Tong-kien-kang-mou, Histoire générale de la Chine
Tome huitième, 1778.
De 960 à 1209. Quelques faits à retenir :
- Taï-tsou (Tchao-kouang-yn) refait presque l'unité chinoise d'antan.
- Pour tenter de mettre un terme aux attaques des Khitan et des Hia, les Song deviennent par traité leurs tributaires (1005 et 1044).
- A partir de 1069, Ouang-ngan-ché mène des réformes économiques auxquelles s'oppose Ssé-ma-kouang.
- Les Tartares Kin, viennent par leurs conquêtes territoriales à bout des Tartares Leao (1122), puis des Song en 1127, emmenant en captivité l'empereur et quasiment toute la famille impériale. Le traité de 1141 trace les limites des territoires Kin et Song. La dynastie Song, avec pour capitale Hang-tcheou, tient la Chine au sud de la rivière Hoaï, et contient les quasi-constantes attaques des Kin.
Extraits : Les songes de l'empereur --- Ouang-ngan-ché arrive au pouvoir --- Quelques hommes célèbres sous les Song
1008. Au commencement de cette année, les grands s'étant rendus au palais, l'empereur leur dit :
— A la onzième lune dernière, vers minuit, j'étais sur le point de m'endormir lorsqu'il parut tout à coup une grande lumière dans mon appartement ; j'aperçus un esprit ayant la figure d'homme,
dont la tête était couverte d'un bonnet resplendissant comme des étoiles, & vêtu d'un habit rouge, qui me dit : la lune étant en tel endroit qu'il m'indiqua, il descendra un livre céleste
contenant trois chapitres, sous le nom de Ta-tchong-siang-fou ; surpris, je me levai pour lui répondre, mais il disparut aussitôt, & je ne vis plus rien.
Dans le moment que l'empereur faisait ce récit à ses courtisans, on vint lui dire qu'au sud de la porte Tching-tien-men on voyait un paquet suspendu & bien fermé & qu'on ne savait ce que
c'était ; l'empereur, sur-le-champ, y envoya un eunuque, qui revint bientôt lui dire que c'était un paquet, dont l'enveloppe de soie jaune avait plus de vingt pieds de long, mais qu'il y avait
dedans une espèce de livre dont la couverture était noire & qui était scellé avec des caractères fort extraordinaires ; qu'apparemment c'était ce livre céleste dont l'esprit lui avait parlé.
Ouang-tan & les autres mandarins en félicitèrent l'empereur, qui, à la tête de tous ses grands, se rendit à pied à la porte Tching-tien-men ; ce prince se mit à genoux, & ordonna à
Ouang-tan de prendre le livre ; l'ayant reçu de ses mains avec beaucoup de respect, il le plaça lui-même sur un char magnifique qu'il avait fait préparer, & qu'il suivit à pied jusqu'à son
palais.
Tchin-yao-seou, qui eut la commission d'ouvrir ce livre, trouva d'abord écrit sur de la soie ces paroles : « La famille de Tchao-kouang-yn a été choisie par le Tien pour gouverner l'empire &
fonder la dynastie des Song ; je l'ai mise sur le trône, je lui en ai donné le sceau, & je l'y conserverai dans la droiture, durant sept cents générations ; neuf fois neuf lui sont assurés.
»
L'empereur, à ces dernières paroles, fléchit le genou. Ayant ordonné à Tchin-yao-seou d'en continuer la lecture, on trouva que le style des trois feuillets, qui composaient ce livre, ressemblait
si fort à celui du chapitre Hong-fan du Chu-king ou du Tao-té-king de Lao-tsé, qu'il paraissait en avoir été tiré ; le premier feuillet roulait sur la piété filiale de l'empereur, qu'il élevait
au suprême degré ; le second l'exhortait à être pur, circonspect & respectueux, & le troisième, à transmettre ces vertus à la postérité.
La lecture finie, l'empereur prit le livre avec respect, & l'enveloppant de la même pièce de soie, il l'enferma dans une cassette d'or ; ensuite, il monta à la grande salle d'audience, &
s'étant assis sur son trône, tous les grands le félicitèrent de la faveur signalée qu'il venait de recevoir du Ciel ; l'empereur leur donna un magnifique repas, après lequel il accorda un pardon
général à tout l'empire : il ordonna dans la ville impériale, des réjouissances publiques à ses frais, pendant cinq jours.
Ce qui parut le plus surprenant dans cette farce, après la conduite ridicule du souverain, fut celle de tous les grands, qui, convaincus de la fourberie, se comportèrent, par une honteuse
adulation, comme s'ils n'en avaient pas douté ; le seul Long-tou-ko en fit ses plaintes à l'empereur même, qui se contenta de le laisser parler.
Quelque soin qu'on eût de cacher l'imposture, elle perça cependant, & quoiqu'elle ne fût pas publique dans tout l'empire, il se fit, en plusieurs endroits, de pareils prodiges dont on eut la
hardiesse d'avertir l'empereur : à une tour du palais, il parut un nouveau livre céleste ; à la montagne Taï-chan, il sortit une nouvelle fontaine dont l'eau était sucrée ; sur la montagne
Si-chan, on vit paraître un dragon, prodiges supposés que l'empereur feignit de croire, & pour lesquels il reçut des félicitations.
.....
1011. Depuis que l'empereur s'était prêté aux impostures de Ouang-kin-ju, qui s'était entièrement livré aux tao-ssé, c'était tous les jours de nouveaux sacrifices aux esprits & de nouveaux
prodiges concertés comme les premiers. Sun-ché, zélé pour l'ancienne doctrine, tenta de ramener l'esprit de l'empereur, & lui présenta, coup sur coup, jusqu'à dix placets différents, dans
lesquels il lui prouvait que personne ne croyait à ses prétendues visions dont on savait la source, & que la postérité n'y croirait pas davantage, ensuite qu'elles ne servaient qu'à le perdre
de réputation, par rapport à ses contemporains, & même dans les siècles futurs.
A la dixième lune, l'empereur toujours préoccupé de l'idée de tromper ses peuples par de faux prodiges, raconta aux grands, assemblés au palais, un nouveau songe qu'il supposait avoir eu.
— J'ai vu en songe, leur dit-il, un esprit qui rapportait un ordre de Yu-hoang, conçu en ces termes : J'ai envoyé Tchao-hiuen-lang, votre ancêtre, vous porter un livre céleste ; je vais
maintenant l'envoyer lui-même pour qu'il s'abouche avec vous.
La nuit suivante, continua Tchin-tsong, je vis en songe le même esprit, qui me dit, de la part de mon sage ancêtre Ching-tsou : préparez six places du côté de l'occident pour nous, &
attendez-nous. Après la cinquième veille de la nuit, une odeur admirable se répandit dans la chambre & dans la grande salle de mon palais, qui se remplirent aussitôt d'une lumière jaune comme
de l'or, au milieu de laquelle parut mon sage ancêtre Ching-tsou. Dès que je l'aperçus, le cœur plein de crainte & de joie, je me jetai à terre & la battis de ma tête plusieurs fois ;
dans le même temps, je vis paraître six esprits qui s'inclinèrent profondément pour saluer mon sage ancêtre Ching-tsou, & allèrent ensuite s'asseoir sur les sièges qui leur étaient
préparés.
Mon sage ancêtre Ching-tsou me fit approcher de lui, & me dit : il est bon que vous sachiez qu'un des neuf Gin-hoang-chi qui succédèrent à Ti-hoang-chi & à Tien-hoang-chi, était l'ancêtre
de notre famille de Tchao, qui reparut, après plusieurs siècles, dans la personne du grand & célèbre Hoang-ti ; qu'ayant ensuite quitté le monde, il était revenu dans la famille Tchao, sous
la dynastie des Tang, il y a plus de cent ans ; gardez-vous de rien faire d'indigne d'une si noble origine, & faites en sorte qu'elle se perpétue de même dans vos descendants ; en achevant
ces mots, il s'assit sur une nuée blanche qui se forma aussitôt sous ses pieds, & il disparut.
L'empereur ayant fini de parler, Ouang-tan & tous les grands se rangèrent aussitôt en ordre pour le féliciter, suivant les cérémonies ordinaires, après lesquelles ce prince superstitieux
accorda un pardon général à l'empire.
1016. Tchin-tsong, toujours entêté de prodiges, était entretenu dans cette superstition extravagante par Ouang-kin-ju, dont le but était de captiver la bienveillance de ce prince & d'obtenir
les premiers postes. Les grands, indignés, ne conservaient l'état qu'à regret.
1019. A la huitième lune, l'empereur convoqua dans son palais une grande assemblée des tao-ssé & des ho-chang, dont le nombre monta à treize mille quatre-vingt-six, ce qui était une nouveauté
assez étrange aux yeux de la nation. Tchin-tsong cherchait à se faire un nom parmi ses sujets, & il supposait des prodiges pour leur persuader que le Tien s'intéressait au bonheur de son
règne. Ce prince abusé, ne voyait pas qu'il se couvrait de ridicule à la face de tout l'empire, & que les honneurs qu'il faisait aux ho-chang & aux tao-ssé le rendaient lui-même
méprisable.
— Par où prétendez-vous commencer ? dit l'empereur.
— Par changer les coutumes, & donner incessamment des règles pour se bien conduire.
L'empereur demeura un peu pensif, après quoi il consentit à le laisser agir.
Ouang-ngan-ché débuta par rétablir les tribunaux que les empereurs des Tcheou avaient créés sur les marchés & dont l'office était de publier chaque jour ce qui était à vendre, de mettre le
prix sur les marchandises, & de retirer des droits considérables dont le produit était porté dans le trésor de l'épargne. Outre le profit que l'empereur y ferait, il prétendait que c'était un
moyen sûr de secourir les pauvres, qui seraient exempts de toute douane, par la facilité qu'ils auraient du débit de leurs marchandises, & de faire vivifier le commerce, en faisant circuler
dans toutes les provinces les richesses de l'empire.
Ce ministre dit à l'empereur qu'il n'ignorait pas la difficulté qu'il y avait de trouver des personnes intelligentes & assez désintéressées pour leur confier le maniement de ces richesses ;
il cita, à cette occasion, le choix que l'empereur Yao, assisté de tous les grands, avait fait de Koen pour faire écouler les eaux du déluge arrivé de son temps : Koen ne réussit pas, mais le
grand Yu, qui fut choisi ensuite pour le remplacer, vint à bout de ces travaux immenses à la satisfaction de tout l'empire.
Les changements faits par le nouveau ministre révoltèrent les personnes en place ; il exila ceux qui parurent le plus opposés à ses vues, mais cet abus d'autorité n'arrêta pas les autres, qui
s'élevèrent contre & préférèrent d'aller chercher de l'emploi ailleurs. Ouang-ngan-ché fit venir des jeunes gens sans expérience pour les remplacer ; il crut alors qu'il n'y avait plus que
Liu-hoeï qui n'approuvât pas le nouveau système, & il en parla à l'empereur comme d'un homme peu éclairé & incapable de l'emploi de ministre : il ignorait que Ssé-ma-kouang s'était
fortement déclaré contre ces nouvelles lois. Liu-hoeï, dans un placet qu'il présenta à l'empereur, dépeignit Ouang-ngan-ché comme un homme, qui, sous les dehors de la simplicité & de la
franchise, voilait une âme pleine de détours, de mauvaise foi & d'orgueil, qui s'occupait uniquement des moyens de le tromper, de ruiner ses peuples & d'éloigner de la cour ses plus
fidèles sujets. Liu-hoeï, à qui l'empereur renvoya ce placet, en conçut du chagrin & demanda sa retraite ; il fut pourvu du gouvernement de Teng-tchéou.
Le premier jour de la septième lune, il y eut une éclipse de soleil.
Ouang-ngan-ché se persuadant que, par l'éloignement de Liu-hoeï, il ne trouverait plus à la cour personne qui s'opposât aux grandes réformes qu'il voulait faire dans le gouvernement, en proposa
quelques articles à l'empereur exagérant les avantages que le peuple en retirerait.
Pour soulager le peuple dans ses besoins & le mettre en état de ne pas laisser ses terres incultes, il fit voir la nécessité d'établir à la cour un tribunal auquel les officiers, répandus
dans les différents départements, rendraient compte des terres demeurées incultes à cause de l'extrême indigence des cultivateurs, afin qu'on pût leur fournir au printemps les grains nécessaires
pour les ensemencer, & que ces grains, tirés des magasins publics, y rentreraient en automne avec un léger intérêt ; que par ce règlement, toutes les terres labourables, mises en valeur,
répandraient l'abondance parmi le peuple & accroîtraient les richesses de l'empire ; que le même tribunal s'occuperait à mettre de l'égalité sur toutes les terres & sur toutes les
marchandises suivant les récoltes & les pays, en sorte qu'on ne retirerait, pour les droits de l'empereur & les frais publics, qu'à proportion de la bonté ou de la médiocrité des
récoltes, & de la rareté ou de la quantité des marchandises ; il prétendait par là rendre le commerce plus aisé & ne pas surcharger le peuple, sans que les droits de l'empire
supportassent de diminution.
Un troisième règlement regardait la monnaie dont il voulut fixer la valeur. Un tribunal, établi à cet effet, devait avoir soin de faire battre de cette monnaie, toute de deniers, la quantité
nécessaire pour qu'elle restât toujours sur le même pied.
Fan-chun-gin, que l'empereur avait envoyé pour examiner la province de Chen-si, étant de retour, en rendit compte à ce prince, qui lui demanda ce qu'il pensait des nouveaux règlements ; il lui
dit :
— Ouang-ngan-ché en changeant le gouvernement de vos augustes ancêtres, n'envisage que son propre intérêt ; le cœur du peuple n'est point content. Nous lisons dans le Chu-king, que les murmures
& les mécontentements ne paraissent pas toujours au-dehors, mais qu'alors ils sont plus à craindre, & qu'on doit être sur ses gardes.
— Qu'entendez-vous, demanda l'empereur, par des mécontentements qui ne paraissent pas ?
— C'est, dit Tou-mou, n'oser parler, & oser être en colère.
Quelque temps après Fan-chun-gin offrit à ce prince, qui le lui avait demandé, un mémoire, où il développait ce sujet, & où il prétendait qu'étant entièrement fondé sur ce qu'avaient fait les
empereurs Yao, Chun, Tching-tang, Ouen-ouang, Ou-ouang & Tcheou-kong, on ne pouvait s'écarter de leurs principes sans risquer de tout perdre.
Cependant l'empereur ayant approuvé les nouveaux règlements, Fan-chun-gin ne put s'empêcher de lui en témoigner son étonnement. Il lui écrivit que Ouan-ngan-ché, sous le prétexte spécieux d'être
utile aux peuples & d'enrichir l'État, employait des moyens qui tendaient à les ruiner & à les indisposer contre leur souverain, que les sages, soumis par force à ces nouveautés, les
désapprouvaient. Enfin qu'on ne pouvait réparer les maux qu'il avait faits, qu'en l'éloignant de la cour lui & ses créatures, & en rappelant les gens de mérite qu'il en avait écartés.
Chin-tsong garda ce nouvel écrit & n'y répondit pas. Fan-chun-gin qui le lui avait présenté en qualité de censeur de l'empire, demanda à quitter cet emploi ; on lui donna la conduite du
collège impérial Koué-tsé-kien ; mais ensuite ayant fait passer une copie de cet écrit dans le tribunal des ministres, Ouang-ngan-ché qui le vit en devint furieux, & voulait engager
l'empereur à l'exiler fort loin ; ce prince se contenta cependant de l'envoyer à Hou-tchong-fou, d'où peu de temps après il passa à Ho-tchéou.
Un jour l'empereur étant allé entendre expliquer quelques endroits de l'histoire ancienne, Ssé-ma-kouang parla des évènements arrivés du temps des premiers Han, sous le ministère de Tsao-tsan
& de Siao-ho. A cette occasion ce prince lui demanda si les lois établies par Siao-ho, étaient de nature à ne pouvoir être changées.
— Prince, répondit Ssé-ma-kouang, les lois qui s'observaient sous les Han, n'étaient point particulières aux empereurs de cette auguste dynastie ; elles émanaient des Hia, des Chang & des
Tcheou, & avaient été établies par les sages empereurs Yu, Tching-tang, Ouen-ouang & Ou-ouang : il serait à désirer que ces lois qui ont subsisté jusqu'ici en partie, fussent rétablies
dans leur première vigueur. Han-ou-ti voulut changer des usages & des coutumes introduites sous le règne de Han-kao-ti, fondateur de cette auguste famille, & aussitôt on vit l'empire
plein de voleurs & de mécontents. Han-yuen-ti voulut s'écarter du gouvernement de Han-siuen-ti, son prédécesseur, & dès lors l'empire commença à déchoir : ces exemples prouvent qu'il est
dangereux à un souverain de ne pas s'en tenir aux coutumes établies par ses ancêtres.
— Nous lisons cependant, dit Liu-hoeï-king, homme entièrement dévoué à Ouang-ngan-ché, que les anciens rois changeaient tous les ans leurs coutumes, & qu'à la première lune on publiait ces
changements à la porte du palais ; on les changeait encore de cinq en cinq ans, & dans les visites qu'on faisait de trente en trente ans. On voit aussi que les supplices n'ont pas toujours
été les mêmes ; ainsi ce que vient de dire Ssé-ma-kouang est évidemment contraire à la vérité, & il ne parle ainsi que pour faire connaître à Votre Majesté ce qu'il pense des changements
faits par Ouang-ngan-ché.
L'empereur jetant les yeux sur Ssé-ma-kouang, celui-ci répliqua :
— Personne n'ignore que les coutumes qu'on publiait tous les ans à la porte du palais, n'étaient que les anciennes lois dont on renouvelait le souvenir, & auxquelles on ne changeait rien.
Quant aux supplices que Liu-hoeï-king dit avoir été sévères dans un temps, & plus adoucis dans d'autres, cela n'est vrai que par rapport aux nouveaux royaumes & aux temps de troubles. Un
État qui se forme doit être conduit plus doucement & par des lois moins sévères ; mais dans des temps de troubles, elles ne peuvent l'être trop à l'égard des esprits inquiets & turbulents
; dans la visite des provinces, loin de rien changer aux anciennes lois, on rétablissait au contraire celles que les princes ou des gouverneurs trop négligents n'avaient pas eu soin de maintenir
dans toute leur vigueur, & on ne peut donner à ce rétablissement le nom d'innovation. Le gouvernement peut être comparé à une maison qu'on laisse subsister tant qu'elle n'est pas en mauvais
état ; les grands sont ici présents, & je prie Votre Majesté de leur demander si j'ai rien dit qui ne soit vrai. Il faut des personnes habiles pour présider les nouveaux tribunaux : des gens
ordinaires n'en sont pas capables. Les grands appliqués au gouvernement de l'État ne voudraient pas s'en charger, & on ne désire pas les en charger ; pourquoi donc établir ces tribunaux ? Les
ministres aident le souverain à conduire ses peuples, mais il est au-dessus des lois ; c'est lui qui les crée, & il ne les promulgue qu'afin qu'elles servent de règle aux mandarins
subalternes ; pourquoi donc encore une fois établir ces nouveaux tribunaux ?
Liu-hoeï-king ne pouvant répondre aux raisons de Ssé-ma-kouang, l'interrompit & voulut lui faire quelque reproche pour détourner le discours ; mais l'empereur lui imposa silence. Alors,
Ssé-ma-kouang entrant en détail, fit voir en particulier les inconvénients qui résultaient des avances qu'on se proposait de faire au printemps, pour être restituées en automne, tant de la part
des officiers qui seraient chargés de distribuer & de recevoir les grains, que de celle des habitants à qui on ferait ces avances.
— On ne force personne, dit Liu-hoeï-king, à emprunter ces grains ; & si le peuple n'y trouve pas son avantage, il ne viendra pas en prendre.
— Cela est bon dans la spéculation, répondit Ssé-ma-kouang, mais plein d'abus dans l'exécution : on ne réfléchit point que le peuple saisit avidement l'avantage actuel qu'on lui présente en lui
prêtant, & ne pense point à la difficulté qu'il aura de rendre ; ni les officiers du nouveau tribunal, ni les riches, ne seront pas obligés à le violenter pour faire cet emprunt.
Lorsque le grand empereur Taï-tsong, de la dynastie des Tang, eut conquis le Ho-tong, il établit, pour remettre cette province, des greniers à peu près semblables à ceux qu'on veut ouvrir ; il
taxa le prix des grains si bas, qu'une mesure de dix à douze livres pesant ne coûtait que dix deniers. On n'obligeait personne à en acheter, & on laissait, à qui le voulait, la liberté d'en
prendre ou de n'en pas prendre ; cependant dans la suite, lorsque le prix en fut haussé, on ne discontinua pas d'y aller, & tout le monde sait que cela faillit à ruiner entièrement cette
province. Je crains que la même chose n'arrive aujourd'hui.
— Mais, dit l'empereur, il y a déjà du temps que cette coutume est établie dans le Chen-si, & je n'ai pas entendu dire que le peuple en ait souffert.
— Je suis, reprit Ssé-ma-kouang, natif du Chen-si ; j'ignore ce que le peuple en a souffert, ou les avantages qu'il en a retirés ; mais si, avant que d'établir ce tribunal, les peuples
souffraient déjà de la part des mandarins ordinaires, combien ne doivent-ils point avoir à se plaindre des nouveaux tribunaux ? Il n'y a aucun des grands qui ne soit contre les nouvelles coutumes
que Ouang-ngan-ché, Han-kiang & Liu-hoeï-king veulent introduire ; Votre Majesté croit-elle qu'elle viendra à bout de gouverner l'empire avec le seul secours de ces trois hommes ?
L'empereur ne répondit rien.
L'an 1086, à la quatrième lune, mourut le fameux Ouang-ngan-ché [Wang Anshi], qui avait joué un si grand rôle sous le règne
précédent. Il avait de grandes qualités, & l'esprit fort subtil, prompt, vif & pénétrant ; doué d'une éloquence naturelle, il savait donner à tout ce qu'il disait un tour persuasif &
un air de vérité qui surprenaient aisément ; ce fut par là qu'il séduisit l'empereur Chin-tsong, à qui il fit approuver ses nouveaux règlements. Il avait beaucoup étudié, mais sans méthode, &
s'abandonnant à son génie sans s'astreindre à marcher sur les pas de son père & de ses ancêtres ; il s'inquiétait peu de ce qu'on disait contre lui ; opiniâtrement attaché à ses idées, jamais
il ne revint sur ses pas ; ce fut principalement à cette opiniâtreté qu'il dut l'inimitié que tous les habiles gens lui marquèrent.
Accablé de travail & chargé d'années, Ssé-ma-kouang [Sima Guang] succomba sous leur poids, & mourut, à la neuvième lune [de l'an
1086], à l'âge de soixante-huit ans. La régente ressentit vivement cette perte & ne put retenir ses larmes ; l'empereur & cette princesse honorèrent ce grand homme de leur visite après sa
mort, & ils l'élevèrent à la dignité de comte, sous le titre glorieux de Taï-ssé-ouen-koué-kong. Il fut regretté à Caï-fong-fou d'une manière bien honorable pour lui ; tous les marchands
fermèrent leurs boutiques, &, ayant pris le deuil, ainsi que le reste des habitants, ils allèrent pleurer sur son cercueil ; les cérémonies de ses funérailles étant finies à Caï-fong-fou,
lorsqu'on transporta son corps dans le pays de Chen-tchéou pour y être enterré, il n'y eut aucune famille de cette ville qui n'envoyât quelqu'un pour l'accompagner à une grande distance, & on
eût dit qu'ils pleuraient la mort d'un père ou d'une mère. Par tous les endroits où son convoi passa, on lui rendit les mêmes devoirs.
Ssé-ma-kouang était d'un caractère à se faire aimer de tout le monde ; doux, affable, d'une grande droiture, il était surtout extrêmement zélé pour le bien & la tranquillité du peuple :
modeste dans ses manières d'agir, grave & retenu dans ses paroles, on disait communément de lui que depuis sa plus tendre jeunesse, il n'était jamais sorti de sa bouche une parole inutile ou
hors de propos. Livré pendant toute sa vie à l'étude, il avait l'esprit orné & le jugement solide ; il fut un des plus habiles hommes de son temps, & il y avait peu de livres qu'il n'eût
lu ; ennemi déclaré de la doctrine de Foé & des tao-ssé, il en méprisait les distinctions subtiles & frivoles. Il jouissait d'une si grande réputation, même chez les étrangers, que
lorsque la régente l'eut fait ministre d'État, la cour des Tartares Leao écrivit à tous ses officiers répandus sur les limites, que l'empire des Song ayant Ssé-ma-kouang pour premier ministre, on
les en avertissait, afin qu'ils se tinssent sur leurs gardes, pour ne pas donner quelque occasion de mécontentement dont il saurait profiter avec avantage.
A la dixième lune de cette année 1107 mourut le fameux Tching-y [Cheng Yi], frère de Tching-hao. Il avait une ardeur surprenante pour l'étude
; on le nomma plusieurs fois à des mandarinats, qu'il n'accepta que deux fois, mais il les quitta peu de temps après pour se livrer à la littérature. Il y avait peu de livres qu'il n'eût lu ; il
tendait à la perfection, & pour y parvenir, il avait fait une étude particulière des quatre livres Ta-hio, Lun-yu, Mong-tsé & Tchong-yong. Il possédait parfaitement les six livres
canoniques, & il a laisse des commentaires sur l'Y-king & sur le Tchun-tsiou. Il n'était point avare de son savoir, & il y a eu peu de philosophes qui aient eu un aussi grand nombre
de disciples ; les principaux d'entre les habiles gens qui sont sortis de son école, sont Lieou-siun, Li-yao, Sieï-leang-tso, Yeou-tso, Tchang-y, Sou-ping, Liu-ta-lin, Liu-ta-kiun, Yn-chun &
Yang-chi, célèbres par leurs connaissances & par les emplois qu'ils ont exercés. Tching-y que ses contemporains appelaient par honneur Tching-y-tchuen, mourut à la soixante-quinzième année de
son âge.
L'an 1200, à la troisième lune, mourut le fameux Tchu-hi [Zhu Xi], âgé de soixante-onze ans ; il avait obtenu le doctorat à vingt-un ; il
exerça différents mandarinats dans les provinces, mais il n'en occupa à la cour que durant quarante-six jours ; il était né d'une famille pauvre, & peu en état de lui procurer son avancement.
Dans sa jeunesse, il alla demeurer à Tchong-ngan dans le Fou-kien, chez Lieou-tsé-yu, ami de son père, où il se livra sérieusement à l'étude ; de là il vint s'établit à Kao-ting dans la
dépendance de Kien-yang, & il y eut un grand nombre de disciples. Il ne vivait que de riz sans être mondé & d'herbes les plus communes.
Lorsqu'on proscrivit sa doctrine, la crainte dispersa beaucoup de ses disciples ; les moins timides allèrent se cacher dans les montagnes pour n'être pas découverts : les autres préférant leur
fortune à la gloire de son école, changèrent de nom, & suivirent d'autres maîtres qui enseignaient une doctrine opposée à la sienne ; ils affectaient même de passer souvent devant sa porte
sans jamais y entrer, pour donner à croire qu'ils avaient changé de sentiment. Il y en eut qui poussèrent l'hypocrisie jusqu'à quitter l'habit de lettré pour se mettre dans le commerce. Quelque
sensible que dût être Tchu-hi à leurs procédés, il parut toujours aussi tranquille qu'à son ordinaire & sans qu'aucune considération de ce qu'il avait à craindre de l'autorité fût capable de
déranger ses leçons, il consacra le reste de ses jours à former des disciples. Lorsqu'il se sentit près de sa fin, il se fit revêtir de ses habits de lettré, mit le haut bonnet, & mourut au
milieu d'un grand nombre de personnes qui étaient accourues de toutes parts pour le voir. La foule de ses disciples qui vinrent à Sin-chang assister à ses obsèques, fut si considérable, que le
mandarin Ché-kang-nien craignant qu'il n'en arrivât du désordre, fit tout suspendre & en avertit l'empereur, qui fit défendre ce concours de monde. Tchu-hi a laissé un grand nombre d'ouvrages
à la postérité. Les plus fameux de ses disciples furent Tsaï-yuen-ting, Hoang-kan, Li-fan, Tchang-hia, Tchin-chun, Li-fang-tsé-hoang-hao, Tsaï-chin, fils de Tsaï-yuen-ting, & Fou-kiang, qui
se rendirent recommandables par leurs écrits.