Pierre POIVRE (1719-1786)
VOYAGES D'UN PHILOSOPHE
ou Observations sur les mœurs & les arts des peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique.
Introduction et chapitre sur la Chine
Yverdon, 1768, pages 106-142 de 142.
- "L'extrémité orientale du continent de l'Asie, habitée par la nation chinoise, donne une idée ravissante de ce que serait toute la terre, si les lois de cet empire étaient également celles de tous les peuples. Cette grande nation agricole réunit à l'ombre de son agriculture, fondée sur une liberté raisonnable, tous les avantages différents des peuples policés & de ceux qui sont sauvages. La bénédiction donnée à l'homme dans le moment de la création semble n'avoir eu son plein effet qu'en faveur de ce peuple multiplié, comme les grains de sable sur les bords de la mer."
- "Princes qui jugez les nations ! qui êtes les arbitres de leur sort, venez à ce spectacle, il est digne de vous. Voulez-vous faire naître l'abondance dans vos États, favoriser la multiplication de vos peuples & les rendre heureux ? Voyez cette multitude innombrable qui couvre les terres de la Chine, qui n'en laisse pas un pouce sans culture ; c'est la liberté & son droit de propriété qui ont fondé une agriculture si florissante, au moyen de laquelle ce peuple heureux s'est multiplié comme le grain dans ses campagnes."
- "Aspirez-vous à la gloire d'être les plus puissants, les plus riches, les plus heureux souverains de la terre ? Venez à Pékin, voyez le plus puissant des mortels assis sur le trône à côté de la raison ; il ne commande pas, il instruit ; les paroles ne sont pas des arrêts, ce sont des maximes de justice & de sagesse, son peuple lui obéit parce que l'équité lui inspire seule les volontés qu'il annonce. Il est le plus puissant des hommes, parce qu'il règne sur les cœurs de la plus nombreuse société d'hommes qu'il y ait au monde, & qui est sa famille."
Introduction - La Chine - Cérémonie de l'ouverture des terres. Encouragements et attention
Comparaison de l'agriculture de l'Afrique & de l'Asie à celle de la Chine
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Il n'est point de nation, quelque barbare qu'elle soit, qui n'ait des arts qui lui soient particuliers. La diversité des climats, en variant les
besoins des peuples, offre à leur industrie des productions différentes sur lesquelles elle peut s'exercer. Chaque pays dans un certain éloignement a des fabriques qui lui sont tellement propres,
qu'elles ne sauraient être celles d'un autre pays mais l'agriculture est l'art de tous les hommes, sous quelque ciel qu'ils habitent ; partout, d'une extrémité de la terre à l'autre on voit les
peuples policés, & ceux qui sont barbares, se procurer au moins une partie de leur subsistance par la culture de leurs champs : mais cet art universel n'est pas également florissant
partout.
Il prospère chez les nations sages qui savent l'honorer & l'encourager ; il se soutient faiblement chez les peuples à demi policés, qui lui préfèrent les arts frivoles, ou qui étant assez
éclairés pour sentir son utilité sont encore trop esclaves des préjugés de leur ancienne barbarie, pour se résoudre à affranchir & à honorer ceux qui l'exercent ; il languit & on aperçoit
à peine son influence chez les barbares qui le méprisent.
L'état de l'agriculture a toujours été le premier objet de mes recherches, chez les différents peuples que j'ai vus dans le cours de mes voyages. Il n'est guère possible à un voyageur qui souvent
ne fait que passer dans un pays, d'y faire les remarques qui seraient nécessaires pour emporter une idée juste du gouvernement, de la police & des mœurs de ses habitants. Dans ce cas il n'est
pas de moyen plus court pour se former d'abord une idée générale de la nation chez laquelle on se trouve, que de jeter les yeux sur les marchés publics & sur les campagnes. Si les marchés
abondent en denrées, si les terres sont bien cultivées & couvertes de riches moissons, alors on peut en général être assuré que le pays où l'on se trouve est bien peuplé, que les habitants
sont policés & heureux, que leurs mœurs sont douces, que leur gouvernement est conforme aux principes de la raison. On peut se dire à soi-même, je suis parmi des hommes.
Lorsqu'au contraire j'ai abordé chez une nation qu'il fallait chercher au milieu des forêts, & au travers des ronces qui couvraient ses terres, lorsqu'il me fallait faire plusieurs lieues
pour trouver un champ défriché mais mal cultivé ; lorsqu'enfin arrivé à quelque peuplade je ne voyais dans le marché public que quelques mauvaises racines alors je ne doutais plus d'être chez un
peuple malheureux, féroce ou esclave. Il ne m'est jamais arrivé d'être dans le cas de réformer cette première idée, conçue à la seule inspection de l'état de l'agriculture, chez les différentes
nations que j'ai vues : les connaissances de détail qu'un séjour assez long m'a quelquefois permis d'acquérir chez elles, m'ont toujours confirmé qu'un pays mal cultivé est à coup sûr habité par
des hommes barbares ou opprimés, & que la population ne saurait y être considérable.
Vous verrez, Messieurs, par les recherches dont je vais vous rendre compte, que chez tous les peuples l'agriculture dépend absolument des lois, des mœurs, des préjugés établis.
... Je m'approche du terme de mes voyages. En quittant les côtes de la Cochinchine, en faisant voile au nord-est, la route me conduit en Chine,
que les Cochinchinois ses voisins nomment avec respect le royaume de la grande lumière, Nuse d'ai Ming. Après quelques jours de navigation, je ne découvre encore aucune terre & j'aperçois à
l'horizon une forêt de mâts ; une multitude innombrable de bateaux couvre la mer. Ce sont des milliers de pêcheurs, qui cherchent dans les eaux la nourriture d'un grand peuple. Je découvre enfin
les terres & j'avance jusqu'à l'embouchure du Tigre, toujours au milieu des pêcheurs qui jettent leurs filets de toute part. J'entre dans la rivière de Canton, elle est peuplée comme la
terre. Ses deux rives sont bordées de bâtiments à l'ancre, une quantité prodigieuse de bateaux la parcourent dans tous les sens à la rame & à la voile, & s'échappent aux yeux en entrant
dans des canaux creusés de mains d'hommes, au travers des campagnes à perte de vue que ces canaux arrosent & fertilisent. Des champs immenses couverts de riches moissons, au milieu desquels
s'élèvent de tous côtés des villages très bien bâtis, ornent le fond du tableau. Des montagnes coupées en terrasses, & taillées en amphithéâtres en forment le lointain.
J'arrive à Canton ; nouveau spectacle : le bruit, le mouvement, la foule augmentent ; la terre & les eaux tout est couvert d'hommes. Étonné d'une si grande multitude, je m'informe du nombre
des habitants de Canton & de ses faubourgs ; d'après les différents rapports, je juge que cette ville ne contient pas moins de huit cent mille âmes. Ma surprise augmente en apprenant qu'à 5
lieues au nord de Canton, on trouve en remontant la rivière, un village nommé Fachan, qui contient un million d'habitants, & que tout ce vaste empire qui a environ 600 lieues du nord au sud
& autant de l'est à l'ouest, est couvert d'un peuple innombrable.
Par quel art la terre peut-elle fournir la subsistance à une si nombreuse population ? Les Chinois possèdent-ils quelque secret pour multiplier les grains, & les denrées qui nourrissent
l'homme ? Pour me tirer de mon incertitude je parcours les campagnes, je m'introduis chez les laboureurs qui en général sont aisés, polis, affables, communément un peu lettrés & instruits des
usages, comme les habitants des villes. J'examine, je suis leurs opérations & je vois que tout leur secret consiste à bien amender leur terre, à la remuer profondément dans des temps
convenables, à l'ensemencer à propos, à mettre en valeur toute terre qui peut rapporter quelque chose & à préférer à toute autre culture celle des grains, qui sont de première
nécessité.
Ce système d'agriculture, au dernier article près, paraît être le même que celui qui est répandu dans tous nos ouvrages anciens & modernes, qui ont traité cette matière ; il est connu de nos
plus simples laboureurs ; mais ce qui étonnera l'agriculteur européen le plus habile, sera d'apprendre que les Chinois n'ont aucune prairie, ni naturelle, ni artificielle, & qu'ils ne
connaissent pas les jachères, c'est-à-dire, qu'ils ne laissent jamais reposer les terres.
Les laboureurs chinois regarderaient une prairie quelconque comme une terre en friche. Ils mettent tout en grain, & par préférence les terres qui, comme celles que nous sacrifions en
prairies, sont plus basses, & par conséquent plus fertiles, peuvent être arrosées ; ils prétendent qu'une mesure de terre ensemencée en grains rendra autant de paille pour nourrir les
animaux, qu'elle aurait rendu soin, & que par leur méthode on gagne tout le produit en grains pour nourrir des hommes, sauf à partager avec les animaux une petite partie de ce grain, s'il
s'en trouve du superflu. Voilà leur système suivi d'un bout de l'empire à l'autre depuis l'origine de la monarchie, confirmé par l'expérience de plus de 40 siècles, chez la nation du monde la
plus attentive à ses intérêts.
Ce qui rend ce plan d'agriculture plus inconcevable, c'est de voir que leurs terres ne se reposent jamais. Les citoyens zélés qui travaillent depuis quelques années à ranimer parmi nous cet art
si négligé, ont regardé comme le premier & le meilleur de tous les moyens, la multiplication des prairies artificielles au défaut des naturelles, pour pouvoir fournir aux engrais, sans oser
néanmoins en espérer la suppression des jachères à quelque point que fût jamais porté la multiplication des prairies.
Ce système qui paraît le plus plausible de ceux qu'ils ont imaginé, celui qui semble avoir été le mieux reçu de nos agriculteurs, est néanmoins contredit par l'expérience constante de la plus
grande, de la plus ancienne nation agricole qu'il y ait sur la terre, & qui regarde l'usage des prairies & des jachères comme un abus nuisible à l'abondance & à la population, qui
sont après tout l'unique objet de l'agriculture.
Un laboureur chinois ne pourrait s'empêcher de rire, si on lui disait que la terre a besoin de repos à certain terme fixe ; il dirait certainement que nous sommes loin du but, s'il pouvait lire
nos traités anciens & modernes, nos spéculations merveilleuses sur l'agriculture. Et que ne dirait-il pas, s'il voyait nos landes, une partie de nos terres en friche, une autre employée en
cultures inutiles, le reste mal travaillé ; si parcourant nos campagnes il voyait la misère extrême, & la barbarie de ceux qui les cultivent ? Les terres chinoises, en général, ne sont pas de
meilleure qualité que les nôtres ; on en voit comme chez nous de bonnes, de médiocres & de mauvaises ; des terres fortes & légères ; des terres argileuses & des terres où le sable,
les pierres & les cailloux dominent.
Toutes ces terres rapportent annuellement même dans les provinces du nord une & deux fois l'année, quelques-unes même cinq fois en deux années, dans les provinces méridionales, sans jamais se
reposer depuis plusieurs milliers d'années qu'elles sont mises en valeur.
Les Chinois emploient les mêmes engrais que nous pour rendre à leurs terres les sels & les sucs qu'une production continuelle leur enlève sans cesse. Ils connaissent les marnes, ils se
servent du sel commun, de la chaux, des cendres, du fumier de tous les animaux quelconques, & préférablement à tout autre, celui que nous jetons dans nos rivières ; ils se servent des urines
qui sont ménagées avec soin dans toutes les maisons, dont elles font un revenu ; en un mot tout ce qui est sorti de la terre y est rapporté avec la plus grande exactitude, sous quelque forme que
la nature ou l'art l'ait converti.
Lorsque les engrais leur manquent, ils y suppléent pour le moment par un profond labour à la bêche, qui amène à la superficie du champ une terre nouvelle chargée des sucs de celle qui descend à
la place.
Sans prairies, ils élèvent la quantité de chevaux, de buffles, de bœufs & autres animaux de toute espèce nécessaires à leur labour, à leur subsistance & aux engrais. Ces animaux sont
nourris, les uns de paille, les autres de racines, de fèves & grains de toute espèce. Il est vrai qu'ils ont moins de chevaux & moins de bœufs en proportion que nous, & ils n'en ont
pas besoin.
Tout le pays est coupé de canaux creusés par les hommes, & tirés d'une rivière à une autre, qui partagent & arrosent ce vaste empire comme un jardin dans toutes ses parties. Les voyages
& les transports, presque toutes les voitures se font par les canaux avec plus de facilité & moins de frais. Ils ne sont pas même dans l'usage de faire tirer leurs bateaux par des
chevaux, ils ne se servent que de la voile & surtout de la rame, qu'ils font valoir avec un art singulier, même pour remonter les rivières. Dans tout ce que les hommes peuvent faire à un prix
modique, on n'emploie pas des animaux.
En conséquence les rivages des canaux & des fleuves sont cultivés jusqu'au bord de l'eau, on ne perd pas un pouce de terre. Les chemins publics ressemblent à nos sentiers, des canaux sans
doute valent mieux que des grands chemins. Ils portent la fertilité dans les terres, ils fournissent au peuple la plus grande partie de subsistance en poissons. Il n'y a aucune comparaison entre
le fardeau que porte un bateau, & celui qu'on peut charger sur une voiture par terre ; nulle proportion dans les dépenses.
Les Chinois connaissent encore moins l'usage, ou plutôt le luxe des carosses & des équipages de toute espèce, que nous voyons dans les principales villes de l'Europe. Tous ces chevaux
rassemblés par milliers dans nos capitales y consomment presque en pure perte le produit de plusieurs milliers d'arpents de nos meilleures terres, qui étant cultivées en grains fourniraient la
subsistance à une grande multitude qui meurt de faim. Les Chinois aiment mieux nourrir des hommes que des chevaux.
L'empereur & les magistrats sont portés dans les villes avec sûreté & dignité par des hommes ; leur marche est tranquille & noble, elle ne nuit pas aux hommes de pied. Ils voyagent
dans des espèces de galères plus commodes, plus sûres, aussi magnifiques & moins dispendieuses que nos équipages de terre.
J'ai dit que les Chinois ne perdaient pas un pouce de terre ; ils sont donc bien éloignés de former des parcs immenses dans d'excellentes terres, pour y nourrir exclusivement & au mépris de
l'humanité des bêtes fauves. Les empereurs, même les tartares, n'ont jamais formé de ces parcs, encore moins les grands seigneurs, c'est-à-dire les magistrats, les lettrés : une idée semblable ne
saurait jamais tomber dans l'esprit d'un Chinois. Leurs maisons de campagne & de plaisance même, ne présentent partout que des cultures utiles, agréablement diversifiées. Ce qui en fait le
principal agrément, est une situation riante habilement ménagée, où règne dans l'ordonnance de toutes les parties qui forment l'ensemble, une imitation heureuse du beau désordre, du désordre le
plus agréable de la nature dont l'art a emprunté tous les traits.
Les coteaux les plus pierreux que les cultivateurs de l'Europe mettraient en vignoble, sont forcés par le travail à rapporter du grain. Les Chinois connaissent la vigne dont ils cultivent
quelques treilles, mais ils regardent comme un luxe & une superfluité le vin qu'elle produit : ils croiraient pécher contre l'humanité de chercher à se procurer par la culture une liqueur
agréable, tandis que faute du grain qu'aurait produit le terrain mis en vignoble, quelque homme du peuple courrait risque de mourir de faim.
Les montagnes, même les plus escarpées, sont rendues praticables ; on les voit à Canton & d'une extrémité de l'empire à l'autre, toutes coupées en terrasses représentant de loin des pyramides
immenses divisées en plusieurs étages, qui semblent s'élever au ciel. Chacune de ces terrasses porte annuellement sa moisson de quelque espèce de grain, souvent même du riz ; & ce qu'il y a
d'admirable est de voir l'eau de la rivière, du canal ou de la fontaine qui coule au pied de la montagne, élevée de terrasse en terrasse jusqu'à son sommet par le moyen d'un chapelet portatif,
que deux hommes seuls transportent & font mouvoir.
La mer, elle-même, qui semble menacer la masse solide du globe qu'elle environne, a été forcée par le travail & l'industrie à céder une partie de son lit aux cultivateurs chinois.
Les deux plus belles provinces de l'empire, celle de Nankain & de Tché-kiang, autrefois couvertes par les eaux, ont été réunies au continent il y a quelques milliers d'années, avec un art
bien supérieur à celui qu'on admire dans les ouvrages modernes de la Hollande.
Les Chinois ont eu à lutter contre une mer dont le mouvement naturel d'orient en occident, la porte sans cesse contre les côtes de ces deux provinces, tandis que la Hollande n'a eu à combattre
qu'une mer, qui par ce même mouvement naturel fuit toujours sensiblement ses côtes occidentales.
La nation chinoise est capable des plus grands travaux ; je n'en ai pas vu de plus laborieuse dans le monde. Tous les jours de l'année sont des jours de travail excepté le premier destiné à se
visiter réciproquement, & le dernier consacré à la cérémonie des devoirs qui se rendent aux ancêtres.
Un homme oisif serait souverainement méprisé, il serait regardé comme un membre paralytique à charge au corps dont il fait partie. Le gouvernement du pays ne le souffrirait pas ; bien différent
en cela des autres nations asiatiques où l'on n'estime guère que ceux dont l'état est de ne rien faire. Un ancien empereur chinois exhortant le peuple au travail dans une instruction publique,
l'avertit que s'il y a dans un coin de l'empire un homme qui ne fasse rien, il doit y en avoir ailleurs un autre qui souffre & qui manque du nécessaire. Cette maxime sage est dans l'esprit de
tous les Chinois ; & pour ce peuple docile à la raison, qui dit une maxime de sagesse, dit une loi.
Voilà, Messieurs, une légère esquisse du tableau général de l'agriculture des Chinois, & de leurs dispositions pour cet art. Les bornes de ce discours ne me permettent pas de l'étendre
aujourd'hui sur le détail des différentes cultures que j'ai vues dans le pays. J'observerai seulement que ces cultures sont telles qu'elles fournissent abondamment à tous les besoins, & même
à l'aisance de la plus grande population qu'il y ait au monde ; de sorte qu'avec ses laboureurs la Chine se suffit à elle-même, & peut de son superflu faire un grand commerce au dehors.
D'après cette observation on peut juger qu'il n'est point de contrée sur la terre où l'agriculture soit plus florissante qu'en Chine ; mais ce n'est ni aux procédés particuliers que suivent les
cultivateurs, ni à la forme de leur charrue & de leur semoir qu'elle doit cet état florissant de sa culture, & l'abondance qui en est la suite.
Elle la doit à son gouvernement dont les fondements profonds & inébranlables furent posés par la raison seule, en même temps que ceux du monde ; à ses lois dictées par la nature aux premiers
hommes, & conservées précieusement de génération en génération depuis le premier âge de l'humanité, dans tous les cœurs réunis d'un peuple innombrable, plutôt que dans des codes obscurs,
dictés par des hommes fourbes & trompeurs.
Enfin la Chine doit la prospérité de son agriculture à ses mœurs simples, comme à ses lois également avouées par la nature & par la raison.
L'empire fut fondé par des laboureurs dans ces temps heureux, où le souvenir des lois du Créateur n'étant pas encore perdu, la culture des terres était le travail le plus noble, le plus digne des
hommes, & l'occupation de tous. Depuis Fou hi, qui fut le premier chef de la nation, quelques centaines d'années après le déluge, si l'on suit la version des Septante, & qui en cette
qualité présidait au labourage, tous les empereurs sans exception jusqu'à ce jour, se sont fait gloire d'être les premiers laboureur de leur empire.
L'histoire chinoise a conservé précieusement le trait de générosité des deux anciens empereurs, qui ne voyant point parmi leurs enfants d'héritiers dignes d'un trône, sur lequel la vertu seule a
droit de s'asseoir, nommèrent de simples laboureurs pour y monter après eux. Ces laboureurs firent le bonheur du monde pendant de très longs règnes, suivant les livres chinois, & leur mémoire
est dans la plus grande vénération. On sent combien des exemples semblables honorent & animent l'agriculture.
La nation chinoise à toujours été gouvernée comme une famille dont l'empereur est le père. Ses sujets sont ses enfants, sans autre inégalité que celle qu'établissent le mérite & les talents.
Ces distinctions puériles de noblesse & de roture, d'homme de naissance & d'homme de rien ne se trouvent que dans le jargon des peuples nouveaux & encore barbares, qui, ayant oublié
l'origine commune, insultent sans y penser & avilissent toute l'espèce humaine. Ceux dont le gouvernement est ancien & remonte jusqu'au premier âge du monde, savent que les hommes
naissent tous égaux, tous frères, tous nobles. Leur langue n'a pas encore inventé de terme, pour exprimer cette prétendue distinction des naissances. Les Chinois qui ont conservé leurs annales
depuis les temps les plus reculés, & qui sont tous également les enfants de l'empereur, n'ont jamais pu soupçonner une inégalité d'origine entr'eux.
De ce principe que l'empereur est le père & les sujets ses enfants, naissent tous les devoirs de la société, tous ceux de la morale, toutes les vertus humaines, la réunion de toutes les
volontés pour le bien commun de la famille, par conséquent l'amour du travail & surtout de l'agriculture.
Cet art est honoré, protégé, pratiqué par les empereurs, par les grands magistrats qui sont la plupart des fils de simples laboureurs élevés, suivant l'usage constant, par leur seul mérite aux
premières dignité de l'empire, enfin par toute la nation qui a le bon sens d'honorer l'art le plus utile, celui qui nourrit les hommes, préférablement aux arts de moindre nécessité.
Chaque année, le quinzième jour de la première lune, qui répond ordinairement aux premiers jours de mars, l'empereur fait en personne la
cérémonie de l'ouverture des terres. Le prince se transporte en grande pompe au champ destiné à la cérémonie. Les princes de la famille impériale, les présidents des cinq grands tribunaux &
un nombre infini de mandarins, l'accompagnent ; deux côtés du champ sont bordés par les officiers & les gardes de l'empereur ; le troisième est réservé à tous les laboureurs de la province,
qui accourent pour voir leur art honoré & pratiqué par le chef de l'empire ; les mandarins occupent le quatrième.
L'empereur entre seul dans le champ, se prosterne & frappe neuf fois la tête contre terre pour adorer le Tien, c'est-à-dire le Dieu du ciel ; il prononce à haute voix une prière réglée par le
tribunal des Rites, pour invoquer la bénédiction du grand maître sur son travail, & sur celui de tout son peuple qui est sa famille, ensuite en qualité de premier pontife de l'empire, il
immole un bœuf qu'il offre au ciel comme au maître de tous les biens ; pendant qu'on met la victime en pièces & qu'on la place sur un autel, on amène à l'empereur une charrue attelée d'une
paire de bœufs magnifiquement ornés. Le prince quitte ses habits impériaux, saisit le manche de la charrue & ouvre plusieurs sillons dans toute l'étendue du champ, puis d'un air aisé, il
remet la charrue aux principaux mandarins qui labourent successivement, se piquant les uns & les autres de faire ce travail honorable avec plus de dextérité. La cérémonie finit par distribuer
de l'argent & des pièces d'étoffe aux laboureurs qui sont présents, & dont les plus agiles exécutent le reste du labourage avec adresse & promptitude en présence de l'empereur.
Quelques temps après qu'on a donné à la terre tous les labours & les engrais nécessaires, l'empereur vient de nouveau commencer la semaille de son champ, toujours avec cérémonie & en
présence des laboureurs.
La même cérémonie se pratique le même jour dans toutes les provinces de l'empire par les vicerois, assistés de tous les magistrats de leur département, & toujours en présence d'un grand
nombre de laboureurs de la province. J'ai vu cette ouverture des terres, à Canton, & je ne me rappelle pas avoir jamais vu aucune des cérémonies inventées par les hommes, avec autant de
plaisir & de satisfaction que j'en ai eu à considérer celle-là.
Encouragements de l'agriculture
L'agriculture chinoise a bien d'autres encouragements. Chaque année les vicerois de chaque province, envoient à la cour les noms des laboureurs qui se sont les plus distingués dans leur culture,
soit en défrichant & faisant valoir des terrains regardés comme stériles, soit en faisant rapporter davantage par une meilleure culture, un terrain anciennement mis en valeur.
Tous ces noms sont présentés à l'empereur qui accorde aux cultivateurs nommés des titres honoraires pour les distinguer du commun. Si un laboureur a fait quelque découverte importante, & qui
puisse influer sur l'amélioration de l'agriculture publique, ou si par quelque endroit il mérite des égards plus distingués que les autres, l'empereur l'appelle à Pékin, le fait voyager aux frais
de l'empire & avec dignité, le reçoit dans son palais, l'interroge sur ses talents, sur son âge, sur le nombre de ses enfants, sur l'étendue & la qualité de ses terres, l'accable de
bontés & le renvoie à sa culture avec un titre honorable & comblé de bienfaits.
Lequel est le plus heureux, Messieurs, ou du prince qui se conduit ainsi, ou de la nation qui est ainsi gouvernée ? Chez un peuple où tous sont égaux & où tous aspirent après les
distinctions, de tels encouragements doivent bien inspirer l'amour du travail & l'émulation pour la culture des terres.
Attention du gouvernement chinois
En général toute l'attention du gouvernement chinois est dirigée vers l'agriculture. Le soin principal d'un père de famille doit être de penser à la subsistance de ses enfants. Ainsi l'état des
campagnes est le grand objet des travaux, des veilles & des sollicitudes des magistrats. On conçoit facilement qu'avec de telles dispositions le gouvernement n'a pas négligé d'assurer aux
cultivateurs, la liberté, la propriété & l'aisance qui sont les seuls fondements d'une bonne agriculture.
Les Chinois jouissent librement de leurs possessions particulières & des biens qui ne pouvant être partagés par leur nature appartiennent à tous, tels que la mer, les fleuves, les canaux, le
poisson qu'ils contiennent & toutes les bêtes sauvages ; ainsi sa navigation, la pêche & la chasse sont libres. Celui qui achète un champ ou qui le reçoit en héritage de ses pères, en est
seul seigneur & maître.
Les terres sont libres comme les hommes, par conséquent point de services & partages, point de lods & ventes, point de ces hommes intéressés à désirer le malheur public, de ces fermiers
qui ne s'enrichissent jamais plus que lorsqu'un défaut de récolte a ruiné les campagnes, & réduit le malheureux laboureur à mourir de faim, après avoir sué toute l'année pour nourrir ses
frères ; point de ces hommes dont la profession destructive a été enfantée dans le délire des lois féodales, sous les pas desquels naissent des milliers de procès qui arrachent le cultivateur à
la charrue pour l'envoyer dans les retraites obscures & dangereuses de la chicane, défendre ses droits & perdre un temps précieux pour la nourriture des hommes.
Enfin il n'y a point d'autre seigneur, d'autre décimateur que le père commun de la famille, l'empereur. Les bonzes accoutumés à recevoir les aumônes d'un peuple charitable, seraient mal reçu de
prétendre que cette aumône est un droit que le ciel leur a donné.
La dîme. Cet impôt qui n'est pas exactement la dixième partie du produit, est réglé suivant la nature des terres ; dans le mauvais sol ce n'est que la trentième partie, &c. La dixième portion
de tous les biens de la terre appartient à l'empereur. Voilà le seul & unique droit imposé sur les terres, le seul tribut connu en Chine depuis l'origine de la monarchie ; & ce qu'il y a
d'heureux, le respect des Chinois pour les usages anciens est tel, qu'il ne saurait tomber dans l'esprit de l'empereur de vouloir l'augmenter, ni dans celui des sujets de craindre cette
augmentation.
Le peuple le paye en nature, non à des fermiers avides mais à des magistrats intègres qui en sont les régisseurs naturels. Qui pourrait calculer le montant de ce tribut qui paraît si modique ;
mais qui est levé sur toutes les terres d'un aussi vaste empire, le mieux cultivé qu'il y ait au monde ?
Ce tribut est payé avec d'autant plus de fidélité qu'on connaît l'usage auquel il est destiné. On sait que la partie de cette dîme est renfermée dans des magasins immenses, distribués dans toutes
les provinces de l'empire, & réservée pour la subsistance des magistrats & des soldats : on sait que dans le cas de disette, ces magasins sont ouverts à un peuple qui est dans le besoin,
une denrée qu'on a tirée de lui dans son abondance.
Enfin toute la nation sait que l'autre partie de cette dîme est vendue dans les marchés publics, & que le produit en est porté fidèlement dans les trésors de l'empire, dont la garde est
confiée au tribunal respectable du ho-pou, pour n'en sortir que dans les besoins communs de la famille.
Rappelez-vous à présent, Messieurs, ce que j'ai dit des lois, des mœurs, des usages des différentes nations de l'Afrique & de l'Asie, dont
j'ai examiné l'état de l'agriculture. Comparez nation à nation, jugez si le malheureux Malabare sans propriété, soumis au gouvernement tyrannique des Mogols ; si un peuple d'esclaves, la tête
toujours courbée sous le sceptre de fer du despote de Siam ; si la nation malaise toujours agitée & asservie par des lois féodales, peuvent même en possédant les meilleures terres qu'il y ait
au monde, jouir d'une agriculture aussi florissante que le peuple chinois, gouverné comme une famille, & soumis aux seules lois de la raison.
Je le répéterai donc avec confiance ; dans tous les pays du monde, l'état de l'agriculture dépend uniquement des lois qui y sont établies & des mœurs, même des préjugés que les lois
donnent.
Que les hommes se sont donnés de peine pour se rendre malheureux d'un bout de la terre à l'autre ! Créés pour vivre en famille, pour cultiver la terre, pour jouir par leur travail des dons
infinis du créateur, ils n'avaient qu'à prêter l'oreille à la voix de la nature ; elle leur indiquait le bonheur ici-bas ; ils se sont fatigués l'esprit pour imaginer des institutions barbares,
des législations alambiquées qui n'étant pas conformes à la loi que chaque homme porte dans son cœur, n'étant pas faites pour des hommes, n'ont pu s'établir que par la force, en inondant la terre
de sang. Ces lois une fois établies, ont continué de désoler la terre en opprimant l'agriculture, & en arrêtant la population.
Quel spectacle pour un voyageur attentif, que l'état de la culture chez les différents peuples qui partagent la terre ! En Europe, il la voit florissante aujourd'hui chez une nation, qui pendant
plusieurs siècles antérieurs était réduite à aller mendier sa nourriture chez des voisins, qui jouissaient d'une plus grande étendue de terre & d'un climat plus heureux qu'elle. Pendant ces
siècles de barbarie, la perte de sa liberté & de son droit de propriété avait entraîné celle de sa culture ; elle n'a recouvré ces deux droits naturels & relevé les fondements renversés
de son agriculture, que par des atrocités & des malheurs, en faisant couler des ruisseaux de sang.
L'Afrique en général, dont les contrées les plus connues anciennement étaient regardées comme les greniers de l'univers, ne présente plus depuis la perte de la liberté, que des terres en friche,
ou mal cultivées par des esclaves.
Le midi de l'Amérique couvert de marécages, de ronces & de forêts, voit ses terres immenses endurcies par la sueur même de ses cultivateurs dans les fers. Le nord de cette partie du monde est
habitée par des petits peuples sauvages, misérables & sans agriculture, mais hommes jouissant de la liberté, & par là moins malheureux peut-être que la foule des nations prétendues
policées, qui plus éloignées qu'eux des lois de la nature par la privation des droits qu'elle donne, font des efforts impuissants pour se procurer le bonheur qui est l'effet d'une bonne
agriculture.
Le vaste continent de l'Asie offre ici une région immense toute en friche, habitée par un peuple de brigands plus occupés de vol que de culture. Là un grand empire autrefois si florissant &
si bien cultivé, aujourd'hui désolé par les guerres civiles, habité par un reste de population qui meurt de faim, faute de culture, & qui répand son sang non pour recouvrer sa liberté, mais
pour changer de tyran. Presque toute cette belle & riche partie du monde qui fut le berceau du genre humain, voit ses terres dans l'esclavage & ses cultivateurs enchaînés ou sous le
despotisme aveugle des souverains qui la partagent, ou sous le joug destructeur des lois féodales.
Enfin l'extrémité orientale du continent de l'Asie, habitée par la nation chinoise, donne une idée ravissante de ce que serait toute la terre, si les lois de cet empire étaient également celles
de tous les peuples. Cette grande nation agricole réunit à l'ombre de son agriculture, fondée sur une liberté raisonnable, tous les avantages différents des peuples policés & de ceux qui sont
sauvages. La bénédiction donnée à l'homme dans le moment de la création semble n'avoir eu son plein effet qu'en faveur de ce peuple multiplié, comme les grains de sable sur les bords de la
mer.
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Princes qui jugez les nations ! qui êtes les arbitres de leur sort, venez à ce spectacle, il est digne de vous. Voulez-vous faire naître
l'abondance dans vos États, favoriser la multiplication de vos peuples & les rendre heureux ? Voyez cette multitude innombrable qui couvre les terres de la Chine, qui n'en laisse pas un pouce
sans culture ; c'est la liberté & son droit de propriété qui ont fondé une agriculture si florissante, au moyen de laquelle ce peuple heureux s'est multiplié comme le grain dans ses
campagnes.
Aspirez-vous à la gloire d'être les plus puissants, les plus riches, les plus heureux souverains de la terre ? Venez à Pékin, voyez le plus puissant des mortels assis sur le trône à côté de la
raison ; il ne commande pas, il instruit ; les paroles ne sont pas des arrêts, ce sont des maximes de justice & de sagesse, son peuple lui obéit parce que l'équité lui inspire seule les
volontés qu'il annonce. Il est le plus puissant des hommes, parce qu'il règne sur les cœurs de la plus nombreuse société d'hommes qu'il y ait au monde, & qui est sa famille.
Il est le plus riche de tous les souverains, parce qu'une étendue de 600 lieues de terre, du nord au sud & autant de l'est à l'ouest, cultivée jusqu'au sommet des montagnes lui payent la dîme
des moissons abondantes qu'elles produisent sans cesse, & parce qu'il est économe du bien de ses enfants.
Enfin il est le plus heureux des monarques, puisqu'il goûte tous les jours le plaisir ineffable de rendre heureux la plus grande multitude d'hommes qui soit rassemblée sur la terre ; il jouit
seul du bonheur que partagent ses enfants innombrables qui lui sont tous également chers, & qui vivent comme frères chacun en liberté & dans l'abondance sous sa protection. Il est appelé
le fils du Tien, il est la vraie, la plus parfaite image du ciel dont il imite la bienfaisance. Enfin son peuple reconnaissant l'adore comme un Dieu, parce qu'il se conduit comme un homme.