Cornelius de Pauw (1739-1799)
RECHERCHES PHILOSOPHIQUES SUR LES ÉGYPTIENS ET LES CHINOIS
Decker, Imprimeur du Roi, Berlin, 1773. Deux tomes, 348 et 346 pages.
- Discours préliminaire : "J'examinerai, dans cet ouvrage, en quoi les anciens Égyptiens ont ressemblé aux Chinois modernes & en quoi ils en ont différé. Pour bien approfondir toutes ces choses, j'entrerai dans de grandes discussions ; car si l'on voulait toujours s'en tenir aux apparences on risquerait de rester toujours dans l'illusion. Les conformités, qu'on croit quelquefois découvrir entre deux peuples fort éloignés, peuvent tromper extrêmement ceux qui, au lieu de faire là-dessus des recherches, font des systèmes."
- "On trouvera ici un grand nombre d'observations, bien propres à nous faire connaître les mœurs, les usages, & même la constitution physique, & les maladies des deux nations très singulières à tous égards ; mais qu'on connaît beaucoup moins, dans ce dix-huitième siècle, que l'on serait tenté de le croire. Ce qui provient des obstacles qu'on rencontre en étudiant les monuments de l'Égypte, & les relations de la Chine, où rien n'est plus commun que les contradictions ; & c'est un bonheur que les voyageurs se soient contredits eux-mêmes ; sans quoi il ne serait pas si aisé de les convaincre qu'ils nous en ont imposé. Ces contradictions doivent surtout être imputées à leur peu de capacité à décrire les arts, les métiers, la manière de se nourrir, & tous ces objets essentiels par lesquels les véritables philosophes cherchent à connaître les nations."
- "Ce qui a paru mériter une attention encore plus grande, c'est l'enchaînement de toutes les causes physiques & morales, qui ont tenu les sciences & les beaux-arts dans une éternelle enfance parmi les Chinois. Quand ils parlent de leur antiquité, ils disent que le secret de tailler & de polir le marbre leur est connu depuis plus de quatre mille ans ; & cependant ils n'ont jamais fait une belle statue ; il y a aussi très longtemps sans doute, qu'ils manient le pinceau, ils le manient même tous les jours : cependant leurs peintres ne me paraissent pas encore avoir égalé leurs sculpteurs... Ce qui les rend inférieurs à tous les peuples policés, c'est leur ignorance dans l'astronomie... Les Chinois, qui croient avoir observé les astres depuis tant de siècles, ne sont pas encore de nos jours en état de composer un bon almanach."
- Dernier paragraphe : "J'avais entrepris cet ouvrage pour faire voir que jamais deux peuples n'ont eu moins de conformité entre eux, que les Égyptiens & les Chinois, & je crois l'avoir démontré jusqu'à l'évidence."
Extraits : Discours préliminaire - Mariage. Contraintes personnelles. - L'enfance éternelle des arts à la Chine - L'architecture
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[Sciences & les beaux-arts dans une éternelle enfance parmi les Chinois.]
Ce qui a paru mériter une attention particulière, c'est le système que les Égyptiens avaient formé sur les aliments : en développant, par le secours de l'histoire naturelle, toutes les parties de
leur régime diététique, je me suis d'abord aperçu qu'on n'en avait jamais eu la moindre connaissance à la Chine.
Mais ce qui a paru mériter une attention encore plus grande, c'est l'enchaînement de toutes les causes physiques & morales, qui ont tenu les sciences & les beaux-arts dans une éternelle
enfance parmi les Chinois. Quand ils parlent de leur antiquité, ils disent que le secret de tailler & de polir le marbre leur est connu depuis plus de quatre mille ans ; & cependant ils
n'ont jamais fait une belle statue ; il y a aussi très longtemps sans doute, qu'ils manient le pinceau, ils le manient même tous les jours : cependant leurs peintres ne me paraissent pas encore
avoir égalé leurs sculpteurs. Au reste, le peu de progrès, qu'ils ont fait dans ces arts, ne les rend pas inférieurs aux autres peuples de l'Asie méridionale & de l'Afrique ; mais ce qui les
rend inférieurs à tous les peuples policés, c'est leur ignorance dans l'astronomie. Les Japonais, les Indous, les Persans & les Turcs font au moins des almanachs sans le secours des étrangers
: mais les Chinois, qui croient avoir observé les astres depuis tant de siècles, ne sont pas encore de nos jours en état de composer un bon almanach. Ce qu'il y a de triste, c'est qu'il leur est
souvent arrivé, & qu'il leur arrivera probablement encore fort souvent, de faire, par une fausse intercalation, l'année de treize mois, lorsqu'elle devait être de douze. On en eut un exemple
mémorable en 1670, & personne dans toute l'étendue de l'empire, ne s'aperçut de l'erreur, hormis quelques Européens, qui se trouvaient à Pékin par hasard, & qui y acquirent la réputation
d'être de grands philosophes, parce qu'ils prouvèrent si clairement, qu'il s'était glissé dans l'année courante un mois surnuméraire, qu'on se détermina à le retrancher, & à punir du dernier
supplice le malheureux calculateur, qui avait inséré cette petite faute dans ses éphémérides ; c'était joindre la cruauté la plus atroce à l'ignorance la plus grossière. Car enfin un astrologue,
qui avait fait l'année de treize mois, ne méritait pas d'avoir la tête coupée. La nouvelle édition de quarante-cinq-mille tangsio, ou calendriers plus corrects, dont on envoya trois mille dans
chaque province, suffisait pour réparer le mal autant qu'il pouvait l'être.
Il y avait plus de deux cents ans alors, que des hommes, qu'on a pris pour des Arabes, & qui n'étaient tout au plus que des mahométans nés à la Chine, remplissaient le tribunal des
Mathématiques, si l'on peut donner ce nom à une espèce d'académie composée de mahométans. Cependant les Chinois, malgré leur insupportable orgueil, s'étaient adressés à ces prétendus Arabes pour
obtenir d'eux des calendriers ; sans quoi ils n'eussent pas su, à 20 ou 30 jours près, quand ils avaient le nouvel an, ou la fête des lanternes, & ils ne sauraient pas encore, s'ils ne
payaient un jésuite allemand nommé Hallerstein, qui calcule pour eux, qui leur prédit les éclipses, & qui est enfin président de ce tribunal des Mathématiques, où depuis l'expulsion des
Tartares Mongols, on n'a pas vu d'assesseur en état de comprendre une proposition d'Euclide.
On dira qu'il est étonnant, que le père Verbiest, qui a occupé, il y a si longtemps, le même emploi qu'occupe aujourd'hui le père Hallerstein, n'ait pu instruire quelques jeunes Chinois au moins
dans les premiers éléments de l'astronomie. Mais il faut que cela ne soit pas si aisé qu'on se l'imagine, ni peut-être même possible. Je sais qu'on a soupçonné les jésuites d'entretenir les
Chinois dans leur ignorance, pour perpétuer leur crédit à la cour de Pékin ; mais la vérité est, que le père Verbiest n'avait point précisément toute l'habileté qu'on lui suppose ; puisqu'il
s'est trompé en prenant la latitude de Pékin, & cette erreur a été insérée dans les mémoires de l'Académie des Sciences de Paris, où il a bien fallu la corriger depuis.
Il faut observer ici que le père Gaubil a fait de grands efforts pour convaincre les savants de l'Europe, que les anciens Chinois étaient très éclairés, mais que leurs descendants insensiblement
abrutis, sont tombés dans la nuit de l'ignorance ; ce qui est non seulement faux, mais même impossible. Si les astronomes, qui vivaient sous la dynastie des Hans, eussent déterminé dans leurs
écrits la véritable figure de la Terre, nous ne verrions point quelques années après, d'autres astronomes chinois, qui devaient avoir ces écrits-là sous les yeux, soutenir opiniâtrement que la
terre est carrée : aussi en 1505 n'avaient-ils aucune idée ni de la longitude, ni de la latitude des villes de leur pays : car quand on fait la Terre carrée, on se perd dans tant d'absurdités,
qu'il ne serait pas aisé de les compter toutes.
C'est réellement se moquer du monde, de vouloir qu'un tel peuple ait été en état d'écrire ses Annales l'astrolabe à la main, & de vérifier, comme disent des enthousiastes, l'histoire de la
Terre par l'histoire du Ciel.
Sous la dynastie des Mongols, il passa à la Chine quelques savants de Balk, que l'on y appela pour faire des almanachs, tout comme les jésuites y ont été appelés de nos jours pour le même objet :
or ce sont ces savants-là, qui ont vraisemblablement calculé après coup quelques observations & quelques éclipses, que les Chinois ont insérées dans les nouvelles éditions de leurs livres :
car on n'ignore pas qu'ils sont souvent obligés de faire de nouvelles éditions à cause de la mauvaise qualité du papier qu'ils emploient, & qui se gâte encore plus tôt sous leur climat qu'en
Europe, quelque précaution qu'ils prennent de le musquer pour en éloigner les teignes & les vers. Mais soit que les Chinois n'aient pas compris les calculs qu'on avait fait pour eux, soit
qu'ils les aient mal traduits, il est certain que la plupart des éclipses se sont trouvées fausses ; & on sait que M. Cassini, en examinant l'observation d'un solstice d'hiver, très célèbre
dans les fastes de la Chine, y a découvert une erreur de plus de quatre-cent-quatre-vingt-dix-sept ans.
Ce sont ces mêmes hommes de la Bactriane, dont je viens de parler, qui ont indubitablement fabriqué pour les Chinois quelques instruments & des globes, dont les Chinois n'ont jamais été en
état de se servir ; & loin que ces secours aient contribué à les instruire, ils n'ont contribué qu'à les précipiter dans l'erreur la plus singulière dont on ait jamais ouï parler chez aucun
peuple du monde: j'expliquerai plus amplement tout ceci dans une autre section, où, en parlant de l'architecture, je ferai mention des prétendus observatoires de Pékin & de Nankin.
Il serait à souhaiter sans doute, que l'opinion la plus commune qu'on a des Chinois en Europe, fût bien fondée ; on croit que n'ayant pu réussir dans les sciences qui dépendent immédiatement du
génie, ils ont dirigé tous leurs efforts vers une science qui dépend uniquement de la raison, c'est-à-dire, la morale : on ose nous assurer qu'ils ont porté la morale à un degré de perfection où
il n'a jamais été possible d'atteindre en Europe : mais je suis fâché de n'avoir pu découvrir, après tant de recherches, la moindre trace de cette philosophie si sublime ; & cependant je ne
crois pas avoir manqué absolument de pénétration en un point si essentiel.
[Morale des Chinois. Meurtre et vente des enfants.]
Ce n'est point dans le meurtre des enfants, tel qu'on le voit commettre tous les jours dans toutes les villes de la Chine depuis Canton jusqu'à Pékin, que peuvent consister les progrès de la
morale ; ils ne consistent pas non plus dans la fureur de châtrer des milliers de garçons par an, ce qui révolta même, au temps de la conquête, les Tartares Mandhuis, que nous nommons assez
improprement Mantcheoux. Il est bien certain, sans parler ici de la polygamie, qu'on ne découvre point les véritables notions du droit naturel dans l'esclavage domestique, tel qu'il est établi à
la Chine, où l'on réduit tant d'hommes nés libres à la condition des bêtes : car les Chinois peuvent, tout comme les Nègres, vendre leurs enfants ; & jamais leurs législateurs n'ont eu la
moindre idée des bornes du pouvoir paternel : on verra, à la vérité, dans le cours de cet ouvrage, que c'est là un écueil qu'aucun législateur de l'antiquité n'a su éviter : mais il s'en faut de
beaucoup que l'erreur générale des législateurs de l'antiquité puisse justifier les Chinois, qu'on ne doit, par conséquent, pas comparer aux peuples de l'Europe, qui ont détruit chez eux
l'esclavage & découvert les véritables bornes du pouvoir paternel : ce qui est le chef-d'œuvre de la législation.
Il ne reste donc après tout ceci que l'extrême bonne foi des marchands chinois, qui sont assurément de grands moralistes ; puisqu'ils écrivent à l'entrée de toutes leurs boutiques Pou-Hou,
c'est-à-dire : ici on ne trompe personne. Ce qu'ils n'auraient point pensé à écrire, s'ils n'avaient été très résolus d'avance de tromper tout le monde : aussi les enfants mêmes savent, qu'ils
ont de fausses aunes & qu'ils ont encore de fausses balances : si on les leur ôtait aujourd'hui, ils en feraient demain de nouvelles. On n'a pu jusqu'à présent concevoir en Europe pourquoi
les marchands de la Chine sont si fripons, ni pourquoi il y a un nombre si prodigieux de voleurs, qui dévastent de temps en temps les provinces ; cependant ces choses, qu'on croirait avoir entre
elles le rapport le plus intime, proviennent de causes différentes.
[Les terres incultes de la Chine.]
Quant aux lettrés de ce pays-là, il doit paraître un peu étrange qu'ils se laissent croître les ongles, de peur qu'on ne les prenne pour des laboureurs : cependant ils ne sont pas assez savants à
beaucoup près, pour vouloir être si nobles. Serait-ce bien dans les vrais principes de la morale qu'ils auraient trouvé que la Terre déshonore ceux qui la cultivent ? On dira que ceci contraste
extrêmement avec cette cérémonie où l'empereur laboure lui-même : oui sans doute cela contraste aux yeux des Européens, qui ont une idée très fausse de cette cérémonie-là. Partout où l'empereur
de la Chine passe, il faut bien, sous peine de mort, se renfermer dans sa maison de peur de le voir ; & cette défense ne se lève pas, comme on l'a cru, le jour du labourage, où l'on étale, en
présence de quelques courtisans, tant de faste, on y dore tellement les cornes des bœufs & la flèche de la charrue, que cet appareil est encore au nombre des causes qui déterminent les
lettrés ou ceux qu'on appelle ainsi, à ne se pas couper les ongles. Quand ensuite de tels hommes parlent de défricher les terres, on n'a nulle confiance en leurs maximes : aussi y a-t-il à la
Chine bien des terres incultes, qui ne seront défrichées de longtemps, & c'est une fureur des faiseurs de Relations, de vouloir qu'il n'y ait pas dans toute l'étendue de cet empire, un pouce
de terrain, qui ne soit mis en valeur, tandis que dans l'intérieur des provinces il n'y a presque aucune ombre de culture ; ce qui produit ces famines si fréquentes & ces malheurs dont je
parlerai ; car il ne s'agit pas du tout dans cet ouvrage, de l'opinion que quelques Européens ont de la Chine ; mais il s'agit d'y citer des faits.
[Les découvertes : amas grossier de fictions.]
D'un autre côté les lettrés sont assez généralement soupçonnés d'avoir supposé des histoires & des livres, même sous le nom de Confucius, auquel on attribue des écrits qu'il n'a pu lire :
& il faut bien croire pour son honneur, que le Tchun-Sieou ou le Printemps & l'Automne, qu'on lui a attribué, n'est pas de lui. C'est une misérable petite chronique des rois de Lou, où on
ne doit chercher ni l'esprit philosophique, ni le style, ni la manière des grands historiens grecs ou latins, ni même de nos grands historiens modernes : il n'y a rien de tout cela.
...Ce n'est donc point parce que les Annales de la Chine contiennent des observations très mal faites, qu'on peut absolument suspecter le témoignage des historiens. Mais il y a un autre point
bien plus essentiel, sur lequel il n'est pas également facile de les excuser. Tout ce qu'ils disent, par exemple, du développement des arts & des métiers est assurément un amas grossier de
fictions. Dans ces historiens toutes les découvertes se font comme par enchantement, & se succèdent avec une rapidité inconcevable : ce qu'il y a de pis, c'est que toutes ces découvertes sont
encore attribuées à des princes : tandis que nous savons que les princes ne font jamais de découvertes ou que très rarement. C'est l'empereur Fo-hi, qui invente l'almanach & les filets à
pêcher, qu'il eût été plus raisonnable de faire inventer par un astrologue & par un pêcheur. C'est l'empereur Chung-nung, qui invente toute la médecine ; en un jour il apprend les caractères
de soixante plantes venimeuses, & en un jour il apprend les vertus de soixante plantes médicinales, tandis que les Chinois n'ont pas encore aujourd'hui la moindre idée d'un vrai système de
botanique. C'est enfin l'empereur Hoangti, qui invente l'art de filer la laine, & c'est l'impératrice sa femme qui invente l'art de filer la soie : ensuite cet homme découvre en moins d'un
instant tous les procédés de la métallurgie ; ce qui a donné lieu à l'exagérateur Martini d'en faire un alchimiste : mais c'est là une particularité que j'examinerai ailleurs dans un article
séparé, dont le but est de rechercher pourquoi les Égyptiens & les Chinois ont été également accusés d'avoir travaillé à l'alchimie, quelque peu croyable que cela paraisse. Au reste, on voit
par tout ceci, que l'on a dû faire à la Chine, en un laps de trois ou quatre siècles, plus de découvertes que les hommes n'en ont pu faire naturellement en trois ou quatre mille ans ; c'est qui
est aussi faux, que cela est absurde.
...Il me paraît plus que probable que les Chinois ont été réunis en un corps de nation pendant plusieurs siècles, sans savoir écrire ; de sorte que, quand ils parvinrent au point de savoir
écrire, on avait oublié entièrement le nom de ceux qui firent les premières découvertes dans les arts. Cependant pour ne pas laisser à cet égard de vide dans les annales, on les a remplies de
fables puériles de la force de celles dont j'ai rendu compte ; & si l'on y a choisi les empereurs pour leur attribuer toutes les inventions, cela provient des idées serviles que les hommes
puisent dans l'esclavage : car c'est le propre des esclaves de prêter à leurs maîtres mille fois plus de lumières qu'ils n'en ont.
[Ce qu'on peut dire avec vérité.]
Tout ce qu'on peut dire avec vérité, c'est que les Chinois sont un peuple extrêmement ancien : leur langue & leur manière d'écrire le démontrent beaucoup mieux que les annales de Semet-tsien,
qui est comme l'Hérodote de la Chine, & qui le premier remua, dit-on, les cendres de cet incendie des livres, excité, comme l'on croit, par l'empereur Dzinschi-chuan-di. M. Fourmont prétend
que ce prince n'a pu, par un tel moyen, détruire toutes les copies d'un ouvrage, & il cite, pour le prouver, l'exemple du Thalmud, qu'il ne fut pas possible, selon lui, d'anéantir au temps de
cette odieuse persécution, qui a beaucoup affermi les juifs dans leur croyance, comme cela était fort naturel ; mais M. Fourmont ne devait pas citer un tel exemple, ni comparer entre elles des
choses, qui ne sont nullement comparables. Le comble de l'extravagance était de vouloir anéantir des livres répandus parmi des hommes, qui sont à leur tour répandus sur tout le globe : quand on
persécutait les juifs en Europe à cause de leur Thalmud, on ne les persécutait pas en Asie, ni en Afrique, à cause de leur Thalmud ou de ce monstrueux recueil d'absurdités qu'on appelle de ce
nom. Mais il n'en est pas ainsi des Chinois, qui étaient tous tombés sous le joug d'un seul prince, bien plus despotique que ne le fut jamais Tibère, qui parvint néanmoins à détruire dans toute
l'étendue de l'empire romain, les annales de Crémutius Cordus ; & quoi qu'en disent Tacite & Dion, il est bien certain qu'aucun exemplaire n'en est parvenu jusqu'à nous.
Quant à ceux, qui doutent de l'incendie des livres chinois, ou qui le nient ouvertement, voici sur quoi ils se fondent. Ce prétendu malheur est, suivant eux, une fable inventée par les lettrés,
qui ont tâché par là d'excuser le désordre affreux qui règne dans l'histoire de leurs premières dynasties, qui sont plus obscures que les ténèbres mêmes. Cependant on défie ces lettrés de pouvoir
reproduire un seul ouvrage, qui traite de l'architecture, de la médecine, de l'astronomie, du labourage, & qui soit indubitablement antérieur à l'an trois cent avant notre ère : tandis qu'ils
avouent eux-mêmes que l'empereur Schi-chuan-di ne fit brûler aucun livre écrit sur toutes ces matières-là. Il faut convenir que cette difficulté est telle qu'on ne pourra jamais la résoudre, si
l'on ne fait à la Chine même des recherches dans des vues bien différentes de celles qu'ont eu les missionnaires, qui ont dit beaucoup de choses qu'on a trop légèrement crues.
J'ai parlé vaguement de l'origine des Chinois, dans un temps où il ne m'était pas possible d'avoir la moindre connaissance de quelque expérience faite avec le baromètre sur la hauteur du terrain
habitable de la Tartarie orientale : maintenant je parlerai d'après des expériences. On a donc porté des baromètres dans quelques cantons occupés par les Mongales, & on a vu avec la plus
grande surprise, que le mercure y descendait aussi bas qu'il descend sur les plus hautes pointes des Alpes: cependant on n'a pas mesuré vers les sources de l'Orka & du Sélinga, où il y a
encore infiniment plus de convexité, & on sait à n'en pas douter, qu'on y trouve des habitations humaines. Que les Chinois soient venus de ces hauteurs-là, c'est, selon moi, un fait
incontestable ; & comme ils ont pénétré dans la Chine par le milieu de la ligne, que décrit aujourd'hui la Grande muraille ou le Van-ly-cyzn, il a dû arriver par là nécessairement, que les
provinces septentrionales de leur empire se sont policées avant les provinces méridionales. Et voilà ce qui est attesté par tous leurs monuments, & par le nom même, qu'ils donnent encore de
nos jours aux habitants des provinces méridionales : lorsqu'ils veulent les injurier, ils les nomment Man-dzy, ce qui signifie les barbares du Midi. Parce que la vie sociale commença vers le
Nord, & que quelques-unes de leurs hordes, qui coururent d'abord au-delà du Choang-cho ou du fleuve Jaune, y conservèrent plus longtemps les mœurs féroces de la vie pastorale, qu'elles
avaient apportées de la Tartarie, le vrai pays des peuples bergers : il y en a toujours eu là, & il y en aura probablement toujours.
On voit donc que les choses sont ici dans un ordre naturel, qui n'a pas été interrompu ou dérangé par l'arrivée de quelque peuple étranger, qui n'eût point suivi, dans sa transmigration & ses
établissements, la pente du terrain.
[Une colonie égyptienne à la Chine ?]
J'avoue que je ne conçois pas comment il a pu tomber dans l'esprit du père Kircher & de M. Huet de faire aller une colonie égyptienne à la Chine, malgré le silence de tous les historiens
& de tous les monuments de l'Antiquité. Ces visions dont on n'aurait pas dû se ressouvenir, ont trouvé de nos jours des défenseurs, qui ont proposé là-dessus des conjectures & des
systèmes rares par leur ridicule. On a même été jusqu'au point de prétendre que les lettres phéniciennes & les caractères radicaux de la Chine ont une conformité bien marquée : mais c'est là
une chose si vaine, qu'aucun véritable savant ne s'en occupe...
On a soutenu qu'il n'y avait pas d'époque plus favorable dans l'histoire de l'Égypte pour envoyer une colonie à la Chine, que l'expédition de Sésostris que j'ai examinée avec beaucoup
d'attention, & je puis dire que c'est une fable sacerdotale où il n'y a pas la moindre réalité.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Sésostris fit beaucoup de bien à son peuple, auquel il restitua la propriété des terres, qui lui avait été ôtée pendant l'usurpation des rois pasteurs, les plus
impitoyables tyrans, dont il soit parlé dans l'histoire. Ainsi les Égyptiens ont eu raison de faire éclater leur reconnaissance envers Sésostris, pour soutenir la réputation qu'ils ont eue dans
l'Antiquité, d'être les plus reconnaissants des hommes : ils ont eu raison, dis-je, de célébrer sans cesse la mémoire de ce prince, de l'appeler le second Osiris & de comparer ses bienfaits à
ceux du soleil. Mais il ne fallait cependant pas lui faire conquérir toute la terre habitable.
[Mariage.]
Ainsi il reste vrai, que les degrés, qui empêchent le mariage, n'ont point été fort étendus en Égypte, & il y en a une raison fort naturelle : le peuple y était distribué en tribus, dont
quelques-unes ne pouvaient s'allier entre elles, non plus que les tribus juives. On a cru aussi que l'animosité qui régnait entre de certaines villes, empêchait les habitants des unes de trouver
des femmes dans les autres, & que les filles de Bubaste, où l'on révérait le chat, n'épousaient jamais des garçons d'Athribis, où l'on révérait la musaraigne, quoiqu'il n'y eût que huit à
neuf lieues d'Athribis à Bubaste. Mais cette animosité dont il est ici question n'éclata, comme je le dirai dans la suite, que sous les Grecs & les Romains, lorsque l'autorité des prêtres,
qui avaient su contenir la superstition par la superstition même, n'existait plus.
À la Chine, où il n'y a pas & où il n'y a jamais eu des tribus ou des castes, on a fort étendu les degrés qui empêchent le mariage. Ainsi ces deux peuples diffèrent non seulement par les lois
qu'ils ont faites à cet égard, mais par le motif même qui les leur a dictées : les uns ont voulu empêcher l'établissement des tribus ; les autres ont voulu conserver les tribus établies.
[Servitude.]
Outre cette espèce de servitude qui résulte de la clôture, il y a à la Chine une servitude réelle & personnelle, où une femme peut être réduite par ses parents, lorsqu'ils la vendent pour
quelque motif que ce soit. Une fille qui ne conserve pas sa virginité jusqu'au moment de son mariage, est irrémissiblement vendue au marché, quelquefois pour vingt taëls ou deux mille sols,
quelquefois pour moins ; & on la vend de la sorte à un maître, parce qu'on ne saurait plus la vendre à un mari: aussi perd-elle alors à jamais le droit de se racheter. Que le lecteur me
permette de dire ici un mot sur cet usage de vendre ses enfants ; il dérive certainement de l'autorité paternelle, portée au-delà de certaines bornes, que les anciens législateurs n'ont su fixer
nulle part, ni dans les républiques, ni dans les monarchies. On ne conçoit pas par quelle fatalité leurs yeux ont été fascinés ; mais ils ont été fascinés sans doute. Lorsqu'ils accordaient au
père le droit de vie & de mort sur ses enfants, ils ne voyaient pas qu'un homme ne saurait être juge dans sa propre cause ; lorsqu'ils accordaient au père le droit de vendre ses enfants, ils
ne voyaient pas que les parents ne possèdent point leurs enfants de la même manière qu'on possède des bestiaux ; il ne fallait nulle pénétration pour comprendre cela, & cependant on ne l'a
pas compris. Si l'on en croyait un Grec nommé Denys d'Halicarnasse, il conviendrait d'excepter ici quelques législateurs, & surtout Solon ; mais Denys d'Halicarnasse ne connaissait point les
lois de Solon qui avait indubitablement accordé au père le droit de vie & de mort. Ainsi il rentre dans la classe de tous les autres. Ce qu'il y a de bien bizarre, c'est qu'on trouve dans le
code justinien un rescrit admirable de l'empereur Dioclétien, qui parle en philosophe malgré l'impitoyable loi de Romulus : il dit qu'il est de droit manifeste, manifesti juris, qu'un père ne
peut ni aliéner, ni vendre, ni donner, ni engager ses enfants ; & immédiatement après ce rescrit, suit dans la même page celui de l'empereur Constantin, qui assure qu'un père peut vendre
& ses fils & ses filles ; & en conséquence il le permet dans toute l'étendue de l'empire romain, pour se moquer de Dioclétien, des hommes & des lois : car le prétexte de pauvreté
qu'il allègue, n'a pas & n'a jamais eu aucune force contre le droit manifeste.
[Infanticide.]
Les Chinois ont été extrêmement éloignés d'avoir trouvé les bornes du pouvoir paternel : je ne crois pas même qu'ils les aient jamais cherchées ; car, outre le droit de vendre, leurs législateurs
ont donné au père le droit de vie & de mort, pour autoriser l'infanticide, qui se commet dans ce pays-là de différentes manières. Ou les accoucheuses y étouffent les enfants dans un bassin
d'eau chaude, & se font payer pour cette exécution, ou on les jette dans la rivière après leur avoir lié au dos une courge vide, de sorte qu'ils flottent encore longtemps avant que d'expirer.
Les cris qu'ils poussent alors, feraient frémir partout ailleurs la nature humaine ; mais là on est accoutumé à les entendre, & on n'en frémit pas. La troisième manière de les défaire, est de
les exposer dans les rues, où il passe tous les matins, & surtout à Pékin, des tombereaux, sur lesquels on charge ces enfants ainsi exposés pendant la nuit ; & on va les jeter dans une
fosse où l'on ne les recouvre point de terre, dans l'espérance que les mahométans en viendront tirer quelques-uns ; mais avant que ces tombereaux, qui doivent les transporter à la voirie,
surviennent, il arrive souvent que les chiens, & surtout les cochons, qui remplissent les rues dans les villes de la Chine, mangent ces enfants tout vivants : je n'ai point trouvé d'exemple
d'une telle atrocité, même chez les anthropophages de l'Amérique. Les jésuites assurent qu'en un laps de trois ans, ils ont compté neuf mille sept cent deux enfants ainsi destinés à la voirie :
mais ils n'ont pas compté ceux qui avaient été écrasés à Pékin, sous les pieds des chevaux ou des mulets, ni ceux qu'on avait noyés dans les canaux, ni ceux que les chiens avaient dévorés, ni
ceux qu'on avait étouffés au sortir du ventre de la mère, ni ceux dont les mahométans s'étaient emparés, ni ceux qu'on a défaits dans les endroits où il n'y avait pas de jésuites pour les
compter.
On n'a pu jusqu'à présent deviner la cause de ces infanticides : des Arabes & le père Trigault assurent que c'est un effet du système de la transmigration des âmes ; mais je sais maintenant
qu'il n'y a aucune ombre de vérité dans une telle assertion : aussi les Indous, bien plus attachés à la transmigration des âmes, ne détruisent-ils jamais leurs enfants ; car ce système ne défend
rien avec plus de force que le meurtre, & même celui des animaux. On verra dans l'instant, que la véritable cause de ces infanticides existe dans le vice du gouvernement, & dans la
sordide avarice des Chinois, qui, pour gagner beaucoup, s'accumulent dans les villes commerçantes & le long des rivières, tandis qu'ils laissent l'intérieur des provinces absolument inhabité,
absolument inculte. Comme ce peuple se conduit dans toutes ses actions par l'intérêt, il a calculé que quand il s'agit d'un assassinat, il y a plus de profit à détruire une fille qu'un garçon :
la fille coûte plus à élever qu'ils ne peuvent la vendre ; le garçon se vend plus qu'il ne leur coûte à élever. Il faut observer ici que ces monstrueuses maximes des Chinois sur l'infanticide,
n'ont jamais été imputées aux Égyptiens par personne, sinon par les juifs, qui disent que ce fut principalement à leurs enfants mâles qu'on en voulut ; or Strabon dit que c'étaient principalement
les enfants mâles qu'on défendait aux Égyptiens de détruire ; & Diodore fait mention d'une défense générale au sujet des deux sexes. On voit donc clairement par ceci, que le cas des juifs a
été un cas extraordinaire, qui arrêta pour un instant le cours des lois, parce qu'on voulait les traiter en ennemis, & comme ils traitèrent eux-mêmes les habitants de Canaan, où ils
massacrèrent sans doute beaucoup d'enfants au berceau, & beaucoup d'enfants, même dans le sein de la mère.
[Écraser les pieds.]
Il me reste maintenant à parler de la coutume des Chinois d'écraser les pieds aux filles, ce qui paraît mettre le comble à leurs malheurs : car de quelques précautions qu'on use, il est
impossible de prévenir les douleurs plus ou moins aiguës, qu'elles ressentent dans les talons, pendant toute leur vie, dès qu'elles entreprennent de marcher. Les voyageurs, qui ont voulu nous
expliquer la méthode dont on se sert pour les rendre boiteuses, ne s'accordent point entre eux, & paraissent peu instruits. M. Osbeck dit qu'on leur fait porter dans leur enfance des souliers
de fer ; d'autres prétendent qu'on serre leurs pieds dans des lames de plomb. Il y a même des relations qui assurent qu'on leur casse les os du métatarse pour replier les doigts sous la plante,
& qu'on empêche la carie des os rompus par des liqueurs caustiques ; mais il ne faut pas douter que ce ne soient là des absurdités très grandes. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que les
Chinoises, lors même qu'elles quittent leurs chaussures, ne quittent cependant point les bandages qui enveloppent immédiatement leurs pieds : car si elles voulaient toujours défaire &
toujours reprendre ces entraves, il en résulterait de grands inconvénients, puisqu'il y a bien de l'apparence que cette opération ne consiste qu'à faire aux enfants une ligature au-dessus de la
cheville, qu'on a soin de ne point trop serrer, ce qui dessécherait entièrement le pied dont on prévient seulement la croissance, en le réduisant à la moitié de sa grandeur naturelle, comme on
l'a vu par les chaussures chinoises, qu'on a essayées en Europe à des enfants de six ans. Or, à six ans, le pied de l'homme est à peu près à la moitié du volume qu'il acquiert pendant le reste de
l'adolescence. Les Chinois disent qu'ils ignorent quand cette belle mode a commencé : ceux qui lui donnent le moins d'antiquité, prétendent qu'il y a à peu près trois mille ans qu'elle est en
vogue. On veut que l'impératrice Ta-Kia, qui avait naturellement les pieds très petits, ait soutenu que c'était une beauté de les avoir tels ; de sorte que ceux qui la crurent, procurèrent par
artifice cette monstruosité à leurs enfants. Il est inutile d'observer que ce conte, forgé peut-être par quelques jésuites qui avaient lu Ovide, est aussi ridicule qu'incroyable : car une femme
qui était elle-même renfermée dans un sérail, n'a pu occasionner une si grande révolution dans les idées des hommes qui ne la voyaient point. Sans parler ici des doutes qu'on pourrait former sur
l'existence de l'impératrice Ta-Kia, qui paraît être un personnage fabuleux, nommé par le père Kircher la Vénus des Chinois ; les lettrés, beaucoup mieux instruits, conviennent que cette
invention a été suggérée par la politique & la jalousie pour tenir les femmes dans un esclavage si étroit qu'on ne peut comparer l'exactitude avec laquelle on les garde, qu'a la sévérité avec
laquelle on les gouverne.
Il faut dire ici que rien n'est moins fondé que le sentiment de ceux qui croient que toutes les filles naissaient anciennement à la Chine avec six doigts à chaque pied ; de sorte que pour faire
disparaître ces membres surnuméraires, on eut recours aux ligatures, dont on continua à se servir après que le mal eut cessé. Quand j'ai recherché l'origine d'une imagination si étrange, j'ai
trouvé qu'elle avait apparemment été puisée dans les relations du père Trigault, qui met en fait que la plupart des habitants des provinces de Canton, de Quansi, & généralement tous ceux de
la Cochinchine, ont encore aujourd'hui deux ongles à chaque petit orteil, d'où il présume, sans que je sache pourquoi, qu'ils ont eu jadis aussi six doigts à chaque pied. Quand tout cela serait
vrai, on ne saurait en conclure que les femmes seules étaient sujettes à cet excès ou à cette excrescence, & que pour le corriger, on se soit déterminé à les estropier. Mais ce qui prouve que
tout cela n'est point vrai, c'est que l'on n'observe aucune irrégularité dans le nombre des orteils parmi les gens de la campagne & le petit peuple des villes, qui n'ont jamais écrasé les
pieds à leurs enfants : ayant besoin de tous leurs membres pour ne pas mourir de faim, ils se sont mis à l'abri de cette mode tyrannique, qui leur serait aussi funeste que l'usage de se laisser
croître les ongles, comme le font des négociants & des lettrés, dignes d'être renfermés aux petites maisons.
[Circoncision.]
La circoncision des filles, que les Égyptiens ont pratiquée de temps immémorial, & qu'ils pratiquent encore aujourd'hui, comme on peut le voir dans l'Histoire de l'Église d'Alexandrie par le
père Vansleb, est une opération inconnue aux Chinois, qui n'ont aussi jamais circoncis les garçons ; & ce n'est que par les juifs & les mahométans établis chez eux, qu'ils savent qu'il y
a des hommes au monde, qui font dépendre leur salut d'une amputation semblable. Je crois bien qu'on objectera contre tout ceci, que les prétendues colonies égyptiennes fondées dans la Grèce,
renoncèrent aussi à la circoncision, au point qu'on n'en trouve plus aucune trace dans leur histoire, ni aucun vestige dans leur mythologie. Mais si je parlais ici de tous les doutes qu'on peut
former sur la réalité de ces colonies égyptiennes, fondées dans la Grèce, je m'écarterais extrêmement de mon sujet, Quand je vois des hommes tels qu'Orphée, Amphion, Eumolpe & des
législateurs tels que Solon & Lycurgue partir pour l'Égypte, & en revenir ; alors je conçois comment il est arrivé que des lois, des usages, des cérémonies & des fêtes ont passe de
l'Égypte en Grèce. Il n'a fallu qu'un dévot pour amener le culte de la Neitha ou de la Minerve de Saïs à Athènes : il n'a fallu qu'un dévot pour faire célébrer à Athènes la fête des lampes, telle
qu'il l'avait vu célébrer à Saïs. Au reste, soit qu'on en cherche la cause dans le climat, soit qu'on la cherche ailleurs, il reste vrai que les Chinois diffèrent en cela extrêmement des
Égyptiens, qui se coupaient tous le prépuce : car c'est une folie de prétendre que chez eux la circoncision n'obligeait que la classe sacerdotale.
[Castration. Eunuques.]
Il serait à souhaiter sans doute, qu'à la Chine on n'eût pas plus adopté la coutume de châtrer les garçons, que celle de les circoncire ; mais avant le temps de la conquête des Tartares,
c'est-à-dire avant l'an 1644, on y avait porté les choses à un excès incroyable, à un excès qui seul pourrait démentir les éloges que des écrivains très peu instruits ont prodigués à cette forme
de gouvernement où l'on a vu tous les magistrats châtrés, & toutes les provinces pillées par ces magistrats-là.
Je suis fort éloigné de penser que le crédit immense que les Chinois ont accordé aux eunuques dès la naissance de leur empire, provienne d'une espèce de préjugé superstitieux, qui dans les temps
de la plus haute antiquité doit avoir régné parmi les Scythes ou les Tartares, qui révéraient singulièrement les hommes devenus impuissants à la fleur de leur âge ; parce qu'on les regardait
comme frappés par la main de la Divinité. Hippocrate, le seul auteur qui ait parlé des eunuques de la Scythie, qui s'habillaient, à ce qu'il prétend, en femmes, dit que la première cause de ce
mal était produite par l'excès de l'équitation chez un peuple qui ne descendait presque jamais de cheval, & qui ne connaissait point l'usage des étriers. En cela, on peut croire Hippocrate :
mais quand il ajoute que les Scythes, pour se guérir de cette indisposition, se faisaient ouvrir des veines qui passent aux deux cotés de la tête, d'où résultait leur impuissance, alors il ne
faut pas le croire ; puisqu'on sait bien aujourd'hui que les vaisseaux spermatiques qu'il supposait être dans les organes de l'ouïe, n'y sont assurément pas. L'histoire de la Chine commence déjà
dès l'an 2037 avant notre ère, à parler du crédit des eunuques : ils gouvernaient alors l'empereur, & bientôt ils parvinrent au point de gouverner l'empire, si l'on peut donner ce nom de
gouvernement à une association de voleurs, qui sous le règne de Tai-Tsong envahirent non seulement, comme j'ai dit, les magistratures, mais qui s'approprièrent encore le tribut des provinces,
qu'ils partageaient comme on partage des dépouilles. Il n'était pas possible alors d'obtenir le moindre mandarinat sans être mutilé, parce que les grands eunuques du palais ne conféraient les
emplois qu'à des hommes aussi vils & aussi méprisables qu'eux. Il serait réellement ennuyeux de parler ici de toutes les conspirations qu'ils ont tramées, de tous les meurtres qu'ils ont
commis, & de ceux qu'ils ont tentés : il suffira de dire que depuis la mort d'Hien-Tsong qu'ils empoisonnèrent, jusqu'en l'an 904 de notre ère, ils ne firent que se jouer de la vie des
empereurs, & en couronnèrent successivement quatre plus imbéciles, plus stupides les uns que les autres, qu'ils mettaient aux arrêts comme des enfants. Cependant dans le cours du dixième
siècle, on parvint à chasser les eunuques des tribunaux ; mais ils y rentrèrent. Dans le douzième siècle on les chassa une seconde fois des tribunaux, mais ils y rentrèrent : alors leur pouvoir
parut indestructible, parce que leur nombre, loin de diminuer, augmentait d'année en année, de jour en jour. Les pauvres & les riches faisaient également émasculer leurs enfants, dans
l'espérance qu'étant faits de la sorte ils parviendraient plus tôt aux charges, qu'en lisant toute leur vie la prétendue morale de Confucius & de Mentsé.
Les choses étaient dans cet état, lorsque les Tartares Mandhuis ou Mantcheoux survinrent, & conquirent en un instant toute la Chine. De ce qui les choqua, rien ne les choqua davantage que de
trouver des hommes gouvernés par ceux qui ne l'étaient plus. Ils commencèrent donc par ôter les emplois aux mandarins auxquels on avait ôté la virilité & tous les mandarins étaient dans ce
cas-là : ensuite ils réduisirent à la moitié le nombre des eunuques attachés à la cour, & qui se montait à douze mille sous le règne de l'empereur Tien-Ki, homme sans honneur, sans génie,
sans talents, & que le bruit de l'empire, qui s'écroulait de toutes parts, put à peine tirer de sa léthargie. Le père Schal, qui par ses connaissances dans l'artillerie, avait acquis beaucoup
d'accès auprès du conquérant Chung-Tchi, fondateur de la dynastie actuellement régnante, dit que ce prince entretenait encore six mille châtrés ; ce qui doit paraître excessif, puisqu'on n'en
compte ordinairement que cinq ou six cents dans le sérail de Constantinople comme on le sait par M. Galland, interprète de France en Turquie : aussi les tuteurs tartares de Cam-hi chassèrent-ils
pendant la minorité de ce prince presque tous les eunuques du palais, hormis ceux qui devaient garder les femmes. Depuis ce temps, ils ont fait de grands efforts pour rentrer dans les emplois
publics, ce qui arrivera dès que cette dynastie tartare sera entièrement corrompue & énervée par les fatales maximes du peuple conquis, & par les principes d'une politique qu'on ne
conçoit pas ; puisque l'exemple a prouvé qu'il y a autant de fidélité & d'attachement à attendre de la part d'un gouverneur de province, qui a une famille, que de la part d'un eunuque qui a
un sérail.
Comme à la Chine l'infanticide ne blesse pas les premières lois de l'État, on a été bien éloigné d'y compter la castration au nombre des crimes : mais ce n'est point cette cause-là qui y a
produit ce peuple d'eunuques dont j'ai tant parlé. Cela provient de la sévérité avec laquelle on y garde les femmes, & du prix modique auquel ces esclaves sont vendus : ce prix est sans
comparaison moindre qu'en Perse & en Turquie, où suivant les préceptes de l'Alcoran, il n'est permis de châtrer ni les hommes, ni les bêtes ; & indépendamment de l'Alcoran, il y a encore
en Perse une loi civile qui le défend ; de sorte qu'on y fait venir à grands frais les eunuques dont on a besoin, de l'Afrique, des Indes, & surtout de Golconde, où, au dix-septième siècle,
on mutilait presque tous ces enfants, qui ont toujours été, & seront toujours la principale cause de la faiblesse des cours de l'Asie. Il faut que le père Parrenin se soit convaincu pendant
le séjour qu'il a fait à la Chine, que la fureur de mutiler les enfants est encore plus commune qu'on ne pourrait le croire après tout ce qu'on vient d'en dire, puisqu'il tâche d'expliquer par là
comment la polygamie peut être si fort en vogue dans un pays où il ne naît certainement pas plus de filles que de garçons. Mais comme presque tous les enfants qu'on y étouffe, qu'on y jette dans
les rivières, ou qu'on porte à la voirie, sont des filles, cela laisse subsister la difficulté dans sa force : car enfin on y massacre plus d'individus du sexe féminin, qu'on n'y châtre de mâles,
& encore y a-t-il plusieurs de ces châtrés qui se marient.
[La peinture.]
...De tous les peintres de l'Europe, qui ont voyagé dans ce pays, Gio Ghirardini est le seul qui ait publié une relation, dans laquelle on voit, en peu de mots, ce que cet homme pensait des
Chinois, dont il avait considéré beaucoup d'ouvrages à Canton & à Pékin, où il fit quelque séjour pour peindre la coupole d'une église.
« Ce peuple, dit-il, n'a pas la moindre idée des beaux-arts : il ne fait que peser de l'argent & manger du riz. »
Il n'est pas étonnant qu'un artiste italien ait été révolté jusqu'à ce point par le dessin ridicule & l'affreux barbouillage des Chinois, puisque les Tartares eux-mêmes n'en ont pu supporter
la vue : aussi les quatre empereurs tartares, qu'on sait avoir régné à la Chine jusqu'à présent, ont-ils tous employé des peintres d'Europe à leur cour, sans que les présomptueux Han-lin &
les plus graves d'entre les lettrés aient pensé seulement à les blâmer, car ils reconnaissent autant en ceci l'infériorité décidée de leur nation que la leur propre, lorsqu'il s'agit de faire un
almanach sans faute.
Les premiers jésuites, auxquels on s'adressa pour décorer les appartements du palais impérial de Pékin, étaient des théologiens scholastiques, qui n'avaient jamais manié le pinceau ; mais il se
trouva parmi eux un frère laïque, qui ayant été broyeur de couleurs en Europe, entreprit de peindre à la Chine, où ce malheureux fut encore applaudi. Mais depuis les missionnaires ayant compris
que l'emploi de premier peintre de la cour était d'une grande importance, ils l'ont fait accorder aux prêtres même de leur ordre, lesquels exercent aujourd'hui cet art à Pékin, où personne, parmi
les Tartares, n'est en état de juger de leur capacité : ils voient seulement que tout ce qui sort de leurs mains, surpasse de beaucoup les mauvais ouvrages des Chinois.
Ce sont ces religieux, & surtout le père Attiret d'Avignon, qui ont dessiné les plans des batailles gagnées en 1754 & 1757, par les Mandhuis sur les Eleuths Sdongares & les Koschiots,
qu'on dit avoir été non seulement vaincus, mais totalement exterminés, au point que toute cette race a disparu de dessus la surface de la terre, ce que je suis néanmoins fort éloigné de croire ;
car ces peuples errants de la grande Tartarie fuient quelquefois très loin après un combat malheureux : on ne sait plus où ils sont, & insensiblement ils reviennent, & insensiblement ils
se rassemblent ; d'ailleurs, si l'on nous a bien instruits, il doit se trouver des débris de ces hordes réfugiés sur le territoire de la Russie. Quand les plans de ces batailles furent dessinés,
il ne se trouva pas un homme à la Chine capable de les graver. Et en effet, il n'existe point de graveur en taille douce dans toute l'Asie, où l'on méprise trop les tableaux pour en multiplier
les copies par le moyen du burin, instrument qui veut être manié avec une patience dont les Orientaux paraissent fort peu susceptibles. Ils expédient si promptement tout ce qu'ils gravent en
bois, qu'on est étonné de voir travailler les Indiens qui découpent les moules pour les toiles peintes : aussi n'y font-ils pas des contre-hachures, ce qui les arrêterait malgré eux.
Les jésuites, pour attirer d'abord beaucoup de monde dans leurs églises de la Chine, sous le règne de l'empereur Cam-hi, en firent peindre les murailles à la manière de l'Europe, ce qui leur
réussit au-delà de toute attente ; & même, dit le père Gobien, à Yam-tcheou, où l'on ne put employer qu'un très médiocre artiste. Ce qui frappa le plus les Chinois, ce furent les tableaux de
perspective: on prétend que l'empereur lui-même porta la main sur ceux que lui offrit le père Bruglio, parce qu'il y soupçonnait quelque enfoncement, tout comme cet aveugle, auquel on fit
l'opération de la cataracte à Londres. Ghirardini, qui peignit une colonnade & des membres d'architecture à Pékin, passa pour un sorcier qui éblouissait le peuple par des talismans. L'homme
sauvage n'admire rien, l'homme ignorant admire tout, & Ghirardini, qui n'était point fort flatté d'avoir de tels admirateurs, revint à la hâte en Europe, où il publia cette relation qu'on
vient de citer.
Il doit paraître un peu étrange après cela que le père Le Comte dise que les Chinois n'avaient point absolument bien approfondi les principes de la perspective, puisque la vérité est qu'ils n'en
eurent jamais la moindre idée, quoiqu'ils ne cessassent de faire des paysages, où il n'y avait ni point de vue ni lointain. Les lignes fuyantes leur étaient aussi inconnues que le point où il
faut qu'elles se réunissent, n'ayant aucune notion des règles auxquelles les effets de la lumière sont invariablement soumis ; & ignorant la pratique des repoussoirs ou des grandes masses
d'ombre qu'on met sur les devants, ils tâchaient inutilement d'éloigner les objets en plaçant fort haut dans le ciel des tableaux, ce qui ne les éloignait point ; car le plan de l'horizon étant
ainsi porté au-delà de toute borne, l'illusion de la perspective était détruite. Et d'ailleurs, ils ne savaient ni rompre ni dégrader les couleurs.
On peut croire combien de tels peintres ont dû être embarrassés, lorsqu'ils voulaient représenter la vue d'un jardin chinois, où il y a des montagnes artificielles qui en cachent d'autres, des
précipices, des fossés, des allées tourneuses, des arbres plantés sans ordre, sans symétrie, des canaux qui vont en serpentant, & tant de choses si confuses qu'il n'y a qu'une imagination
dépravée qui ait pu en enfanter l'idée. Au reste, quoiqu'ils maltraitaient singulièrement le paysage, ils maltraitaient encore davantage les figures.
Dans le dictionnaire des beaux-arts, il est dit que ce qui fait le caractère de la peinture chinoise, c'est la propreté ; mais si par ce terme on prétend désigner des couleurs très belles, très
vives, appliquées sans entente sur des dessins faits sans vérité, sans génie ; alors il se trouvera que la propreté est le caractère de tout ce qu'on peint dans l'Asie méridionale, où les plus
précieuses substances colorantes se rencontrent avec profusion ; mais c'est là un don de nature, dont les habitants de ces climats n'ont jamais tiré aucun avantage.
Les Chinois donnent en général le nom de hoa-pei à ces misérables qui peignent les cabinets, les grandes lanternes, les porcelaines & les verres qu'on leur apporte de l'Europe. Ces
ouvriers passent pour être les plus pauvres de tout l'empire ; ils peuvent à peine gagner de quoi vivre ; quoiqu'ils travaillent très vite & qu'ils fassent encore travailler avec eux tous
leurs enfants dès l'âge de 6 ou 7 ans, ce qui gâte la main de ces enfants pour le reste de leurs jours ; car comme ils peignent avant que d'avoir appris à bien dessiner, ils deviennent ce qu'ont
été leurs pères, c'est-à-dire, des barbouilleurs. Ceux de ces élèves qui ont le moins d'aptitude, ne parviennent qu'à la connaissance d'un petit nombre de contours ; il y en a qui ne savent faire
que des tiges ; il y en a qui ne savent faire que des feuilles, & encore les font-ils mal. Généralement parlant, on ne trouve point en Asie des peintres qui sachent bien rendre le feuillage
des arbres.
Le père Parrenin se voyant dans l'impossibilité de justifier aux yeux de M. de Mairan l'ignorance profonde des Chinois dans l'astronomie, s'avisa d'écrire un jour que ce peuple avait beaucoup de
génie ; mais qu'il payait très mal les astronomes. Or il paie encore bien plus mal les peintres ; un homme qui voudrait employer trente ans à s'y former dans son art avant que de rien produire,
ne pourrait ensuite jamais se défrayer, car on ne sait pas dans ce pays, ce que c'est que la gloire ou l'ambition : on y calcule tout.
Ces hoa-pei, dont nous venons de parler, sont ordinairement attachés à quelques fabriques, & surtout à celles de porcelaine, où ils recevaient jadis fort souvent la bastonnade, quand ils
tachaient par malheur un vase, ou quand la couleur venait à découler hors de ses contours pendant la cuisson ; & ils supportaient patiemment les coups, mais les ouvriers qui faisaient les
moules, & ceux qui préparaient la pâte, travail assez dur par lui-même, au lieu de se laisser battre, sautaient quelquefois par désespoir dans leurs fourneaux allumés pour finir ainsi leur
déplorable destinée. Les Tartares Mandhuis ont un peu modéré à cet égard le pouvoir des mandarins, qui, avant les temps de la conquête, tyrannisaient les ouvriers, car ces mandarins étaient des
eunuques infâmes, auxquels on confiait l'inspection des fabriques, dont il n'y en a pas qui soit exempte de payer un tribut à la cour, laquelle a par là acquis une influence directe sur tous les
ouvrages qu'on y exécute, ce qui fait une partie de la servitude de ce peuple, dont les institutions sont presque en tout opposées à celles de l'ancienne Égypte. Les Chinois n'ont jamais pensé à
rendre les professions héréditaires, je ne dirai pas dans les familles, ce qui est impossible, mais pas même dans de certaines tribus ou dans de certaines castes : chacun peut y choisir un état,
& même celui de bonze ou de moine mendiant, qui est le dernier de tous, sans excepter celui de voleur. Cependant malgré cela les arts sont restés à la Chine, comme chez la plupart des autres
peuples de l'Orient, dans une espèce d'enfance éternelle.
[L'histoire des métiers.]
Toutes ces considérations ont pu faire croire que les habitants de ces contrées possédaient seulement un esprit d'invention, & qu'ils manquaient de capacité, lorsqu'il s'agissait de
perfectionner une découverte. Là-dessus je ferai observer que chez eux l'histoire des arts & des métiers est chargée de beaucoup de ténèbres, parce qu'ils ne se sont jamais piqués de l'écrire
avec vérité & avec candeur, de sorte qu'on ne peut distinguer clairement les découvertes, que les Chinois ont faites, d'avec celles qu'ils ont empruntées des Indiens, qui, suivant nous, ont
porté à la Chine la méthode d'imprimer le coton avec des moules. Et de là il n'y a qu'une distance infiniment petite, ou pour mieux dire nulle, à la méthode d'imprimer des livres avec des moules.
Rien n'est plus indigne que la manière dont les Chinois tergiversent & se contredisent, lorsqu'on veut qu'ils s'expliquent sur la véritable époque de l'invention de leur imprimerie : ils
disent l'avoir connu cinquante ans avant notre ère ; & dans les annales de l'empire, on assure qu'elle fut seulement inventée sous le règne de Ming-tsung, qui, selon la chronologie qu'on suit
aujourd'hui en Europe, ne monta sur le trône que l'an 926 après notre ère. Or il y a encore en cela une erreur ou une époque antidatée de plus de deux siècles, puisque le père Trigault, qui
écrivait vers l'an 1615, dit qu'on ne saurait prouver que les Chinois aient fait quelque édition avant l'an 1100.
À ne consulter que les monuments que nous avons dans l'Occident sur l'ancien état du commerce & des arts de l'Asie méridionale, il n'y a point de doute que ce ne soit aux Indiens qu'il faut
attribuer l'invention de l'imprimerie en coton, dont les toiles ont toujours été, comme aujourd'hui, une branche considérable de leur négoce ; ainsi qu'on le voit par ce qu'en rapporte l'auteur
incertain du Périple de la mer Érythrée. Et ces toiles ont encore été, dans l'antiquité comme de nos jours, chargées d'un dessin baroque, de chimères & d'êtres fantastiques ; ce qui provient
de l'esprit exalté des Orientaux, de leur passion pour les allégories, & de leur ignorance : il est aisé de peindre des monstres, & fort difficile de bien représenter des animaux réels,
dont la forme & les proportions sont connues au point qu'on ne saurait s'en écarter sans détruire la ressemblance : ce qui n'est pas à craindre, quand on peint des chimères. Il n'y a point de
pays au monde ou l'on fasse plus de fleurs artificielles qu'à la Chine ; mais un botaniste, qui y a examiné les plantes naturelles, atteste que parmi les fleurs de cette espèce, dont on apporte
des caisses entières tous les ans en Europe, il n'y en a pas une qui ne soit monstrueuse, soit par les feuilles qui sont d'un genre différent de la tige sur laquelle on les a mises, soit enfin
par les calices & les autres parties de la fructification. Cet exemple prouve quelle confusion il règne dans l'esprit de tous les ouvriers chinois : & combien l'imagination, qui les
entraîne toujours, les éloigne de l'étude de la nature. Au reste, il faut convenir que les étranges idées que ce peuple a sur la beauté corporelle, ont en quelque sorte mis les peintres & les
sculpteurs dans l'impossibilité de dessiner noblement les figures : les uns & les autres doivent se conformer au goût dominant : ils doivent représenter les dieux mêmes avec de très gros
ventres, caractère qu'on observe dans toutes les copies si multipliées de Ninifo, qui ressemble à un hydropique, & qui est assis sur un de ses talons comme les orangs-outangs & les
babouins. On ne saurait rien imaginer de plus opposé à cet air majestueux que les statuaires grecs donnaient à leurs divinités, que la physionomie la corpulence & tout le maintien de cet
affreux magot de Ninifo.
On croit que l'usage des ceintures, dont les Chinois se sont toujours servis pour serrer les robes, leur a fait regarder la tumeur qui en résulte souvent au ventre, comme une grande perfection
dans le corps de l'homme ; mais ce préjugé, que nous savons avoir été répandu jusqu'en Russie, peut venir originairement des Tartares, qui étant toujours à cheval, contractent plus ou moins ce
défaut par un effet de l'équitation, qu'Hippocrate paraît indiquer, lorsqu'il parle des Scythes. Il faut observer que ce que les Chinois ont pris pour une marque de beauté dans les hommes, leur a
semblé au contraire un vice très choquant dans les femmes, dont ils veulent que le corps soit fluet & délicat. En effet, dès qu'ils commencèrent à écraser les pieds aux filles, toutes ces
opinions bizarres durent découler les unes des autres comme des conséquences nécessaires. Ainsi pendant que les mandarins mangent tout ce qu'ils peuvent imaginer de plus nutritif, comme les
tendons de cerfs & les nids d'oiseaux, dans l'espérance de gagner beaucoup d'embonpoint pour pouvoir remplir leur fauteuil dans les tribunaux, les femmes jeûnent de crainte d'engraisser :
& celles, qui prétendent que le travail des mains avilit l'âme, ont à soin de se laisser croître les ongles, qu'elles conservent pendant la nuit dans des gaines de bambous ou de métal.
L'extrême longueur de ces espèces de griffes, jointe à celle des paupières, qu'elles allongent aussi par artifice, ne produirait point de grands effets aux yeux des Chinois, si elle n'était
encore accompagnée par la délicatesse de la taille, que les sculpteurs & surtout les peintres n'ont jamais su bien représenter. Quelquefois ils ont dessiné des figures de femmes monstrueuses
par leur hauteur, relativement à l'épaisseur & à la rondeur des membres : on voit une infinité de ces corps ainsi élancés sur de vieilles porcelaines, qui en ont contracté un nom particulier
en Hollande : car aujourd'hui ce style ridicule s'est un peu adouci par la conquête des Tartares, qui ne pensent ni sur la beauté, ni même sur la vertu des femmes, comme les Chinois.
Je sais qu'on a accusé les hoa-pei d'enlaidir les visages en les chargeant trop, & en les faisant grimacer, ainsi que le dit le père Le Comte, mais il est sûr que ces barbouilleurs savent par
cœur un certain nombre de contours à force de les avoir pratiqués ; & ce sont toujours les mêmes qu'ils répètent, précisément comme les peintres des Indes Orientales, dont on connaît des
tableaux chargés depuis quatre-vingt jusqu'à cent personnages où toutes les femmes se ressemblent, & tous les hommes aussi : car il n'y règne qu'un air de tête & de physionomie pour
chaque sexe ; ce qui prouve de la manière la plus manifeste qu'ils dessinent de pratique. Il est très croyable que quelques voyageurs se sont trompés, lorsqu'ils ont attribué aux Chinois la
connaissance de la peinture en fresque ; car les décorations de la pagode d'Émoui, qu'on en cite comme un exemple, paraissent avoir été faites en détrempe, & d'ailleurs elles ne sont point
fort anciennes, puisque toutes les représentations y ont du rapport au culte de Fo, ainsi que dans les autres pagodes de l'empire, si on en excepte peut-être celles des tao-sse, sur l'intérieur
desquelles nous n'avons point des notions fort exactes ; mais je ne doute nullement qu'elles ne soient aussi remplies de symboles indiens.
[Les statues.]
Comme les édifices des Chinois ne sont point faits de manière à résister pendant un long laps de siècles, il n'est pas absolument étonnant qu'il n'existe nulle part chez eux des peintures
antiques : mais ce qui doit nous surprendre, c'est que Nieuhoff dit de la façon la plus positive, qu'ils n'ont pas non plus des statues antiques. Il n'y a point d'homme instruit, qui regarde ou
qui ait jamais regardé comme authentiques les représentations de Confucius, que le peuple imbécile prétend avoir été faites de son vivant.
Au reste, quand même les plus vieilles statues chinoises atteindraient à une telle époque, ce n'en feraient pas pour cela des monuments bien anciens. On suppose qu'Hérodote écrivait vers l'an 480
avant notre ère ; ainsi il écrivait du vivant même de Confucius, dont l'histoire m'est inconnue ; mais je suis les traditions vulgairement adoptées. Or, lorsque Hérodote vint en Égypte, il y vit
des statues déjà tombées en pièces par vétusté ; quoiqu'elles eussent été faites probablement de bois de sycomore, qui résiste si longtemps contre les efforts du temps, comme nous le voyons par
les caisses des momies, lesquelles sont ordinairement de ce bois-là, qui étant imbu d'une sève âcre, dégoûte les vers qui voudraient le mordre. Ces statues égyptiennes, déjà tombées en ruines
dans le siècle où l'on fait vivre Confucius, sont des monuments assez anciens. Je sens qu'il serait nécessaire de faire à la Chine des recherches plus approfondies que celles de Nieuhoff, qui
suivit néanmoins la route du grand canal pour aller de Canton à Pékin, de sorte qu'il traversa tout le centre de l'empire, où jusqu'à présent on ne connaît rien de plus ancien que le Van-ly ou la
Grande muraille, & encore ignorons-nous en quelle année elle fut réellement commencée : tant l'histoire de ce pays est remplie de lacunes, d'obscurités & de contradictions.
Pour ce qui est des statues colossales, faites d'argile, ou de plâtre peint ou doré, on en a trouvé assurément un très grand nombre depuis le vingt-unième degré de latitude Nord, jusqu'au-delà du
quarantième, & depuis l'extrémité occidentale du Chensi, jusqu'à Voën-teng, qui est le cap le plus à l'est de la terre de la Chine. Mais tous ces ouvrages ont indubitablement été exécutés
dans des temps postérieurs à notre ère vulgaire ; comme cela est démontré par les symboles mêmes de ces colosses, qu'on sait être relatifs à la religion des Indes. Quant à des statues chargées de
quelques attributs de divinités égyptiennes, on n'en a découvert ni la moindre trace, ni le moindre vestige dans toute l'étendue de l'empire, & rien ne saurait être plus opposé au style des
artistes de l'Égypte, que celui dans lequel les Chinois travaillent : ce qui deviendra encore bien plus frappant, lorsque nous tenterons de faire le parallèle de l'architecture de ces deux
peuples, qui ne se sont presque rencontrés en rien, & surtout pas dans le dragon & le fom hoam. comme M. de Mairan a eu grand tort de le soutenir.
Un Chinois, qui entreprendrait aujourd'hui le voyage de l'Égypte, serait bien surpris en voyant les obélisques d'Alexandrie & de la Matarée,
& encore plus surpris en considérant cette suite de pyramides rangées à l'occident du Nil depuis Hauara jusqu'à Gizeh. Car, loin qu'on trouve des pyramides & des obélisques à la Chine, on
n'y a pas même ouï parler de quelque monument semblable. L'empereur Kien-long de la dynastie Daj-dzin, qui vit encore dans l'instant que j'écris, peut avoir dans ses appartements quelques
tableaux moins mal faits que ceux qu'on y a vus jusqu'en 1730. Mais ce prince n'a pas dans toutes ses maisons une belle colonne de marbre ou d'albâtre. Ses prédécesseurs depuis Yao, s'il est vrai
qu'Yao ait existé, n'ont employé dans leurs palais, dans leurs pagodes, dans leurs tombeaux, que des colonnes de bois sans aucune proportion déterminée.
De là il résulte déjà que le caractère de l'architecture chinoise est diamétralement opposé au génie de l'architecture égyptienne, qui tendait à rendre indestructible, & pour ainsi dire
immortel, tout ce que les Chinois rendent extrêmement fragile, & encore extrêmement inflammable à cause du vernis, dont ils recouvrent leurs colonnes, & de cette pâte de chaux, de filasse
& de papier mâché dont ils remplissent les cavités du bois, lorsqu'il s'en trouve sur le corps du fût, ou sur les parties apparentes de l'entablement.
Le feu ayant gagné quelques quartiers de Nankin, on tenta inutilement de l'éteindre : il ne fut pas possible de sauver une maison, & trois jours après l'incendie on ne voyait plus dans tout
ce lieu désolé la moindre ruine d'habitation : tandis que la ville de Thèbes, qui a été brûlée, saccagée tant de fois depuis Cambyse, offre encore des vestiges considérables, qu'on sait avoir
occupé longtemps MM. Pococke & Norden, qui en ont donné des dessins & des descriptions : cependant il s'en faut de beaucoup qu'ils aient tout décrit & tout dessiné. On est persuadé
que les ruines du grand temple de Thèbes dureront encore plus longtemps que des palais bâtis de nos jours en Europe & surtout que la Coupole de Saint-Pierre, qui ne paraît plus pouvoir
résister longtemps.
Quand on connaît la vanité des Chinois, & leur peu de scrupule sur les mensonges historiques, alors il faut apprécier à sa juste valeur tout ce qu'ils rapportent des édifices merveilleux,
construits par leurs premiers empereurs. Quelques-unes de ces fabriques n'ont jamais existé comme le prétendu château de l'impératrice Takia, dont la description purement fabuleuse ou romanesque,
a été faite par des écrivains qui n'avaient aucune idée de l'architecture. Car il ne faut avoir aucune idée de toutes ces choses, pour oser dire que ce palais était bâti de marbre rouge, tirant
sur la couleur de rose ; que le jour y entrait comme dans un appartement de la maison d'or de Néron, qu'il avait des portes de jaspe, & qu'il s'élevait à deux mille pieds dans l'air. Quelques
autres constructions, comme le tombeau de Schi-chuan-di, ont été de simples ouvrages de boiserie. Et le lecteur jugera dans l'instant combien on a grossièrement exagéré à l'occasion de ce tombeau
dont il ne reste pas même de ruine.
On ne peut que rire de la simplicité ou de la folie des Chinois, qui montrent, dans la province de Chen-si, la sépulture de Fo-hi ; & là-dessus le père du Halde observe sérieusement que, si
ce monument est authentique, il faut le regarder pour le plus ancien de tous ceux qu'on connaît sur la surface de notre continent. Mais cette sépulture de Fo-hi n'entre pas en comparaison avec le
Pic Adam, dans l'île de Ceylon, où l'on fait voir les traces de Piromi, le premier des mortels. On conçoit bien que ces puériles traditions ne peuvent avoir cours que chez des nations peu
éclairées & où la critique historique est entièrement inconnue, de sorte que des ignorants s'y repaissent les uns les autres avec des fables. Comme les lettrés savent que leur pays a été
peuplé par des colonies venues des hauteurs de la Tartarie, ils ont supposé que leur prétendu fondateur Fo-hi devait avoir été enterré à peu près sous le trente-cinquième degré de latitude Nord,
& le cent & vingt deuxième de longitude ; ce qui correspond assez bien à la situation de la ville de Kont-tchang dans la province du Chen-si.
Les Chinois n'ont jamais connu la méthode de bien bâtir en pierres un édifice de deux ou trois étages. Et ils ne veulent pas même l'entreprendre avec leurs charpentes ; tellement que chez eux les
villes occupent toutes trois ou quatre fois plus de terrain que cela ne serait convenable, dans un pays comme le leur, où le fort de la culture est dans le voisinage des villes. M. Poivre dit
qu'on y ménage le terrain, lorsqu'il s'agit de faire une maison de plaisance & que les grands chemins n'y sont que des sentiers. Mais convenons que cet écrivain a porté l'enthousiasme en
faveur des Chinois très loin.
La maison de plaisance, que fit faire par caprice, & sans aucun besoin, l'empereur Can hi, occupait plus de place que toute la ville de Dijon ; & on sait que le chemin, qui conduit à
Pékin, a cent & vingt pieds de large. Et ce n'est, par conséquent, point un sentier. Dans les provinces méridionales où l'on n'emploie ni voiture, ni chevaux, ni aucune bête de somme ou de
trait, parce que tout le commerce s'y fait par les canaux, les grandes routes n'ont pas besoin d'être si spacieuses ; mais on verra bientôt que le commerce intérieur ne s'y est pas toujours fait
par les canaux.
Quelques voyageurs pensent que les Chinois n'ont jamais voulu se résoudre à bâtir des maisons de plusieurs étages, parce qu'ils craignent les tremblements de terre, qui sont néanmoins beaucoup
plus rares chez eux que dans les îles du Japon & les Moluques où ils paraissent être périodiques. Mais ce qu'il y a de bien certain, c'est que les maisons chinoises, quelque basses qu'elles
soient, ne résistent point contre les moindres secousses, qui y rasent quelquefois des villes entières, comme si un violent tourbillon ou un ouragan y eût passé. On vit ce spectacle en 1719 à
Junny, & dans quelques autres bourgades des environs, où il ne resta point une habitation sur pied.
Sous le règne d'Yong-scheng, père de l'empereur actuel, il y eut plus de quarante mille personnes écrasées à Pékin ; & cela dans des logis si bas & si petits, qu'ils ne paraissaient être
que des cases ou des chaumières. Il y a sûrement une méthode pour bâtir de façon que les tremblements de terre ne sauraient nuire beaucoup ; mais cette méthode est inconnue aux Chinois, qui ne
donnent pas assez de solidité aux fondements, ni assez d'épaisseur aux murailles ; & d'ailleurs ils ne les lient point entr'elles avec des poutres & des ancres. Ainsi, il ne faut pas
s'étonner de ce que leurs bâtiments, malgré leur peu d'élévation, s'écroulent encore plus aisément, que s'ils étaient de deux ou trois étages. Un jour le clocher de Nankin succomba sous le seul
poids de la cloche.
L'architecture est à la Chine comme tous les autres arts, réduite en routine, & non en règles. Ce n'est point un palmier, qui y a servi de modèle aux colonnes : mais c'est le tronc d'un arbre
connu sous le nom de nan-mou, & dont il a été impossible jusqu'à présent de déterminer le caractère ; cependant je soupçonne qu'il appartient au genre des mélèzes ou au genre des sapins.
Après avoir trouvé le modèle ou l'idée de la colonne, on croirait qu'ils en ont fixé aussi les proportions ; & voilà néanmoins ce qu'ils n'ont point fait suivant des principes
invariables.
M. Chambers, qui n'a mesuré que quelques parties & quelques membres d'une pagode de Canton, dit qu'ils donnent depuis huit jusqu'à douze diamètres à la hauteur du fût. Mais cela n'est point
généralement vrai : ils n'estiment réellement une colonne, qu'à mesure qu'elle est grosse & d'une seule pièce ; & c'est en cela qu'ils font consister une espèce de luxe ou de
magnificence. Or, comme il est difficile de trouver des arbres qui aient toutes ces qualités, ils se voient réduits, au moins dans les édifices privés, à se servir de troncs de douze ou treize
pieds de haut depuis la naissance des racines, jusqu'à l'endroit où il faut les étêter, parce que la diminution y devient trop sensible.
Le nan-mou reste, comme toutes les autres espèces de sapins, longtemps sur pied avant que de gagner en circonférence, parce qu'il gagne d'abord en hauteur : ainsi ce doit être la difficulté de
trouver le bois propre à faire de grosses colonnes, qui a déterminé les Chinois à les préférer à toutes les autres. Celles d'une pagode, qui a existé près de Nankin, avaient à peu près quatorze
pieds de circonférence ; celles du nouveau palais de Pékin, tel qu'on l'a reconstruit depuis le dernier incendie survenu sous Can-hi, n'ont que sept pieds de circonférence.
Il est étonnant qu'avec de telles idées les Chinois n'aient jamais pu se résoudre à travailler en pierre ou en marbre ; & cela dans un pays tout rempli de carrières. Si leurs édifices nous
choquent encore plus que ceux des Persans & des Turcs, c'est qu'il n'y a pas symétrie dans le tout, ni de proportion dans les parties. Ils font les frises deux ou trois fois plus hautes
qu'elles ne devraient l'être ; & cela pour se procurer beaucoup de champs où ils puissent étaler des ornements & des entrelacs si bizarres, qu'on ne saurait les décrire, ni les définir.
Il paraît que chez les Égyptiens cette partie était principalement dessinée à contenir des représentations d'animaux sacrés ; & voilà pourquoi les Grecs l'ont nommée le Zophore, en quoi nous
avons eu tort de ne pas les imiter : car ce mot de frise est un terme barbare, dont on ne devrait point se servir.
Quant à l'emblème du dragon, il n'y a point de place, qui lui soit particulièrement consacrée dans la décoration des palais & des pagodes : on le met partout, & jusques sur la crête &
les angles du toit, où il produit un effet plus révoltant qu'on ne pourrait le dire ; & je ne conçois point quel plaisir on a trouvé en multipliant ainsi les copies d'un monstre si hideux qui
ressemble tantôt à un lézard iguan, & tantôt à un crapaud ailé avec une queue d'éléphant. Qu'on l'ait conservé dans les bannières & les livrées, parce que c'est la principale pièce des
anciennes armoiries, cela est en quelque sorte fondé sur l'immutabilité des coutumes de l'Orient ; mais l'emploi, qu'on en a fait comme ornement d'architecture, n'est point plus raisonnable que
l'invention de ces artistes Français, qui avaient sculpté des têtes de coq & des fleurs de lis dans les chapiteaux d'ordre corinthien, pour faire la plus froide illusion qu'en puisse
imaginer, au nom & à l'emblème de leur nation.
Tels sont les édifices de la Chine : les maîtresses murailles n'y portent rien ; le toit & le comble reposent immédiatement sur la charpente, c'est-à-dire, sur les colonnes de bois. Pour ne
point réformer cette pratique vicieuse, & qui ne contribue nullement, comme on l'a cru, à garantir leurs villes de l'incendie, ils ont inventé de doubles toits, qui débordent les uns sur les
autres ; car ils ont souvent besoin d'un toit séparé pour couvrir les murailles.
De tout, ce qu'ils négligent le plus dans une construction, c'est la solidité, sans laquelle il n'y a point de beauté réelle en architecture : les maisons bâties le long de la rivière de Canton
ont des fondements, parce qu'il serait impossible de s'en passer à cause de l'eau ; mais dans l'intérieur des provinces on voit des villes entières où les maisons manquent de fondements. Il y
existe des tours dont la première assise de briques n'est pas à vingt-quatre pouces de profondeur sous le rez-de-chaussée, aussi ne durent-elles point longtemps ; & le père Trigault dit qu'il
est rare qu'elles restent sur pied pendant un siècle. Mais il faut excepter de cette règle le Van-ly-czin ou la Grande muraille, qui a été élevée par plusieurs rois absolument indépendants des
empereurs de la Chine, & qui avaient intérêt à mettre cet ouvrage en état de résister aux efforts de l'ennemi ; sans quoi il eût été absurde de l'entreprendre. Encore les parties, qui ne
portent pas sur le roc vif, ou qu'on n'a pas eu sans cesse soin d'entretenir, se sont-elles très dégradées.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que la grosseur des colonnes, dont les Chinois ornent quelquefois leurs bâtiments par une pure ostentation, ne contribue en rien à la solidité, parce que leurs
bases ne sont point bien assurées, ni enfoncées en terre. Ces prétendues bases ne sont que des pierres carrées, qu'on range sur le pavé, & où il y a une petite excavation dans laquelle on
fait entrer le pied des colonnes, qui n'ont aucun renflement, & qui paraissent unies à la partie qu'on pourrait nommer parmi eux l'architrave, car ils n'ont jamais fait usage de chapiteaux,
ni de rien de semblable. Et cette particularité prouve, comme mille autres, que leur manière de bâtir s'éloigne extrêmement de la manière des Égyptiens, dont l'imagination avait beaucoup
travaillé sur les chapiteaux ; & il ne faut pas croire qu'ils se soient contentés de la seule forme que décrit Athénée, comme la plus généralement employée. Car on en a encore découvert neuf
ou dix autres espèces dans les ruines du Delta & dans celle de la Thébaïde : aussi de quelque côté qu'on considère une pagode de la Chine, n'y trouve-t-on pas la moindre ressemblance avec un
temple de l'Égypte : on n'y trouve ni l'enfilade des Sphinx, ni les murs inclinés, ni des combles en terrasses, ni des obélisques, ni des cryptes, ni aucune apparence de souterrain.
J'ai toujours soupçonné qu'on s'est mépris beaucoup sur l'objet qui a servi de modèle aux premiers bâtiments des Égyptiens mais à la Chine il n'est presque pas possible de s'y méprendre. On y a
contrefait une tente ; & cela est très conforme à tout ce qu'on peut savoir de plus vrai sur l'état primitif des Chinois, qui ont été, comme tous les Tartares, des nomades ou des scénites :
c'est-à-dire qu'ils ont campé avec leurs troupeaux avant que d'avoir des villes. Et c'est là sans doute l'origine de cette singulière construction de leurs logis, qui restent sur pied, lors même
qu'on en renverse les murailles ; parce qu'elles enveloppent seulement la charpente sans porter le toit : comme si l'on y avait d'abord commencé par faire autour des tentes une enceinte de
maçonnerie pour renfermer le bétail ; & tel a dû être en effet le premier pas de la vie pastorale & ambulante vers la vie sédentaire.
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Lire aussi :
- Voltaire : Lettres chinoises et tartares à M. Pauw.
- A. Ko/ P.-M. Cibot : Remarques sur un écrit de M. P**.
- J.-M. Amiot : Observations sur le livre de M. P** intitulé Recherches...
- J. de Guignes : Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne
- J. J. Dortous de Mairan : Lettres au père Parrenin concernant la Chine