Tong-kien-kang-mou, Histoire générale de la Chine

Tome troisième, 1777.

  • Les premiers Han, de l'arrivée au trône de Han-ou-ti (140 av. J.C.), à l'usurpateur Ouang-mang.
  • Les seconds Han, jusqu'en 194 ap. J.C.. Dont: l'expansion territoriale, l'introduction du bouddhisme. Le pouvoir des familles, la puissance des eunuques et leur chute. Les Sourcils Rouges. L'insurrection des Bonnets Jaunes.

Extraits : Ssé-ma-tsien et le zèle pour la vérité --- Apparition des Bonnets Jaunes --- Extermination des eunuques 

 

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Ssé-ma-tsien et le zèle pour la vérité

 

99. ... On parlait en des termes peu honorables de Li-kouang-li. Li-ling, petit-fils de ce général, sensible à ces propos injurieux, demanda à l’empereur la permission d’aller venger sur les Tartares l’affront que son aïeul en avait reçu. Li-ling était un jeune homme plein de feu & de courage ; habile à tirer de la flèche, soit à pied soit à cheval, il excellait surtout à commander l’infanterie. Aimé des soldats, qui marchaient avec confiance sous ses ordres, on leur voyait une contenance fière & intrépide quand il les commandait. L’empereur lui permit de partir avec cinq à six mille fantassins qu’il avait lui-même dressés ; mais persuadé que son expédition n’aurait pas grand succès sans cavalerie, il donna ordre à Sou-pou-té de le suivre avec un détachement de cavalerie, & de le soutenir s’il était attaqué.

A la neuvième lune, Li-ling se mit en marche avec sa petite armée, & poussa jusqu’à la montagne Siun-ki-chan, où il rencontra les Tartares, qui le voyant venir à eux avec une poignée de monde, le méprisèrent & se contentèrent de détacher quelques mille chevaux pour escarmoucher avec lui. Li-ling les laissa approcher à la portée de la flèche, & faisant une décharge générale sur les chevaux, presque tous les Tartares furent démontés ; alors le jeune général chinois tombant sur eux avec son infanterie, en coucha une grande partie sur le carreau. Le tchen-yu étonné de la défaite des siens, accourut avec ses meilleures troupes pour les venger. Li-ling l’attendit de pied ferme, & fit faire des décharges si à propos, que les Tartares perdirent encore plusieurs mille des leurs dans cette seconde action, sans pouvoir rompre les Chinois. Ce nouvel échec aurait déterminé le tchen-yu à la retraite, si un déserteur de l’armée de Li-ling, nommé Koan-kan, n’eût assuré à ce roi tartare que les Chinois n’avaient plus de flèches, & qu’il lui serait facile de les vaincre.

Cependant Li-ling satisfait de ce coup de main, retournait triomphant, lorsqu’il vit à l’improviste les Tartares sur ses traces. Ils firent filer un détachement considérable de cavalerie au midi de sa route, pour l’empêcher d’être secouru. Ce détachement le harcelait sans cesse ; mais Li-ling espérait d’en être bientôt délivré par la cavalerie de Sou-pou-té qu’il attendait, & qui aurait dû avoir fait plus de diligence. Ce jeune commandant regagnait la Chine toujours battant les Tartares, sans qu’ils pussent entamer sa colonne d’infanterie. Après quelques jours de marche, manquant de flèches & de vivres, ne voyant point paraître Sou-pou-té, fatigué par les ennemis qui lui tuaient continuellement du monde, sans pouvoir se défendre, il prit le parti de mettre bas les armes & de servir chez les Tartares, plutôt que de reparaître devant l’empereur après sa défaite.

A la nouvelle de cette défection, l’empereur entra dans une violente colère contre Li-ling, en présence de toute sa cour. Le seul Ssé-ma-tsien, qui était le Tai-ché-ling ou président du tribunal de l’histoire, osa prendre sa défense : il allégua pour sa justification le respect que ce jeune militaire avait toujours eu pour son père & pour sa mère ; sa fidélité envers ses amis ; son zèle pour le service de l’État, dont il avait donné une preuve en allant de son gré, & sans être commandé, contre les ennemis : que s’il avait essuyé un échec, le plus grand capitaine y était exposé ; mais que Li-ling n’avait succombé que parce qu’il avait épuisé ses flèches dans deux combats, où il avait tué plus de quinze mille hommes aux ennemis, & que s’il eût été secouru par Sou-pou-té, il eût reparu à la cour couvert de gloire. En un mot, qu’il avait fait une retraite dont il n’y avait point d’exemple, se défendant toujours, quoique dénué des armes nécessaires pour repousser l’ennemi ; & que s’il n’était pas resté sur la place, on ne devait pas l’imputer à un manque de bravoure, ni de ne s’être pas exposé comme le moindre soldat, mais à la fortune & au sort des armes.

L’empereur était trop irrité pour entendre à aucune justification ; il en fit même un crime à Ssé-ma-tsien, & lui reprocha de s’être laissé gagner par les amis de Li-ling, dont il avait plus à cœur les intérêts que la gloire de l’empire. Il lui dit qu’il mériterait d’être puni de mort lui & toute sa famille, pour avoir parlé en faveur d’un sujet infidèle ; mais que par grâce il le condamnait à être fait eunuque, afin de le rendre incapable d’avoir des descendants qui commissent la même faute envers leur prince. Ssé-ma-tsien paya chèrement son zèle pour la vérité, & subit un supplice déjà en usage sous les premiers empereurs.

Apparition des Bonnets Jaunes

Comme la peste continuait ses ravages, un certain Tchang-kio, qui avait fait une étude particulière des livres de Hoang-chi & de Lao-kiun qui traitent de la magie, trouva une recette dans un de ces livres, intitulé Taï-ping-tao, c’est-à-dire, règles pour établir la paix. Ce remède consistait à boire de l’eau sur laquelle on prononçait des paroles mystérieuses. Tchang-kio fit afficher qu’il avait découvert un spécifique infaillible contre la contagion. Il débuta par traiter ses compatriotes, qui guérirent effectivement en usant de sa recette. Comme la cure était prompte, il se fit bientôt une si grande réputation, qu’on accourait en foule de tout le voisinage pour avoir son remède. Les plus habiles gens se faisaient un honneur de se rendre ses disciples ; mais comme il ne pouvait suffire seul à cette affluence de monde, il choisit cinq cents de ceux qui se proposaient pour être ses disciples, qu’il initia à son secret & il les dispersa ensuite dans différents endroits.

Ses disciples eurent partout un succès égal à celui de leur maître. Les malades entre leurs mains recouvraient promptement la santé ; ce qui l’engagea à augmenter encore le nombre de ses disciples. Il y avait tels départements où leur nombre montait jusqu’à dix mille, dans d’autres il en avait jusqu’à six & sept mille. Il leur donna des chefs, afin de les maintenir dans le respect & l’obéissance, & il nomma ses deux frères Tchang-léang & Tchang-pao, inspecteurs généraux.

Cette grande réputation & la vanité de se voir tant de disciples lui inspirèrent des pensées de révolte. Il répandit, par le moyen de ses émissaires, que le ciel bleu était fini & que le ciel jaune devait prendre sa place. Il fit encore courir la prédiction que le peuple jouirait de la paix & du bonheur dans l’année marquée des deux premières lettres du cycle chinois Kia-tsé, & il ordonna à ses disciples de faire mettre sur toutes les portes les deux caractères Kia-tsé. Il fut obéi : on ne voyait partout, même sur les portes des tribunaux & des temples, que ces deux caractères affichés. Les habitants de King-tcheou, Siu-tcheou, Yeou-tcheou, Ki-tcheou, Yang-tcheou, Tsing-tcheou, Yu-tcheou & de Yen-tcheou placèrent chacun dans leurs maisons, avec celles de leurs ancêtres, la tablette de Tchang-kio, en le qualifiant de grand, de sage maître, & à certains jours, ils lui faisaient les mêmes cérémonies qu’à leurs ancêtres.

Tchang-kio ambitionnait plus que ces honneurs stériles : il portait ses vues vers le trône & cherchait à gagner le cœur du peuple. Quand il le vit si bien disposé en sa faveur, il voulut aussi s’appuyer à la cour, & pour cet effet il y dépêcha Ma-yuen-y avec des sommes considérables, des soieries & des pierres précieuses, qu’il s’était procurées avec son eau merveilleuse. Il le chargea de négocier auprès de l’eunuque Fong-siu & les autres de son parti, afin de les mettre dans ses intérêts.

Pendant que Ma-yuen-y s’acquittait de sa commission, Tchang-kio s’ouvrit à ses deux frères, Tchang-léang & Tchang-pao, & leur fit part du projet qu’il méditait. Il leur dit qu’il fallait profiter des dispositions favorables où le peuple était à leur égard, & que l’occasion une fois manquée, il serait peut-être difficile de la retrouver. Ils convinrent ensemble de faire faire des étendards jaunes, & de commencer leur entreprise le cinq de la troisième lune : ensuite de quoi ils firent partir Tang-tcheou pour la cour, avec des instructions pour Ma-yuen-y & l’eunuque Fong-siu ; mais cet envoyé n’y trouva pas les esprits prévenus en faveur de Tchang-kio comme dans les provinces.

Les mandarins voyant que Tchang-kio avait tant d’ascendant sur le peuple, soupçonnèrent qu’il avait des vues pernicieuses, & ils en donnèrent avis à la cour. D’un autre côté, l’éloge outré que Ma-yuen-y & Fong-siu faisaient de Tchang-kio confirmèrent ces soupçons ; ils furent arrêtés, & on trouva parmi leurs papiers les instructions que Tchang-kio avait données à Ma-yuen-y. On découvrit par là toute la trame. Plus de mille personnes furent exécutées publiquement avec Fong-siu & Ma-yuen-y. Tchang-tcheou qui apprit en arrivant cette terrible catastrophe, retourna en diligence sur ses pas, en avertir Tchang-kio qui en avait déjà été instruit par une autre voie. Tchang-kio, sans perdre de temps, ordonna à ses émissaires, répandus de tous côtés, de rassembler & de lui amener promptement le plus de soldats qu’ils pouvaient, auxquels ils feraient prendre des bonnets jaunes pour marque de leur engagement à son service. Il se vit par ce moyen, & en peu de temps, plus de cinq cent mille de ces bonnets jaunes qui vinrent joindre ses drapeaux.

Appuyé de ces forces redoutables, Tchang-kio leva enfin le masque. Il divisa cette grande armée en trois corps, à la tête desquels il se mit avec ses deux frères. Il prit le nom de général du ciel ; il donna à Tchang-léang le nom de général de la terre, & à Tchang-pao celui de général de l’homme.

189. Extermination des eunuques

 

Yuen-chao informé de l’ordre donné par l’impératrice aux eunuques, vint solliciter Ho-tsin de faire main basse sur eux mais il ne voulut point en venir à cette extrémité, & il leur donna par là le temps de se retourner. Ces gens se voyant menacés de toutes parts, résolurent entre eux de faire un coup d’éclat pour intimider leurs ennemis. Ils supposèrent un ordre de l’impératrice qui mandait Ho-tsin au palais. Ce grand général de l’empire se disposait à s’y rendre, lorsque Tching-lin lui fit soupçonner quelque piège de la part des eunuques. Yuen-chao le voyant irrésolu, dit qu’il fallait absolument se délivrer de la crainte des eunuques, & que s’il hésitait encore & voulait auparavant aller au palais, il devait s’y faire accompagner. Yuen-chao & Tsao-tsao furent eux-mêmes chercher chacun cinq cents braves, qu’ils postèrent hors des portes du palais, & dont ils donnèrent le commandement à Yuen-cho, & eux, avec cent hommes d’élite, accompagnèrent Ho-tsin.

Les eunuques parurent effrayés de voir tant de soldats sous les armes, ce qui donna de la confiance à Ho-tsin & le persuada qu’il n’avait rien à craindre de leur part. Yuen-chao y fut lui-même trompé, & il ne crut pas qu’ils osassent rien attenter sur Ho-tsin ; ils le laissèrent entrer seul au palais. Un eunuque aposté pour lui dire que l’impératrice l’attendait dans les appartements de l’intérieur, ferma la porte sur lui. Il traversa la première & la seconde cour avec l’air le plus assuré ; & comme il allait entrer dans la troisième, il vit venir à lui Tchang-yang & Toan-koué à la tête de plusieurs dizaines d’eunuques, le sabre à la main, qui l’enveloppèrent. Alors Tchang-yang élevant la voix, lui dit en l’accablant d’injures :

— Quel crime avait commis l’impératrice Tong-tchi, pour que tu aies eu la scélératesse de la faire mourir par le poison ? Tu as prétexté une maladie pour ne pas assister à ses funérailles ; mais son meurtrier ne devait pas les profaner par sa présence, & tu t’es rendu justice en te dispensant d’y venir. Tu veux ajouter à ce crime celui de nous faire tous périr l As-tu donc oublié que tu n’étais autrefois qu’un misérable boucher, que nous avons tiré de la fange pour l’élever au rang où tu es parvenu ? Et par l’ingratitude la plus noire, tu veux tremper tes mains dans le sang de tes bienfaiteurs ! Un monstre comme toi ne mérite pas de vivre !

Ho-tsin voulut parler, mais Tchang-yang lui déchargea à l’instant un coup de sabre qui l’étendit mort sur la place, & il lui coupa la tête.

Yuen-chan, inquiet de ne pas voir revenir Ho-tsin, cria aux eunuques de l’intérieur de dire au grand général que les grands l’attendaient pour délibérer avec lui sur une affaire pressante. L’eunuque qui était de garde à cette porte, pour toute réponse, jeta dehors la tête de Ho-tsin, en disant que l’impératrice la lui avait fait couper, pour le punir du dessein qu’il avait eu de le révolter. A la vue de cette tête, Yuen-chao, saisi de fureur :

— Vils rebuts de la nature, s’écria-t-il, vous avez osé mettre la main sur un grand du premier ordre ! Allons, amis, que le fer & la flamme vengent avec moi votre maître.

Cet ordre fut exécuté sur-le-champ : on vit la porte du palais en feu, & Yuen-chao passer à travers les flammes à la tête de ses soldats pour pénétrer dans l’intérieur du palais. Les deux eunuques Fan-lin & Siu-siang, furent les premiers qu’ils rencontrèrent : ils criaient qu’on violait les lois & les usages. Les soldats de Yuen-chan leur firent sauter la tête à tous les deux ; & cet officier ordonna à sa troupe de faire, sans distinction, main basse sur tous les eunuques. On les voyait courir éperdus çà & là pour chercher à se mettre en sûreté. Tchao-tchong, Tchin-kouang, Hia-tchun & Kouo-tching se réfugièrent au second étage d’un pavillon. Yuen-chao y fit mettre le feu, & ces malheureux eunuques, forcés de se jeter par les fenêtres, reçurent, de la main des gens de Yuen-chao, la mort, qu’ils ne pouvaient éviter de trouver au milieu des flammes.

Tchang-yang, Toan-koué, Tchao-tsié, voyant tout perdu, se saisirent de l’empereur, de l’impératrice & du prince Lieou-hieï, & se sauvèrent hors du palais. Liu-tchi, président d’un tribunal, ayant aperçu Toan-koué qui pressait l’impératrice de marcher, courut la pique à la main contre cet eunuque, en lui criant :

— Arrête, malheureux ! tu oses enlever l’impératrice, ta souveraine, & la traiter indignement ! Tu vas recevoir le prix de ton crime.

Toan-koué, effrayé de cette menace, lâcha sa proie & s’enfuit à toutes jambes.

Yuen-chao, qui avait juré d’exterminer tous les eunuques, n’en voulut laisser échapper aucun : il s’empara des portes, où il mit des sentinelles, & fit massacrer sans pitié tout ce qui se rencontra ; plusieurs même, qui n’étaient pas eunuques & qui n’avaient pas encore de barbe, furent confondus & périrent avec eux. On en compta plus de deux mille immolés par Yuen-chao, pour venger le meurtre de Ho-tsin.

Pendant que le sang coulait dans le palais, Ho-kouang ayant rencontré Ho-miao, frère de l’impératrice & de Ho-tsi, il entra en fureur contre lui, & lui reprocha d’être l’auteur de cette cruelle catastrophe, pour avoir préféré les intérêts des eunuques à ceux de son frère, en se laissant séduire par leurs présents. Pour le punir de cette perfidie, Ho-kouang ordonna à ses soldats de le mettre en pièces ; ordre qui fut exécuté sur-le-champ.

Tchang-yang & Toan-koué, qui s’étaient saisis de l’empereur & du prince son frère, qu’ils entraînaient avec eux dans leur fuite, prirent la route de la montagne Pé-mang-chan  , où ils arrivèrent à la nuit close. Liu-tchi & Ming-kong furent les seuls qui les soupçonnèrent d’avoir gagné de ce côté-là & qui les y suivirent. Ming-kong, ayant fait plus de diligence, les atteignit le premier : il cria de toutes ses forces à Tchang-yang de s’arrêter ; & comme ils se trouvaient sur le bord d’une rivière qu’ils ne pouvaient passer, ces eunuques se voyant dans l’impossibilité d’échapper, dirent à l’empereur, en se jetant à ses pieds, de tâcher de se sauver ; quant à eux, ils se précipitèrent dans l’eau, où ils se noyèrent.

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