Pierre Régis (1632-1707)
Compte-rendu de lecture du
CONFUCIUS SINARUM PHILOSOPHUS
Journal des Sçavans, 5 janvier 1688, pages 99-107.
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Le grand éloignement de la Chine, & la difficulté avec laquelle on y reçoit les étrangers, ont été cause que nous avons été longtemps sans en
avoir qu'une connaissance imparfaite. Mais le père Martini nous ayant donné en 1659 une histoire fort exacte de cette monarchie, depuis son commencement jusqu'à la venue du Messie, il ne nous
restait plus rien, pour savoir tout ce qui regarde ce grand empire, que de connaître ses mœurs & sa religion, dont le père Couplet & ses confrères nous donnent aujourd'hui une image très
exacte non tant pour satisfaire la curiosité des savants de l'Europe, que pour instruire ceux qui vont en mission à la Chine, des raisons qui ont porté les Pères de sa Compagnie à s'adonner aux
sciences qui fleurissent dans ce royaume-là, surtout à la philosophie de Confucius, dont les Chinois font plus de cas que les Européens n'en ont jamais fait d'aucun philosophe.
Pour cet effet il remarque dans sa préface que la langue chinoise est très difficile à apprendre ; que ses mots sont monosyllabes ; qu'ils sont en petit nombre eu égard aux choses ; mais que leur
défaut a produit des caractères dont le nombre est si grand, qu'il n'y a point de Chinois qui les puisse retenir tous en sa mémoire. Mais il avertit aussi qu'il suffit d'en connaître cinq ou six
mille pour pouvoir lire & entendre plusieurs livres de morale, d'histoire, & de politique, & même pour écrire assez exactement de toutes les matières qui font l'objet de ces
sciences.
Quand les jésuites furent parvenus à ce point de connaissance, ils se proposèrent d'examiner la philosophie des Chinois, où n'ayant rien trouvé qui répugnât à la loi naturelle, ils résolurent
d'en apprendre les maximes, & de s'en servir pour confirmer les vérités de la religion chrétienne ; ce qu'ils firent avec tant de succès, que les Chinois reçurent ces vérités non avec mépris
comme auparavant, mais avec confiance, & les regardèrent comme des conséquences qui se déduisaient de leurs principes, & qui étaient confirmées par l'autorité de leurs propres
philosophes.
Les principaux ouvrages des philosophes chinois sont compris dans cinq volumes & dans quatre livres. Le premier volume contient les préceptes, les lois, & les institutions politiques
& morales des empereurs Yao, Xun, & Yu, qui sont les trois principaux législateurs des Chinois. Le second comprend les odes & les poèmes qui furent faits sous les règnes de la famille
de Chu, & d'une partie de celle de Xam, pour célébrer les vertus des empereurs de ces familles. Le troisième contient une espèce d'énigme composée par Fohi premier empereur des Chinois, &
compris sous soixante-quatre figures formées chacune de six lignes, partie continues, & partie interrompues, qui furent ensuite commentées par le roi Venvam, & par Confucius environ 500
ans après lui ; mais avec cette différence, que Venvam les explique mystérieusement, & par des marques hiéroglyphiques ; au lieu que Confucius en rapporta l'explication, partie à la
connaissance de la nature, & partie à la connaissance de la morale & de la politique. Le quatrième représente les bonnes & les mauvaises actions de divers empereurs, avec les
punitions ou le récompenses qu'ils ont méritées & reçues. Enfin le cinquième est comme un mémoire des coutumes sacrées & profanes, qui étaient en usage sous les familles de Kia, de Xam,
& de Chu, qui ont été des plus considérables entre les familles impériales.
Quant aux quatre livres, on en attribue trois à Confucius, & un à Memcius son disciple. Ces livres ne sont, à parler proprement, que des commentaires des cinq volumes ; mais, surtout du
troisième, des figures duquel Confucius a tiré une doctrine si excellente, que tous les Chinois qui aspirent aux degrés, sont obligés, pour y parvenir, d'entendre parfaitement, & même de
savoir par cœur tout ce qui est contenu dans ces quatre livres, tant parce que Memcius & Confucius y ont ramassé tout ce qu'il y a de meilleur dans les cinq volumes, que parce qu'ils y ont
beaucoup ajouté du leur, & qu'ils ont traité les choses d'une manière beaucoup plus exacte, mais avec cela peu agréable, à cause des répétitions continuelles dont leurs écrits sont remplis :
ce qui n'est peut-être pas un aussi grand défaut qu'on pense, cette manière de répéter étant bien plus convenable à un législateur qui parle à tout le monde, qu'elle ne le serait à un simple
philosophe qui ne parle qu'aux savants.
On trouve ensuite un abrégé de la vie de Confucius. Il était noble d'extraction mais sur tout du côté de son père qui selon la chronologie des Chinois, descendait de l'empereur Ti-ye, de la
seconde famille nommée Xam. Il naquit sous le règne de Ping vingt-troisième roi de la 3e famille 551 ans avant Jésus-Christ. Il n'avait qu'environ 15 ans lorsqu'il commença à s'adonner aux
lettres. Il se maria à 20 ans, & eut un fils nommé Peyr qui lui laissa un petit fils qui a depuis commenté les ouvrages de son grand-père, & dont la famille subsiste encore aujourd'hui
avec honneur dans l'empire de la Chine. Confucius eut beaucoup d'emplois : mais il n'en prit aucun que pour être utile au public, & pour avoir lieu de répandre sa doctrine. Il eut jusqu'à
trois mille disciples, dont plus de 500 remplirent les plus grandes charges dans divers royaumes. Il mourut à 73 ans & fut enseveli dans l'académie où il avait accoutumé d'enseigner. Elle est
aujourd'hui ceinte de murailles comme une ville. Confucius était fort grand. Il avait les épaules & la poitrine larges, le teint brun, les yeux grands & ouverts, le nez camus, les cheveux
noirs, la barbe longue & pendante, & une bosse à la tête. Le père Couplet ajoute que les Chinois ont tant de respect pour sa mémoire, que depuis plus de deux mille ans ils ne reçoivent
personne aux charges publiques, qui n'ait été auparavant son disciple ; qu'ils fondent en son nom des collèges dans toutes les villes, avec défense expresse à ceux qui font profession des
lettres, de passer devant les portes de ces collèges sans descendre de cheval & sans aller quelques pas à pied, pour marquer le respect qu'ils portent à la mémoire de ce grand homme ; qu'on y
voit partout ces inscriptions en lettres d'or : À l'illustre roi des lettres ; & enfin que sa postérité subsiste encore aujourd'hui, a été honorée non seulement par des titres de
noblesse, mais encore par l'exemption de toutes sortes de tributs ; ce qui est un privilège qui n'est accordé qu'aux seuls princes du sang.
Le premier livre de Confucius est intitulé Ta-hio, sive magna Scientia. Il contient des instructions générales pour ceux qui ont soin de gouverner les empires. Ces instructions
consistent à leur enseigner que pour bien gouverner un État, il est nécessaire de savoir gouverner sa famille ; que pour bien gouverner sa famille, il se faut savoir gouverner soi-même ; que pour
se bien gouverner soi-même, il faut vaincre ses passions ; que pour vaincre ses passions, il faut régler sa volonté ; & enfin que pour régler sa volonté, il faut connaître parfaitement son
devoir. Après quoi Cençu disciple de Confucius explique toutes ces choses au long, suivant l'intention de son maître.
Le second livre est intitulé Chun-yum, sive Medium perfectum. Il contient une instruction générale, par laquelle chacun peut apprendre à choisir le milieu où consiste la vertu,
& à s'y tenir ferme quand il l'a choisi. Pour cet effet il donne plusieurs règles, dont les unes regardent les personnes privées, & les autres les personnes publiques. La première règle
qui regarde les personnes privées, est de connaître exactement les choses, & les rapports qu'elles ont entr'elles, ou avec nous. La seconde, d'examiner exactement tout ce qui paraît douteux.
La troisième, de distinguer précisément les choses, mais surtout de discerner le bien du mal, & le vrai du faux. La quatrième est d'avoir toujours une constante volonté de faire ce qui paraît
être bon après l'avoir examiné. La première règle qui regarde les personnes publiques est de tâcher d'acquérir toutes sortes de vertus. La seconde, de faire cas des gens de bien. La troisième,
d'honorer ses parents. La quatrième, d'avoir de la considération pour les principaux ministres de l'empire. La cinquième, de s'accommoder à la volonté des magistrats subalternes. La sixième,
d'aimer le peuple comme ses enfants. La septième & dernière, est de témoigner de l'estime & de l'affection aux grands de l'empire, afin de s'assurer par ce moyen de leur amour & de
leur fidélité.
Le troisième livre a pour titre Lun-ya, sive ratiocinantium Sermones. Il contient les réponses que Confucius faisait à ceux qui l'interrogeaient sur divers points de morale. Par
exemple, quand on lui demandait si un homme, de bien doit être sérieux, s'il doit contracter amitié avec des méchants, s'il lui est permis de se plaindre de ce qu'on ne se sert de ses talents, il
répondait qu'un homme de bien qui n'est pas sérieux doit tâcher de le paraître ; qu'il ne doit pas contracter amitié avec les méchants ; qu'il ne se doit pas plaindre de ce qu'on méprise ses
talents, mais qu'il doit plutôt se plaindre de lui-même, & se fâcher de ce qu'il ne connaît pas le naturel des hommes.
Il faudrait employer trop de discours pour parcourir toutes les maximes de morale, qui sont renfermées dans les trois livres de Confucius. Nous nous contenterons de les proposer seulement en
abrégé dans la description qu'il fait lui-même de la charité, dans la page 35 du troisième livre, en ces termes :
« La Charité mon cher disciple, ou cette piété parfaite que je demande, est une constante disposition d'esprit, & conforme à la raison, par laquelle un homme abandonnant son utilité ou sa
commodité particulière, aime généralement tous les hommes, comme s'ils étaient une seule & même chose avec lui, & a par conséquent avec eux un même & commun sentiment qu'il fait
paraître, soit dans la prospérité, ou dans l'adversité. Par exemple, lorsqu'un homme pieux & charitable de la sorte désire de s'élever & de se faire connaître, incontinent il se met en
peine d'élever les autres & d'assister de ses soins, de ses conseils, & de ses biens tous ceux ou que le peu de naissance, ou le peu de génie & l'imbécillité naturelle, ou quelque
accident extraordinaire de la fortune tiennent dans l'obscurité & dans l'oubli. Le même homme de bien souhaitant d'acquérir les sciences, favorise le même désir que les autres ont de devenir
savants, & se met en peine de les instruire, ne pouvant souffrir qu'ils demeurent dans l'erreur & dans l'aveuglement, ou qu'ils succombent sous les travaux qu'ils auraient à surmonter
pour s'instruire d'eux-mêmes. Il n'y a rien qu'il ne tente & qu'il n'entreprenne pour aider les uns & les autres, pour les éclairer, pour leur faire vaincre les difficultés qui se
rencontrent dans l'exécution de leur dessein, & pour les tirer enfin heureusement des ténèbres de l'erreur & de l'ignorance. Or lorsque cette charité aura une fois pris racine dans
l'esprit des mortels, alors toute la terre sera comme une seule & même famille. Que dis-je ? Tous les hommes seront comme un seul & même homme ; & tout ce qu'il y a de choses dans le
monde, à cause de cet ordre admirable & de ce lien mutuel des plus hautes, des moyennes, & des plus basses, semblera être d'une seule & même nature. Aimons donc les autres comme nous
nous aimons nous-mêmes. Mesurons les autres sur nous, & estimons les peines & les commodités des autres sur les nôtres propres. Enfin pour comprendre tout en peu de paroles, savoir faire
une juste comparaison de nous aux autres, vouloir par conséquent qu'il leur arrive tout ce que nous voulons qu'il nous arrive, ne vouloir pas qu'il leur arrive ce que nous ne voulons pas qu'il
nous arrive à nous-mêmes : c'est ce qu'on peut appeler l'art & la règle de la parfaite vertu dont il est question. »
Je ne vois pas qu'au motif près, la charité des Chinois soit différente de celle des chrétiens ; tant il est vrai que Dieu a répandu dans l'esprit même des infidèles des lumières qui les
conduisent à des vertus qui, quant à l'extérieur de l'action, ne sont en rien différentes des vertus chrétiennes.
Le père Couplet promet de donner le quatrième livre qui est de Memcius, quand il saura le succès des trois précédents.
Il a mis à la fin de cet ouvrage une chronologie de la monarchie chinoise, suivant les cycles de 60 années, composés par l'ordre de l'empereur Hoam-ti troisième roi de la Chine, par laquelle il
paraît que tous ceux qui ont possédé ce grand empire, sont compris dans 22 familles, & que ces 22 familles sont composées de 229 empereurs qui ont régné 4.639 ans, savoir 2.952 avant J. C.
& 1.687 après. Ce qui semble obliger à régler l'antiquité des temps suivant la supputation des Septante, plutôt que suivant celle des Hébreux ; parce que ceux-ci ont tellement resserré la
durée du monde depuis sa création, que si leur chronologie était véritable, le commencement de la monarchie de la Chine se trouverait environ 660 ans au delà du Déluge, comme il paraît par ce
calcul.
Selon les annales des Hébreux, cette année 1688 est la 5.636e de la création du monde. Or si vous ôtez de 5.636, 1.688 pour le temps qui s'est écoulé depuis la venue du Messie jusqu'à cette
année, il restera environ 3.948 pour le temps qui a devancé la naissance de Jésus-Christ. Si vous ôtez encore de 3.948, 1.656 pour le temps qui s'est écoulé avant le Déluge, il ne restera que
2.292 pour celui qui s'est écoulé depuis le Déluge jusqu'à la naissance du Messie. Or est-il que par les annales des Chinois Fohi leur premier empereur a commencé de régner 2.952 ans avant la
venue du Messie. Si vous ôtez donc de 2.952, 2.292 qui est le temps qui s'est écoulé depuis le Déluge jusqu'à J. C., il restera environ 660 ans pour le temps que la monarchie chinoise aura
devancé le déluge ; ce qui ne pouvant être, il semble qu'il s'en faut tenir à la supputation des Septante qui donnant au monde une plus longue durée, fait voir que l'empire de la Chine a commencé
environ 668 ans après le Déluge ; ce qui s'accorde parfaitement avec les Écritures.
C'est suivant ce principe que le père Couplet estime que les premiers Chinois reçurent de Noé la connaissance du vrai Dieu qu'ils nommèrent Xanti. Car il faut remarquer que les premiers empereurs
de la Chine vivaient aussi longtemps que les patriarches, & qu'ils purent par conséquent transmettre sans peine cette connaissance à leur postérité qui l'a conservée durant 2.761 ans jusqu'au
règne de Mim-ti quinzième empereur de la 5e race, qui l'altéra étrangement par une bizarre aventure qui est qu'ayant vu en songe une statue d'or, qui représentait un homme de taille gigantesque,
& s'étant ressouvenu que Confucius avait accoutumé de dire qu'il y avait un Saint dans l'Occident, il résolut d'envoyer des ambassadeurs vers ce Saint pour apprendre de lui la vraie religion.
Mais il arriva par malheur que ces ambassadeurs s'étant arrêtés assez près de la mer Rouge, dans une île où l'on professait la religion de Foë (ce grand & fameux idolâtre des Indes
Orientales) ils l'apportèrent en la Chine où elle fut d'abord reçue & établie par l'autorité du roi Mim-ti, & où elle subsiste encore aujourd'hui parmi le peuple ; car les lettrés sont la
plupart de la secte des philosophes, qui ne révèrent point d'idoles, & ne connaissent qu'un seul Dieu. Ce changement arriva environ l'an 65 de l'ère chrétienne.
Outre la secte des philosophes & celle de Foë, il y en a une troisième nommée Tao, dont l'auteur est Li Lao Kiun, qui vivait du temps de Confucius, mais qui était un peu plus âgé que lui.
Ainsi l'on peut compter trois sectes principales dans la Chine, dont il n'y en a que deux d'idolâtres. Ceux qui font profession de celle des philosophes, apprennent de Confucius leur maître, à ne
point chercher les biens de la vie présente & à ne rien espérer de personne que du Ciel vivant, (quoi que ce soit qu'ils entendent sous ce nom-là) & ils tiennent que c'est un crime de ne
pas se soumettre au Ciel en tout ce qui nous arrive, soit de prospérité, soit d'adversité.
Ceux qui suivent quelqu'une des deux sectes idolâtres nommées Foë & Tao, pensent ou que les âmes des morts s'anéantissent, ou qu'elles sont détenues pour un temps dans l'enfer, ou que par une
transmigration pareille à celle de Pythagore, elles rentrent en d'autres corps, à la réserve d'un petit nombre qu'ils disent être changées en Foë, & mises comme au nombre des hommes
immortels. Li Lao Kiun passe pour l'auteur de la chimie ; & c'est apparemment pour cette raison qu'il est regardé comme l'auteur de la magie, qui après sa mort fut fort en vogue par toute la
Chine.
Jésus-Christ vint au monde sous le règne de Negay dixième empereur de la 5e famille, & naquit la cinquante-septième année du 45e cycle, savoir 2.952 ans après le commencement du règne de Fohi
premier empereur de la Chine. Ce royaume avait été gouverné pendant 4.232 ans par 19 familles chinoises, lorsqu'il tomba sous la domination des empereurs tartares qui le possèdent
aujourd'hui.
Enfin le père Couplet, pour nous représenter la grandeur prodigieuse de ce royaume, nous propose une table qu'il a extraite de l'Histoire du père Martini, par laquelle il est démontré que
l'empire chinois est composé de 15 grandes provinces, que ces provinces contiennent 150 métropoles, que ces métropoles comprennent 1322 villes, que ces villes font composées de 10.128.789
familles, & que ces familles comprennent 58.916.783 hommes qui surpassent tous les habitants de l'Europe.