un enthousiaste insolent n'avait pas déchiré
l'édit de Dioclétien, protecteur des chrétiens, jamais cet empereur, jusque-là si bon, et mari d'une chrétienne, n'aurait permis la persécution qui éclata les deux dernières années de son règne ;
persécution que nos ridicules copistes de légendes ont tant exagérée. Soyez tranquille, et on vous laissera tranquille.
Duhalde rapporte, dans sa collection des Mémoires de la Chine, un billet du bon empereur Kang-hi aux jésuites de Pékin, lequel peut donner beaucoup à penser ; le voici :
« L'empereur est surpris de vous voir si entêtés de vos idées. Pourquoi vous occuper si fort d'un monde où vous n'êtes pas encore ? Jouissez du temps présent. Votre Dieu se met bien en peine de
vos soins ! N'est-il pas assez puissant pour se faire justice sans que vous vous en mêliez ? »
Il paraît par ce billet que les jésuites se mêlaient un peu de tout à Pékin comme ailleurs.
Plusieurs d'entre eux étaient parvenus à être mandarins ; et les mandarins chinois étaient jaloux. Les frères prêcheurs et les frères mineurs étaient plus jaloux encore. N'était-ce pas une chose
plaisante de voir nos moines disputer humblement les premières dignités de ce vaste empire ? Ne fut-il pas encore plus singulier que le pape envoyât des évêques dans ce pays ; qu'il partageât
déjà la Chine en diocèses sans que l'empereur en sût rien, et qu'il y dépêchât des légats pour juger qui savait le mieux le chinois, des jésuites, ou des capucins, ou de l'empereur ?
Le comble de l'extravagance était sans doute (et on l'a déjà dit assez ) que les missionnaires, qui venaient tous enseigner la vérité, fussent tous divisés entre eux, et s'accusassent
réciproquement des plus puants mensonges. Il y avait bien un autre danger : ces missionnaires avaient été dans le Japon la malheureuse cause d'une guerre civile, dans laquelle on avait égorgé
plus de trente mille hommes en l'an de grâce 1638. Bientôt les tribunaux chinois rappelèrent cette horrible aventure à l'empereur Young-tching, fils de Kang-hi et père de Kien-long, l'auteur du
poème de Moukden. Tous les prédicateurs d'Europe furent chassés avec bonté par le sage Young-tching, en 1724. La cour ne garda que deux ou trois mathématiciens, parce que d'ordinaire ce ne sont
pas ces gens-là qui bouleversent le monde par des arguments théologiques.
Mais, monsieur, si les Chinois aiment tant les bons mathématiciens, pourquoi ne le sont-ils pas devenus eux-mêmes ? Pourquoi ayant vu nos éphémérides ne se sont-ils pas avisés d'en faire ?
pourquoi sont-ils toujours obligés de s'en rapporter à nous ? Le gouvernement met toujours sa gloire à faire recevoir ses almanachs par ses voisins, et il ne sait pas encore en faire. Ce ridicule
honteux n'est-il pas l'effet de leur éducation ? Les Chinois apprennent longtemps à lire et à écrire, et à répéter des leçons de morale ; aucun d'eux n'apprend de bonne heure les mathématiques.
On peut parvenir à se bien conduire soi-même, à bien gouverner les autres, à maintenir une excellente police, à faire fleurir tous les arts, sans connaître la table des sinus et les logarithmes.
Il n'y a peut-être pas un secrétaire d'État en Europe qui sût prédire une éclipse. Les lettrés de la Chine n'en savent pas plus que nos ministres et que nos rois.
Vous croyez que ce défaut vient des têtes chinoises encore plus que de leur éducation. Vous semblez penser que ce peuple n'est fait pour réussir que dans les choses faciles ; mais qui sait si le
temps ne viendra pas où les Chinois auront des Cassini et des Newton ? Il ne faut qu'un homme, ou plutôt qu'une femme. Voyez ce qu'ont fait de nos jours Pierre Ier et Catherine II.
*
Sur la fantaisie qu'ont eue quelques savants d'Europe de faire descendre les Chinois des Égyptiens
Je voudrais, monsieur, dompter ma curiosité, n'ayant pu la satisfaire. J'ai vu chez mon père, qui est négociant, plusieurs marchands, facteurs,
patrons de navire, et aumôniers de vaisseaux, qui revenaient de la Chine, et qui ne m'en ont pas plus appris que s'ils débarquaient du coche d'Auxerre. Un commissionnaire, qui avait séjourné
vingt ans à Kanton, m'a seulement confirmé que les marchands y sont très méprisés, quoique dans la ville la plus commerçante de l'empire. Il avait été témoin qu'un officier tartare, très curieux
des nouvelles de l'Europe, n'avait jamais osé donner à dîner dans Kanton à un officier de notre compagnie des Indes, parce qu'il servait des marchands. Le capitaine tartare avait peur de se
compromettre : il ne se familiarisa jusqu'à dîner avec ce capitaine français qu'à sa maison de campagne. Je soupçonne, par parenthèse, que ce mépris pour une profession si utile est la source de
la friponnerie dont on accuse les marchands chinois, et principalement les détailleurs ; ils se font payer leur humiliation. De plus, ce dédain mandarinat pour le commerce nuit beaucoup au
progrès des sciences.
N'ayant pu rien savoir par nos marchands, j'ai été encore moins éclairé par nos aumôniers, qui ont pu argumenter depuis Goa jusqu'à Bornéo. Le capucin Norbert ne m'a appris autre chose, dans huit
gros volumes, sinon qu'il avait été persécuté dans l'Inde par les jésuites, poursuivis eux-mêmes partout.
Je me suis adressé à des savants de Paris qui n'étaient jamais sortis de chez eux ; ceux-là n'ont fait aucune difficulté de m'expliquer le secret de l'origine des Chinois, des Indiens, et de tous
les autres peuples. Ils le savaient par les mémoires de Sem, Cham, et Japhet. L'évêque d'Avranches, Huet, l'un de nos plus laborieux écrivains, fut le premier qui imagina que les Égyptiens
avaient peuplé l'Inde et la Chine ; mais comme il avait imaginé aussi que Moïse était Bacchus, Adonis, et Priape, son système ne persuada personne.
Mairan, secrétaire de l'académie des sciences, crut entrevoir, avec les lunettes d'Huet, une grande conformité entre les sciences, les usages, les mœurs, et même les visages des Égyptiens et des
Chinois. Il se figura que Sésostris avait pu fonder des colonies à Pékin et à Delhi. Le père Parennin lui écrivit de la Chine une grande lettre aussi ingénieuse que savante qui dut le
désabuser.
D'autres savants ont travaillé ensuite à transplanter l'Égypte à la Chine. Ils ont commencé par établir qu'on pouvait trouver quelque ressemblance entre d'anciens caractères de la langue
phénicienne ou syriaque et ceux de l'ancienne Égypte, en y faisant les changements requis ; il ne leur a pas été difficile de travestir ensuite ces caractères égyptiens en chinois. Cela fait, ils
ont composé des anagrammes avec les noms des premiers rois de la Chine. Par ces anagrammes ils ont reconnu que le roi chinois Yu est évidemment le roi d'Égypte Menès, en changeant seulement
y en me, et u en nès. Ki est devenu Athoès ; Kang a été transformé en Diabiès, et encore Diabiès est-il un mot grec. On sait assez que les Athéniens donnèrent
des terminaisons grecques aux mots égyptiens. Il n'y a pas eu plus de Diabiès en Égypte, que de Memphis et d'Héliopolis : Memphis s'appelait Moph, Héliopolis s'appelait Hon. C'est ainsi que, dans
la suite des siècles, ces Grecs s'avisèrent de donner le nom de Crocodilopolis à la ville d'Arsinoé. Tout cela ferait renoncer à la généalogie des noms et des hommes. Enfin il ne paraît pas que
les Chinois soient venus d'Égypte plutôt que de Romorantin.
Je ne pense pas pourtant qu'il fût honteux à la Chine d'avoir l'Égypte pour aïeule. La Chine est à la vérité dix-huit fois aussi grande que sa prétendue grand'mère : et même on peut dire que
l'Égypte n'est pas d'une race fort ancienne ; car pour qu'elle figurât un peu dans le monde, il fallut des temps infinis ; elle n'aurait jamais eu de blé, si elle n'avait eu l'adresse de creuser
les canaux qui reçurent les eaux du Nil. Elle s'est rendue fameuse par ses pyramides, quoiqu'elles n'eussent guère, selon Platon dans sa République, plus de dix mille ans d'antiquité. Enfin on ne
juge pas toujours des peuples par leur grandeur et leur puissance. Athènes a été presque égale à l'empire romain, aux yeux des philosophes ; mais malgré toute la splendeur dont l'Égypte a brillé,
surtout sous la plume de l'évêque Bossuet, qu'il me soit permis de préférer un peuple adorateur pendant quatre mille ans du Dieu du ciel et de la terre, à un peuple qui se prosternait devant des
bœufs, des chats, et des crocodiles, et qui finit par aller dire la bonne aventure à Rome, et par voler des poules au nom d'Isis.
Vous avez vaillamment combattu ceux qui ont voulu faire passer ces Égyptiens pour les pères des Chinois, laudo vos. Mais si vous regardez encore les Chinois avec mépris, in hoc non
laudo.
*
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