Eusèbe Renaudot (1646-1720)
ANCIENNES RELATIONS DES INDES ET DE LA CHINE DE DEUX VOYAGEURS MAHOMÉTANS, QUI Y ALLÈRENT DANS LE NEUVIÈME SIÈCLE
traduites d'arabe, avec des remarques sur les principaux endroits de ces relations, par Eusèbe RENAUDOT
Coignard, Paris, 1718, 416 pages.
- Préface : "La Relation des Indes & de la Chine, que j'entreprends de donner au public, m'a paru mériter d'être tirée de l'obscurité où elle a été jusqu'à présent, non seulement parce qu'elle est écrite dans une langue étrangère, mais aussi parce que le manuscrit dont elle a été tirée paraît unique en son espèce. Son antiquité se connaît assez par le caractère... On ne peut pas douter que les deux auteurs de cette relation ne soient beaucoup plus anciens, ni que les dates qu'ils donnent, l'une de l'année 237 de l'hégire, qui est celle du premier voyage, l'autre de l'année 264, dans laquelle arriva une grande révolution à la Chine, ne soient véritables. La première répond à l'année de J.-C. 851, l'autre à celle de 877."
- "On ne prétend pas néanmoins par là relever le mérite de ces Relations au-delà des justes bornes, puisqu'il faut convenir de bonne foi qu'elles contiennent plusieurs choses fabuleuses ; qu'il y en a beaucoup d'autres si obscures, qu'il est très difficile de les éclaircir ; & que le défaut des positions empêche l'usage qu'on aurait pu faire des descriptions des pays dont elles parlent. Mais ces défauts qui leur sont communs avec tous les auteurs qui ont écrit de la géographie en arabe, sont récompensés par un très grand nombre de choses curieuses qu'elles nous apprennent, & qui se trouvent rarement ailleurs."
- "On trouvera aussi dans ces Relations plusieurs choses peu croyables, semblables à celles qui firent autrefois regarder comme fabuleuse celle de Marco Polo. Ce serait une témérité de les garantir toutes, mais il faut aussi convenir que de semblables faits se sont souvent vérifiés dans la suite : & qu'on ne doit pas par cette seule raison rejeter les relations anciennes, lorsque d'ailleurs elles portent un caractère de vérité. C'est ce qu'on reconnaît aisément dans celles-ci, où il règne un air de simplicité qui n'est pas ordinaire parmi les Orientaux."
Cinq pages de la Bibliothèque Chineancienne se rapportent à la relation des voyageurs arabes et persans du neuvième siècle : celle-ci ; la traduction de J.-T. Reinaud : Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine ; la traduction de G. Ferrand : Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine ; les pages concernant la Chine, extraites des Prairies d'Or, de Maçoudi ; l'Examen de la route que suivaient les Arabes et les Persans pour aller en Chine, par Alfred Maury.
Extraits : Première relation - Éclaircissements sur ce qui regarde l'histoire & les coutumes de la Chine
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On dit que dans le royaume de la Chine il y a plus de deux cents villes ou cités, dont
dépendent plusieurs autres villes, & qui ont chacune leur prince ou gouverneur, & un eunuque ou lieutenant. Canfu est une de ces cités : c'est le port où abordent tous les navires, &
il y a vingt autres villes qui en dépendent. Une ville porte le nom de cité, lorsqu'elle a de ces grandes trompettes chinoises qui sont faites en cette manière. Elles ont trois ou quatre coudées
de long ; elles font grosses, & elles ont autant de tour qu'on peut embrasser avec les deux mains : mais elles se rétrécissent par le haut, autant qu'il est nécessaire afin qu'un homme les
puisse emboucher. Elles sont peintes en dehors avec de l'encre de la Chine, & elles se font entendre à mille pas de distance. Chaque cité a quatre portes, à chacune desquelles il y a cinq de
ces trompettes, dont les Chinois sonnent à certaines heures du jour & de la nuit. Il y a aussi en chaque cité dix tambours, qu'ils battent en même temps, ce qui se fait pour donner une marque
publique de leur obéissance envers l'Empereur, comme aussi pour faire connaître les heures du jour & de la nuit ; & ils ont aussi des cadrans, & des horloges à poids.
Ils battent beaucoup de monnaie de cuivre semblable à celle qui est connue parmi les Arabes sous le nom de falous. Ils ont des trésors comme
les autres rois ; mais il n'y a qu'eux qui aient cette sorte de petite monnaie, & elle a seule cours dans le pays. Ils ont de l'or, de l'argent, des perles, de la soie, & de riches
étoffes en grande quantité ; mais cela passe parmi eux pour meubles & pour marchandises, & la monnaie de cuivre est la seule qui ait cours. On leur porte de l'ivoire, de l'encens, des
masses de cuivre, des écailles de tortue, & des cornes de licorne dont nous avons parlé, & dont ils ornent leurs ceintures. Ils ont aussi une grande quantité de bêtes de service, des
chevaux, des ânes & des chameaux à deux bosses ; mais ils n'ont point de chevaux arabes. Ils ont une terre excellente dont ils font des vases d'une délicatesse aussi grande que s'ils étaient
de verre, & qui sont également transparents.
Lorsque les marchands arrivent à la Chine par mer, les Chinois saisissent toutes leurs marchandises, & les transportent dans des magasins : ils les empêchent de passer outre pendant six mois,
jusqu'à ce que le dernier vaisseau marchand soit arrivé. Ensuite ils prennent trois pour dix de toutes les marchandises, & rendent le reste aux marchands. Si l'Empereur à besoin de quelque
chose, on le prend préférablement, on le leur paye au plus haut prix, & on les dépêche aussitôt sans leur faire aucune injustice. Ils prennent ordinairement le camphre qu'ils payent à raison
de cinquante facouges pour man & le facouge vaut mille falous, ou pièces de cuivre. Quand l'Empereur ne prend pas le camphre, le prix en augmente de moitié.
Les Chinois n'enterrent leurs morts qu'après l'année révolue, à pareil jour de leur décès. Jusqu'à ce temps-là, ils les mettent dans des
cercueils, après avoir desséché les corps avec de la chaux vive, pour les conserver, ils les placent ensuite en quelque endroit de leurs maisons. Les corps des rois sont embaumés avec de l'aloès
& du camphre. Leur deuil dure trois ans : pendant ce temps-là ils pleurent leurs morts & celui qui ne pleurerait pas serait châtié à coups de bâton. Les hommes & les femmes font
également soumis à ce châtiment, & on leur fait en même temps ce reproche :
— Tu n'es donc pas affligé de la mort de ton parent.
Ils enterrent les morts dans des fosses profondes à peu près semblables à celles qui sont en usage parmi les Arabes. Pendant le reste du temps, ils mettent toujours de la nourriture auprès des
cadavres, & comme le soir ils mettent auprès d'eux à boire & à manger, lorsque le matin, ils ne trouvent plus rien, ils s'imaginent que les morts mangent & qu'ils boivent, & ils
disent le mort a mangé. Ils ne cessent point de pleurer le mort & de lui servir à manger durant le temps qu'il demeure dans leurs maisons ; & la dépense qu'ils font en ces occasions des
derniers devoirs envers leurs morts, est si excessive qu'ils s'y ruinent souvent, & y consomment leurs biens & leurs fonds. Autrefois ils enterraient avec les corps de leurs rois, ou des
autres personnes de la maison royale de riches habits, & ces sortes de ceintures de très grand prix, mais ils ont quitté cette coutume, parce qu'il était arrivé que les corps de quelques-uns
avaient été déterrés par des voleurs, qui avaient emporté tout ce qu'on avait enterré avec eux.
Les Chinois pauvres & riches, grands et petits, apprennent à lire & à écrire. Les noms de leurs rois ou gouverneurs sont différents,
selon la dignité & la grandeur des villes où ils commandent. Ceux des petites villes s'appellent toufang ; & ce mot signifie celui qui est gouverneur de la ville. Ceux des cités ou
grandes villes, comme Canfu s'appellent difu. L'eunuque ou lieutenant s'appelle toukam. Ces eunuques sont tirés d'entre les habitants des villes. Il y a aussi un juge suprême qu'ils appellent
lakchi mamakven. Ils ont de semblables noms de charges, que nous ne pouvons pas bien exprimer.
Personne n'est élevé à la dignité de prince, ou gouverneur d'une ville qu'il n'ait atteint quarante ans. Car alors, disent-ils, il a de l'expérience. Lorsqu'un de ces princes ou petits rois tient
son siège dans une ville, il est assis sur un tribunal, & on lui présente des requêtes, dans lesquelles les affaires des particuliers sont exposées. Il y a derrière son tribunal un officier
nommé licou, qui se tient debout, & selon l'ordre qu'il reçoit du prince, il met sa réponse par écrit, car ils ne font jamais réponse de bouche à toutes les requêtes qui leur sont présentées,
& même ils n'y répondent pas, si elles ne sont par écrit. Avant que les parties aient présenté leur requête au prince, un officier qui est à la porte du palais, l'examine : & s'il y
trouve des fautes il la renvoie. Personne ne dresse ces écritures qui sont présentées au prince, sinon un écrivain qui entend les affaires, & on met au bas de l'écriture, écrit par un tel,
fils d'un tel. Si après cela il s'y trouve quelque faute l'écrivain reçoit des coups de bâton. Le prince ne s'assit point dans son tribunal, qu'il n'ait bu & mangé, de peur de se tromper en
quelque chose. Chacun de ces princes ou gouverneurs, reçoit tout ce qui est nécessaire pour son entretien, du trésor public de la ville où il commande.
L'Empereur de la Chine qui est au-dessus de tous ces princes ou petits rois, ne paraît en public que tous les dix mois : & il dit que
s'il se faisait voir plus souvent aux peuples, ils perdraient le respect qu'ils ont pour lui. Car il tient pour maxime que les principautés ne subsistent que par la force, & que les peuples
ne connaissent pas la justice, qu'ainsi il faut employer avec eux la force & la violence, afin de maintenir parmi eux la majesté de l'Empire.
Il n'y a point d'impôt sur les terres, mais on lève seulement une imposition par tête, qui n'est payée que par les hommes & qui est
différente selon le différent état des affaires. Lorsqu'il y a dans ce pays des Arabes, ou quelques autres étrangers, les Chinois exigent d'eux un tribut proportionné à la valeur de leurs biens.
Quand il arrive une disette qui fait enchérir considérablement le prix des denrées, le roi fait ouvrir ses magasins, & vend toutes sortes de choses nécessaires à la vie à beaucoup meilleur
prix qu'elles ne sont vendues dans la place, & ainsi la disette ne dure pas longtemps parmi les Chinois.
On met dans le trésor public les sommes qui proviennent de l'imposition par tête. Je crois que de ce seul impôt il entre tous les jours dans le trésor de Canfu cinquante mille dinars, quoique
cette ville ne soit pas des plus grandes de la Chine.
Le roi se réserve aussi le revenu qui provient des mines de sel, & d'une herbe qu'ils boivent avec de l'eau chaude, dont il se vend une
grande quantité dans toutes les villes, ce qui produit de grandes sommes. On l'appelle sah ; & c'est un arbrisseau qui a plus de feuilles que le grenadier, dont l'odeur est un peu plus
agréable, mais qui a quelque amertume. On fait bouillir de l'eau, on la verse sur cette feuille & cette boisson les guérit de toutes sortes de maux. Tout ce qui entre dans le trésor est tiré
du tribut par tête, des impôts sur le sel & sur cette feuille.
Dans chaque ville il y a une sonnette attachée à la muraille au dessus de la tête du prince, ou gouverneur, & laquelle on peut sonner
avec une corde étendue à près d'une lieue, & qui traverse le grand chemin, afin que tout le peuple puisse en approcher. Lorsqu'on remue la corde, la sonnette qui est au bout, fait du bruit
sur la tête du gouverneur, & alors il ordonne qu'on fasse entrer celui qui demande justice ; il rend compte lui-même de son affaire & de l'injustice qu'il a soufferte. La même chose est
en usage dans toutes les provinces.
Celui qui veut voyager d'un lieu à un autre est obligé de prendre deux lettres, une du gouverneur & l'autre de l'eunuque ou lieutenant.
La lettre du gouverneur est pour la permission de se mettre en chemin. Elle marque le nom du voyageur, & celui de ceux qui sont en sa compagnie, l'âge & la famille des uns & des
autres. Tous ceux qui sont dans la Chine, naturels, Arabes ou autres étrangers, sont obligés de déclarer tout ce qu'ils savent, & ne peuvent pas s'en dispenser. La lettre de l'eunuque ou
lieutenant, spécifie la quantité d'argent & de marchandises que le voyageur, ou ceux de sa compagnie portent avec eux. Cela se fait afin que dans les places frontières on examine ces deux
lettres, & quand il y passe quelque voyageur, on écrit un tel, fils de tel, de telle famille a passé ici tel jour, tel mois, telle année, en telle compagnie. Ainsi ils empêchent qu'on ne
puisse emporter l'argent, ni les marchandises de personne, & qu'ils puissent être perdus. Si on a emporté quelque chose, ou que le voyageur meure en chemin, on sait aussitôt ce que les choses
sont devenues, & elles lui sont restituées ou à ses héritiers.
Les Chinois administrent la justice avec une grande équité dans leurs tribunaux. Lorsqu'un particulier intente action en justice contre un
autre, il met sa demande par écrit, & le défendeur met aussi par écrit ce qu'il dit pour sa défense ; puis il met la marque de son seing à l'écrit, qu'il tient ensuite entre ses doigts. On
prend ensemble les deux écrits, & on les examine ; après cela on écrit la sentence, & on rend les deux écrits aux parties. On donne d'abord au défendeur sa défense par écrit afin qu'il la
reconnaisse. Lorsque l'une des parties nie ce que l'autre affirme, on lui ordonne de représenter ses écritures ; & si le défendeur croit le pouvoir faire sans conséquence, & qu'il donne
son papier, on prend aussi celui du demandeur, & on dit à celui qui a nié ce qu'il paraît que l'autre à raison de lui soutenir :
— Donnez un écrit par lequel vous fassiez voir que votre partie n'a pas droit de vous demander ce qui est en question ; mais si elle fait voir clairement la vérité de ce que vous avez nié, vous
recevrez vingt coups de bâton sur le derrière & vous paierez une amende de vingt facouges »
qui font près de deux cents dinars. Ce supplice est tel que le criminel ne le pourrait souffrir sans mourir. Personne dans la Chine ne peut de sa propre autorité y soumettre un autre de peur de
perdre la vie & les biens. On ne voit personne qui ait la hardiesse de s'exposer à un péril aussi certain ; c'est pourquoi la justice est bien administrée, & on la rend fort exactement à
un chacun. Ils ne se servent point de témoins, & ils ne font point jurer les parties.
Lorsqu'un particulier fait banqueroute, & qu'il a consommé le bien de ses créanciers, ils le font mettre en prison dans le palais du
gouverneur, & on oblige d'abord le prisonnier à faire sa déclaration. Après qu'il a demeuré un mois en prison, il est mis dehors, par ordre du gouverneur, & on publie qu'un tel, fils d'un
tel, a dissipé le bien de tel, fils de tel ; & que s'il avait quelque dépôt entre les mains d'un autre, des héritages ou d'autres biens de quelque nature qu'ils soient, on le déclare dans
tout le mois. Le débiteur est cependant battu à coups de bâton sur le derrière, si quelqu'un découvre de ses effets, & on lui reproche en même temps, qu'il est demeuré un mois en prison,
buvant & mangeant quoiqu'il eût du bien pour satisfaire ses créanciers. Il est chassé de la même manière, soit qu'il déclare, soit qu'il ne déclare pas ses effets. On lui dit qu'il n'a point
d'autre occupation que de prendre le bien des particuliers & de l'emporter, & qu'il ne doit pas ainsi tromper les peuples, en leur ôtant leur bien. Si néanmoins on ne découvre pas qu'il
soit coupable d'aucune fraude, & qu'on vérifie auprès du prince qu'il n'a aucun bien, les créanciers sont appelés, & ils reçoivent quelque partie de leur dette, au trésor du Bagboun
(C'est le titre ordinaire de l'Empereur de la Chine, & ce mot signifie le fils du Ciel : nous le prononçons ordinairement d'une autre manière, & nous disons Magboun). Ensuite on publie
des défenses de rien vendre ou acheter de cet homme, sous peine de la vie, & ainsi il ne peut frauder aucun de ses créanciers en emportant leur argent. Si on découvre qu'il a quelque somme
entre les mains d'un autre, & que le dépositaire ne la déclare pas, il est tué à coups de bâton, & on ne dit rien à celui à qui elle appartient. Les sommes qui se trouvent sont partagées
entre les créanciers, & le débiteur ne peut plus dans la suite faire aucun négoce.
Les Chinois ont une pierre de dix coudées de hauteur élevée dans les places publiques, sur laquelle sont gravés les noms de toutes sortes de remèdes, avec la taxe de leur prix. Lorsque les
pauvres en ont besoin, ils reçoivent du trésor le prix que doit coûter chaque remède.
Il n'y a dans la Chine aucun impôt sur les terres : mais on lève seulement un tribut par tête qui est différent, selon les biens & les terres que possèdent les particuliers. Lorsqu'il naît un
enfant mâle, son nom est aussitôt écrit dans les registres de l'Empereur ; & quand cet enfant est parvenu à l'âge de dix-huit ans, on commence à lui faire payer le tribut, mais on cesse de
l'exiger de celui qui est âgé de quatre-vingts ans. Au contraire il reçoit une gratification du trésor public, par forme de pension, & les Chinois disent à cette occasion qu'ils lui donnent
cette gratification pendant sa vieillesse, parce qu'ils ont tiré de lui des impôts pendant qu'il était jeune.
Il y a des écoles dans toutes les villes pour apprendre à lire & à écrire aux pauvres & à leurs enfants, & les maîtres sont entretenus aux dépens du public. Les femmes n'ont la tête
couverte que de leurs cheveux, mais les hommes se la couvrent.
Il y a dans la Chine une bourgade nommée Tayu, qui est un château situé avantageusement sur une montagne, & tous les châteaux de la Chine s'appellent du même nom.
Les Chinois sont pour l'ordinaire, beaux, de belle taille, blancs & entièrement exempts de la débauche du vin : ils ont les cheveux noirs plus que tous les autres peuples du monde ; les
femmes chinoises frisent les leurs.
Les Chinois aiment le jeu & toutes sortes de divertissements, au lieu que les Indiens les condamnent, & n'y sont pas attachés.
...À la Chine lorsque quelqu'un des princes ou gouverneurs de villes, qui sont soumis à l'Empereur, a commis un crime, il est égorgé, & on le mange, & en général les Chinois mangent tous
ceux qui sont tués.
Lorsque les Indiens & les Chinois veulent faire un mariage, ils en conviennent avec les parties, ensuite ils envoient des présents, &
enfin ils célèbrent la noce au son de diverses sortes d'instruments & de tambours. Les présents qu'ils envoient consistent en argent, & chacun les fait selon ses moyens. Aux Indes
lorsqu'un homme enlève une femme & qu'il en abuse, on le tue aussi bien que la femme, à moins que celle-ci n'ait souffert violence, & alors l'homme seul est puni de mort ; mais si la
femme a consenti à cette mauvaise action, ils sont punis de mort l'un & l'autre. Le larcin est toujours puni de mort dans la Chine & dans les Indes, soit que le vol soit médiocre, ou
qu'il soit considérable. Dans les Indes si un voleur a pris la valeur d'une petite pièce de monnaie, ou quelque chose d'un plus grand prix, on prend un pieu fort long & pointu, qu'on lui fait
entrer par le derrière, jusqu'à ce qu'il lui sorte par le col.
Les Chinois sont adonnés au péché abominable, & ils mettent cette vilaine débauche au nombre des choses indifférentes, qu'ils font à l'honneur de leurs idoles.
Les bâtiments des Chinois sont de bois, au lieu que les Indiens bâtissent avec la pierre, le plâtre, la brique & le mortier. On bâtit de
la même manière dans plusieurs endroits de la Chine.
Les Chinois & les Indiens ne se contentent pas d'une seule femme, mais les uns & les autres en épousent autant qu'ils veulent.
Le riz est la nourriture ordinaire des Indiens, & ils ne mangent point de blé ; au lieu que les Chinois se nourrissent également de riz
& de blé. La circoncision n'est pas en usage parmi les Indiens, ni parmi les Chinois.
Les Chinois adorent les idoles, ils leur font des prières & se prosternent devant ces idoles ; & ils ont des livres qui expliquent
les points de leur religion.
Les Chinois ont des juges outre les gouverneurs, qui terminent les affaires entre les particuliers, & il y en a de même dans les Indes.
Il y a dans la Chine & dans les Indes des léopards & des loups, mais il n'y a point de lions dans l'un ni dans l'autre pays. Les voleurs de grand chemin sont punis de mort.
Les Chinois & les Indiens s'imaginent que les idoles qu'ils adorent leur parlent & leur répondent.
Les uns & les autres tuent les animaux qu'ils veulent manger, non pas en leur coupant la gorge, comme font les mahométans, mais en les battant à la bouche jusqu'à ce qu'ils en meurent.
Ils ne se lavent pas avec de l'eau de puits. Les Chinois ne se nettoient qu'avec du papier, au lieu que les Indiens se lavent tous les jours avant que de manger.
Les Indiens n'approchent pas des femmes durant qu'elles ont leurs ordinaires ; ils les sont alors sortir de leurs maisons, & ils les évitent. Les Chinois au contraire s'approchent d'elles
dans ce temps-là, & ils ne les font pas sortir.
Les Indiens se lavent la bouche & même tout le corps avant que de manger, ce qui n'est pas observé par les Chinois.
Le pays des Indes est d'une plus grande étendue que celui de la Chine, & il est plus grand de la moitié. Le nombre des royaumes est plus grand aux Indes qu'à la Chine, mais celle-ci est plus
peuplée. Il n'y a point de palmiers ordinaires, ni aux Indes, ni à la Chine, mais on y trouve toutes sortes d'autres arbres & de fruits, que nous n'avons pas. Les Indiens n'ont pas de raisins
& les Chinois n'en ont qu'en petite quantité, les uns & les autres ont un grand nombre d'autres fruits, & les grenades viennent aux Indes plus abondamment qu'à la Chine.
Les Chinois n'ont point de sciences, & leur religion aussi bien que la plupart de leurs lois tient leur origine des Indiens. Ils croient
même que les Indiens leur ont enseigné le culte de leurs idoles, & ils les considèrent comme une nation fort religieuse. Les uns & les autres croient à la métempsycose, mais ils diffèrent
en beaucoup de points qui regardent les préceptes de leur religion.
La médecine & la philosophie sont cultivées parmi les Indiens. Les Chinois ont aussi connaissance de la médecine ; mais elle consiste presque entièrement dans l'art d'appliquer des fers
chauds, ou des cautères. Ils ont aussi quelque connaissance de l'astronomie, mais en cela les Indiens surpassent les Chinois.
Je ne sais pas qu'il y ait aucune personne des deux nations qui ait embrassé le mahométisme, ni qui parle arabe.
Les Indiens ont peu de chevaux, & il y en a un plus grand nombre à la Chine. Les Chinois n'ont point d'éléphants & même ils n'en souffrent pas dans le pays, parce qu'ils les ont en
aversion.
Les États des Indes fournissent un grand nombre de soldats, qui ne sont point entretenus par le roi. Mais lorsqu'il les assemble pour les mener à la guerre, ils se mettent en campagne, & ils
font eux-mêmes toute la dépense nécessaire, sans qu'il en coûte rien au roi. Les Chinois donnent à leurs troupes à peu près la même chose qu'on leur donne parmi les Arabes.
La Chine est un pays agréable et fertile. La plupart des provinces des Indes n'ont point de villes, au lieu qu'à la Chine on trouve partout des villes très grandes & bien fortifiées.
Le climat de la Chine est plus sain, & on y trouve moins de marécages : l'air y est aussi beaucoup meilleur, & à peine y peut-on trouver un borgne ou un aveugle, ou quelque personne
affligée de semblables incommodités. Il y a plusieurs provinces des Indes qui jouissent de ce même avantage. Les rivières de ces deux pays sont fort grandes, & surpassent nos plus grandes
rivières.
Il tombe beaucoup de pluies dans ces deux pays. Dans les Indes il y a quantité de pays déserts, mais la Chine est habitée & peuplée dans toute son étendue.
Les Chinois sont plus beaux que les Indiens, & ressemblent plus aux Arabes, non seulement de visage, mais dans leurs habillements, leurs montures, leurs manières, & leurs marches de
cérémonie ; ils portent des vestes longues & des ceintures en forme de baudriers.
Au-delà du continent de la Chine, on trouve un pays appelé Tagazgaz du nom d'une nation de Turcs qui l'habitent ; & le pays du Cakhan de Tibet, qui touche au pays des Turcs.
Du côté de la mer on trouve les îles de Sila habitées par des peuples blancs, qui envoient des présents à l'Empereur de la Chine, & ils sont persuadés que s'ils ne lui envoyaient pas des
présents, la pluie du Ciel ne tomberait pas dans le pays. Personne des nôtres n'est allé jusque là pour nous en pouvoir apporter des nouvelles. Ils ont des faucons blancs.
Il y a très peu d'auteurs orientaux, qui aient écrit raisonnablement de la Chine, quoique presque tous en parlent assez au long. Cependant ce
qu'ils en écrivent est si confus, si peu exact, & si rempli de fables, qu'on voit aisément que leurs connaissances sur sa situation, & sur les choses singulières de cet Empire, étaient
fort bornées. Les géographes grecs & latins que les Arabes ont lus dans de mauvaises traductions, ne pouvaient les instruire sur cette partie de l'Asie qui était peu connue des Anciens, &
nos deux auteurs sont peut-être les premiers qui en aient écrit d'une manière supportable. Il paraît par les passages que le géographe de Nubie copie sans les nommer, que de son temps il ne se
trouvait aucun mémoire plus certain sur la Chine, & si les autres géographes se sont peu servis de ces premières découvertes, c'est apparemment qu'elles leur ont paru fabuleuses, ainsi
qu'Abulfeda le témoigne en plusieurs endroits. Les Relations des derniers voyages & particulièrement celles du père Trigaut, du père Semedo, & les différents traités du père Martini nous
ont plus instruits de la géographie, de l'histoire naturelle, des mœurs, & des coutumes de la Chine, que tout ce qui en avait cité écrit auparavant. Mais comme il peut être fort utile pour
l'éclaircissement de l'histoire, de comparer les relations anciennes avec les modernes, de même que le père Martini a expliqué en plusieurs endroits celle de Marco Polo, que l'ignorance des
siècles passés faisait considérer comme fabuleuse, il est aussi à propos de faire voir que celle de nos deux auteurs se trouve si souvent conforme à ce que rapportent les derniers écrivains,
qu'elle doit avoir pour cette raison un mérite particulier puisqu'elle est plus ancienne de quatre cents ans & davantage que celle de M. Polo & des autres premiers voyageurs. On trouvera
par les remarques suivantes que si on excepte quelques points, sur lesquels on n'a pu encore avoir aucun éclaircissement, elle contient des observations fort judicieuses & qui se trouvent
entièrement conformes aux dernières relations.
Il serait inutile de justifier par un grand nombre de citations les moindres circonstances de ce que rapportent ces deux auteurs. Ils peuvent s'être trompés en quelques faits que les nouvelles
découvertes éclairciront dans la suite. Mais il ne faut pas croire, que s'ils ne sont pas toujours entièrement conformes aux dernières relations, ce qu'ils rapportent ne soit pas véritable. La
Chine aussi bien que tous les autres États a été sujette à de grandes révolutions, qui doivent avoir introduit plusieurs changements dans le gouvernement & dans les coutumes, & peut-être
que plus on connaîtra l'histoire des Chinois, plus on reconnaîtra l'exactitude des anciens voyageurs.
Nous commencerons d'abord à examiner ce nom que nos deux auteurs disent du pays en général. Il paraît qu'ils l'ont connu sous le nom de Sin,
que les Arabes avaient appris de Ptolémée. C'est ainsi qu'Ebn-Said, Yacouti, Abulfeda & la plupart des autres géographes orientaux appellent ce grand Empire. Les Persans prononcent Tchin à
peu près comme les Italiens & les Espagnols. Ce nom peut avoir été donné par les étrangers, soit à cause que les Chinois saluent ordinairement en disant Chin ou Ching, soit qu'il tire son
origine des empereurs de la famille de Cina qui est l'opinion du père Martini.
Le père Aleni jésuite dans un livre chinois cité par Navarrete, dit, que China signifie pays de la soie. D'autres disent que Chinan signifie marquer le sud, & que les marchands y entrant par
là, pouvaient aussi donner lieu à ce nom. Au moins on peut assurer qu'il est très ancien parmi les Arabes. Le nom de Catai qui est aussi fort en usage, a particulièrement signifié la partie la
plus occidentale de la Chine, & il tire apparemment son origine de ces Scythes au-delà du mont Imaüs que les Grecs appellent Xαι. Le père Trigaut, le père Martini, & enfin Golius, ont
prouvé très clairement que le Catai de M. Polo & de nos anciens voyageurs ne devait pas être cherché hors de la Chine. Mais ils n'ont pas assez expliqué cette distinction, & la preuve que
donne Golius de l'usage ordinaire, selon lequel Misk Cataï, & Tcha-Cataï, signifient du musc & du thé de la Chine, confirme cette remarque puisque le musc vient du Tibet & des
provinces voisines, & le thé pareillement. Mais on ne trouve pas que les Arabes & les Persiens aient donné le nom de Catai aux provinces méridionales. Il est vrai néanmoins que tout ce
qu'ils disent de la magnificence du Khan de Cataï, se doit entendre de l'Empereur de la Chine & que Cambalu, ou Khanbalik des Orientaux, ne peut être que Péking ; mais il faut remarquer en
même temps, que ces façons de parler sont venues de Perse, & des provinces de la Haute Asie, qui touchent à la Chine, & que ce nom n'a été particulièrement affecté qu'aux provinces
occidentales & méridionales qui seules furent conquises par Gingizkhan Empereur des Mogols.
On peut remarquer en même temps, que M. Vossius s'est fort trompé, lorsqu'avec sa confiance ordinaire, il a dit que les Portugais avaient les premiers donné le nom de Chine, au pays, qu'il
prétend être l'ancienne Serique, & qu'on doit appeler les Chinois Seres, comme il les appelle toujours. Car les Portugais ne connurent la Chine qu'au seizième siècle, & ces voyageurs
arabes écrivaient dans le neuvième, & on ne doit pas supposer qu'ils soient les auteurs de ce nom, qui était en usage longtemps auparavant. Le nom de Seres est également inconnu aux Chinois,
aux Arabes & aux Persans, & il n'est pas aisé de prouver, qu'il convienne aux habitants de la Chine proprement dite, puisque Ptolémée distingue les Seres des Chinois.
Il paraît que nos deux auteurs ont peu connu l'étendue de la Chine, puisqu'ils ne parlent que de la ville maritime, où les marchands avaient coutume d'aborder, de la capitale de l'Empire, &
des provinces frontières du royaume de Samarcand. Ils disent que le Sogd de Samarcand n'en est éloigné que d'environ deux mois de chemin : ce qui se trouve conforme aux tables d'Abulfeda, &
au témoignage des auteurs qu'il cite, d'Olugbeg, & de quelques autres. Ils remarquent aussi que le royaume de Tibet, Tobit, ou Tobat, comme prononcent les Arabes, n'en est pas fort éloigné ;
& que le pays des Tagazgaz, ou Tahazaz, si même ce nom n'est pas corrompu, le bornent du côté de l'Orient. On pourrait croire que par ce mot, on doit entendre les peuples de Laos. Ceux qui
sont appelés Mabed, Mouget & quelques autres dont il est parlé dans les deux Relations doivent être placés depuis le Tibet jusqu'au Bengale, & il est très difficile de les reconnaître
dans une langue étrangère, & après de si grandes révolutions, dont l'histoire nous est inconnue.
Ce que ces Relations contiennent sur le nombre des villes est assez conforme au rapport des derniers voyageurs. Nos auteurs disent, qu'il y a
dans la Chine plus de deux cents villes, ou cités, dont plusieurs autres dépendent. Le père Trigaut en compte deux cent quarante sept. Le père Martini cent cinquante, & Navarrete cent
quarante-huit du premier ordre. Il n'est pas difficile à croire que ce nombre peut avoir été augmenté ou diminué, selon les différents changements qui sont arrivés en cet Empire.
Canfu est celle dont les Arabes ont eu plus de connaissance à cause qu'elle était comme l'échelle de tout le commerce des Indes, de la Perse & de l'Arabie. Les rochers qui sont appelés Portes
de la Chine dans cette Relation, doivent être les petites îles qui se trouvent depuis la côte de la Cochinchine jusqu'à l'embouchure de la rivière de Canton. Les Arabes étaient huit jours à les
passer à cause du péril qu'ils courraient de briser dans une route si difficile, faute de cingler droit depuis l'île de Hainan, qui est apparemment celle qu'ils appellent Elaian. Canfu doit être
Changcheu, ou Quantung qu'on écrit ordinairement Canton ; Fu, & Cheu sont des terminaisons dont la première ajoutée à la fin des noms marque les villes capitales, & la seconde marque les
simples cités. Canfu était peu éloignée de la mer, sur une grande rivière, dans laquelle les vaisseaux entraient avec la marée, & cette situation convient parfaitement avec celle de Canton,
ou Quangcheu. Il en est fait mention dans le géographe de Nubie, mais dans l'original & dans la traduction, le nom en est fort corrompu car il est écrit Canekou, & cette même faute se
trouve dans Abulfeda. Il dit que cette ville était connue de son temps sous le nom de Cansa. Il la met à 164 degrés 40 minutes de longitude, & à 28° 30' de latitude. Il ajoute, que
« selon le rapport de quelques voyageurs, c'est la ville du plus grand négoce qui soit en toute la Chine. Qu'il a appris d'un homme qui y avait été, qu'elle est située au sud-est de Zeitoun, à
demi-journée de la mer, sur le bras d'une rivière qui forme un canal, dans lequel les vaisseaux peuvent entrer. Qu'elle est extrêmement grande & que son enceinte enferme quatre petites
éminences ; qu'on y buvait des eaux de puits ; qu'il y avait des jardins fort agréables, & qu'elle était éloignée des montagnes d'environ deux journées.
Il paraît bien par cette légère description, que ce géographe était fort peu instruit de la situation des principales villes de la Chine, & la plupart des autres en parlent avec la même
obscurité. Mais nos deux auteurs ne permettent pas de douter de la véritable orthographe de ce mot, & la conjecture d'Abulfeda ne peut être soutenue, puisque selon toute apparence, cette
ville de Cansa, doit être Changcheu, ou quelque autre ville maritime, où le commerce fleurissait de son temps.
Il se trouve une plus grande difficulté à éclaircir nos auteurs sur la ville de Cumdan, qu'ils disent avoir été de leur temps le siège des empereurs de la Chine. Ils en parlent en tant d'endroits
qu'on ne peut soupçonner que le texte soit corrompu, & l'inscription chinoise & syriaque trouvée en 1625 dans la province de Xensi, confirme leur témoignage, puisque dans les paroles
syriaques on trouve que Cian-dan est appelée Ville Royale & Capitale de la Chine. Les deux villes où les empereurs ont tenu leur cour depuis plusieurs siècles, sont Peking & Nangking. La
première qu'on croit être le Cambalu de M. Polo, & le Chanbalik de Orientaux, ne jouit de cette dignité que depuis 450 ans ou environ. Ainsi dans le temps de nos deux auteurs Nangking
autrement appelée Kiangnang, était la capitale de l'Empire & les empereurs de la Chine y tenaient leur cour.
Il faut donc que Cumdan soit Nangking, & on n'en peut pas douter, puisque le géographe arabe parlant du plus grand fleuve de la Chine, qui est assurément le Kiang, l'appelle le fleuve de
Cumdan, parce qu'il passe à Nangking, & qu'elle est la seule ville située sur ce fleuve, qui ait été depuis plusieurs siècles le siège des empereurs. C'est par cette raison que cette ville
porte le nom de Nangking, c'est à dire, cour australe, au lieu que Peking, signifie cour septentrionale. Les Syriens, auteurs de l'inscription chinoise dont nous avons parlé, lui donnent un autre
titre & l'appellent cour orientale. Cette ville pouvait être ainsi nommée par les Chinois, & peut-être que les différents noms de Kingling, Moling, Kienle, Kiangning, Kiangnang &
Ingtien qu'elle a portés sous différentes familles de rois, signifient celui que les Syriens lui ont donné dans leur inscription. Mais sans entrer dans cette discussion, il est aisé de
reconnaître que les Syriens la pouvaient avec raison appeler cour orientale, puisque de toutes les villes royales de la Chine elle était la plus éloignée tirant vers l'Orient, à l'égard de ceux
qui venaient de Syrie par le Sifan, & par le Tibet. La description que font nos auteurs de la magnificence de cette ville ne peut convenir qu'à Nangking, puisque de leur temps, Peking n'était
pas encore le siège des empereurs, & que depuis qu'ils y ont établi leur cour, Nangking n'avait pas beaucoup perdu de son ancien lustre, avant que dans ces dernières guerres, elle eût été
entièrement saccagée par les Tartares.
Abulfeda établit le siège de l'Empereur de la Chine dans la ville de Bijou, ou Penjou ou Bichou, car ce nom est écrit en autant de différentes manières qu'on trouve d'exemplaires de cet auteur.
Il dit qu'elle est à 114, c'est à-dire, 124 degrés de longitude & à 17, de latitude, qu'elle est le siège du Fagfou, qui est, dit-il, l'Empereur de la Chine, autrement appelé Tumgage-Khan,
c'est-à-dire seigneur des pays de Tumgage, ou Tumgaz ; que c'est une ville méditerranée, où il y a quantité de jardins, qu'on y boit des eaux de puits, qu'elle est éloignée de la mer de quelques
journées, & à cinq lieues de Cansa, tirant au nord-ouest, & qu'elle est entourée de murailles, ruinées pour la plupart. Il rapporte ces particularités sur le récit d'un voyageur. Golius
ne peut déterminer quelle est cette ville, & il croit que les Orientaux peuvent avoir signifié Peking, Nanking, Quansi, Yamcheu, ou même Pegu. Mais l'éloignement & la différence de ces
villes fait voir que Ebn Saïd, Abulfeda & les autres auteurs que cite ce savant homme, ne peuvent avoir désigné d'autre ville que celle de Nangking. Ce n'est pas que les positions
qu'Abulfeda, Nafsireddin & Ulugbeg, donnent à leur ville de Bijou, puissent convenir à Nangking, & même ils ne s'accordent pas, les uns la mettant à 124 degrés, & les autres à 130.
Mais on peut faire cette conjecture, par la situation de la ville qu'ils disent être à quelques journées de la mer, & assez proche de Cansa, ce qui ne convient, ni à Nangking, ni à Peking,
mais qui a beaucoup plus de rapport à la première qu'à la dernière de ces villes. Cela est d'autant plus vraisemblable que des auteurs fort exacts ont prouvé clairement que le Cambalu de M. Polo,
& le Khanbalik des Orientaux, ne peut être que Peking, puisque les positions de ces deux places conviennent avec assez d'exactitude.
Nous ne trouvons point parmi les différents noms de Nangking, qu'elle ait été appelée Cumdan, & il y a lieu de croire que ce nom n'est peut être pas rapporté selon l'exacte orthographe
chinoise. Mais il suffit que la ville ait été connue sous ce nom parmi les Orientaux, & la conformité de la pierre chinoise & syriaque avec nos deux auteurs sur le nom de cette capitale,
est assurément digne de remarque, & justifie leur témoignage par une preuve incontestable.
Tout ce que nos auteurs disent de la magnificence de cette ville, est conforme à la description de Nangking, qui est dans les relations du père Trigaut, & du père Martini.
Nos auteurs parlent du gouvernement de la Chine, d'une manière qui fait voir qu'ils en étaient assez bien informés. Car nonobstant les grands
changements arrivés dans cet empire durant près de huit siècles, leur récit est confirmé en plusieurs circonstances principales, par le témoignage des derniers voyageurs.
Ils remarquent que la Chine était gouvernée par un empereur dont l'autorité était suprême & absolue sur les gouverneurs de provinces, qu'ils appellent rois. Le mot arabe melik dont ils se
servent, n'a pas absolument cette signification, dans l'usage ordinaire des historiens, qui ont écrit du temps de nos auteurs, & dans les siècles suivants. Comme les souverains parmi les
mahométans furent d'abord appelés califes, c'est-à-dire, vicaires de Dieu sur terre, & successeurs de Mahomet : ce nom était affecté à ceux qui descendaient de lui, ou qui dans la suite
prétendirent en descendre. Le calife avait toute l'autorité spirituelle & temporelle, & aucun des princes qui établirent de nouvelles principautés parmi les mahométans, particulièrement
depuis les Abbassides, ne prit cette qualité sans faire schisme. Les Fatimides d'Égypte & quelques autres princes, moins considérables, qui l'affectaient, joignirent le schisme à la révolte,
& ils étaient considérés comme hérétiques par les autres mahométans. Mais ceux qui demeuraient unis avec le plus grand nombre des sectateurs de Mahomet, dans la soumission aux califes de
Bagdad, & qui s'appellent encore sunnis, prenaient la qualité de sultan, qui signifie prince. Melik était ordinairement un surnom affecté à ceux de la famille royale, & accordé par
honneur à des princes tributaires, soumis aux califes, ou aux sultans. Ainsi il ne faut pas s'étonner que ces gouverneurs de villes & de provinces, qui y commandaient avec une autorité
presque absolue, mais subordonnée à celle de l'Empereur, aient été appelés rois, ou melouk par des Arabes, puisque les derniers voyageurs se servent du même terme. M. Polo, le père Trigaut, le
père Martini, Navarrete & les Hollandais appellent ordinairement rois, non seulement les princes de la famille royale, mais aussi les gouverneurs, & les uns & les autres ont remarqué
aussi bien que nos auteurs que ces petits rois sont soumis à l'Empereur, outre que selon Navarrete, les provinces de la Chine étaient autrefois autant de royaumes.
Les Arabes écrivent communément que l'Empereur de la Chine est appelé Bagboun, quoique selon le plus ancien auteur on prononça de son temps Magboun. D'autres, comme Abulfeda, & un ancien
auteur persien, l'appellent Fagfour, & prétendent que ce nom, & Tumgage, ou Tumgaz-Khan, sont synonymes. Marco Polo appelle Fanfur, les rois qui avaient précédé les Tartares, sous le
règne desquels il entra dans la Chine. Ils témoignent tous, que ce nom signifie fils du Ciel. Les dernières relations conviennent pour le sens de ce mot, mais elles en rapportent un autre qui est
Tiençu, qui signifie la même chose, & c'est peut-être de ce mot, que les Arabes ont fait leur Tomgage, qui est écrit ailleurs Timjage, & en plusieurs autres manières.
Il ne faut pas s'étonner, s'il ne se trouve rien dans nos auteurs, touchant la famille royale des empereurs qui régnaient de leur temps. On ne peut même tirer sur ce sujet aucun éclaircissement
des autres auteurs arabes, ou persiens, puisqu'ils n'ont commencé à connaître la Chine, que vers le douzième siècle, lorsque les Tartares en firent la conquête. Mais la révolution générale dont
il est parlé dans la seconde relation, est d'autant plus remarquable, que ce que l'auteur arabe en rapporte, s'accorde fort exactement à ce que nous apprenons du père Martini, au commencement de
son Atlas chinois. Il dit que depuis l'an 206 avant J.-C. auquel la famille de Hana, s'établit sur le trône, après avoir dépossédé celle de Cina, les princes de cette famille de Hana régnèrent
jusqu'en 264 après J.-C. Ceux de la famille de Cyna leur succédèrent, & régnèrent jusqu'en 419. Cinq rois en même temps se firent la guerre, qu'on nomma la guerre des Utai, jusqu'à ce que
quatre de ces Utai ayant été défaits, le cinquième, de la famille de Tanga, s'empara de l'Empire, l'an 618. Que fort peu de temps après, il fut partagé en diverses factions, dont les principaux
chefs furent appelés Heutaï. Enfin que l'an 923 la famille de Sunga parvint à l'Empire, qu'elle conserva jusqu'à l'an 1268 auquel temps les Tartares la ruinèrent entièrement, & que ce fut
alors que M. Polo entra dans la Chine. Il s'ensuit donc, que l'an 237 de l'hégire qui est l'an 851 de J.-C. & l'an 264 qui est l'an 877, qui sont les deux principales dates de nos auteurs, la
Chine était agitée de ces diverses guerres des Heutaï, & c'est de ces factions qu'on doit entendre la comparaison que fait Abuzeïd de la division de l'Empire de la Chine, & de celle de
l'Empire d'Alexandre, qui au reste n'est pas plus exacte que tout ce que les Arabes & les Persans rapportent sur son sujet. Ces remarques suffisent pour montrer que nos auteurs étaient bien
informés de ces grands événements, & qu'ainsi ils méritent quelque créance sur les autres points, qui ne peuvent pas encore être entièrement éclaircis.
Pour ce qui concerne le gouvernement de la Chine, ce que nos auteurs disent qu'une ville métropolitaine, ou capitale d'une province, est distinguée des autres, lorsqu'elle a cinq trompettes d'une
grandeur extraordinaire, n'est pas entièrement conforme aux dernières relations. Mais cependant cette circonstance se trouve dans quelques auteurs, & elle a été peut-être observée dans le
temps que cette marque de dignité était en usage.
Les tambours qu'ils disent être dans chaque ville, sont encore des marques de dignité. Navarrete dit qu'à Nangking, qui était alors la ville royale, il y a un tambour à chaque tribunal ; qu'on le
bat pour appeler les magistrats au conseil, & que celui du conseil suprême est couvert d'un cuir entier d'éléphant & qu'on le bat avec une grosse pièce de bois suspendue avec des cables.
Le père Martini dit que devant les palais des gouverneurs, il y a deux petites tours, avec des instruments de musique, & des tambours, que l'on bat quand le gouverneur sort ou entre, ou quand
il monte à son siège. Le père Magalhaes parle de celui de Peking, comme étant d'une grandeur extraordinaire, & ayant trente six pieds de tour.
Toutes les villes sont carrées, ainsi que le remarquent les pères Trigaut, Martini, Navarrete & plusieurs autres.
Nos auteurs disent que les gouverneurs des grandes villes s'appellent difu, ceux des petites villes que le père Martini nomme cités, tousang, les eunuques toukan, le juge suprême de chaque ville,
lakxi-ma-mak-ven, & ils avouent qu'ils ne peuvent bien exprimer ces noms en caractères arabes. On trouve des traces de ces mêmes noms dans les dernières relations. Trigaut appelle toutam, un
des principaux magistrats, qui est le même que les Hollandais appellent toutang dans la relation de leur ambassade. Le père Martini remarque aussi que dans le Junnan, il y a quelques seigneurs
appelés tuquon, dont le pouvoir est absolu, & selon le père Magalhaes, les princes de la province de Junnan, Queicheu, Quamsi & Suchuen, s'appellent tuquon ou tusu. Le suprême magistrat
des villes & des provinces s'appelle encore lipu, dont il y a apparence que les Arabes ont formé leur difu, ou de cifu, qui est encore une dignité considérable.
On trouve aussi dans les mêmes relations modernes, des eunuques établis dans les principales charges, & particulièrement pour recevoir
les droits dans les villes. Le père Martini parle de celui de Nanking, comme d'un grand officier. Le père Trigaut parle de celui de Linsing, qui était envoyé pour recevoir les revenus du roi,
& d'un autre qui avait l'intendance des navires. Le père Diego de Pantoja décrit dans une lettre la pompe de l'eunuque Mathan. Le père Trigaut remarque qu'il y a un très grand nombre
d'eunuques qui sont coupés par leurs propres pères. Enfin le père Martini dans son histoire de la guerre des Tartares, dit que l'empereur Tienki, éleva l'eunuque Gueï, à un si haut degré de
puissance, qu'il gouverna l'Empire avec une autorité absolue, faisant mourir, ou privant de leurs charges, tous les officiers qui lui étaient suspects.
Ce que l'auteur rapporte de la sonnette qui était attachée à la porte des palais, pour ceux qui voulaient demander justice à l'Empereur, ou aux souverains magistrats, ne la pouvant obtenir des
subalternes, est fondé sur une coutume très ancienne, que nous trouvons dans l'histoire du père Martini, en la vie de l'empereur Yvu, qui régnait 2.207 ans avant J.-C.
« Il écoutait avec facilité, ceux qui lui donnaient des avis touchant ses devoirs. C'est pourquoi il fit mettre devant la porte du palais une cloche, un tambour, & des plaques de pierre, de
fer, & de plomb, faisant en même temps publier un édit, par lequel il permettait aux personnes savantes, & de probité reconnue, de frapper sur celui de ces instruments, destiné pour
chaque sorte d'affaires. On sonnait la cloche pour ce qui regardait la justice : le tambour, pour ce qui regardait les lois & la religion ; la plaque de plomb, pour les affaires du royaume ;
celle de pierre, pour les injustices commises par les magistrats ; celle de fer pour les prisonniers. »
Il ajoute que cet Empereur se leva un jour deux fois de table, & qu'une autre fois il sortit trois fois du bain, pour donner audience à ceux qui la demandaient par ces signaux. Cette même
coutume se conserve encore à la Chine, suivant le témoignage du père Couplet, qui dans son abrégé chronologique dit de ce même roi,
« Il éleva un tambour & une cloche à la porte du palais, au son desquels il sortait pour donner audience à ses sujets : & cette coutume subsiste encore.
Les Chinois bâtissent encore presque de la même manière, que celle qui est décrite par notre auteur. Tout le dedans de leurs maisons est de
bois, & ils se servent particulièrement de bambous, ou cannes fendues, pour faire leurs cloisons ; puis ils les enduisent de leur vernis, ou colle de Cié, dont ils ont jusqu'à présent tenu la
composition fort secrète ; & nous ne pouvons pas assurer si notre auteur ne se trompe point, lorsqu'il dit qu'ils la composent avec de la graine de chanvre. Leurs maisons, dit le père
Martini, ne sont pas magnifiques, mais elles sont plus commodes & plus nettes que les nôtres. Ils n'aiment pas à voir plusieurs étages à cause de la peine de monter les degrés. L'Empereur de
la Chine se mit à rire lorsqu'on lui montra pour la première fois des plans des palais d'Europe, ne pouvant comprendre comment nos princes logeaient dans des étages exhaussés. Tout le monde
occupe le bas de la maison, qui est partagé en salles, & en chambres. Le dehors n'a pas beaucoup d'ornements, à la réserve de la grande porte & des autres plus petites sur le devant, qui
sont magnifiques, dans les maisons des gens riches. Le dedans est plus orné, tout y reluit à merveille, pour être enduit de cette précieuse colle de Cié, dont on vernit toutes les murailles. Les
maisons sont d'ordinaire de bois, même le palais du roi, les murailles principales sont de briques, qui ne servent qu'à séparer les salles, des chambres : car le toit & la couverture sont
soutenus de piliers de bois. C'est ce que le père Trigaut avait dit presque en mêmes paroles.
L'ancienne coutume de faire veiller toutes les nuits des sentinelles sur une tour fort élevée, pour prendre garde au feu, & donner le signal en battant le tambour, en cas qu'il le voie en
quelque maison, est une preuve de la crainte qu'on a eu toujours des incendies, dans les principales villes. Il y va même de la vie pour celui par la négligence duquel le feu se met en une
maison, à cause du danger qu'il y a pour toutes les autres qui ne sont communément que de bois. M. Polo observe cette même coutume dans sa description de Quinsai, & dit qu'on y veille toutes
les nuits pour prendre garde au feu, à cause que la plupart des bâtiments sont de bois, & que les gardes frappent sur des bassins & sur de grandes tables de bois pour en donner avis par
la ville.
Il peut être arrivé quelque changement sur le sujet des mariages & nous ne savons pas même exactement en quoi consistent leurs degrés de
parenté. Le père Trigaut remarque qu'ils ne sont pas fort exacts à observer les degrés de consanguinité du côté maternel. Mais ils sont fort religieux à ne pas épouser des personnes qui auront un
même surnom, quand même il n'y aurait entr'eux aucune parenté. C'est ce que les autres auteurs témoignent aussi & le père Couplet l'a marqué dans son abrégé.
Il y avait dès le temps de notre auteur des courriers publics établis en plusieurs endroits de l'Empire mahométan. Les uns étaient à pied,
& cette coutume est demeurée dans l'Empire othoman, où tous les ordres du sultan sont portés par des olacs, ou courriers à pied, qui étant disposés de distance en distance font une diligence
incroyable. Il y en avait de même à la Chine, & même, selon le père Martini, à chaque pierre qui contient dix stades chinoises ou une lieue de France, il y a des coureurs qui portent en
diligence les ordres du roi & des gouverneurs.
Outre cela il paraît par le témoignage d'Abuzeïd, qu'ils avaient des chevaux de poste ou au moins des mulets ; car le mot de berid signifie cela, & il est fort en usage depuis longtemps pour
signifier les postes à cheval. Les Arabes s'en sont servis en plusieurs occasions importantes, de la même manière qu'elles sont établies ailleurs mais avec cette différence, que comme d'abord les
postes n'étaient établies que pour les affaires publiques, elles ne servaient pas à d'autres usages parmi les mahométans, & c'était de même parmi les Chinois. Le père Martini remarque qu'il y
a encore à la Chine à chaque huitième pierre qui fait une journée de chemin, des maisons royales & publiques qui se nomment cungquon & yeli, où logent les gouverneurs, & les
magistrats qui y sont reçus aux dépens du roi, après y avoir envoyé une lettre auparavant, & qu'ils y trouvent des voitures & toute sorte de commodités. C'est à peu près la même chose que
l'evectio parmi les Romains.
M. Polo rapporte aussi que de son temps les postes étaient établies à la Chine, & qu'elles étaient disposées de trois en trois milles, qui est à peu près la distance que donne le père Martini
; que les lieux étaient visités tous les mois, & que les notaires écrivaient le nom des courriers, les jours de leur départ, & d'autres semblables circonstances.
Ce qui est rapporté touchant l'administration de la justice, la sévérité des tribunaux, & plusieurs autres circonstances de la police des
Chinois, n'a besoin d'aucun éclaircissement particulier. Ceux qui ont lu les Relations modernes de la Chine, trouveront que le récit des Arabes ne s'en éloigne pas beaucoup. Toutes les affaires
se traitent encore par suppliques & par écrit. La justice était autrefois sévèrement administrée, & on en trouve un exemple considérable dans l'histoire du marchand, qui demanda &
obtint justice de l'eunuque, favori de l'Empereur.
Il semble néanmoins que cette sévérité ancienne ait été fort relâchée dans les derniers temps. Car au lieu que nos auteurs témoignent que les voleurs étaient punis de mort, sans aucune espérance
de pardon, le père Trigaut écrit, qu'ils étaient de son temps seulement condamnés aux galères, & même après plusieurs récidives, & que pour les premiers vols, on se contentait de les
marquer avec un fer chaud, & avec de l'encre.
Le supplice de la bastonnade était aussi de son temps ordonné pour des sujets fort légers, & presque sans aucune forme de justice, ce qui n'était pas autrefois. Mais nos auteurs conviennent
avec les modernes de la cruauté & de la manière de ce supplice, dans lequel les criminels étaient battus sur les fesses avec de grosses cannes de telle sorte qu'ils en mouraient souvent. Ce
fut l'empereur Venius qui établit ce supplice, au lieu d'un autre infiniment plus cruel, qui était de couper les criminels par morceaux. C'est peut-être ce qui a donné occasion à nos auteurs, de
dire que les Chinois mangent la chair des hommes, exécutés à mort, ce qui ne se trouve pas dans les relations modernes & paraît fort éloigné de la politesse chinoise. On trouve bien dans
leurs anciennes histoires selon le témoignage du père Martini, que l'impératrice Vihia, femme de Kieu, le Néron de la Chine, qui commença son règne 1.818 ans avant J.-C. mangeait de la chair
humaine ; mais il ne semble pas possible qu'un exemple si détestable ait passé en coutume, dans un pays où toutes les commodités de la vie se trouvent en abondance. Cependant M. Polo, dit que
ceux de la province autour de Xandu, ont cette horrible coutume, que lorsque quelqu'un est condamné à mort, ils le cuisent & mangent sa chair. Il dit aussi que ceux du royaume de Concha
mangent de la chair de ceux qui sont morts de mort violente, & particulièrement de leurs ennemis tués en guerre.
La manière dont l'Empereur & les rois, ou gouverneurs, qui le représentent, paraissent en public est assez conforme à ce que nous en
trouvons dans les dernières relations, qui contiennent plusieurs descriptions de la marche d'un mandarin ; son train est fort nombreux, & il est accompagné d'un grand nombre d'officiers
armés. La marche commence par quelques-uns qui portent de grands bâtons faits de bambous fort larges, dont le son n'est pas fort différent de celui que les chrétiens de Levant font en battant des
planches qui leur tiennent lieu de cloches. Il faut que tous les passants s'arrêtent pour lui faire honneur : ceux qui marchent à cheval sont obligés de mettre pied à terre, & même, selon la
remarque du père Trigaut, chacun se retire dans sa maison.
« Il y a, dit-il, plusieurs autres marques de dignité qui distinguent les magistrats ; des étendards, des chaînes, des cassoletes, plusieurs gardes qui les accompagnent, & qui par le bruit
qu'ils sont écartent la foule. Ils se font porter un si grand respect, qu'à ces cris, dans les rues les plus fréquentées, on ne voit plus paraître personne, & tous se retirent. »
À l'égard des empereurs & des vicerois, il remarque aussi bien que les autres auteurs, qu'ils ne se montrent que fort rarement en public, après avoir fait mettre leurs gardes sous les armes,
qu'ils les postent sur les avenues des principales rues, & qu'autrefois ils ne sortaient que dans des litières fermées, & qu'on en portait plusieurs à la fois, afin qu'on ne pût connaître
quelle était celle du prince. Cette coutume est fort ancienne puisque l'empereur Hoai, 2.040 ans avant J.-C. en donna le premier exemple. Navarrete dit de l'Empereur, que
« quand il sort, on ferme les portes des maisons dans les rues où il doit passer, que le peuple se retire, de sorte qu'on ne voit pas une âme, & que si quelqu'un paraissait il serait
rigoureusement châtié. »
Il est dit dans ces Relations, que les revenus de l'Empereur consistent en ce qui se tire des impositions par tête, qui ne sont payées que
par les hommes, depuis dix-huit ans jusqu'à quatre- vingt, & cela à proportion de leurs biens. Que le sel & le thé appartiennent aussi au roi, & que les terres sont exemptes de tout
impôt. On peut voir par l'état que le père Martini a donné de ce que chaque province fournit à l'Empereur de la Chine, qu'il est arrivé sur ce sujet de grands changements. Car elles payent toutes
à l'Empereur des tributs fort considérables en soie, en coton, en étoffes ou en provisions, pour sa table & pour ses écuries. Le sel est encore en parti, mais non pas le thé. Cette gabelle
est fort ancienne, puisque le roi Venius, qui régnait cent soixante-dix-neuf ans avant J.-C., la supprima, mais cette suppression ne dura pas longtemps. Le père Trigaut remarque, que de son temps
elle valait de grandes sommes à l'Empereur. Présentement selon le témoignage de Navarrette, les denrées ne payent aucun droit, mais les principaux sont celui des tailles réelles, des impositions
par tête, celui du sel, de la soie, des étoffes, & de plus une taxe par maison. Il dit que le revenu de l'Empereur se monte à plus de soixante millions toutes dépenses faites. Le père Martini
qui donne le détail de ce que fournit chaque province au trésor royal, fait monter ces revenus à de plus grandes sommes. Ces exagérations ont autrefois attiré à M. Polo le surnom de Messer Marco
Millioni, & même son ouvrage dans les anciens exemplaires, est ordinairement intitulé Il Millione. Navarette le fait monter à plus de cent millions.
Toute la monnaie qui a cours dans la Chine, est encore de cuivre, & à peu près de la grandeur de nos liards, de la forme qui est décrite
par nos auteurs. Les Arabes rappellent falous qui signifie leur monnaie de cuivre, qu'ils nomment falas de follis, dont la signification était presque pareille dans le Bas Empire. Elle est percée
par le milieu, afin de pouvoir être enfilée, & c'est ainsi qu'ils font leurs comptes. Elle est d'une sorte d'alliage, plutôt que de cuivre, & de couleur assez semblable à celle de nos
sols, marquée de caractères chinois d'un côté, afin qu'ayant un côté plat, les comptes se fassent plus aisément lorsqu'ils les enfilent. On trouve quelques-unes de ces pièces dans plusieurs
cabinets, & la figure en est représentée dans les voyages de Monsieur Tavernier, où néanmoins le trou est représenté rond, au lieu qu'il est ordinairement carré, ce qui est plus commode pour
les tenir fermes dans le filet. Il est marqué dans la seconde Relation, que mille de ces pièces valent un dinar d'or, dont le poids est exactement le même que celui de la demi-pistole d'Espagne.
Ainsi il paraît que les Arabes qui ont toujours été fort subtils dans le négoce, & qui avaient de cette monnaie à Siraf, la tenaient à un fort bas prix, & moindre qu'elle ne devrait être
à proportion du titre que l'or & l'argent de la Chine ont présentement parmi les marchands qui le prennent, l'or à raison du titre de France à quarante-deux livres l'once, & l'argent à
cinquante-neuf sols huit deniers.
Les auteurs anciens & modernes confirment ce qui a été dit touchant la défense de battre de la monnaie d'or & d'argent dans la Chine. Le père Martini en parle en ces termes dans la vie de
Venius, qui régnait cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ.
« Jamais leurs rois n'ont voulu qu'on battît de la monnaie d'or ou d'argent, craignant les fraudes ordinaires de la nation, fort habile au gain. Ils reçoivent l'or & l'argent au poids, &
ils connaissent fort bien, s'il est pur, ou s'il y a du mélange. Ils se servent néanmoins quelquefois de l'or pour acheter quelque chose, mais il passe pour marchandise, & non pour monnaie.
Cela fait que l'argent est continuellement coupé en petits morceaux avec des cisailles faites exprès. Ils ont eu depuis longtemps de la monnaie de cuivre, que cet Empereur réduisit à une forme
meilleure & plus commode, & il permit qu'on en battît dans tout l'Empire pourvu que ce fût sans fraude. Car avant ce temps-là on n'en battait que dans le palais au grand avantage des
empereurs, mais avec une grande incommodité pour les peuples, à cause de la difficulté & la longueur des chemins. Il voulut que la forme fût ronde avec un trou carré au milieu pour l'enfiler
plus commodément. Elle est ordinairement marquée de quatre caractères qui signifient le nom de l'Empereur & la valeur de la pièce.
Le père Trigaut confirme la même coutume qui subsiste encore présentement ; ainsi que le même père Martini au commencement de l'Atlas chinois.
Cette terre excellente dont parle la Relation, est celle dont se fait la porcelaine, particulièrement dans le territoire de Yaocheu, qui est
la seconde ville de la province de Kiangsi, & elle se tire de la ville de Hoiechen dans la province de Nangking où on ne la peut faire, quoiqu'il y ait quantité de matière, mais on croit que
le défaut vient de la différence des eaux. Presque toute celle qui est à la Chine, se fait dans le bourg de Feuloang, par des paysans & par des hommes grossiers. Ils en font de jaune qui ne
sert que pour l'Empereur, & ils lui donnent toutes sortes d'autres couleurs, en différentes manières. Il s'en fait aussi quantité dans la province de Kiamsi, selon le père Trigaut. C'est ce
qu'en rapporte le père Martini. Parmi les pièces d'un présent magnifique envoyé à Nouraddin par Saladin peu de temps après qu'il se fût rendu maître de l'Égypte, on trouve qu'il est fait mention
d'un service de vaisselle de la Chine, composé de quarante pièces.
Ce qui est rapporté dans le même endroit de la manière dont les marchands étaient autrefois reçus à la Chine, n'est pas tout à fait semblable à ce qui s'est observé depuis : mais on peut
remarquer dans les dernières Relations, & particulièrement dans celle de l'ambassade des Hollandais, qu'ils ont toujours été fort circonspects à laisser entrer les étrangers dans le royaume.
Le père Trigaut remarque la coutume qui était encore de son temps d'envoyer à l'Empereur tout ce qu'il y avait de plus curieux dans le pays. La manière dont les marchandises & même les
présents que les Hollandais portaient à la Chine, furent visités & arrêtés par les rois ou gouverneurs de Canton, est assez conforme à ce que rapportent nos auteurs.
Les coutumes des funérailles sont encore presque les mêmes. Le père Martini témoigne, que le deuil des Chinois pour la mort de leurs pères
est encore de trois ans, que cependant ils s'abstiennent de toutes fonctions publiques, & les magistrats de celles de leurs charges. Qu'ils témoignent leur douleur, non seulement en prenant
des habits de grosse toile, mais qu'ils changent leur vaisselle, leur lit, leur place, leur nourriture, leur manière d'écrire, & même leurs façons de parler, leur papier, leur encre &
leur nom. Alors ils s'habillent de blanc. Leur deuil dure trois ans, parce qu'ils veulent ainsi témoigner à leurs parents la reconnaissance de ce qu'ils en ont reçu toute sorte de secours durant
les trois premières années de l'enfance. Le père Trigaut ajoute les mêmes coutumes que décrit notre auteur,
« Souvent les enfants gardent trois ou quatre ans dans leurs maisons les corps de leurs pères, enfermés dans des cercueils, qu'ils enduisent de leur vernis, de manière qu'il n'en sort aucune
mauvaise odeur ; & durant ce temps-là ils leur présentent à boire & à manger comme s'ils étaient en vie.
Cette coutume de servir à boire & à manger aux morts, sur laquelle Abuzeïd fait quelque critique, est encore présentement en usage & Monsieur Tavernier témoigne qu'elle est encore en
usage parmi les Chinois établis à Batavie.
La dépense que les Chinois font pour les funérailles de leurs parents est encore très grande, puisqu'ils font des cercueils de bois précieux, qui coûtent quelquefois plus de deux mille écus. Ils
invitent tous leurs parents & tous leurs amis à venir rendre leurs derniers devoirs au mort, durant que le corps est dans le cercueil, & ils dépensent quantité de parfums précieux, des
fleurs & différentes autres sortes de choses que tous ceux qui viennent, offrent par manière de sacrifice à l'âme de leurs amis & de leurs parents. Ils allument des cierges, ils brûlent
quelquefois de riches étoffes, dans la pensée de les envoyer aux défunts, & cela ne se peut faire qu'avec beaucoup de dépense, sans y comprendre celle du convoi, auquel se trouvent des bonzes
en grand nombre, des joueurs d'instruments & des pleureuses.
Tous les Chinois savent lire & écrire ; ce qui est confirmé par toutes les relations des auteurs anciens & modernes, & ce qui se
trouve ensuite que toutes les affaires se traitent par écrit, en est apparemment la principale raison. Martini attribue cette coutume à l'empereur Sivenius, qui commença son règne soixante-treize
ans avant Jésus-Christ, & la raison qu'il en rapporte, était afin que les juges examinassent plus mûrement les affaires, & qu'ils ne se laissassent pas surprendre par les discours des
parties intéressées. Toutes les relations confirment aussi ce qui est rapporté du grand nombre d'écoles publiques, qui est d'autant plus grand, que chaque maître ne peut instruire que trois ou
quatre écoliers.
La coutume remarquée par nos auteurs touchant le secours que les pauvres reçoivent des greniers de l'Empereur, dans le temps de la disette
générale, est très considérable. Marco Polo en parle presque en mêmes termes. Il dit qu'alors l'Empereur ne fait exiger aucun tribut, mais qu'il fait au contraire distribuer à ses sujets autant
de blé qu'ils en ont besoin pour subsister, & pour ensemencer les terres. Que pour cet effet dans les temps d'abondance le Grand Khan fait acheter une grande quantité de blés qu'il fait
mettre dans des magasins, où il se conserve trois & quatre ans ; & que dans les temps de disette, il le fait vendre à un si bas prix qu'on en donne quatre mesures au même prix que les
particuliers en vendent une seule.
On peut voir dans le même auteur les aumônes extraordinaires que le Grand Khan, qui était alors Empereur de la Chine, faisait aux pauvres, & pour lesquelles le père Navarette témoigne qu'il y
a encore plusieurs millions sur l'état ordinaire de la maison de l'Empereur.
Ce qui est rapporté touchant la manière de recevoir les marchands étrangers, peut avoir été autrefois en usage, & la coutume de visiter toutes leurs marchandises, & de les mettre en
dépôt, est marquée par plusieurs auteurs. Josafa Barbaro qui avait trouvé un Tartare venu de la Chine à la cour du roi de Perse, dit que d'abord les marchands portent leurs effets dans des
magasins ; que ceux qui ont cette commission les vont visiter, & que trouvant quelque chose qui plaise au prince, ils la prennent & la payent en autres marchandises.
Les caractères en gras ne sont ainsi que pour faciliter la lecture.