Guillaume de Rubruquis (122?-129?)
VOYAGE
Traduction de Pierre Bergeron
Extrait de Deux voyages en Asie au XIIIe siècle, par Guillaume de Rubruquis et Marco Polo.
Librairie Delagrave, Paris, 1888, pages 21-144.
- Eugène Muller, éditeur : "Vers le milieu du treizième siècle, le roi Louis IX, alors engagé dans sa première croisade, avait ouï dire que le grand khan des Tartares mongols, petit-fils de Djengis, avait témoigné d’assez formelles sympathies à un prince chrétien d’Arménie. Il lui sembla de bonne politique de chercher, par delà les limites de l’islam qu’il combattait, de puissantes alliances morales, dont l’influence pût, au cas échéant, fournir un appui efficace aux revendications des peuples chrétiens. De Chypre, où il était alors, il députa donc une ambassade caractérisant bien les idées qu’elle devait tâcher de faire prévaloir auprès du souverain mongol. Trois pauvres moines partirent chargés de démontrer au prince asiatique tous les avantages moraux et matériels qui pourraient résulter pour lui et pour ses peuples d’embrasser la foi chrétienne, ou tout au moins d’accueillir et protéger les hommes qui viendraient la prêcher dans son empire."
-
"Comment ces moines furent reçus par le petit-fils de Djengis-Khan et quel fut le résultat de leur mission, on le verra dans la relation même du voyage que l’un
deux, Guillaume de Rubruquis, d’origine flamande, rédigea en latin, sous forme de lettre au saint roi.
Or ce voyage eut lieu dans les années 1252-1254. Alors sur le vaste domaine de Djengis régnait Mangou-Khan, qui, en vrai Tartare, avait gardé les goûts et les mœurs de son aïeul. Les envoyés de saint Louis durent l’aller chercher dans ses campements des montagnes et le visiter sous la tente du nomade.
Six ou sept ans plus tard, à Mangou-Khan succédait son frère Koubilaï, qui, s’étant définitivement rendu maître des dernières provinces du grand empire civilisé, s’y établit en s’assimilant, avec une véritable supériorité d’instinct, toutes les traditions de grandeur et de magnificence de la dynastie détrônée. C’est à la cour de Koubilaï et sur divers points de ses opulents domaines que vécut pendant plus de vingt ans Marco Polo."
- "Ainsi s’explique le contraste des deux récits, le premier d’ailleurs ne le cédant en rien au second pour l’évidente véracité, et pour le pittoresque, pour l’intérêt des tableaux. Bien que le récit sincère du moine fût de nature à parler moins vivement à l’imagination des lecteurs d’Occident, nul doute que s’il eût été connu peu après sa rédaction, comme le fut celui du Vénitien, il eût valu à l’auteur l’honneur des reproductions, des traductions, qui donnèrent une notoriété universelle au livre de Marco Polo. Mais la précieuse épître, que peut-être même le royal destinataire ne reçut jamais, devait rester dans l’ombre jusque vers la fin du seizième siècle, où un compilateur anglais (Hakluit) la découvrit et l’inséra dans un recueil de navigations et découvertes. Quelque cinquante ans plus tard, Pierre Bergeron, géographe français, écrivain assez habile, en publia la traduction que nous reproduisons."
Extraits : Un nouveau monde - Les Tartares : leurs demeures, leurs lits, leur boisson, leurs animaux, ... - Les cours de
Sartach et de Mangu-Khan - Des sorciers et devins qui sont parmi les Tartares - Des lettres que le Khan envoya au roi de France saint
Louis
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Vous saurez, s’il vous plaît, sire, qu’étant parti de Constantinople le 7 de mai de l’an 1253, nous entrâmes en la mer du Pont, que les Bulgares
appellent la Grande mer, laquelle, selon ce que j’ai appris des marchands qui y trafiquent, a environ mille milles, ou deux cent cinquante lieues d’étendue en sa longueur de l’orient à
l’occident, et est comme séparée en deux. Vers le milieu il y a deux provinces : l’une vers le midi, nommée Sinope, d’une forteresse de ce nom qui est un port du soudan de Turquie ; l’autre vers
le nord, que les chrétiens latins appellent Gazarie, et les Grecs qui y demeurent Cassaria, comme qui dirait Césarée... Nous vînmes donc au pays de Gazarie, qui est en forme de triangle... Cette
province de Gazarie est environnée de mer de trois côtés, à savoir : à l’occident, où est la ville de Kersona ; au midi, où est Soldaïa, où nous abordâmes, et où est la pointe du pays ; et à
l’orient, où est Materta ou Matriga et l’embouchure du Tanaïs.
Nous arrivâmes donc à Soldaïa le 21 mai, où étaient venus avant nous certains marchands de Constantinople, qui avaient fait courir le bruit que des ambassadeurs de la Terre Sainte, qui allaient
vers le Tartare Sartach, y devaient bientôt venir ; et toutefois j’avais dit publiquement à Constantinople, prêchant dans l’église de Sainte-Sophie, que je n’étais envoyé ni par Votre Majesté, ni
par aucun autre prince, mais que seulement je m’en allais de moi-même prêcher la foi à ces infidèles, suivant les statuts de notre ordre. Quand je fus donc arrivé là, ces marchands m’avertirent
de parler discrètement, parce qu’ils avaient dit que j’étais envoyé vers eux, et que je me gardasse bien de me désavouer pour tel, car autrement on ne me laisserait pas passer. Je dis donc à ceux
qui y commandaient en l’absence des chefs (qui étaient allés porter le tribut à Baatu et n’étaient pas de retour), que nous avions entendu dire en la Terre Sainte de Sartach, leur seigneur, qu’il
était chrétien, dont tous les chrétiens de delà s’étaient grandement réjouis, et surtout le très chrétien roi de France, qui était en pèlerinage en ces pays-là et combattait contre les sarrasins
et infidèles, pour leur ôter les Saints Lieux d’entre les mains. Que pour moi, mon intention était d’aller vers Sartach et lui porter des lettres du roi mon seigneur, par lesquelles il lui
donnait avis de tout ce qui concernait le bien du christianisme. Ils nous reçurent fort honnêtement, et nous donnèrent logement en l’église épiscopale. L’évêque du lieu, qui avait été vers
Sartach, nous en dit beaucoup de bien, que depuis nous ne trouvâmes guère véritable. Alors ils nous donnèrent le choix de prendre des charrettes à bœufs, pour porter nos hardes, ou bien des
chevaux de somme ; les marchands de Constantinople me conseillaient de ne point prendre de leurs charrettes, mais que j’en achetasse moi-même en particulier de couvertes, comme celles dont les
Russiens se servent pour porter les pelleteries, et que je misse dedans tout ce que nous aurions besoin de tirer tous les jours ; d’autant que si je prenais des chevaux, je serais sujet de les
faire décharger en chaque hôtellerie pour en prendre d’autres, et d’aller lentement à cheval, en suivant le train des bœufs. Je suivis leur conseil, qui ne se trouva pas toutefois si bon,
d’autant que nous fûmes deux mois entiers à aller vers Sartach, ce que nous eussions pu faire en un mois avec des chevaux.
J’avais fait provision à Constantinople de fruits secs, de vin muscat et de biscuit fort délicat, par le conseil de ces marchands, pour faire présent aux premiers capitaines tartares que nous
trouverions, afin d’avoir le passage plus libre : car ces gens-là ne regardent pas de bon œil ceux qui ne leur donnent rien. Je mis donc tout cela en un chariot, et, n’ayant trouvé là aucun des
capitaines de la ville, ils me dirent tous que si je pouvais faire porter le tout jusqu’à Sartach, il en serait fort aise. Nous commençâmes à prendre notre chemin le 1er juin avec quatre chariots
couverts, et deux autres qu’ils nous donnèrent pour porter nos lits et matelas à reposer la nuit, outre cinq chevaux de selle pour nous, car nous étions autant de compagnie, à savoir : mon
compagnon frère Barthélemy de Crémone, Gozet, porteur des présents, un bonhomme turcoman, ou interprète, un garçon nommé Nicolas, que j’avais acheté de nos aumônes à Constantinople, et moi. Ils
nous avaient aussi donné deux hommes pour mener les chariots et avoir soin des bœufs et des chevaux. Il y a de grands promontoires ou caps sur cette mer depuis Kersona jusqu’aux embouchures du
Tanaïs, et environ quarante châteaux entre Kersona et Soldaïa, dont chacun a sa langue particulière ; il y a aussi plusieurs Goths, qui retiennent encore la langue allemande. Ayant passé les
montagnes vers le nord, on trouve une belle forêt en une plaine remplie de fontaines et de ruisseaux ; après quoi se voit une campagne de quelque cinq journées, jusqu’à bout de cette province,
qui s’étrécit vers le nord, ayant la mer à l’orient et l’occident, qui est comme une grande fosse ou canal d’une mer à l’autre.
Cette campagne était habitée par les Comans, avant la venue des Tartares ; et ils contraignaient toutes les villes susdites, châteaux et villages de leur payer tribut ; mais quand les Tartares y
arrivèrent, une si grande multitude de ces Comans s’épandit par le pays en fuyant vers le rivage de la mer, qu’ils se mangeaient par grande nécessité les uns les autres presque tous en vie, ainsi
qu’un marchand qui l’avait vu me l’a conté : ils déchiraient à belles dents et dévoraient la chair des corps morts, ainsi que les chiens font les charognes. Aux extrémités de ce pays, il y a de
fort grands lacs, sur le bord desquels se trouvent plusieurs sources d’eaux salées : sitôt que la mer est entrée dedans, elle se congèle en un sel dur comme la glace. De ces salines Baatu et
Sartach tirent de grands revenus : car de tous les endroits de la Russie on y vient pour avoir du sel, et pour chaque charretée on donne deux pièces de toile de coton. Par mer il vient aussi
plusieurs navires pour charger de ce sel, et on paye selon la quantité qu’on en prend.
Après être partis de Soldaïa, au troisième jour nous trouvâmes les Tartares ; et quand je les eus vus et considérés, il me sembla que j’entrais en un nouveau monde.
De la demeure des Tartares.
Les Tartares n’ont point de demeure permanente, et ne savent où ils doivent aller habiter le lendemain : car ils ont partagé entre eux toute la Scythie, qui s’étend depuis le Danube jusqu’au
dernier Orient, et chaque capitaine, selon qu’il a plus ou moins d’hommes sous soi, sait les bornes de ses pâturages et où il doit s’arrêter selon les saisons de l’année. L’hiver approchant, ils
descendent aux pays chauds vers le midi ; l’été ils montent aux régions froides vers le nord. En hiver ils se tiennent aux pacages destitués d’eaux, quand il y a des neiges, à cause que la neige
leur sert d’eau. Les maisons où ils habitent pour dormir sont fondées sur des roues et des pièces de bois entrelacées et aboutissent en haut à une ouverture comme une cheminée, faite de feutre
blanc, qu’ils enduisent de chaux ou terre blanche, ou de poudre d’ossements, pour la faire reluire, quelquefois aussi de couleur noire ; cette couverture de feutre par le haut est embellie de
diverses couleurs de peinture. Au-devant de la porte ils pendent aussi un feutre tissu de diverses couleurs, qui représentent des ceps de vignes, des arbres, des oiseaux et autres bêtes. Ils ont
de ces maisons-là de telle grandeur qu’elles ont bien trente pieds de long : J’ai pris la peine quelquefois d’en mesurer une qui avait bien vingt pieds d’une roue a l’autre ; et quand cette
maison était posée dessus, elle passait au-delà des roues. Chacun des côtés avait pour le moins cinq pieds de large, et j’ai compté jusqu’à vingt-deux bœufs pour traîner une de ces maisons, onze
d’un côté et onze de l’autre. L’essieu entre les roues était grand comme un mât de navire, avec un homme à la porte pour guider les bœufs. Ils font aussi comme de grands coffres ou caisses de
petites pièces de bois en carré, qu’ils couvrent de même matière en dôme, et à l’un des bouts il y a une petite porte ou fenêtre ; ces petites maisonnettes sont couvertes de feutre enduit de suif
ou de lait de brebis, afin que la pluie ne les puisse percer, et qu’ils ornent de diverses peintures et broderies. Ils y serrent tous leurs ustensiles, leurs trésors et richesses, puis les lient
fortement sur des roues et des espèces de chariots ou de traîneaux, qu’ils font tirer par des chameaux, afin de traverser les plus grandes rivières. Ils n’ôtent jamais ces coffres ou maisonnettes
de dessus leurs traîneaux. Quand ils posent leurs maisons roulantes en quelque endroit, ils tournent toujours la porte vers le midi, et à côté, deçà ou delà, à environ demi-jet de pierre, ils
mettent aussi ces grands coffres, de sorte que leur maison est située entre deux rangs de ces chariots et- coffres, comme entre deux murailles. Leurs femmes font elles-mêmes de ces chariots très
bien construits. Il se trouve de riches Moals ou Tartares qui ont bien cent et deux cents de ces chariots et cabanes. Baatu a seize femmes, dont chacune a une grande maison accompagnée de
plusieurs de ces petites, qui sont comme des pavillons séparés où demeurent les filles et les servantes ; de sorte que chacune de ces grandes a plus de deux cents petites qui en dépendent. Et
quand ils assoient ces maisons pour s’arrêter en quelque lieu, la première des femmes fait poser sa petite cour vers l’occident, puis toutes les autres en font de même chacune en son rang : si
bien que la dernière se trouve à l’orient, et l’espace d’entre elles est environ un jet de pierre ; de sorte que la cour d’un de ces riches Tartares semble un gros bourg, où il y a toutefois bien
peu d’hommes. La moindre de leurs femmes aura vingt et trente de ces chariots et cabanes à sa suite ; ce qui leur est aisé à transporter, tout le pays étant plain et uni. Ils lient ces chariots
avec leurs bœufs ou chameaux, les uns à la suite des autres, avec une femme au-devant qui conduit les bœufs, et toutes les autres la suivent. S’ils se trouvent en quelque pays fâcheux à
traverser, ils délient ces chariots et les font passer séparément, car leur marche est aussi lente que le pas d’un bœuf ou d’un mouton.
De leurs lits, de leurs idoles et cérémonies avant de boire.
Après qu’ils ont posé leurs maisons la porte au midi, ils mettent le lit du maître vers le septentrion; l’habitation des femmes est toujours à l’orient, c’est-à-dire au côté gauche du maître, qui
est dans son lit, le visage tourne vers le midi ; mais le lieu des hommes est de l’autre côté droit à l’occident. Quand ils entrent dans ces maisons, ils ne pendent jamais leurs arcs et carquois
du côté des femmes. Au-dessus de la tête du maître il y a toujours une petite image comme une poupée faite de feutre, qu’ils appellent le frère du seigneur de la maison, ; et une autre de même
sur la tête de la femme, qu’ils appellent aussi frère de la maîtresse, et cela attaché à la muraille. Entre ces deux, un peu plus haut, il y en a une autre petite, fort maigre, qu’ils tiennent
comme la gardienne de la maison. La maîtresse du logis a coutume de mettre à son côté droit aux pieds du lit, en lieu assez éminent, une peau de chèvre pleine de laine, ou autre matière, et
auprès une petite image qui regarde ses femmes et servantes. Près de la porte, et du même côté de la femme, est une autre image avec un pis de vache pour les femmes qui ont la charge de traire
les vaches, car cet office leur appartient. De l’autre côté de la porte, vers les hommes, est une autre petite idole, avec un pis de jument pour les hommes qui traient ces bêtes-là. Lorsqu’ils
s’assemblent pour boire et se divertir, la première chose qu’ils font, c’est d’asperger de leur boisson cette image qui est sur la tête du maître, et en font de même à toutes les autres par ordre
; il vient ensuite un garçon qui sort de la maison avec une tasse pleine, et en répand trois fois vers le midi, en ployant le genou à chaque fois, et cela à l’honneur du feu ; puis il en fait
autant vers l’orient pour l’air ; vers l’occident pour l’eau ; et enfin vers le nord pour les morts. Quand le maître tient la tasse, avant que de boire il en répand une portion à terre ; que s’il
boit étant à cheval, il en jette avant que de boire sur le col ou les crins du cheval. Après que le garçon a ainsi fait son effusion vers les quatre parties du monde, il retourne au logis, et
deux garçons avec leurs tasses et deux soucoupes présentent à boire au maître et à sa femme assise sur le lit au-dessus de lui.
De leur boisson et de quelle manière ils invitent et excitent les autres à boire.
En hiver ils composent une très bonne boisson de riz, de mil et de miel, qui est claire comme du vin ; car pour le vin on le leur apporte d’assez loin. Mais l’été ils ne se soucient que de boire
du koumis dont il y a toujours une provision auprès de la porte ; et près de là il y a un joueur d’instruments avec sa guitare. Je n’y ai point vu de nos cistres et violes, mais ils ont beaucoup
d’autres sortes d’instruments de musique que nous n’avons point. Quand ils commencent à boire, un des serviteurs crie tout haut ce mot : Ha ! et aussitôt le joueur d’instruments commence ; mais
quand c’est une grande fête, ils frappent tous des mains et dansent au son de la guitare, les hommes devant le maître et les femmes devant la maîtresse. Après que le maître a bu, l’échanson
s’écrie comme auparavant, et le joueur se tait ; alors tous les hommes et les femmes boivent à leur tour, quelquefois à qui mieux mieux. Quand ils veulent inviter quelqu’un à boire, ils le
prennent par les oreilles, qu’ils tirent bien fort pour lui faire ouvrir la bouche et le gosier, puis battent des mains et dansent avec lui. Quand ils veulent faire une grande fête et témoigner
une grande joie, un prend la coupe pleine, et deux autres se mettent à ses côtés, et vont ainsi tous trois en chantant, jusqu’à celui à qui ils doivent présenter le gobelet, puis chantent et
dansent devant lui ; et sitôt qu’il a étendu la main pour prendre la tasse, les autres la retirent, puis incontinent la représentent, ce qu’ils font trois ou quatre fois par galanterie, lui
donnant et ôtant la coupe jusqu’à ce qu’il soit de bonne et gaie humeur et qu’il ait grande envie de boire ; enfin ils lui laissent la coupe, en dansant, chantant et trépignant jusqu’à ce qu’il
ait bu.
De leur nourriture et manière de manger.
Ils mangent indifféremment de toutes sortes de chairs mortes ou tuées ; car entre tant de troupeaux de bêtes qu’ils ont, il n’est pas possible qu’il n’en meure beaucoup d’elles-mêmes ; toutefois
en été, tant que leur koumis ou vin de jument dure, ils ne se soucient pas d’autre nourriture ; de sorte que si alors il arrive que quelque bœuf ou cheval meure, ils le sèchent, coupé par petites
tranches, le pendant au soleil et au vent ; ainsi la chair se sèche sans sel ni sans aucune mauvaise senteur. Ils font des andouilles de boyaux de cheval, meilleures que celles qui se font de
pourceau, et mangent cela tout fraîchement, gardant le reste des chairs pour l’hiver. Des peaux de bœufs ils font de grandes bouteilles, qu’ils. sèchent bien à la fumée, et du derrière de la peau
du cheval ils font de très belles chaussures. De la chair d’un mouton ils donnent à manger à cinquante, et même cent personnes ; ils la coupent fort menue en une écuelle, avec du sel et de l’eau,
qui est toute leur sauce ; puis avec la pointe du couteau ou de la fourchette, qu’ils font exprès pour cela, et avec quoi ils mangent des poires et pomme cuites au vin, ils en présentent à chacun
des assistants une bouchée ou deux, selon le nombre des conviés ; pour le maître, comme on lui a servi la chair du mouton, il en prend le premier ce que bon lui semble ; s’il en veut donner à
quelqu’un un morceau, il faut que celui-là le mange tout seul, et aucun autre ne lui en oserait présenter. Que s’il ne peut achever tout seul, il faut qu’il emporte le reste, ou le donne à son
valet, pour le lui garder, ou bien qu’il le serre. en « saptargat », c’est-à-dire en son escarcelle ou bourse carrée, qu’ils portent sur eux pour mettre de telles choses ; ils y serrent aussi les
os quand ils n’ont pas eu le temps de les bien ronger et curer, afin de les achever après tout à leur aise, de peur que rien ne s’en perde.
Comme ils font leur boisson de koumis.
Leur koumis ou vin de jument se fait de cette sorte : ils étendent sur la terre une longue corde tendue à deux bâtons, à laquelle ils attachent environ trois heures durant trois jeunes poulains
des juments qu’ils veulent traire, lesquelles demeurant ainsi près de leurs poulains se laissent traire fort paisiblement ; que s’il s’en rencontre quelqu’une plus farouche que les autres, ils
lui approchent son poulain, afin qu’il la puisse téter un peu, puis le retirent promptement et lui font venir celui qui a charge de la traire. Quand ils ont amassé ainsi une grande quantité de ce
lait, qui est doux comme celui de vache lorsqu’il est fraîchement tiré, ils le versent dans une bouteille de cuir ou autre vaisseau, où ils le battent et remuent très bien, avec un bois propre à
cela, qui est gros par en bas comme la tête d’un homme, et concave par-dessous. L’ayant ainsi bien remué, il commence à bouillir comme du vin nouveau et à s’aigrir comme du levain ; ils le
battent jusqu’à ce qu’ils en aient tiré le beurre. Cela fait, ils en tâtent, et quand ils le trouvent assez piquant, ils en boivent ; car cela pique la langue comme fait le râpé quand on le boit.
Lorsqu’on a achevé de boire, on garde sur la langue un goût d’amande, qui réjouit beaucoup le cœur, et même enivre parfois ceux qui n’ont pas la tête bien forte. Ils en font d’une autre sorte,
qui est noire et qu’ils appellent « cara koumis », pour l’usage des grands, et le font de cette manière : Le lait de jument ne se caille point. Ils remuent ce lait jusqu’à ce que le plus épais
aille au fond du vaisseau, comme fait la lie de vin, et le plus pur et subtil demeure dessus comme du lait clair ou du moût blanc, car les lies en sont fort blanches : ils les donnent à leurs
serviteurs, ce qui les fait fort dormir. Mais il n’y a que les maîtres qui boivent celui qui est clarifié, et certainement c’est une boisson fort agréable et qui a de grandes vertus.
Baatu a trente métairies en son quartier, qui s’étend environ une journée ; il tire tous les jours de chacune le lait de cent juments, ce qui revient à trois mille. De même qu’en Syrie les
paysans apportent et rendent à leurs maîtres la troisième partie de leurs fruits, aussi ceux-ci rendent le lait du troisième jour. Quant au lait de chèvre, ils en tirent premièrement le beurre,
puis le font bouillir jusqu’à parfaite cuisson, et après ils le serrent dans des peaux de chèvres pour le conserver. Ils ne salent point leurs beurres, et toutefois ils ne se gâtent point, par
suite de cette grande cuisson; ils gardent cela pour l’hiver. Quant au reste du lait demeuré après le beurre, ils le laissent aigrir autant que possible, puis le font bouillir, d’où vient du
caillé, qu’ils dessèchent au soleil, qui le fait devenir dur, et ils le gardent en des sacs pour l’hiver ; et quand en cette saison le lait leur manque, ils prennent de ce caillé dur et aigre,
qu’ils appellent « gri-ut », le mettent dans une bouteille de cuir, jettent par-dessus de l’eau chaude, et battent le tout en sorte que cela devient un liquide aigrelet dont ils usent pour leur
boire au lieu de lait, car ils se gardent bien de boire de l’eau toute pure.
Des animaux dont ils se nourrissent, de leurs habillements et de leurs chasses.
Les grands seigneurs tartares ont des métairies et lieux pour leur provision vers le midi, qui les fournissent de millet et de farines durant l’hiver ; les pauvres s’en pourvoient par échange de
moutons et de peaux ; pour ce qui est de leurs esclaves, ils se contentent de boire de l’eau fort épaisse et fort vilaine. De tous les animaux dont ils se nourrissent ils ne mangent d’aucune
sorte de rats à longue ou courte queue. Ils ont beaucoup de petits animaux qu’ils appellent « sogur », qui s’assemblent vingt ou trente ensemble en une grande fosse l’hiver, où ils dorment six
mois durant ; ils en prennent une grande quantité, ils ont aussi des lapins à longue queue, dont le bout est garni de poils noirs et blancs, et plusieurs autres sortes de petites bêtes bonnes à
manger. Je n’y ai point vu de cerfs, peu de lièvres, mais force gazelles ; j’y ai vu grand nombre d’ânes sauvages, qui sont comme des mulets, et une autre sorte d’animal qu’ils appellent « artak
», qui a le corps justement comme un bélier et les cornes torses, mais de telle grandeur qu’à peine d’une main en pouvais-je lever deux. De ces cornes ils font de grandes tasses. Ils ont aussi
des faucons, des gerfauts et des cigognes en quantité. Ils portent ces oiseaux de proie sur la main droite et mettent au faucon une petite longe sur le cou, qui lui pend jusqu’à la moitié de
l’estomac, et quand ils le lâchent à la proie, ils baissent avec la main gauche la tête et l’estomac de l’oiseau, de peur qu’il ne soit battu du vent, et emporté en haut. La plus grande part de
leurs vivres vient de chasse.
Pour ce qui est de leurs vêtements, Votre Majesté saura que toutes les étoffes de soie, d’or et d’argent et de coton, dont ils s’habillent en été, leur viennent du Cathay, de la Perse et autres
pays d’Orient et du Midi. Mais pour les fourrures précieuses dont ils se couvrent en hiver, de plusieurs sortes que je n’ai jamais vues dans notre pays, ils les font venir de Russie, de la
Grande-Bulgarie, de Pascatir, qui est la Grande-Hongrie, de Kersis, et autres pays pleins de forêts, qui sont tous au nord ou à côté, et qui leur obéissent. L’hiver ils portent toujours deux
pelisses au moins, l’une dont le poil est contre la chair et l’autre dont le poil est en dehors contre le vent et la neige ; celles-ci sont ordinairement de peaux de loup ou de renard ; et quand
ils demeurent au logis, ils en ont d’une autre sorte, plus délicate encore. Les pauvres se servent de peaux de chiens et de chèvres pour le dessus.
Quand ils veulent chasser, ils s’assemblent en grand nombre aux environs d’un pays ou quartier où ils savent qu’il y a des bêtes, et s’approchent ainsi peu à peu pour les entourer, comme dans des
toiles ; alors ils les tuent à coups de flèches. Ils se font aussi des chausses et caleçons de ces peaux. Les riches fourrent encore leurs habits d’étoupes de soie ou peluche, qui est fort douce,
légère et chaude ; mais les pauvres ne les doublent que de toile, de coton et de laine la plus déliée qu’ils peuvent tirer : de la grosse ils font le feutre pour couvrir leurs maisons, leurs
coffres et leurs lits. Ils font leurs cordes de laine et d’un tiers de crins de cheval. Les feutres leur servent aussi à couvrir des bancs et des chaises, et à faire des capes et cabanes contre
la pluie, de sorte qu’ils dépensent beaucoup de laines à ces divers usages.
De la cour de Sartach et de sa magnificence.
Nous trouvâmes Sartach à trois journées du fleuve Étilia, et sa cour nous sembla fort grande : car il a six femmes, et son fils aîné, qui habite proche de lui, en a deux ou trois, et chacune
d’elles a une grande maison ou habitation, qui contient plus de deux mille chariots. Notre guide s’adressa à un certain chrétien nestorien nommé Coyat, qui est un des principaux de cette cour ;
il nous fit aller bien loin vers un seigneur nommé Janna : c’est ainsi qu’ils appellent celui qui a la charge de recevoir les ambassadeurs. Ce Coyat nous ordonna de le venir trouver vers le soir.
Là-dessus notre guide s’enquit de nous, quels présents nous avions à lui faire et il s’offensa fort quand il vit que nous n’apportions rien pour cela. Étant introduits vers ce seigneur, nous le
trouvâmes assis en sa pompe et magnificence, faisant jouer d’une guitare et danser devant lui. Je lui exposai comment j’étais venu pour voir son seigneur, et le priai qu’il nous aidât à lui faire
voir nos lettres. Je m’excusai de ne lui apporter aucuns présents, ni à son maître, sur ce que j’étais religieux, ne possédant ni ne recevant rien, et ne touchant même ni or, ni argent ; ni
aucune chose précieuse, excepté quelques livres et une chapelle (ornements sacerdotaux) pour le service divin ; de sorte qu’ayant quitté mon bien propre je ne pouvais être porteur de celui
d’autrui. Lui, là-dessus, me répondit assez bénignement que je faisais bien, étant religieux, de garder ainsi mon vœu, et qu’il n’avait point de besoin du nôtre, mais qu’il nous donnerait plutôt
du sien, si nous en avions besoin. Après cela, il nous fit seoir et boire de leur lait ; puis il nous pria de faire la bénédiction pour lui, ce que nous fîmes. Entre autres choses il nous demanda
qui était le plus grand seigneur entre les Franks ou chrétiens occidentaux ; je lui répondis que c’était l’Empereur, s’il jouissait paisiblement de tout ce qui lui appartient ; mais il me
répliqua que non, et que c’était plutôt le roi de France. Car il avait ouï parler de Votre Majesté par monseigneur Baudouin de Hainaut. Je trouvai là aussi un des frères chevaliers du Temple, qui
avait été à Chypre et lui avait conté tout ce qu’il avait vu.
Cela fait, nous retournâmes en notre logement. Le lendemain je lui envoyai un flacon de vin muscat, qui s’était fort bien conservé le long du chemin, avec un panier plein de biscuit, ce qu’il eut
très agréable, et il retint nos serviteurs ce soir-là avec lui. Le jour suivant, il m’envoya dire que je vinsse à la cour et que j’apportasse les lettres du roi avec ma chapelle et mes livres,
d’autant que son seigneur voulait voir le tout. Ce que nous fîmes, faisant porter une charrette pleine de mes livres et des ornements de notre chapelle, avec une autre de pain, de vin et de
fruits. Étant arrivés devant lui, il nous fit exposer tous nos livres et ornements ; il y avait à l’entour de nous force Tartares, chrétiens et sarrasins, tous à cheval. Ayant bien regardé tout
il nous demanda si nous voulions faire présent de cela à son maître ; je fus fort étonné de cette parole, et, dissimulant le mieux que je pouvais mon déplaisir, je lui répondis que je le
suppliais de faire en sorte que son seigneur voulût nous faire l’honneur de recevoir ce pain, ce vin et ces fruits, non comme un présent, étant si peu de chose, mais par manière de bénédiction,
afin de ne venir les mains vides en sa présence ; qu’il pourrait voir les lettres du roi mon seigneur et y apprendrait la cause pourquoi nous étions venus vers lui, et qu’alors nous attendrions
son commandement et sa volonté. Que pour les ornements de la chapelle, c’était chose sacrée, qu’il n’était permis qu’aux prêtres de toucher. Alors il nous commanda de nous en revêtir et d’aller
ainsi trouver son seigneur : ce que je fis, après m’être revêtu des riches ornements et chapes que nous avions, tenant en main une fort belle Bible, que Votre Majesté m’avait donnée, et un
psautier très riche, qui était un présent de la reine, où il y avait de très belles enluminures ; mon compagnon portait le missel et la croix, et notre clerc, vêtu d’un autre parement, prit
l’encensoir, et nous arrivâmes en cet équipage vers son seigneur Sartach. Ils levèrent une pièce de feutre qui était pendue devant la porte, afin qu’il nous pût voir arriver en cette cérémonie.
Alors ils commandèrent au clerc et au truchement de fléchir le genou par trois fois ; ce qu’ils ne requirent pas de nous. Puis ils nous avertirent de prendre soigneusement garde en entrant ou
sortant de ne toucher pas le seuil de la porte, et que nous chantassions quelques cantiques de bénédiction pour leur seigneur. Nous entrâmes donc entonnant un Salve regina. À l’entrée de la porte
il y avait un banc, sur lequel était du koumis et des tasses. Toutes ses femmes y étaient venues ; et ses Moals ou Tartares nous pressaient fort en entrant avec nous. Là Coyat prit l’encensoir en
main et le présenta à Sartach, qui le regarda fort en le touchant ; il lui fit voir le psautier, qu’il considéra bien aussi avec sa femme, qui était assise auprès de lui, après il lui montra la
Bible et demanda si c’était l’Évangile ; je lui répondis que ce livre contenait la sainte Écriture ; et voyant une image, il s’informa si c’était celle de Jésus-Christ, et je lui dis que oui ;
car il faut remarquer que les chrétiens nestoriens et arméniens ne mettent jamais de figure de crucifix sur leurs croix, et il semble par là qu’ils ne croient pas bien à la passion du Fils de
Dieu ou qu’ils en aient honte. Après quoi il fit retirer tous ceux qui étaient alentour de nous afin de mieux voir tous nos ornements. Alors je pris l’occasion de lui présenter les lettres de
Votre Majesté, avec les interprétations en arabe et en syriaque ; car je les avais fait traduire en ces langues et caractères, étant à Acre, où il y avait des prêtres arméniens, qui savaient le
turc et l’arabe, et le chevalier templier entendait le syriaque, le turc et l’arabe. Cela fait, nous sortîmes pour laisser nos ornements et nous en dépouiller, et les interprètes vinrent avec
Coyat pour déchiffrer nos lettres. Sartach, ayant entendu ce qu’elles portaient, reçut notre présent de pain, de vin et de fruits, et nous fit rendre nos ornements et nos livres ; tout cela fut
le jour de Saint-Pierre-aux-Liens.
Nous prîmes notre route vers l’orient pour aller trouver Baatu...
Notre arrivée à la cour de Mangu-Khan.
Nous poursuivîmes notre chemin dans le haut pays vers le nord, et enfin le jour de Saint-Étienne (26 décembre) nous entrâmes en une grande plaine, qui semblait, à la voir de loin, comme une
grande mer, car on n’y voyait pas une seule montagne ni colline : le lendemain, jour de Saint-Jean l’Évangéliste, nous arrivâmes en vue de la cour -du Grand Khan. Mais comme il n’y avait pas plus
de quatre ou cinq journées pour que nous y fussions, celui chez qui nous avions logé nous voulait faire prendre un plus long chemin et détour qui eût duré plus de quinze jours. Son dessein était,
comme je m’aperçus bien, de nous faire passer par Onam Cherule, qui est le propre pays où était autrefois la cour de Cingis-khan. D’autres disaient que c’était afin de nous faire mieux voir la
puissance et grandeur du monarque, ayant accoutumé d’user de la sorte envers ceux qui viennent de loin, et qui ne sont pas de leurs sujets. Là-dessus, notre guide eut bien de la peine à faire que
nous pussions tenir le droit chemin et sur cette contestation, ils nous amusèrent une partie de la journée.
Enfin nous arrivâmes en cette cour, où notre guide eut une grande maison qu’on lui avait donnée pour son logement. ; pour nous autres trois, nous n’eûmes qu’un petit logis, si étroit qu’à peine y
pouvions-nous mettre nos hardes, dresser nos lits et faire un peu de feu. Plusieurs venaient visiter notre guide et lui apportaient à boire d’un breuvage fait de riz (saki) qu’ils mettaient dans
de grandes et longues bouteilles ; ce breuvage était tel que je ne l’eusse jamais su discerner d’avec le meilleur vin d’Auxerre, sinon qu’il n’en avait pas la couleur. Nous fûmes appelés aussitôt
et examinés sur ce qui nous avait fait venir en ce pays-là ; je répondis que nous avions ouï dire que Sartach était chrétien, et que sur cela le voulant venir voir, le roi de France nous avait
chargés d’un paquet de lettres, pour lui, que lui nous avait envoyés à son père Baatu, et Baatu nous avait fait venir là. Après, ils nous demandèrent si nous avions envie de faire la paix et une
alliance avec eux ; à quoi je fis réponse que le roi mon maître avait écrit à Sartach, sur l’assurance qu’il fût chrétien, que s’il ne l’eût ainsi cru, il n’eût jamais songé à lui écrire. Que
pour ce qui était de la paix, vu que Votre Majesté ne leur avait jamais fait aucun tort ni déplaisir, quel sujet aurait-elle de la leur demander ? et quelle raison auraient-ils de faire la
guerre, à vous ou à vos sujets ?
Le jour suivant on nous mena à la cour, où je pensai que je pouvais aller nu-pieds comme j’avais accoutumé en notre pays ainsi je laissai mes souliers et sandales. Ceux qui viennent à la cour se
mettent à pied environ à un trait d’arbalète loin du palais du Khan, et les chevaux demeurent avec quelqu’un pour les garder. Sur quoi, comme nous fûmes descendus de cheval et que nous allions
droit au palais avec notre guide, un garçon hongrois se trouva là, qui nous reconnut à l’habit de notre ordre. Comme le monde nous voyait passer, on nous regardait avec étonnement, comme si nous
eussions été des monstres, et d’autant principalement que nous étions nu-pieds. Ils nous demandaient comment nous pouvions marcher ainsi, et si nous n’avions que faire de nos pieds, puisque nous
faisions si peu d’état de les conserver ; mais ce garçon hongrois leur en disait la raison, en leur faisant entendre que cela était selon la règle et les statuts de notre profession. Le premier
secrétaire, qui était chrétien nestorien, et par le conseil de qui tout se faisait en cour, nous vint voir, et nous regardant attentivement il appela le garçon hongrois, à qui il fit plusieurs
demandes. Cependant on nous fit savoir que nous eussions à nous en retourner en notre logement.
...Environ à l’octave des Innocents, ou quatrième de janvier, on nous mena au palais, où nous trouvâmes un prêtre nestorien, qui vint droit à nous ; je ne pensais pas qu’il fût chrétien ; il me
demanda vers quel endroit du monde nous adorions, je répondis que c’était vers l’orient. Il me fit cette demande sur ce que, nous étant fait raser la barbe, par le conseil de notre interprète,
afin de comparaître devant le Khan à la mode de notre pays, ils croyaient que nous fussions tuiniens, c’est-à-dire idolâtres. Ils nous firent aussi expliquer quelque chose de la Bible, puis nous
demandèrent quelle révérence nous ferions au Khan étant venu devant lui, et si ce serait à la façon de notre pays ou du leur. À cela je répondis que nous étions prêtres dédiés au service de Dieu
; que les princes et seigneurs de notre pays ne permettaient pas que les prêtres se missent à genoux devant eux, pour l’honneur qu’ils portaient à Dieu ; néanmoins que nous étions prêts et
disposés de nous soumettre à tout pour l’amour de Notre-Seigneur ; que nous étions venus de pays fort éloignés, et que s’il leur plaisait, nous rendrions premièrement grâces à Dieu, qui nous
avait amenés et conduits de si loin en bonne santé, et qu’après cela nous ferions tout ce qu’il plairait à leur seigneur, pourvu qu’il ne nous commandât rien qui fût contre l’honneur et le
service de Dieu. Ce qu’ayant entendu de nous, ils entrèrent incontinent au palais, pour faire rapport au Khan de tout ce que nous avions dit, dont il fut assez content.
Nous fûmes ensuite introduits en ce palais, et, le feutre qui était devant la porte étant levé, nous entrâmes dedans, et comme nous étions encore au temps de Noël, nous commençâmes à entonner
l’hymne A solis ortus cardine, etc.
Description du lieu de l’audience et ce qui s’y passa.
L’hymne étant achevée, ils se mirent à nous fouiller partout, pour voir si nous ne portions point de couteaux cachés, et contraignirent même notre interprète à laisser sa ceinture et son couteau
au portier. À l’entrée de ce lieu il y avait un banc, et dessus du koumis ; auprès de là ils firent mettre notre interprète tout debout, et nous firent asseoir sur un banc vis-à-vis des dames. Ce
lieu était tout tapissé de toile d’or ; au milieu il y avait un réchaud plein de feu, fait d’épines et de racines d’absinthe, qui croît là en abondance : ce feu était allumé avec de la fiente de
bœufs. Le Grand Khan était assis sur un petit lit, vêtu d’une riche robe fourrée et fort lustrée, comme la peau d’un veau marin. C’était un homme de moyenne stature, d’un nez un peu plat et
rabattu, âgé d’environ quarante-cinq ans. Sa femme, qui était jeune et assez belle, était assise auprès de lui, avec une de ses filles, nommée Cyrina, prête à marier, et assez laide, avec
plusieurs autres petits enfants, qui se reposaient sur un autre lit proche de là. Ce palais où ils étaient appartenait à une dame chrétienne, que Mangu avait fort aimée et épousée, dont il avait
eu cette grande fille, nonobstant qu’il eût une autre jeune femme ; tellement que cette fille était dame et maîtresse et commandait à tous ceux de ce palais, qui avait appartenu à sa mère.
Alors le Khan nous fit demander ce que nous voulions boire, si c’était du vin ou de la cérasine, qui est un breuvage fait de riz, ou du caracosmos, qui est du lait de vache tout pur, ou du ball,
qui est fait de miel. Car ils usent l’hiver de ces quatre sortes de boissons. À cela je répondis que nous n’étions pas gens qui se plussent beaucoup à boire, que toutefois nous nous contenterions
de tout ce qu’il plairait à Sa Grandeur de nous faire donner. Alors il commanda de nous donner de cette cérasine faite de riz, qui était aussi claire et douce que du vin blanc, dont je goûtai un
peu pour lui obéir ; mais notre interprète, à notre grand déplaisir, s’était abouché avec le sommelier, qui l’avait tant fait boire qu’il ne savait ce qu’il faisait et disait. Après cela le Khan
se fit apporter plusieurs sortes d’oiseaux de proie, qu’il mit sur le poing, les considérant assez longtemps. Après il nous commanda de parler. Il avait pour son interprète un nestorien, que je
ne pensais pas être chrétien comme il était ; nous avions aussi le nôtre, comme j’ai dit, très incommodé du vin qu’il avait bu.
Nous étant donc mis à genoux, je lui dis que nous rendions grâces à Dieu de ce qu’il lui avait plu nous amener de si loin pour venir voir et saluer le grand Mangu-Khan, à qui il avait donné une
grande puissance sur la terre, mais que nous suppliions aussi la même bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui nous vivions et mourions tous, qu’il lui plût donner à Sa Majesté heureuse et
longue vie (car c’est tout leur désir que chacun prie pour leur vie). J’ajoutai à cela que nous avions ouï dire en notre pays que Sartach était chrétien, ce dont tous les chrétiens avaient été
fort réjouis, et spécialement le roi de France, qui sur cela nous avait envoyés vers lui avec des lettres de paix et d’amitié, pour lui rendre témoignage de ce que nous étions, et qu’il voulût
nous permettre de nous arrêter en son pays, d’autant que nous étions obligés par les statuts de notre ordre d’enseigner aux hommes comment il faut vivre selon la loi de Dieu. ; que Sartach sur
cela nous avait envoyés vers son père Baatu, et Baatu vers Sa Majesté impériale, à laquelle, puisque Dieu avait donné un grand royaume sur la terre, nous lui demandions bien humblement qu’il plût
à Sa Grandeur de nous permettre la demeure sur les terres de sa domination, afin d’y faire faire les commandements et le service de Dieu et prier pour lui, pour ses femmes et ses enfants ; que
nous n’avions ni or, ni argent, ni pierres précieuses, mais seulement notre service et nos prières, que nous ferions continuellement à notre Dieu pour lui ; mais qu’au moins nous le suppliions de
nous pouvoir arrêter là jusqu’à ce que la rigueur du froid fût passée ; d’autant même que mon compagnon était si las et si harassé du long chemin que nous avions fait, qu’il lui serait impossible
de se remettre sitôt en voyage ; de sorte que sur cela il m’avait contraint de lui demander licence de demeurer là encore pour quelques jours : car nous doutions bien qu’il nous faudrait bientôt
retourner vers Baatu, si de sa grâce et bonté spéciale il ne nous permettait de demeurer là.
À cela le Khan nous répondit que tout ainsi que le soleil épand ses rayons de toutes parts, ainsi sa puissance et celle de Baatu s’étendaient partout. Que pour notre or et notre argent il n’en
avait que faire aussi. Jusque-là j’entendis notre interprète ; mais du reste je ne pus rien comprendre autre chose sinon qu’il était bien ivre, et, selon mon opinion, que Mangu-Khan même était un
peu chargé de boisson. Néanmoins il me sembla bien que dans son discours il témoignait du mécontentement de ce que nous étions venus trouver Sartach plutôt que de venir droit à lui. Alors, voyant
le manquement de mon interprète, je jugeai qu’il était plus à propos de me taire ; seulement je suppliai Sa Grandeur de ne prendre en mauvaise part si j’avais parlé d’or et d’argent; que ce
n’était pas que je pensasse qu’il le désirât, mais seulement pour témoigner que nous lui voulions porter et rendre toute sorte d’honneur et de respect, aussi bien dans les choses temporelles que
spirituelles.
Après cela, il nous fit lever, puis rasseoir, et, après quelques paroles de compliment et de devoir envers lui, nous sortîmes de sa présence avec ses secrétaires. Un de ses interprètes, qui
gouvernait une de ses filles, s’en vint avec nous, pour la curiosité qu’ils avaient de savoir des nouvelles du royaume de France, s’enquérant s’il y avait force bœufs, mouton et chevaux, comme
s’ils eussent déjà été tout prêts d’y venir et emmener tout. Plusieurs fois je fus contraint de dissimuler ma colère et mon indignation, leur disant qu’il y avait plusieurs belles et bonnes
choses en France qu’ils pourraient voir, si par hasard ils en prenaient le chemin. Après cela ils nous laissèrent un homme pour avoir soin de nous, et nous nous en allâmes vers le moine. Comme
nous étions sur le point de sortir pour aller à notre logis, l’interprète vint qui nous dit que Mangu-Khan avait pitié de nous et nous accordait deux mois de séjour pendant lesquels le froid se
passerait ; et nous mandait aussi que près de là il y avait une ville nommée Caracorum, où, si nous voulions nous transporter, il nous ferait fournir tout ce dont nous aurions besoin ; mais que
si nous aimions mieux demeurer là où nous étions, il nous ferait aussi donner toutes choses nécessaires ; néanmoins que ce nous serait une très grande peine et fatigue de suivre la cour partout.
À cela je répondis que je priais Notre-Seigneur. de vouloir conserver Mangu-Khan et lui donner bonne et longue vie ; que nous avions trouvé là un moine arménien, lequel nous croyions être un
saint homme, que c’était par la volonté et inspiration de Dieu qu’il était venu en ces quartiers-là ; et pour cela nous eussions bien désiré de demeurer avec lui, d’autant qu’étant religieux
comme lui, nous pourrions prier Dieu ensemble pour la vie et prospérité du Khan. Sur quoi l’interprète, ne répondant rien, s’en alla, et nous retournâmes à notre logis, où nous sentîmes un très
grand froid, sans y trouver aucune douceur ni consolation, ni même moyen de faire du feu, bien qu’il fût déjà nuit et que nous fussions encore à jeun. Alors celui à qui nous avions été donnés en
charge nous fit provision de quelque peu de bois pour faire du feu, et aussi de quelques vivres.
Les prêtres des Tartares sont leurs devins, et tout ce que ces gens-là commandent est exécuté sans délai. Je dirai ici à Votre Majesté quelle est
leur charge, selon que je l’ai appris de Guillaume et de plusieurs autres qui m’en ont dit des choses assez vraisemblables. Ils sont plusieurs et ont un chef ou supérieur, qui est comme leur
patriarche, et qui est toujours logé devant le palais du Khan, loin d’environ un jet de pierre. Il a sous sa garde les chariots qui portent leurs idoles, comme j’ai déjà dit ; derrière le palais
il y en a d’autres en certains lieux qui leur sont ordonnés, et ceux d’entre eux qui ont quelque connaissance plus grande en cet art sont consultés de tous ceux du pays. Quelques-uns d’eux sont
fort experts et versés en l’astrologie judiciaire, et principalement leur supérieur. Ils savent prédire les éclipses du soleil et de la lune, et quand cela arrive, tout le peuple les fournit de
vivres et de provisions en abondance, si bien qu’ils n’ont que faire alors de sortir de leurs maisons pour en chercher : quand l’éclipse paraît, ils commencent à battre des tambours et bassins
avec grand bruit, criant à haute voix ; et lorsqu’elle est passée, ils se mettent à faire bonne chère et à boire en grande réjouissance.
Ils annoncent aussi les jours heureux et malheureux, pour toutes sortes d’affaires. C’est pourquoi ils n’ont garde de faire aucune levée de gens de guerre ni n’entreprennent aucune expédition
militaire sans le conseil et direction de ces gens-là. Il y aurait longtemps qu’ils fussent retournés en Hongrie si leurs devins le leur eussent permis. Tout ce qui s’envoie à la cour est
premièrement passé au feu par eux, et ils ont leur part et portion de tout. Ils purifient aussi par le feu tous les meubles des défunts. Aussitôt que quelqu’un est mort, tout ce qui lui
appartenait est séparé des autres meubles, et on ne les mêle point avec ce qui est de la cour, jusqu’à ce que tout soit purgé par le feu. J’en ai vu user de la sorte au logis d’une certaine dame
qui mourut pendant que nous y étions.
Leur coutume est aussi d’assembler au neuvième de la lune de mai toutes les juments blanches qui se trouvent dans leurs haras et de les consacrer à leurs dieux. Et à tout cela les prêtres
chrétiens étaient contraints d’assister avec leurs encensoirs. Ils épandent de leur nouveau koumis par terre et font une grande fête quand ils commencent à en boire de frais fait ; ainsi qu’en
quelques lieux parmi nous, quand on goûte du vin aux fêtes de saint Barthélemy et de saint Sixte, et que l’on goûte des fruits le jour de Saint-Jacques et de Saint-Christophe.
Ces devins sont aussi appelés à la naissance des enfants pour prédire leurs destinées ; quand quelqu’un tombe malade, on les envoie querir aussitôt, afin qu’ils usent de leurs charmes sur le
malade ; ils disent si la maladie est naturelle ou si elle vient de sortilège. Sur quoi cette dame de Metz, dont j’ai parlé ci-dessus, m’apprit une chose étrange arrivée de cette sorte : c’est
qu’un jour on avait présenté à sa maîtresse, qui était chrétienne, comme j’ai dit, des fourrures fort précieuses que les devins passèrent aussitôt par le feu ; mais ils en retinrent pour leur
part plus qu’il ne leur en fallait ; une certaine femme qui avait la charge des riches meubles de cette dame les en accusa, ce dont la dame leur fit un grand reproche ; mais il arriva peu de
jours après que cette dame devint grièvement malade et souffrait de très grandes douleurs en tous les endroits de sa personne. Sur quoi ces maîtres devins furent appelés, et, s’étant assis un peu
éloignés de la malade, ils commandèrent à une de ses femmes de mettre la main à l’endroit où était sa plus grande douleur, et si elle y trouvait quelque chose d’attaché, de l’en arracher
aussitôt. Ce que l’autre fit et y trouva une petite pièce de drap ou feutre, qu’ils lui firent jeter contre terre ; et soudain cela commença à faire bruit et ramper, comme si c’eût été quelque
chose de vivant ; puis l’ayant mis dans de l’eau, cela se changea aussitôt en forme de sangsue ; sur cela ils prononcèrent hardiment que cette dame avait été ensorcelée et que cela venait du fait
de cette autre femme qui avait découvert leur larcin, qu’ils accusèrent d’être sorcière ; de sorte que, sur un faux rapport, cette pauvre femme fut menée hors les tentes, et là sept jours durant
battue et tourmentée en diverses sortes pour lui faire avouer le crime qu’on lui imputait.
Pendant cela la dame mourut, et cette femme l’ayant su, elle supplia qu’on la fit mourir aussi, afin de pouvoir accompagner sa maîtresse, à qui elle protestait n’avoir jamais fait ni procuré
aucun mal ni déplaisir, et ne confessa jamais autre chose. Ce que Mangu-Khan ayant entendu, il commanda que l’on la laissât vivre. Ces méchants sorciers, voyant qu’ils ne pouvaient venir à bout
de leur dessein, accusèrent encore la nourrice de la fille de cette dame chrétienne dont j’ai parlé, et de qui le mari était un des principaux prêtres entre les nestoriens. On mena donc cette
pauvre femme avec une de ses servantes au lieu de l’exécution pour en tirer la vérité ; la servante confessait bien que sa maîtresse l’avait envoyée un jour parler à un cheval pour avoir réponse
de quelque chose, et la nourrice même avouait aussi qu’elle avait donné quelque charme à sa maîtresse pour gagner ses bonnes grâces, mais qu’elle n’avait rien fait qui lui pût porter dommage ni
préjudice. Étant aussi interrogée si son mari ne savait rien de tout cela, elle répondit que non, et qu’elle était soigneuse de brûler tous les caractères et billets dont elle usait, afin qu’il
n’en pût découvrir rien. Elle fut condamnée à mort et exécutée ; et pour le prêtre son mari, le Khan l’envoya vers son évêque, qui était pour lors résidant au Cathay, pour être son juge,
quoiqu’il ne fût coupable de rien.
Environ ce même temps, il arriva qu’une des principales femmes de Mangu-Khan mit au monde un fils, et aussitôt les devins furent appelés pour prédire ce qui arriverait à l’enfant ; ils lui
promirent tous une fort longue vie et beaucoup de prospérités, et qu’il serait un très grand monarque ; mais peu de jours après l’enfant vint à mourir ; la mère désespérée fit venir les devins et
leur reprocha leur fausse prédiction ; mais ils lui donnèrent à entendre pour excuse que cela venait de cette sorcière la nourrice de Chirina, qui avait été exécutée à mort peu de jours
auparavant ; qu’elle avait fait mourir cet enfant par ses sortilèges, et qu’ils avaient fort bien vu comme cette magicienne l’emportait avec elle.
Cette pauvre femme avait laissé un fils et une fille déjà grands dans les tentes ; lors cette dame, devenue furieuse par ces paroles, commanda aussitôt, ne se pouvant plus venger sur la mère, que
le jeune homme son fils fût mis à mort par un homme et la fille par une femme, en vengeance de la mort de son fils, que les devins assuraient avoir été tué par leur mère. Un peu de temps après
cela, Mangu-Khan vint à songer une nuit de ces enfants de la nourrice, qu’on avait ainsi fait mourir; le lendemain il demanda ce que l’on en avait fait ; mais ses serviteurs ne lui en osèrent
rien dire. Il insista, demandant plus instamment ce qu’ils étaient devenus, d’autant qu’il les avait vus en songe la nuit d’auparavant. Enfin on lui en dit la vérité ; sur quoi, plein de colère
et d’indignation, il fit venir sa femme, lui reprochant comment elle avait eu l’audace de donner sentence de mort sans le consentement et permission de son mari ; et en même temps la fit enfermer
dans un cachot pendant sept jours durant, sans lui faire donner à boire ni à manger pendant ce temps-là ; et pour celui qui avait exécuté le jeune homme il lui fit couper la tête, ordonnant que
cette tête serait attachée au col de la femme qui avait tué la fille, puis qu’elle fût fouettée et battue par tous les carrefours avec des tisons de feu, et après mise aussi à mort. Il eût fait
faire aussi la même exécution sur sa propre femme sans la considération des enfants qu’il avait eus d’elle ; mais il la fit sortir de la cour, où elle ne retourna que plusieurs mois après.
Mais, pour revenir à ces devins et sorciers, ils prétendent savoir, quand il leur plaît, troubler l’air avec leurs charmes ; et comme le froid est extrêmement violent vers le temps de Noël, quand
ils voient qu’ils n’y peuvent apporter de remède avec tous leurs sorts, ils s’avisent d’accuser quelques-uns de la suite de la cour, comme étant cause de ces excessives froidures ; et ceux-là
sont mis à mort sur-le-champ.
Peu de jours avant que je partisse de là, une des femmes du Khan devint fort malade et était en une grande langueur, si bien que les devins, y étant appelés, murmurèrent quelques paroles de sort
sur une certaine esclave allemande qu’elle avait. Cette esclave fut endormie l’espace de trois jours entiers, au bout desquels s’étant réveillée, ils lui demandèrent ce qu’elle avait vu durant
son dormir ; elle répondit qu’elle avait vu plusieurs sortes de personnes, qu’ils jugèrent devoir mourir bientôt, et comme elle dit n’avoir pas vu sa maîtresse parmi ces gens-là, ils prononcèrent
hardiment qu’elle ne mourrait pas de cette maladie. Je vis depuis cette fille, qui se sentait encore fort mal à la tête de ce long sommeil.
Quelques-uns d’entre eux se mêlent aussi d’invoquer les diables, pour apprendre d’eux ce qu’ils désirent savoir. Quand ils veulent avoir réponse pour quelque chose que le Khan leur demande, ils
mettent la nuit au milieu de la maison des pièces de chair bouillie, puis celui qui fait l’invocation commence à murmurer ses charmes, et tenant un tambourin en la main, le frappe fort contre
terre et se démène, en sorte qu’il devient comme hors de soi et commence à rêver ; après quoi il se fait lier bien serré ; alors le diable vient durant l’obscurité de la nuit, et lui donne à
manger de ces chairs, et leur fait la réponse sur ce qu’ils demandent.
Une fois, comme je l’appris de Guillaume, un certain Hongrois s’était caché en leur maison pour voir ces horribles mystères, et, comme ils faisaient leurs invocations, on entendait les cris et
hurlements du démon sur le faîte de la maison, qui se plaignait de n’y pouvoir entrer à cause qu’il y avait un chrétien parmi eux ; ce que le Hongrois ayant ouï, il s’enfuit vitement, car les
autres commençaient déjà à le chercher pour lui faire du mal. Ils font d’ordinaire toutes ces choses et plusieurs autres encore, qui seraient trop longues à rapporter.
Les fêtes de la Pentecôte étant passées, le Khan ordonna de préparer les lettres qu’il voulait envoyer par nous. Cependant le Khan retourna à
Caracorum, où il fit une grande fête et solennité environ l’octave de la Pentecôte, qui était le quinzième de juin, et voulut que tous les ambassadeurs s’y trouvassent. Le dernier jour il nous
envoya quérir aussi, mais j’étais alors allé à l’église pour y baptiser trois enfants d’un pauvre homme allemand que nous avions trouvé là.
Au reste, Guillaume fut le premier échanson de ce festin, car il commandait aux trois autres qui versaient à boire. Toute l’assistance faisait grande fête et réjouissance, dansait et battait des
mains devant le Khan, qui après cela leur fit une harangue, dont la substance était :
« Qu’il avait envoyé ses frères en divers pays fort éloignés et parmi de grands dangers et difficultés ; que maintenant il fallait faire voir ce que ceux qui étaient présents sauraient faire
quand ils les enverrait aussi pour le bien et l’agrandissement de l’État. »
Tous ces quatre jours que dura la fête, tous changeaient d’habits chaque jour, que l’on leur donnait de même couleur depuis les pieds jusqu’à la tête. Je vis là entre autres l’ambassadeur du
calife de Baldach (Bagdad), qui se faisait porter en cour dans une litière par deux mules ; quelques-uns disaient qu’il avait traité la paix avec eux sous condition de leur fournir dix mille
chevaux pour leur armée. Mais d’autres disaient que le Khan ne voulait entendre à aucune paix, s’ils ne ruinaient toutes leurs forteresses, et que cet ambassadeur lui avait répondu que quand ils
auraient ôté la corne du pied de leurs chevaux, alors ils démoliraient tous leurs forts.
Je vis encore là des ambassadeurs d’un soudan des Indes, qui avait amené huit lévriers instruits et faits à se tenir sur la croupe des chevaux, comme font les léopards. Quand je leur demandais en
quelle partie du monde était cette Inde, ils me montraient le côté de l’occident. Je m’en retournai avec eux, et nous cheminâmes ensemble environ trois semaines toujours vers le couchant.
Je vis aussi l’ambassadeur du soudan de Turquie, qui apporta encore de riches présents, et dit, à ce que j’appris, qu’ils n’avaient pas faute d’or ni d’argent, mais seulement d’hommes, et pour ce
suppliait le Khan de leur fournir des gens de guerre. La fête de saint Jean étant venue, le Khan se mit à tenir grande fête en buvant et faisant bonne chère, faisant traîner après lui cinq cents
chariots, et quelque quatre-vingt-dix chevaux tous chargés de lait de vache. Et de même en fit-il le jour de Saint-Pierre et de Saint-Paul.
Enfin, les lettres pour Votre Majesté étant prêtes et nous les ayant envoyées, on nous fit interpréter et entendre tout ce qu’elles contenaient, à savoir :
« Que les commandements du Dieu éternel sont tels qu’il n’y a qu’un Dieu éternel au ciel, et en terre qu’un souverain seigneur Cingis-Khan, fils de Dieu et de Temingu Tingey, ou Cingey,
c’est-à-dire le son du fer (car ils appellent ainsi Cingis, a cause qu’il était fils d’un maréchal ou serrurier, et comme leur orgueil s’est accru, ils l’appellent maintenant fils de Dieu). Voici
les paroles que l’on vous fait savoir. Nous tous qui sommes en ce pays, soit Moals, soit Naymans, soit Mekrit, soit Musulmans, partout où oreilles peuvent entendre et où chevaux peuvent aller,
vous leur fassiez savoir que quand ils auront entendu et compris mes commandements et ne les voudront pas croire ni observer, mais plutôt entreprendront de mettre armées en campagne contre nous,
vous verrez et entendrez qu’ils auront des yeux et qu’ils ne verront pas ; et quand ils voudront manier quelque chose, ils n’auront point de mains, et quand ils désireront marcher, ils ne
pourront, n’ayant point de pieds. Et voici les commandements du Dieu éternel, et tout cela sera accompli par la puissance de ce Dieu éternel et du dieu d’ici-bas, seigneur des Moals. Ce
commandement est fait par Mangu-Khan à Louis, roi de France, et à tous les autres seigneurs et prêtres, et à tout le grand peuple du royaume de France, afin qu’ils puissent entendre mes paroles
et les commandements du Dieu éternel faits à Cingis-Khan, et depuis lui ce commandement n’est encore parvenu jusqu’à vous. Deux moines sont venus de votre part vers Sartach, qui les a envoyés à
Baatu et Baatu ici, à cause que Mangu-Khan est le plus grand roi et empereur des Moals. Mais maintenant, afin que tout le monde, tant prêtres que moines et tous autres, puissent vivre en paix et
se réjouir que les commandements de Dieu s’entendent parmi eux, nous eussions bien voulu envoyer nos ambassadeurs vers vous avec vos prêtres ; mais ils nous ont fait entendre qu’entre ci et là il
y a plusieurs pays de guerre, des nations fort belliqueuses et des chemins difficiles et dangereux ; si bien qu’ils craignaient que nos dits ambassadeurs ne pussent aller seulement jusque-là ;
mais qu’ils s’offraient de porter nos lettres, contenant nos commandements au roi Louis. Ainsi donc nous vous avons envoyé les commandements du Dieu éternel par vos prêtres ; et quand vous les
entendrez et croirez, si vous vous disposez à nous obéir, vous nous enverrez vos ambassadeurs pour nous assurer si vous voulez avoir paix ou guerre avec nous. Et quand, par la puissance du Dieu
éternel, tout le monde sera uni en paix et en joie, alors on verra ce que nous ferons. Et si vous méprisez les commandements de Dieu et ne les voulez pas ouïr ni les croire, en disant que votre
pays est bien éloigné, vos montagnes bien hautes et fortes et vos mers bien grandes et profondes, et qu’en cette confiance vous veniez faire la guerre contre nous pour éprouver ce que nous savons
faire, celui qui peut rendre les choses difficiles bien aisées, qui peut approcher ce qui est éloigné sait bien ce que nous pourrons faire. »
Voilà à peu près la substance de leurs lettres.