Histoire générale de la Chine
Tome dixième, 1779.
- Éditeur : "Le Tong-kien-kang-mou, dont on a donné jusqu'ici la traduction, & qui comprend l'histoire des vingt premières dynastie impériales, n'allant pas plus loin que celles des Yuen ou Mongous, le père de Mailla s'est vu obligé, pour continuer son travail, d'avoir recours aux auteurs contemporains des deux dernières dynasties des Ming & des Tsing."
De 1369 à 1648. Quelques faits en relief :
- Vif éclat des lettres et des arts de la dynastie Ming, mais...
- Incapacité à résister aux envahisseurs de l'ouest et du nord, et à la puissance montante des Tartares.
- Le pouvoir des eunuques et les dissensions des princes finiront par ruiner la dynastie.
Extraits : 1450. L'empereur est prisonnier ! --- 1644. L'empereur s'est pendu !
L'an 1442, à la première lune, le conseil de la régence, à la tête duquel était l'eunuque Ouang-tchin, nomma Tsiang-koué général de l'armée
contre Ssé-gin, composée de cent cinquante mille hommes. Lieou-kiéou désapprouvait cette guerre : il fit même passer à la régente un mémoire, dans lequel il disait que l'État avait des ennemis
bien plus redoutables que Ssé-gin dans la personne du Tartare Tohoan & de Yésien son fils : il conseillait d'employer plutôt contre eux les forces destinées contre Ssé-gin, qui n'occupait
qu'un petit canton de terrain sur les frontières les plus reculées de la Chine. L'impératrice était assez de cet avis ; mais Ouang-tchin s'y opposa. L'autorité de cet eunuque était si grande, que
devenu le maître de tous les emplois, il les donnait à qui bon lui semblait : un extérieur agréable était auprès de lui la première recommandation & tenait lieu de mérite ; par ce moyen, les
emplois étaient mal distribués & encore plus mal remplis...
1450. Yésien, à l'exemple de Tohoan son père, avait envoyé un de ses officiers à la cour impériale demander une princesse en mariage. Comme l'empereur n'agissait que par les conseils de son
favori, celui-ci, sans le consulter, fit entendre à l'envoyé qu'on lui accordait sa demande. Peu de jours après, Yésien fit partir pour les présents de noces un grand nombre de chevaux & deux
mille hommes, que ceux qui les conduisaient disaient monter à trois mille, afin de se faire plus d'honneur. L'eunuque Ouang-tchin reçut ces présents comme un tribut ; & supposant que les
officiers qui les conduisaient avaient détourné à leur profit une partie des hommes & des chevaux, il se mit en colère contre eux : mais lorsqu'ils dirent que c'était un présent pour le
mariage de la princesse promise à leur maître, l'empereur, qui ignorait cette promesse, en témoigna sa surprise : l'eunuque la désavoua hardiment, & renvoya ces Tartares avec mépris. Yésien
piqué de l'affront, résolut de s'en venger.
A la septième lune, Yésien à la tête d'une nombreuse armée, vint faire des courses sur les frontières de la Chine. Huit jours après, on apprit que s'étant approché de Taï-tong, il avait défait un
détachement qu'on lui avait opposé, & qu'il paraissait vouloir prendre la route de Pé-king. Cette nouvelle consterna la cour. Ouang-tchin fit partir en avant dix mille hommes sous la conduite
de Tsin-yuen, & engagea l'empereur à marcher en personne contre les Tartares. Cet eunuque nomma Tchang-fou & Tchu-yong, les deux meilleurs généraux de l'empire, & la plupart des
premiers officiers des tribunaux, ainsi que les grands seigneurs de la cour, pour cette expédition, dont il voulut se charger seul : ayant fait assembler jusqu'à cinq cent mille hommes, il les
envoya camper à Long-hou-taï, où il en fit la revue avec une confusion sans exemple. Le lendemain il fit prendre à cette armée le chemin de Juen-hoa-fou par Hoaï-laï-hien.
Cet eunuque, incapable de commander le moindre corps de troupes, & encore moins une armée de cinq cent mille hommes, avait si mal pourvu à ses besoins, qu'elle manqua bientôt de vivres. Les
officiers en portèrent leurs plaintes aux grands qui composaient le cortège de l'empereur, & ceux-ci ne purent se dispenser d'en avertir ce prince. Ouang-tchin leur en témoigna son
ressentiment, mais sans oser parler trop haut à cause de la circonstance : cependant il ne fit que peu de diligence pour pourvoir aux besoins de l'armée ; de sorte que le défaut de provisions,
joint aux fatigues de la route & aux pluies continuelles, causa une maladie épidémique qui enleva en peu de jours beaucoup de monde.
Au commencement de la huitième lune, l'armée impériale étant arrivée près de Taï-tong, Ouang-tchin voulait lui faire prendre la route du nord ; mais comme elle n'avait presque point de vivres,
Hoang-yé représenta qu'il fallait plutôt retourner à Loan & s'y pourvoir du nécessaire : l'eunuque ne voulut pas même l'écouter. Ouang-tso, auquel il ordonnait de faire défiler les troupes,
lui en démontra encore plus vivement les inconvénients ; Pong-té-tsing, président du tribunal des Mathématiques, se joignit à lui, & chercha à intimider l'eunuque par des pronostics fâcheux :
tout fut inutile. Tsao-naï, ministre d'État, le voyant inflexible, lui dit d'un ton d'impatience, qu'un sujet & un fils qui n'avaient pas un cœur sensible exposaient à de grands dangers leur
souverain, l'État & leur famille. L'eunuque ne répondit à ces raisons que par des injures, & finit par dire que si cela arrivait, c'est que le Tien l'aurait voulu ainsi. Cependant les
grands réunis, lui ayant fait les plus vives instances de ne pas pousser plus loin, il parut ébranlé, & ordonna que l'armée se tînt prête pour le lendemain.
Ko-teng, général des troupes de Taï-tong, dit au ministre Tsao-naï, que pour garantir l'empereur de tout danger, il fallait le faire retourner par Tsé-king-koan ; mais l'eunuque s'y opposa, parce
qu'il voulait le faire passer par Oueï-tchéou sa patrie, & procurer à son frère l'honneur de recevoir son souverain chez lui ; ainsi l'armée prit la route de Tou-mou, & elle y fit quelque
séjour.
Le douze de la huitième lune, les Chinois traversèrent la montagne Ki-min-chan, & le treize les coureurs avertirent que Yésien paraissait à la tête de ses troupes. Un détachement de cinquante
mille hommes, sous les ordres du général Tchu-yong, marcha à sa rencontre & fut complètement battu. Le ministre d'État Hoang-yé pressant l'empereur de se retirer dans le fort Tsé-king-koan,
l'eunuque Ouang-tchin s'emporta, & lui demanda brusquement si c'était à des gens de lettres comme lui à entendre la guerre.
Le quatorze de la lune l'armée arriva de bonne heure à Tou-mou, à vingt ly de Hoaï-laï, où l'on aurait été en sûreté si les équipages eussent suivi : Ouang-tchin les avait fait retarder, afin
d'engager l'empereur à séjourner à Tou-mou contre le sentiment de tous les grands. Les impériaux s'y virent bientôt investis sans oser faire aucun mouvement : l'eunuque avait si mal choisi son
camp, qu'il manquait d'eau, quoiqu'on creusât à une grande profondeur pour trouver des sources. Yésien ne savait que penser en voyant l'armée chinoise campée, tandis qu'elle pouvait aisément
aller à Hoaï-laï. Cette incertitude l'empêcha d'avancer de peur de quelque surprise ; cependant afin de ne pas perdre son avantage il eut recours à la ruse, & envoya vers l'empereur un de ses
officiers sous prétexte de parler de paix ; mais dans le fait pour espionner l'ennemi & connaître sa situation. Après avoir pris toutes les informations qu'il désirait, cet émissaire
profitant d'un mouvement que firent les Chinois pour prendre la route du sud, retourna avec précipitation rendre compte à Yésien, & le pressa de ne pas manquer l'occasion de ruiner
entièrement l'armée impériale.
Le prince tartare, qui tenait continuellement ses troupes en haleine, ne laissa faire à l'armée ennemie que quatre à cinq ly, & la fit charger de tous côtés. Les Chinois déconcertés de
l'attaque, & découragés par le peu de soin qu'on avait de leur procurer le nécessaire, ne pensèrent qu'à fuir. Yésien fit publier dans tous les rangs des défenses de tuer ceux qui se
rendraient : aussitôt on vit la terre couverte des armes des Chinois ; cependant les Tartares animés ne leur firent aucun quartier. On compta qu'il périt dans cette déroute plus de cent mille
Chinois, du nombre desquels furent les généraux Tchang-fou, Ouang -tcho, les ministres d'État Hoang-yé, Tsao-naï, Tchang-y & un grand nombre d'autres officiers ; plus de deux cent mille
chevaux ou mulets furent pris ; l'empereur tomba lui-même entre les mains des Tartares. Ce prince environné d'ennemis, voyant qu'il lui était impossible d'échapper, descendit de cheval & se
mit à genoux, la face tournée vers le midi ; il s'assit ensuite sur son coussin, sans laisser paraître la moindre altération sur son visage. Les Tartares qui le pressaient, admirant sa
tranquillité, s'arrêtèrent saisis de respect & de d'étonnement. Le prince Saï-kan, qui les commandait, témoin de cette scène, alla sur-le-champ en rendre compte à Yésien, qui envoya deux
chinois reconnaître son prisonnier : ces deux hommes revinrent tout consternés lui dire que c'était effectivement l'empereur.
Yésien s'adressant à une foule de seigneurs tartares qui l'environnaient, leur demanda ce qu'il devait faire. Un des premiers de sa cour élevant la voix, s'écria qu'il n'y avait point à balancer
; que la famille des Ming ayant détruit celle des Yuen ; il fallait le faire mourir. Péyen-tiémour révolté de la proposition, dit avec chaleur, en adressant la parole à Yésien, qu'il traita de
nayen, c'est-à-dire grand homme, que la tranquillité de l'empereur méritait plutôt leur admiration, puisqu'au milieu des flèches, des armes & des horreurs du carnage, il avait conservé autant
de sérénité que s'il eût été dans son palais : il ajouta qu'il rendrait son nom immortel en le renvoyant généreusement dans sa capitale. Tous les autres seigneurs applaudirent à ce conseil, &
dirent que ce serait le comble de l'héroïsme : cependant Yésien fit conduire l'empereur au quartier de Péyen-tiémour, en recommandant de le traiter avec honneur & de le garder avec soin. Le
prince tartare sentait toute la gloire qu'il acquerrerait en renvoyant son prisonnier, mais il voulait en tirer avantage : ainsi il ordonna au général chinois Yuen-ping, aussi son prisonnier,
d'avertir la cour de Pé-king de la perte de la bataille & de la captivité de l'empereur.
Léang-koué, chargé de cette commission, arriva le seize de la lune à minuit à Pé-king ; & ayant assemblé au palais tous les mandarins, il leur annonça ces tristes nouvelles, qui les
consternèrent. L'impératrice mère donna pour la rançon de son fils tout ce qu'elle avait de plus précieux en or & en pierreries, dont on chargea huit mulets ; l'épouse de Yng-tsong se
dépouilla aussi de ses bijoux ; mais Yésien ne voulut point encore relâcher à ce prix son prisonnier.
*
1644. L'empereur s'est pendu !
Les troupes rebelles, commandées par Li-tsé-tching, sont aux portes de Pé-king.
Li-tsé-tching trouvant tant de facilité, où il s'attendait d'éprouver beaucoup de résistance, ne douta plus qu'il ne vînt à bout de prendre
Pé-king & de se rendre maître de l'empire. Il envoya deux détachements, l'un vers Tong-tchéou, & l'autre jusqu'à la porte Ping-tsé-men de Pé-king, dont il brûla le faubourg. Ce second
détachement revint le joindre à Tchang-ping-tchéou, qui se soumit sans se défendre plus que Ku-yong-koan.
Quoique les rebelles attaquassent la capitale avec des forces nombreuses, cependant ils ne l'auraient jamais prise, s'il y avait eu un homme de tête capable de la défendre. Cent cinquante mille
hommes de troupes réglées, des provisions de guerre & de bouche suffisantes pour soutenir un long siège, & la présence du souverain l'auraient mise en état d'obliger les rebelles à se
désister de cette entreprise ; mais l'empereur lui-même, par une aveugle confiance aux eunuques, ruina entièrement ses affaires. Il divisa les cent cinquante mille hommes de troupes effectives en
deux corps, l'un pour la garde de la ville, & il envoya l'autre sous les ordres des eunuques camper hors des murs pour empêcher les ennemis d'approcher.
Li-tsé-tching avait si bien pris ses mesures, que le détachement de son armée qui était allé à Tching-ting-fou & à Pao-ting-fou, après avoir pris ces deux villes & toutes celles qui
étaient sur sa route, arriva près de Pé-king en même temps que lui, sans que les impériaux se missent en devoir de s'opposer à leur jonction. Il avait plus de trois cent mille hommes, dont il
forma trois divisions qui marchèrent contre les troupes impériales campées hors des murs. A l'approche de l'ennemi, les impériaux, au lieu de présenter le front, ou de se mettre à couvert en
rentrant dans la place, mirent bas les armes & passèrent du côté des rebelles.
Cette défection générale remplit la ville de consternation ; à peine songea-t-on à s'y défendre : le seul Li-koué-tching ne perdit point la tête ; il parvint à rassurer la garnison, & serait
venu à bout de tenir assez pour donner le temps aux généraux Ou-fan-koueï & Tso-léang-yu de venir au secours de la capitale, si la garde des portes n'avait pas été confiée aux eunuques.
Le dix-huit de la troisième lune, Li-tsé-tching s'approcha des portes Si-tchi-men, Ping-tsé-men, Té-hoa-men & fit tendre, auprès de celle de Tchang-y-men, une tente magnifique : s'étant placé
sur une estrade, au pied de laquelle étaient assis les princes de Tsin & de Tçin, il ordonna à l'eunuque Tou-hiun, inspecteur-général de Ku-yong-koan, qui était debout devant lui, & à un
autre nommé Chin-tchi-sieou, d'aller, de sa part, engager l'empereur à lui céder le trône.
Cet infortuné prince ignorait que les ennemis fussent si près de la ville, & lorsqu'on lui vint annoncer que les deux eunuques venaient de Tchang-y-men où était Li-tsé-ching, il crut que
c'était une ruse de ce rebelle pour l'épouvanter : cependant, quand il les eut admis en sa présence & qu'il eut entendu le sujet de leur mission, il entra dans une si grande colère, qu'il
voulait les faire mourir : il se serait porté à cette violence contre eux, s'ils ne lui eussent représenté que c'était exposer au même sort les princes de Tsin & de Tçin, qui étaient au
pouvoir des ennemis. La crainte qu'on n'usât de représailles envers ces princes, sauva la vie aux eunuques.
Dans ces entrefaites, l'eunuque Tsao-hoa-chun, à qui on avait confié la garde de la porte Tchang-y-men, l'ouvrit aux rebelles. Quelques officiers de ce poste coururent en avertir l'empereur,
qu'ils trouvèrent à la montagne Ouan-souï, appelée aujourd'hui Kin-chan, avec Ouang-tching-nghen, son premier eunuque. Ce prince revint sur-le-champ au palais, & jugeant tout perdu, il manda
les officiers de sa maison, & se fit apporter du vin. Après en avoir bu & leur en avoir fait boire, il leur dit :
— Si vous êtes encore mes fidèles sujets, je vous ordonne, & même je vous conjure, de conduire mes fils chez les parents de leur mère, afin qu'ils les mettent en sûreté.
Se tournant ensuite vers l'impératrice :
— Tout est perdu pour nous ! lui dit-il les larmes aux yeux.
L'abattement où il était l'empêcha de continuer. La princesse ne répondit que par des sanglots, qui furent répétés par tous ceux qui étaient témoins de cette scène attendrissante. Étant rentrée
dans son appartement, elle fit venir les trois jeunes princes qu'elle embrassa tendrement : lorsqu'ils furent sortis du palais, elle se retira seule dans un endroit écarté & se pendit. De son
côté l'empereur ayant appelé sa fille, âgée de quinze ans :
— Pourquoi, lui dit-il, êtes-vous née d'un père aussi malheureux que moi ?
Au même instant il lui couvrit le visage de la main gauche, & lui porta de la droite un coup de sabre ; mais la princesse le para avec le bras : cependant elle tomba, & son père crut
l'avoir tuée. Par son ordre toutes ses femmes, pour ne pas s'exposer à l'insolence & à la brutalité des rebelles, se donnèrent la mort. Lorsqu'il crut l'honneur de sa fille & de ses
femmes hors d'atteinte, il se revêtit de ses habits impériaux, & suivi de l'eunuque Ouang-tching-nghen & de quelques dizaines de ses gardes, il alla se présenter à la porte Tsi-hoa-men
qu'il trouva occupée par les ennemis ; de là il courut à celle de Ngan-ting-men, dont ils étaient également les maîtres. Voyant l'impossibilité de se sauver, il retourna au palais, où il fit
sonner la cloche pour assembler les grands ; mais aucun ne se rendit à l'ordre.
Alors se jugeant abandonné de tout le monde, il se retira à la montagne Ouan-souï & il écrivit sur ses habits :
« J'ai occupé le trône dix-sept ans ; des sujets rebelles viennent m'insulter jusque dans ma capitale : ce qui m'arrive est un châtiment du Tien. Je ne suis pas le seul coupable ; tous les grands
qui ont été à mon service le sont plus que moi : ils m'ont perdu, en me cachant ce qui se passait. Avec quel front paraîtrai-je après ma mort devant mes ancêtres ? Vous qui me réduisez au triste
état où je me trouve, prenez mon corps & mettez-le en pièces, j'y consens ; mais épargnez mon peuple, & ne lui faites aucun mal. »
Après avoir achevé d'écrire, il se pendit avec sa propre ceinture, le dix-neuf de la troisième lune. L'eunuque Ouang-tching-nghen, dans la crainte que les rebelles n'insultassent son corps, le
dépouilla de ses habits impériaux & lui mit les siens : s'étant revêtu de ceux de l'empereur, il se pendit au même endroit, & avec la même ceinture dont il s'était servi pour finir ses
tristes jours.