Tong-kien-kang-mou, Histoire générale de la Chine
Tome sixième, 1778.
De 619 à 888. Quelques faits saillants :
- Le règne de Taï-tsong, un des plus grands empereurs de Chine. Il étend son empire vers le Turkestan, protège les lettres, adoucit les lois, fait resplendir la civilisation des Tang.
- La dynastie ne se remet jamais complètement de la révolte de Ngan-lo-chan (755-763).
- Guerres civiles et extérieures, poussées turques et tibétaines, quasi-indépendance des gouverneurs locaux, mainmise des eunuques, ruine du commerce : fin IXe siècle, la Chine est en morceaux.
Extraits : Les instructions de Taï-tsong --- L'irrésistible ascension de la princesse Ou-chi --- Le doigt de Foé --- Immortels empereurs
Depuis sa malheureuse expédition de la Corée, Taï-tsong avait toujours langui ; & comme les remèdes étaient sans effet, il se persuada qu’il
n’avait pas beaucoup à vivre : dans cette idée il composa un ouvrage intitulé Ti-fan, divisé en douze chapitres, pour instruire son fils qui devait lui succéder, & tous ceux qui occuperaient
le trône après lui.
Le premier chapitre roulait sur la conduite qu’un empereur doit tenir par rapport à sa personne, & l’obligation où il est de se perfectionner. Le second traitait de ce qu'il devait faire pour
ses parents. Le troisième parlait de l’attention qu’un prince doit avoir d’attirer à sa cour des sages, pour se faire aider dans le gouvernement. Le quatrième s’étendait sur le choix des
mandarins des provinces & sur l’exactitude à les surveiller. Le cinquième avait pour objet la liberté qu’il doit donner à ses grands de le reprendre de ses défauts. Le sixième recommandait
surtout d’éloigner d’auprès de sa personne les flatteurs & les fourbes. Le septième, le soin qu’il doit prendre d’entretenir l’abondance dans ses États. Le huitième, l’économie dans ses
dépenses, afin de pouvoir secourir les pauvres dans les temps de disette & de calamité. Le neuvième concernait les châtiments & les récompenses. Le dixième, la protection qu’un prince
doit accorder aux laboureurs, qui par leurs sueurs & leurs travaux nourrissent l’empire, afin de les encourager à cultiver la terre. Le onzième, la manière de dresser & d’exercer ses
troupes. Et le douzième enfin, la considération qu’il doit avoir pour les gens de lettres & les savants, afin de leur donner de l’émulation.
Lorsque cet ouvrage fut achevé, il le donna au prince héritier, en lui disant :
— Mon fils, j’ai tâché de rassembler dans ce livre tout ce qui peut contribuer à la perfection d’un prince qui est sur le trône, & à le faire gouverner sagement : je l’ai mis par écrit, de
peur que la mort ne m’empêchât de vous instruire. Ayez toujours devant les yeux la conduite de ces anciens princes, qui ont gouverné l’empire avec tant de sagesse ; regardez-les comme vos maîtres
& les modèles que vous devez suivre, tâchez de les imiter, & non des princes comme moi : en visant plus haut, vous tiendrez le milieu ; mais si vous visez au milieu, vous tomberez.
« Depuis que je suis sur le trône, j’ai fait beaucoup de fautes que vous devez éviter ; j’ai trop aimé le faste & la grandeur ; j’ai fait bâtir plusieurs palais, des maisons & des jardins
de plaisance ; j’ai fait des dépenses excessives pour avoir de beaux chevaux, de bons chiens & des oiseaux de proie que j’ai envoyé chercher fort loin ; j’ai fait plusieurs voyages inutiles
pour ma seule satisfaction, & par là j’ai fait beaucoup de mal au peuple. Ce sont là des fautes qui doivent vous servir de leçons.
« Cependant comme j’ai procuré beaucoup d’avantages aux peuples, & que d’ailleurs j’avais réuni tout l’empire sous une même puissance, en mettant fin aux guerres continuelles qui les
désolaient, c’est ce qui les a empêché de murmurer contre moi. Quant à vous qui n’avez point mérité à leur égard, si vous suivez les instructions que je vous donne, vous pourrez espérer de vivre
en paix : mais si vous vous laissez aller à l’orgueil, à la paresse, à la négligence, au luxe & à la mollesse, soyez sûr que vous tomberez bientôt. Rien n’est plus difficile que de conquérir
un royaume, rien aussi n’est plus facile que de le perdre.
654. Lorsque Kao-tsong n’était encore que prince héritier, il avait aperçu la princesse
Ou-chi, que son père, charmé de sa beauté, avait introduite dans le palais & mise au nombre de ses femmes ; le prince héritier en fut aussi frappé & l’aima dès ce moment. Après la mort de
Taï-tsong, toutes les princesses jeunes & vieilles qui avaient été mises au nombre de ses femmes se retirèrent, suivant la coutume, dans un couvent, pour y vivre le reste de leurs
jours.
Le deuil de l’empereur Taï-tsong fini, Kao-tsong fut dans ce couvent, où, apercevant la princesse Ou-chi, il laissa échapper un grand soupir ; l’impératrice qui l’accompagnait s’en aperçut, &
comme elle n’avait point eu d’enfants de l’empereur, & que la princesse Chou-feï que ce prince aimait beaucoup lui avait donné une fille, elle en avait conçu une si grande jalousie, qu’elle
avait pris la résolution de la perdre, d’autant plus que la princesse Chou-feï n’avait plus pour elle les mêmes égards qu’auparavant. Ce soupir ayant trahi sa passion pour Ou-chi, l’impératrice
se servit de cette princesse pour perdre sa rivale : elle ne fut pas plutôt de retour au palais, qu’elle lui envoya une coiffure de faux cheveux, pour suppléer à ceux qu’on lui avait coupés,
suivant la coutume, en entrant dans le couvent, & elle la fit venir au palais sous prétexte de la prendre à son service.
Ou-chi qui avait de l’esprit & qui possédait l’art de se contrefaire, fut dans les commencements de la plus grande modestie & fort attentive au service de l’impératrice, qui disait
beaucoup de bien d’elle au monarque, déjà trop prévenu en sa faveur. Ce prince ne pouvant résister à la violence de sa passion pour Ou-chi, la mit au nombre de ses femmes, en lui donnant le nom
de Tchao-y.
Cette adroite princesse sut si bien ménager l’esprit de l’empereur, qu’elle vint à bout non seulement de faire tomber la princesse Chou-feï, mais elle fit encore beaucoup déchoir l’impératrice du
crédit qu’elle avait sur son esprit : elle entreprit de lui faire ôter son rang d’impératrice & osa même en faire la proposition à l’empereur qui ne voulut point y consentir.
Neuf à dix mois après, Ou-chi accoucha d’une fille qu’elle sacrifia à son ambition. L’impératrice étant venue seule la voir pour la féliciter sur son heureux accouchement, elle caressa beaucoup
sa petite fille qui venait de naître & la prit entre ses bras. Dès qu’elle fut sortie, Ou-chi, en marâtre, étouffa son enfant & le couvrit d’un linge en attendant que l’empereur vînt la
voir. Ce prince n’ayant pas tardé, Ou-chi le reçut d’abord avec un visage riant ; mais bientôt elle fondit en larmes en découvrant le corps de sa petite fille, & en disant que c’était une
victime de la jalousie. L’empereur s’étant informé quelles personnes étaient entrées dans l’appartement d'Ou-chi, apprit qu’il n’y avait pas longtemps que l’impératrice en était sortie. Il ne
douta pas qu’elle n’eût fait périr la petite princesse, & jura de l’en faire repentir en la dégradant de son rang pour le donner à Tchao-y. 655. Ce ne fut cependant qu’à la dixième lune de l’année suivante qu’il exécuta son dessein. Avant que d’en venir à cette extrémité, il voulait avoir
l’approbation de ses grands, & principalement de Tchang-sun-ou-ki, un de ses principaux ministres. Dans cette vue il lui fit plusieurs présents, en lui confiant le chagrin où il était de ce
que l’impératrice ne lui donnait point d’enfants. Il cherchait à l’engager par là à le faire parler en faveur de quelqu’une de ses autres femmes ; mais Tchang-sun-ou-ki, qui ne voyait pas que ce
fût une raison suffisante pour mettre une autre princesse à la place de l’impératrice, ne répondit jamais rien, & son silence causait beaucoup de peine à l’empereur & à Tchao-y.
Un jour qu’il avait assemblé tous les grands pour les affaires du gouvernement, après les avoir renvoyés, il fit rappeler Tchang-sun-ou-ki, Li-chi-tsi qu’il avait fait revenir des frontières
suivant le conseil de son père, Yu tchi-ning & Tchou-soui-léang. Ce dernier jugeant que l’empereur les faisait revenir pour les affaires du dedans du palais, dit aux autres qu’il paraissait
que ce prince était décidé, & que de s’opposer à ses volontés, ce serait se livrer à une mort certaine. Il ajouta que Tchang-sun-ou-ki & Li-chi-tsi ayant rendu de grands services à
l’État, il n’oserait les faire mourir crainte de blâme ; mais que quant à lui, il ne pouvait espérer d’échapper, n’ayant rien fait qui parlât en sa faveur : que cependant il ne pouvait manquer à
la reconnaissance qu’il devait à Taï-tsong son bienfaiteur, qui lui avait recommandé son fils, & qu’il mourrait plutôt que de souffrir qu’il fît une action qui le déshonorât dans la
postérité.
Dès qu’ils parurent devant l’empereur, ce prince leur dit que l’impératrice n’ayant point d’enfants, il croyait à propos de déclarer impératrice la princesse Tchao-y qui en avait.
Tchou-soui-léang prenant la parole pour tous, lui répondit que l’impératrice était d’une des plus illustres familles de l’empire ; que Taï-tsong la lui avait donnée pour légitime épouse, &
que la dégrader sans de très fortes raisons, ce serait faire un trop grand tort à sa réputation. L’empereur, peu satisfait de sa franchise, ne voulut pas pousser plus loin cette affaire & la
remit au lendemain.
Le jour suivant l’empereur leur ayant fait la même proposition, Tchou-soui-léang prit encore la parole, & lui dit :
— Si Votre Majesté veut absolument destituer l’impératrice, il faut au moins qu’elle choisisse une princesse digne d’un rang si élevé : pourquoi paraît-elle préférer la princesse Tchao-y ? Tout
le monde sait qu’elle a été au nombre des femmes de votre auguste père ; que dira de nous la postérité ? Je sais bien que je vous offense en vous parlant avec cette liberté, & que je mérite
la mort ; mais je dois préférer mon devoir à la vie, & je serais indigne de servir Votre Majesté, si par une basse adulation je ne lui représentais pas le tort qu’elle va se faire.
Ayant achevé de parler, il jeta aux pieds de l’empereur la petite tablette qui était la marque de sa dignité, en ajoutant :
— Je remets mes emplois à Votre Majesté, elle peut faire de moi ce qu’elle voudra.
L’empereur furieux le chassa de sa présence, & ordonna de le mettre hors du palais. La princesse Tchao-y qui était cachée & avait tout entendu, s’écria, encore plus outrée, que l’empereur
devrait faire mettre en pièces ce misérable esclave. Cependant Tchang-sun-ou-ki osa représenter à l’empereur que son père avait confié à Tchou-soui-léang la plus grande partie du gouvernement par
rapport à son habileté, & que son crime ne méritait pas la mort. Yu-tchi-ning consterné n’osa parler en sa faveur ; mais Han-yuen, prosterné aux pieds de l’empereur, le conjura de ne pas
s’abandonner à son ressentiment contre Tchou-soui-léang, & voyant qu’il ne pouvait rien obtenir, il fit une seconde tentative en lui adressant ce placet :
« Votre Majesté n’ignore pas que la fameuse Taki perdit la dynastie des Chang, & que Pao-ssé fit tomber celle des Tcheou. Le souvenir des maux que ces deux femmes ont causés à l’empire,
excite encore aujourd’hui l’indignation de tout bon Chinois, & leur mémoire est en exécration à tout le monde. Si Votre Majesté rejette les conseils de ses fidèles sujets, elle doit craindre
qu’une femme ne renouvelle ces temps de trouble, & que sa famille n’éprouve le même sort que les Chang & les Tcheou.
Plusieurs autres grands lui firent à ce sujet les plus vives représentations qui commençaient à l’ébranler, lorsque Li-chi-tsi, qui avait intérêt de lui faire faire des fautes, lui dit qu’il
n’appartenait point aux grands de se mêler d’une affaire de famille, & qu’il y avait de la témérité de leur part de vouloir gêner les volontés de leur maître. L’empereur charmé de cette
réponse, résolut de passer outre, & le mois suivant, à la dixième lune, il dégrada l’impératrice & mit à sa place Tchao-y, connue dans l’histoire sous le nom de Ou-heou.
Après que la nouvelle impératrice eut prit possession de sa dignité, l’empereur, à sa sollicitation, fit enfermer dans un appartement séparé du palais, l’impératrice Ouang-chi dépossédée &
Siao-chi la première des reines. Cependant l’empereur ne pouvant étouffer l’amour qu’il avait eu pour ces deux princesses, fut les voir pour les consoler. Ouang-chi, le cœur serré de tristesse
& les yeux baignés de larmes, lui dit :
— Si Votre Majesté, par un retour inespéré, faisait reparaître pour nous le soleil & la lune, nous oublierions aisément le malheur qui nous accable.
L’empereur promit de leur donner à l’une & à l’autre une entière satisfaction ; mais Ou-héou instruite de cette entrevue, en devint si furieuse, que, profitant du moment où l’empereur était
occupé avec les grands, elle fit couper les pieds & les mains à ces deux malheureuses princesses, & les fit jeter dans un vase rempli de vin, où elles expirèrent quelques jours après. La
barbare Ou-heou outragea encore leurs cadavres en leur faisant couper la tête, & l’empereur témoin de cette inhumanité, n’osa s’en plaindre, tant cette cruelle princesse avait pris
d’ascendant sur lui.
819. Au commencement de l’année suivante, un mandarin avertit par un placet l’empereur que
dans la tour d’un temple de Fong-siang, appelé Fa-men-ssé, il y avait un doigt de Foé, qu’on disait s’ouvrir tous les trente ans, & que lorsque cela arrivait, c’était une marque que le peuple
allait jouir d’une paix constante & être dans l’abondance : il ajoutait que l’année p.423 suivante était la trentième, & celle où ce doigt devait s’ouvrir, & il demandait que
l’empereur l’envoyât chercher pour le transférer à la cour. L’empereur, qui était fort adonné à la secte de Foé, le fit porter en pompe au palais, où il le garda trois jours ; il l’envoya ensuite
dans tous les miao ou temples l’idoles, où le concours des princes de tous les ordres, des grands, des mandarins & du peuple fut prodigieux.
Han-yu, assesseur du tribunal des crimes, ne put retenir sa plume, quelque danger qu’il y eût pour lui & pour sa famille. Il s’éleva contre ce culte superstitieux dans un placet qu’il adressa
à l’empereur, conçu en ces termes :
« Foé est une idole des pays occidentaux à la Chine ; Votre Majesté, par les honneurs & le culte qu’elle lui rend, cherche à se procurer une longue vie, & un règne heureux & paisible.
Depuis l'empereur Hoang-ti jusqu’à Yu, Tching-tang, Ouen-ouang & Ou-ouang, tous ont joui d’une longue vie, & le peuple d’une paix constante : cependant il n’y avait point alors de Foé ;
ce n’est que sous l’empereur Han-ming-ti que sa doctrine s’est répandue dans l’empire, & depuis cette époque, les troubles & les guerres se sont succédés, entraînant à leur suite les maux
& la décadence des familles impériales. C’est sous les Song, les Tsi, les Léang, les Tchin & les Oueï Tartares, que la secte de Foé a commencé à s’étendre dans l’empire, & ce temps
n’est pas bien éloigné du nôtre.
« De tous les princes de ces dynasties, il n’y a eu que le seul Léang-ou-ti qui ait occupé le trône pendant quarante-huit ans : que n’a-t-il pas fait pour obtenir de Foé la paix & la félicité
? Il s’est vendu jusqu’à trois fois, & s’est fait esclave dans un de ses temples. Quelle récompense en a-t-il reçue l Celle de mourir misérablement de faim, vivement pressé par Heou-king.
Cependant il ne faisait, disait-il continuellement, ces actions, si peu convenables à un prince, que dans l’espérance du bonheur qu’il attendait de Foé, & il n’en a été que plus
malheureux.
« Foé n’est qu’un homme originaire d’un royaume des barbares de l’occident de la Chine, qui ne connaissait ni la fidélité qu’un sujet doit à son prince, ni l’obéissance d’un fils à l’égard de son
père. S’il vivait encore, & qu’il vînt à votre cour, tout ce que Votre Majesté pourrait faire, serait de le recevoir avec magnificence, de l’admettre en sa présence dans la salle de
Siuen-tching, de le traiter une fois au tribunal de Li-pin, de lui faire quelques présents & d’envoyer le reconduire jusqu’aux frontières de l’empire, sans que vos peuples y eussent la
moindre part.
« Cet homme, ce Foé, est mort depuis longtemps ; on présente à Votre Majesté un os desséché, qu’on dit être de lui, aurait-elle dû le recevoir dans son palais ? J’ose donc lui demander qu’elle
fasse remettre cet os entre les mains des censeurs de l’empire, afin que le faisant passer par l’eau & par le feu, on abolisse ce culte si pernicieux. Si Foé est tel qu’on le dit, qu’il ait
le pouvoir de rendre les hommes heureux ou malheureux, je consens que tous les maux qui en pourront arriver tombent sur moi, tant je suis persuadé de son peu de pouvoir. »
A la lecture de ce placet, l'empereur entra dans une si grande colère contre Han-yu, qu’il voulait le punir du dernier supplice ; mais Peï-tou & Tsouï-kiun, ses ministres, lui firent entendre
que, quoiqu’il eût peu ménagé ses paroles, cependant tout ce qu’il disait ne partait que d’un cœur fidèle & zélé pour la saine doctrine, qu’il devait se contenter, pour le punir, de diminuer
son grade & de l’envoyer à To tchéou en qualité de gouverneur.
657. A la cinquième lune de l’année suivante, un certain Sou-po-meï du royaume de
Tien-tcho, tao-ssé de profession, banni par l’empereur Taï-tsong, revint à la cour annoncer qu’il apportait une recette infaillible pour se procurer l’immortalité. L’empereur se tournant vers ses
ministres, leur demanda si on avait jamais ouï dire qu’il y eût des hommes immortels, en ajoutant que Tsin-chi-hoang-ti avait tout employé & sans succès pour le devenir, & que si ce
secret existait réellement, il devrait se trouver des immortels sur la terre. Li-chi-tsi fit remarquer à l’empereur que Sou-po-meï lui-même était une preuve de l’illusion de cette recette,
puisqu’il avait vieilli & blanchi depuis le moment qu’il avait été forcé de sortir de la Chine, & qu’il n’aurait pas manqué de s’en servir le premier, si elle était aussi certaine qu’il
l’annonçait : Ce tao-ssé reçut un nouvel ordre de retourner dans son pays, & la mort qui le surprit peu de temps après, dévoila sa fourberie & manifesta le charlatanisme de son art.
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668. A cette époque, un certain Lou-kiaï-to-po-lo-men, du royaume Ou-tcha, autrement Gou-fono, ou bien Ou-tchan-tché, situé au sud du royaume
de Tien-tcho & à l’est de celui de Ta-tché, vint à la cour offrir à l’empereur un breuvage, qu’il disait infaillible pour se procurer l’immortalité. Il en parla d’une manière si imposante,
que l’empereur fut sur le point de le prendre, ce qu’il aurait fait sans Ho-tchou-sieou, qui lui démontra, par plusieurs traits tirés de l’histoire, l’imposture de ces charlatans.
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741. L’année suivante, un certain tao-ssé, appelé Tchang-ko, parut à la cour & s’y fit une réputation extraordinaire par les choses
étranges qu’il débitait avec une assurance & une hardiesse qui en imposaient. L’empereur voulut l’entendre :
— Rien n’est plus vrai, lui dit le tao-ssé, que j’ai le véritable secret de l’immortalité ; je l’ai éprouvé sur moi-même, car tel que Votre Majesté me voit, du temps de l’empereur Yao j’étais
président du tribunal qui a soin des ambassadeurs étrangers, & depuis ce temps là ma demeure ordinaire a été dans les montagnes de Heng-chan, où j’ai mené une vie délicieuse.
L’empereur, qui jusque-là avait paru si éloigné des rêveries de cette secte, se laissa persuader par ce tao-ssé, sur la promesse qu’il lui fit de lui donner le secret de se rendre immortel. Peu
de temps après, Tchang-ko tomba malade & mourut. L’empereur crut qu’il n’avait fait que changer de corps pour s’en retourner sur ses montagnes, & osa même l’assurer devant ses grands,
sans faire attention que du temps de l’empereur Yao il n’y avait point de tribunal pour recevoir les ambassadeurs étrangers.
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811. Hien-tsong était un bon prince, mais le trop de confiance qu’il eut aux eunuques fit beaucoup de tort à sa réputation ; toujours à ses
côtés, ils connaissaient son faible & le flattaient sans cesse de l’espérance de lui procurer le secret de l’immortalité. Ce prince adonné à la secte des tao-ssé, se laissa aisément séduire
par leurs pronostics ; il en était même si persuadé, qu’étant avec ses ministres il leur fit l’éloge le plus magnifique de ce secret.
Li-chan lui répondit :
— Tsin-chi-hoang-ti & Han-ou-ti se donnèrent beaucoup de mouvement pour être instruits de ce prétendu secret ; le grand Tang-taï-tsong, ce prince d’ailleurs si sage & si éclairé, voulut
dans cette vaine espérance essayer d’un breuvage que lui présentèrent des ho-chang venus du pays de Tien-tcho ; il faillit en mourir. Le passé doit nous servir de leçon.
« Votre Majesté n’est pas encore d’un âge si avancé ; & puisqu’elle désire la paix & la tranquillité, elle doit rejeter les discours séduisants de ces imposteurs, qui ne servent qu’à
induire en erreur & à inspirer d’inutiles désirs, auxquels on se repent trop tard de s’être livré. Un prince qui aime la saine p.391 doctrine, qui veille à ce qu’on pratique la vertu, qui
fait régner la paix dans ses États, quand il n’arriverait pas à l’âge de Yao & de Chun, devrait-il en avoir du regret ?
L’empereur ne répondit rien, mais ces représentations parurent ne pas lui faire plaisir.
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Au commencement de l’an 820, l’empereur reconnut, mais trop tard, le danger de la recette dont il se servait pour se procurer l’immortalité. Comme il en usait très souvent, suivant l’ordonnance
de Lieou-mi, fameux sectateur des tao-ssé, il en prit une si forte dose, qu’il vomit avec de violents efforts ; ce qui le mit de si mauvaise humeur contre les eunuques, que pour des fautes qui
dans d’autres temps lui auraient paru légères, il en fit mourir un grand nombre. Peu de jours après, ce prince mourut subitement, ayant encore pris du breuvage de l'immortalité, à l'âge de
quarante-trois ans, la quinzième année de son règne. Une mort si subite surprit tout le monde ; le bruit se répandit que Tchin-hong-tsi en était l'auteur, & que les complices, pour le mettre
à couvert, disaient que c'était l'effet du breuvage.
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823. Dans les commencements de son règne, l’empereur avait chassé de la cour les tao-ssé, & tous les autres magiciens qui se mêlaient de
donner des recettes pour procurer l’immortalité ; mais comme il ne veillait pas beaucoup aux affaires du gouvernement, ils trouvèrent bientôt le moyen d’y rentrer par le canal de quelques
eunuques du palais, qui lui en dirent tant de bien, qu’ils engagèrent ce prince lui-même à user de leur breuvage. Le lettré Tchang-kao, d’une grande probité, revint plusieurs fois à la charge
pour l’en détourner. Il lui dit qu’on ne devait prendre des remèdes que dans le cas de maladie, & encore avec beaucoup de circonspection. Il lui représenta qu’il y avait du danger à en faire
usage, surtout en santé, & que le moindre de ses sujets ne se hasarderait pas à faire de pareilles expériences, à plus forte raison lui, dont les jours étaient précieux à l’État, & qui en
devait compte à ses peuples. Tchang-kao terminait ses représentations en lui citant l’exemple de son prédécesseur, qui, victime de sa crédulité sur la science de ces tao-ssé, en avait éprouvé les
effets les plus funestes. Malgré ces sages avertissements, l’empereur continua le breuvage de l’immortalité, & devint si malade, qu’il fut obligé de remettre le soin du gouvernement au prince
héritier.
824. ... Dans ces entrefaites l’empereur, après avoir pris une dose du breuvage de l’immortalité, mourut à la trentième année de son âge,
après quatre ans de règne. King-tsong, son fils, âgé de seize ans, lui succéda.
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826. Il y avait alors au palais un tao-ssé, appelé Tchao-koueï-tchin que les eunuques protégeaient : cet homme, qui avait l’ambition de
s’élever, s’introduisit par leur moyen auprès de l’empereur, auquel il vanta avec emphase la recette qu’il prétendait que leur secte possédait pour se donner l’immortalité ; & afin de prouver
ce qu’il avançait, il cita à ce prince un certain Tchéou-si-yuen, qu’il disait être âgé de plusieurs centaines d’années. Quoique l’empereur parût ajouter peu de foi aux discours de ce tao-ssé,
cependant il fit venir à la cour Tchéou-si-yuen, qu’il fit loger sur une petite montagne dans l’enceinte du palais, en ordonnant de lui fournir tout ce dont il aurait besoin.
L’empereur, livré à ses plaisirs, s’occupait beaucoup plus du soin de les varier que du désir qu’on voulait lui inspirer de se rendre immortel...
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845. Si l’empereur n’aimait pas les ho-chang, il ne traitait pas de même les tao-ssé ; les promesses continuelles qu’ils lui faisaient de lui
procurer l’immortalité, leur avaient concilié ses bonnes grâces, au point qu’il ne pouvait se passer d’eux, & qu’il en avait toujours quelqu’un à ses côtés. Les breuvages qu’ils lui faisaient
prendre avaient tellement changé son naturel, qu’il était devenu brusque, colère & inquiet. Un jour qu’il questionnait Li-té-yeou sur les affaires des provinces, ce ministre lui répondit
qu’il pourrait se faire qu’il ne conservât pas son autorité jusqu’à la fin, parce que les peuples étaient saisis de crainte ; qu’il lui conseillait de rendre son gouvernement un peu moins sévère,
& de modérer certains mouvements de colère qui faisaient tort à sa gloire.
Les recettes des tao-ssé avaient si fort altéré sa santé, qu’il tomba dangereusement malade, & qu’on en désespéra dès les commencements. Les tao-ssé disaient que ses os changeaient de nature
; cependant ce prince se sentait tous les jours plus mal, & la seule espérance de l’immortalité le soutenait. Sur la fin de l’année, sentant sa maladie augmenter, il fit publier que le
premier jour de l’année suivante les mandarins ne viendraient point au palais lui rendre les devoirs, ni faire les cérémonies d’usage...
846. Cependant la maladie de l’empereur empirait chaque jour, & devint absolument désespérée. Les eunuques, qui sous le règne de Ou-tsong
avaient beaucoup perdu de leur autorité, profitèrent de cette occasion pour se relever.
... Peu de jours après, Ou-tsong perdit absolument la parole & fut trois jours dans cet état, pendant lesquels les eunuques supposèrent un ordre de ce prince, qu’ils eurent soin de publier :
cet ordre portait que son fils étant trop jeune & hors d’état de gouverner par lui-même, il jugeait, pour le bien de l’empire, devoir nommer le prince Li-y, autrement Li-tchin, treizième fils
de Hien-tsong, son héritier & son successeur à l’empire. Ou-tsong mourut à la troisième lune, après six ans de règne, dans la trente-troisième année de son âge.
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857. Ce prince [Siuen-tsong], si éclairé, se laissa rependant séduire par les rêveries des tao-ssé. Les funestes exemples de ses
prédécesseurs auraient dû lui faire suspecter leur charlatanerie ; mais l’espérance de se rendre immortel l’emporta. Prévenu de cette chimère, il fit venir à sa cour Souan-yuen-tsi, fameux
tao-ssé, auquel il demanda s’il ne pourrait pas connaître le secret de l’immortalité. Ce tao-ssé lui répondit qu’un prince comme lui, en renonçant à ses passions & n’estimant que la vertu,
recevrait infailliblement une félicité qui s’étendrait fort loin. L’empereur, peu satisfait de cette réponse, après l’avoir gardé quelques mois à la cour, lui permit, comme il le demandait, de
retourner à sa montagne de Lo-séou.
858. Persuadé cependant qu’il pourrait par une autre moyen se procurer l’immortalité, Siuen-tsong se mit entre les mains de certains tao-ssé
qui étaient à la cour, & il se détermina à user de leurs recettes ; dès la première dose qu’il prit, il vomit avec des efforts si violents, qu’on en craignit des suites fâcheuses. Cet
accident passé, ce prince devint tout pensif & ne savait à quoi en attribuer la cause ; il ne voulait point que ce fût l’effet d’un breuvage, dont le but était de rendre immortel...
859. Siuen-tsong, toujours entêté de l’immortalité, continuait de prendre les breuvages que les tao-ssé lui préparaient, & à chaque fois
il en ressentait les plus mauvais effets ; mais persuadé que leur vertu était de changer la constitution humaine en une constitution immortelle, il attribuait à cette révolution les douleurs
qu’il souffrait : elles le conduisirent au tombeau à la cinquantième année de son âge & à la treizième de son règne.