Joseph-Marie AMIOT (1718-1793) Eleuths, Tourgouths, Miao-tsée : Conquêtes et soumissions sous Kien-long. Mémoires concernant les Chinois.

Joseph-Marie AMIOT (1718-1793)

[Eleuths, Tourgouths, Miao-tsée : Conquêtes et soumissions sous Kien-long]

CONQUÊTE DU ROYAUME DES ELEUTHS, tome I des Mémoires concernant les Chinois, pp. 325-400.
TRANSMIGRATION DES TOURGOUTHS, tome I, pp. 401-427.
RÉDUCTION DES MIAO-TSÉE, tome III, pp. 387-411.

En complément, l'hymne triomphal chanté à la réception du général Akoui (Didot, Paris, 1779)

  • C'est avec une répugnance extrême que je me suis déterminé à armer mes guerriers ; c'est lorsqu'il ne m'a pas été possible de m'en dispenser, que je les ai fait marcher contre les rebelles ; c'est pour châtier des brigands qui ne reconnaissaient plus aucun frein, que j'ai employé la force de tant de bras. Je vais détailler les motifs de mon entreprise ; & en prenant cette grande affaire depuis son origine, j'en continuerai l'exposition succincte, jusqu'à la fin qui l'a si glorieusement terminée.
  • En me déterminant ainsi à faire la guerre, je n'eus point en vue d'agrandir mes États ; je ne cherchai point un prétexte pour m'autoriser à exiger de mes peuples de nouvelles contributions. Mon empire est le plus vaste qui soit dans l'univers, c'est le plus peuplé, c'est le plus riche. Mes coffres regorgeaient d'argent ; mes magasins étaient remplis de toutes sortes de provisions.
  • Comme le Ciel & la Terre, je dois tout à la fois couvrir & porter. Je pris les armes pour secourir des malheureux qu'on opprimait pour châtier des oppresseurs, & pour rétablir le bon ordre & la tranquillité parmi mes vassaux & leurs alliés.


Extraits : Kien-long : Je choisis Amoursana comme maître des Eleuths - Amiot : Le général Tchao-hoei
La transmigration des Tourgouths - Sonom, le chef miao-tsée rebelle, est prisonnier - L'hymne triomphal

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Kien-long : Je choisis Amoursana comme maître des Eleuths

L'année Y-haï, je fis partir mes chés ; sûrs de courir à la victoire, ils franchissent gaiement tous les obstacles, ils arrivent, la terreur les avait devancés. À peine ont-ils le temps de bander un arc, de tirer une flèche, que tout se soumet. Ils donnent la loi, Ta-oua-tsi est pris ; on me l'amène. Les Eleuths consternés, mais pleins de confiance en mes bontés, attendent que je leur choisisse moi-même un maître pour les gouverner ; je leur donne Amoursana. Ils le reconnaissent ; ils lui rendent hommage ; la paix & la tranquillité règnent dans ces cantons.

Pour opérer un changement si merveilleux, l'espace de cinq mois suffirent. Sans doute que mes Ancêtres en apprenant que les Mantchoux d'aujourd'hui étaient tels encore que dans leur origine, tels que ceux de leur temps, en ont tressailli d'aise & nous ont applaudi.

Mais, ô vicissitude des événements ! O inconstance déplorable du cœur humain ! Les Eleuths commençaient à goûter les doux fruits d'un tranquille repos, quand leur nouveau chef, dont l'orgueil se trouvait trop resserré dans les bornes de la dépendance de mes ordres, conçut l'insensé projet d'exciter de nouveau leur audace, & de ranimer leur fureur.

Tel qu'un loup, après avoir assouvi la faim qui le dévorait, va chercher hors de l'endroit où il vient de se rassasier, de quoi faire un nouveau carnage ; tel le perfide Amoursana, peu content d'exercer, sous ma protection, une autorité légitime dans les lieux que je lui avais assignés, veut aller chercher ailleurs des aliments qu'il croit plus solides pour sustenter sa téméraire ambition.

Il commence par répandre sourdement de faux bruits, les bruits les plus injurieux ; il jette l'alarme parmi les Mongoux ; il sème la défiance, mère de la discorde, dans le cœur des Eleuths ; il les indispose contre les miens ; & aussitôt qu'il a achevé d'ourdir sa trame, il se livre aveuglément aux plus cruels excès que puisse inspirer une barbare fureur.

Il lève l'étendard de la révolte, se met à la tête de ceux qu'il a séduits ; & d'un pas rapide, parcourt tous les environs d'Ily, pille, saccage, fait main-basse sur tout ce qu'il rencontre, massacre deux de mes généraux qu'il prend au dépourvu & après avoir dispersé le peu de Mongoux qui étaient sous leurs ordres, il court renverser & détruire les fortins & les redoutes que j'avais fait élever de distance en distance, pour la sûreté du pays, tombe tout à coup sur tous les lieux qui servaient d'entrepôt pour approvisionner mes troupes & pour relayer mes courriers, & vient insolemment jusqu'aux environs de Palikoun où il ose établir son camp.

Un événement si imprévu, & auquel on avait si peu lieu de s'attendre, répandit la consternation partout. Chacun le racontait à sa manière, & y ajoutait quelque chose ; on eût dit que tout était perdu sans ressources. Ce n'était dans tous les lieux, voisins & éloignés, qu'un même bourdonnement, inspiré par un même motif de crainte.

Semblables à ces bruyants insectes, qui étourdissent tous les passants, par un cri qui n'est jamais différent de lui-même, mes officiers, tant généraux que subalternes, mantchoux & mongoux ; mes grands de tous les ordres, répétaient sans cesse ces mêmes mots : Il faut abandonner Palikoun & ses dépendances ; il faut finir cette funeste & inutile guerre. Je m'abstiendrai de nommer ici, ceux qui osèrent, sur cela me faire des représentations que leur courage aurait sans doute désavouées, hors des circonstances d'une terreur panique. Pour moi, loin d'adhérer à de si lâches conseils, je n'en demeurai que plus ferme dans ma première résolution. Le nouveau crime des rebelles fut un nouveau motif qui me fit redoubler d'efforts. Je nommai des généraux à la place de ceux que la fureur venait d'immoler. Je fais partir des troupes fraîches ; je donne les ordres les plus précis ; il faut périr ou prendre le rebelle.

Aurais-je pu le prévoir ! Ceux sur qui je comptais le plus, mes généraux, sont ceux-là même qui font manquer l'entreprise. Arrivés sans obstacles jusqu'au terme de leur destination, ils étaient sur le point de se couronner de gloire ; ils allaient prendre Amoursana, lorsque leur mésintelligence donne le temps à ce perfide de mettre par une prompte fuite ses jours en sûreté.

Voyant que leur proie leur avait échappé, & que s'ils avaient manqué de la saisir c'était uniquement leur faute, ils eussent dû la réparer. Instruits à temps de la fuite du rebelle, ils eussent dû courir après lui, le poursuivre & l'atteindre. Ils ne jugèrent pas à propos de se conduire ainsi. Contents de visiter deux ou trois coins du district de Ta-ouan, ils crurent avoir tout fait, & restèrent tranquilles. De tels hommes n'étaient point faits pour commander mes troupes, je nommai d'autres généraux, qui ne firent pas mieux.

Moins coupables, en quelque sorte, que ceux qu'ils remplaçaient, leur inaction eut néanmoins les suites les plus funestes. Taltanga fut la dupe de sa crédulité & la triste victime de la fourberie des Hasaks. C'en était fait d'Amoursana, si la ruse des amis de ce perfide ne l'eût tiré cette fois encore, du mauvais pas où il s'était imprudemment engagé.

— Pourquoi entrer, à main armée, chez des peuples qui ne sont point vos ennemis, qui ne vous ont fait aucun mal, & dont vous n'avez point à vous plaindre ?, dirent les traîtres Hasaks au trop crédule Taltanga. Pourquoi porteriez-vous la désolation dans nos terres ? Pourquoi ravageriez-vous nos campagnes ? Pourquoi dévasteriez-vous nos villages & nos hameaux ? Votre ennemi est chez nous ; soyez-en bien aise. C'est comme si vous en étiez déjà maître. Nous n'attendons pour vous le livrer que l'arrivée d'Aboulaï notre prince, qui de retour dans peu, d'un voyage qu'il a entrepris, doit venir lui-même vous le présenter.

Séduit par cet artificieux discours, Taltanga se désiste de sa poursuite, il arrête l'ardeur des siens qui n'attendaient que le moment de fondre sur leur proie. Officiers & soldats, Mantchoux & Mongoux, lui font en vain les plus vives instances, pour obtenir ce qu'il est bien résolu de ne pas leur accorder :

— Bientôt, leur dit-il, sans aucun travail de votre part, sans vous exposer à répandre une goutte de sang, vous serez les maîtres du sort d'Amoursana. Fiez-vous-en à moi-même, à la bonne foi des Hasaks. Ils m'ont promis de me le livrer ; ils me le livreront sans doute. J'attends tranquillement ici l'effet de leur promesse. Qu'on n'insiste plus à vouloir me faire changer, je m'en tiens à ce que j'ai résolu.

Les chefs Mongoux répliquent ; ils s'obstinent, ils passent de la raillerie, aux reproches, & des reproches à l'indignation ; ils ne sont point écoutés. Se croyant méprisés, ils s'irritent, se séparent, & se retirent chacun à la tête des siens dans son canton.

Comme le malade que le défaut d'une respiration libre avait entraîné jusqu'aux portes de la mort, revient tout à coup au chemin de la vie, reprend peu à peu ses forces & toute sa vigueur, lorsque par un effort imprévu, la nature bienfaisante dissipe la cause du mal ; ainsi Amoursana que la frayeur de se voir si près de mes troupes avait mis aux derniers abois, se trouva tout à coup à l'aise, reprit ses esprits, ranima son courage, & courut se préparer à de nouvelles perfidies dans des lieux plus éloignés de nous.

Taltanga abandonné des Mongoux dans un pays qu'il connaissait à peine, & où tout était trahisons & pièges, ne crut pas devoir exposer le petit nombre des Mantchoux qui formaient alors les seules troupes qu'il pût commander, à périr de misère, sans aucune espérance de succès. Il prit le chemin du retour, en attendant que des circonstances plus favorables fissent naître d'autres évènements. Ce fut en vain. Sa faute, du nombre de celles qui ne se réparent jamais, eut les suites les plus funestes.

Hoki, l'intrépide Hoki, qui vendit si cher sa vie, mais qui malgré sa valeur, fut enfin accablé par le nombre, Hoki fut la première victime que les barbares Hasaks immolèrent à leur fureur, aussitôt qu'ils se crurent en état de pouvoir tout entreprendre impunément.

Nima, Payar, Sila, Mangalik & quelques autres chefs des hordes auxiliaires, trament sourdement la plus horrible des trahisons. Sous les voiles de l'alliance & de l'amitié, sous les dehors trompeurs de la soumission & de la dépendance, ils entretiennent la sécurité des miens, ils les attirent dans leurs pièges, ils les massacrent inhumainement.

Tchao-hoei que des arrangements militaires avaient depuis quelque temps éloigné de ces lieux, apprend cet affreux désordre & revient sur ses pas. Il n'avait alors sous lui qu'un petit nombre de troupes ; il les disperse pour recueillir tous ceux d'entre les soldats de Hoki que la terreur avait dissipés après le massacre de ce général ; pour tomber sur les différents partis des rebelles, qui par différentes routes se rendaient, sans trop de précautions, dans les endroits où il faisaient ci-devant leur séjour ; pour observer tous les mouvements des Mongoux afin de lui en donner avis, & pour répandre partout un bruit confus de l'arrivée prochaine des formidables armées que j'envoyais contre les rebelles, & pour faire rentrer dans le devoir tous ceux qui pendant ce temps de troubles s'en étaient écartés. Ayant ainsi fait tout ce qu'il lui était possible de faire dans des circonstances si fâcheuses & si imprévues, il tourna ses pas vers l'orient & vint se rendre à Ily.

Là, méditant, à loisir, sur les causes de tous les revers qu'on avait essuyés jusqu'alors ; s'instruisant dans le plus grand détail de l'état présent des affaires, s'informant des intérêts particuliers de tous les chefs des hordes, il forma le plan général d'une campagne, dont les opérations devaient nous ramener les succès, & m'en fit part.

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Amiot : Le général Tchao-hoei

Tchao-hoei est celui en particulier à qui l'empereur doit le succès de ses armes. Ce grand homme dirigeait tout avec tant de sagesse, savait si bien tirer parti de tout, possédait dans un si haut degré l'art des ressources, avait tant de fermeté dans les revers, tant de confiance à ne jamais perdre de vue son principal objet, qu'il a enfin couronné la difficile entreprise des plus glorieux succès, contre l'attente universelle, & au-delà même de ce que son maître pouvait raisonnablement espérer de lui, ou de tout autre qu'il eût pu choisir en sa place. Cependant, malgré tant de grandes qualités, il n'a pas reçu de ses contemporains le tribut d'éloges dont il était digne. J'ai vu ici (& je le rapporte avec plaisir, pour la consolation des personnes d'un mérite distingué, qui pourront lire cette remarque) ; j'ai vu la pâle envie, la basse jalousie, & l'ignorance crasse, le taxer de témérité, ou tout au moins, d'imprudence, quand par une suite de certains évènements qu'il lui était impossible de prévoir, mais dont il lui est toujours revenu de la gloire, ¡l s'est trouvé réduit aux extrémités les plus fâcheuses, contraint de passer les rivières à la nage, de traverser les déserts, de franchir les montagnes, sans vivres, sans munitions, & presque sans soldats ; l'accuser ensuite d'en vouloir imposer à son maître, lorsqu'avec une douceur de style & une clarté qui lui étaient propres, il lui annonçait les plus brillants succès. On lui prodiguait sans peine les vaines épithètes de beau discoureur, de fin courtisan, de bel esprit, d'homme aimable ; mais on lui refusait obstinément le titre qu'il méritait le mieux, celui de grand général. Quelques réflexions sur la manière dont il forma son plan, dans des circonstances où tout paraissait désespéré, sur celle dont il l'exécuta, & sur les succès qui ont enfin couronné son entreprise, auraient dû, ce semble, faire revenir sur son compte ceux-là même qui étaient les plus défavorablement prévenus. Cet habile général a trop bien réussi dans une guerre entreprise contre l'avis de tous les princes & de tous les grands ; dans une guerre qui a mis le deuil dans tant de familles des plus distinguées de l'empire, dont les unes pleuraient des pères ou des enfants, & les autres des frères ou des neveux exécutés publiquement, comme des malfaiteurs infâmes : il a reçu trop d'éloges & de bienfaits de la part de son maître, pour qu'on ait pu être juste à son égard. À son retour de sa glorieuse expédition, l'empereur environné de toute la majesté du trône, alla au-devant de lui jusqu'à une demi-journée de la Capitale, le conduisit en triomphe, avec tout l'appareil des grandes cérémonies, dans l'un de ses propres palais, l'éleva à la dignité de comte de l'empire, le mit au nombre des ministres d'État, & lui fit l'honneur de désigner une princesse de son sang, sa propre fille, pour être l'épouse de son fils. Tchao-hoei, tout entier dans les soins pénibles du ministère, jouissait en paix de la faveur de son maître, & de toute sa gloire, lorsqu'après deux ou trois années, sa santé commença à s'altérer. Il sentit ses forces diminuer sensiblement, & prêtes à l'abandonner. Il n'en tint compte, & ne discontinua pas pour cela ses travaux. Il se contenta de prendre quelques médecines corroboratives & du jen-cheng pour se soutenir. Cette merveilleuse racine le soutint en effet pendant quelque temps ; il crut même avoir repris toutes ses forces, & s'en félicitait déjà. Mais ces forces d'emprunt, n'ayant d'autre principe qu'une agitation extrême dans le sang, achevèrent bientôt d'épuiser en lui la source de la vie. Il mourut quatre jours après s'être absenté de la cour, pour aller jouir, disait-il, d'un peu de repos dans son hôtel. L'empereur l'alla voir, quoiqu'il fut déjà mort ; mais il voulut qu'on supposât qu'il était encore en vie, & en état de recevoir sa visite. On l'habilla, on l'assit sur une chaise, & Sa Majesté dit en entrant dans son appartement : — Je vous ordonne de rester comme vous êtes ; je viens vous voir pour vous exhorter à ne rien oublier, pour rétablir promptement votre santé. Un homme tel que vous est encore nécessaire à l'empire. Après ces mots elle se retira. Quelques heures après on divulgua la mort de Tchao-hoei, l'empereur ordonna que son portrait serait mis dans la salle des grands hommes qui ont bien mérité de l'empire.

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La transmigration des Tourgouths

La trente-sixième année de Kien-long, c'est-à-dire l'an de Jésus-Christ 1771, tous les Tartares qui composent la nation des Tourgouths sont venus à travers mille périls jusque dans les campagnes qu'arrose la rivière d'Ily demander en grâce qu'on voulût bien les admettre au nombre des vassaux du vaste empire de la Chine. À les en croire, ils ont abandonné sans retour, comme sans regrets, les bords stériles du Volga & du Jaïk, le long desquels, non loin de l'endroit où ces deux fleuves vont décharger leurs eaux dans celles de la mer Caspienne, les Russes leur avaient permis autrefois de s'établir ; ils les ont abandonnés, disent-ils, pour venir admirer de plus près la brillante clarté du ciel & jouir enfin, comme tant d'autres, du bonheur d'avoir désormais pour maître, le plus grand prince de l'univers.

Malgré les différents combats qu'ils ont eus à soutenir, ou qu'ils ont été obligés de livrer à ceux dont ils traversaient les terres, & aux dépens desquels il leur fallait nécessairement vivre, malgré les déprédations qu'ils ont souffertes de la part des Tartares vagabonds qui les ont attaqués & pillés sur la route plus d'une fois, malgré les fatigues immenses qu'ils ont essuyées en traversant l'espace de plus de dix mille lys, dans un pays des plus difficiles à parcourir, malgré la faim, la soif, la misère & une disette presque générale des choses les plus nécessaires à la vie, auxquelles ils ont été exposés pendant les huit mois qu'a duré leur voyage, ils étaient encore au nombre de cinquante mille familles lorsqu'ils arrivèrent ; & ces cinquante mille familles, pour me servir des termes du pays, comptaient sans erreur sensible, le nombre de trois cent mille bouches.

Cette année 1772, la trente-septième du règne de Kien-long, ceux d'entre les Eleuths qui s'étaient dispersés ci-devant dans ces vastes régions que l'on appelle du nom général de Tartarie, quelques hordes de Pourouths, & le reste de la nation des Tourgouths, sont venus, comme les premiers, se soumettre d'eux-mêmes à un joug qu'on ne cherchait pas à leur imposer. Ils étaient au nombre de trente mille familles, lesquelles ajoutées aux cinquante mille de l'année précédente, font un total de quatre cent quatre-vingt mille bouches qui joindront leurs voix à celles des autres sujets de l'empire pour publier les merveilles d'un des plus glorieux règnes qu'il y ait eu depuis la fondation de la monarchie.

Un évènement si extraordinaire & si peu attendu, arrivé dans des circonstances où l'on célébrait ici, avec une pompe digne de toute la majesté de celui qui y donne des lois, la quatre-vingtième année de l'âge de l'impératrice-mère, a été regardé par l'empereur comme une marque infaillible de la bonté de ce Ciel suprême dont il se dit le fils, & dont il se glorifie de n'avoir cessé, depuis qu'il est sur le trône, de recevoir les plus signalés bienfaits. C'est ainsi qu'il l'a fait consigner dans les archives particulières de sa nation ; archives qui dans la suite des siècles seront peut-être en contraste sur bien des points, avec celles que publieront les historiens chinois, & avec celles encore que quelques nations voisines pourront publier aussi, pour constater les mêmes faits. Celles-ci pourront prêter des vues de politique & des manœuvres qui n'ont point eu lieu, tandis que celles-là, malgré certaines apparences qui pourront rendre probables les intrigues & les négociations que peut-être on supposera avoir été mises en pratique pour faire réussir un dessein concerté, ne diront cependant que le vrai, qu'on aura quelque peine à croire.

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Sonom, le chef miao-tsée rebelle, est prisonnier

On a toujours mille raisons de se flatter que ce qu'on souhaite arrivera. Le crédule Sonom ne douta point qu’on ne le laissât vivre & jouir de sa liberté dans Pé-king : il ne chercha point à se détruire lui-même, comme il en avait conçu d’abord le dessein. Les bons traitements qu’il recevait du général, la manière honorable dont il était servi, la liberté qu'on lui laissait de voir, de parler, d’être toujours avec les siens le long de la route, ne contribua pas peu à nourrir son espérance. Il s’en fallait bien cependant que l’empereur fût dans l’intention de lui pardonner ; il avait au contraire pris tous les arrangements pour faire sur lui un exemple capable d’intimider tous les princes tartares ses vassaux. Le président du tribunal des Rits lui avait représenté que depuis un très grand nombre d’années on n’avait point fait la cérémonie dite hien-feou, & que cependant cette cérémonie & toutes celles qui la précèdent ou l’accompagnent sont très propres à contenir les peuples dans l’obéissance, & les princes tributaires ou vassaux dans le devoir ; que ces cérémonies étant d’ailleurs consacrées dans le code de son tribunal, & ayant été en vigueur sous les plus grands princes des différentes dynasties depuis les temps les plus reculés, il croyait qu’il était à propos de profiter de l’occasion présente pour les faire revivre.

L’empereur loua le président de son zèle, & en conséquence donna ordre aux quarante-huit chefs des hordes tartares qui lui sont soumises, de se rendre à Pé-king, pour aller à sa suite au-devant du général, & assister à la cérémonie hiao-lao qui devait se faire le 25 de la quatrième lune, & à la cérémonie hien-feou qui se faisait le lendemain. Je n’expliquerai point la cérémonie du hiao-lao, qui regarde la réception du général, elle a été suffisamment décrite à l’occasion de Tchao-hoei, dans mes remarques sur la conquête du pays d’Ily, &c. Pour la cérémonie dite hien-feou, voici en deux mots en quoi elle consiste : elle dure deux jours.

Le premier jour, l’empereur se rend à la salle des Ancêtres, accompagné du général vainqueur, des principaux officiers qui ont contribué à ses victoires, & des rebelles qu’il a vaincus & faits prisonniers. Sa Majesté, après avoir fait les cérémonies d’usage, avertit ceux dont il tient la vie & l’empire, des principaux événements de la guerre qu’il vient de finir glorieusement, & leur présente les prisonniers. Après cette première cérémonie, l’empereur rentre dans son palais, & le général conduit ses prisonniers au ché-tsi-tan, c'est-à-dire, dans le lieu où l’on honore particulièrement les esprits qui président aux générations. Là, accompagné des principaux officiers, compagnons de ses travaux & de sa gloire, il ordonne aux vaincus de se prosterner, pour faire amende honorable à ces esprits qu’ils ont contristés par leur rébellion.

Le second jour, l’empereur, le général, les mandarins civils & militaires, tous les officiers qui ont servi dans la guerre qu’on vient de terminer, se rendent à la porte du palais, nommée Ou-men. L’empereur monte dans l’appartement qui est au-dessus de cette porte, se place sur le balcon en face de la grande cour qui est du côté du midi : les mandarins civils sont à sa gauche, & les militaires à sa droite. Au bas, c’est-à-dire, dans la cour même, sont le général, les officiers qui ont servi sous lui, & les rebelles prisonniers. Tout le monde ayant pris sa place, le général s’avance immédiatement sous le balcon, présente tous ses officiers à l’empereur, l’avertit que c’est à leur valeur, à leur exactitude, & à leur expérience qu’il est redevable en grande partie des succès. L’empereur, par quelques mots, leur témoigne à tous sa satisfaction, & appelle le général. Tous alors se prosternent, frappent la terre du front pour remercier Sa Majesté, & le général monte dans le balcon, où il se place à côté de l’empereur. Pendant ce temps-là, les officiers qui étaient pêle-mêle dans la cour, se partagent en deux rangs, pour laisser voir à découvert tous les prisonniers. L’empereur s’informe de leurs noms, de leurs rangs, de ce qu’ils ont fait de plus particulier, & de tout ce qu’il veut savoir. Il demande en particulier s’il n’y aurait pas moyen de leur faire grâce, sans blesser la justice. Le général répond à tout, & surtout à ce dernier article. Quand la mort des coupables n’est pas conclue, il ne manque jamais de raisons pour leur sauver la vie ; mais quand il est décidé qu’ils mourront, il fait à l’empereur l’énumération de leurs crimes, de ces crimes surtout qui, suivant les lois, ne méritent aucun pardon. Alors l’empereur fait le signe fatal, se lève, se retire dans le même ordre qu’il était venu, c’est-à-dire, avec tout l’appareil de sa grandeur. Pendant ce temps-là, on conduit au lieu du supplice ceux qui doivent être exécutés : c’est ce qui est arrivé à Sonom, & à tous ceux de sa suite qui furent présentés. Quoiqu’il soit fort indifférent en Europe de savoir le nombre & les noms de ceux qui furent condamnés, cependant, pour donner une idée de la manière dont tout se passe ici dans des occasions pareilles, je vais rapporter l’arrêt de condamnation.

Akoui avait fait conduire à Peking deux cent cinquante prisonniers, tant de la parenté, que du conseil ou de la cour de Sonom. L’empereur ordonna aux grands de l’empire, ayant à leur tête les ministres d’État, de connaître de leurs crimes plus ou moins grands, & de déterminer le genre du supplice dont on devait les punir. Voici en substance le jugement qu’ils en portèrent.

« Sonom, disent-ils, son frère cadet Chalopen, ses ministres Kantak, Sonompontchouk, Karoua & Gotfar, Atchim, tante de Sonom, cette femme cruelle qui a soufflé & attisé le feu de la rébellion, plus qu’aucun des miao-tsée, Langtsia son mari, aussi coupable qu’elle, méritent d’être coupés en pièces, de même que les deux lamas, Tonkio & Kanpou, avec dix autres qui étaient du conseil de Sonom. Dix-neuf autres de la cour du rebelle, moins coupables que les premiers, soit à cause de leur jeunesse, soit parce qu’ils obéissaient par emploi à leur souverain, méritent d’avoir la tête coupée. Nous croyons qu’on ne doit condamner qu’à une prison perpétuelle les seize autres miao-tsée de la parenté ou de la suite de Sonom, qui ont été pris avec lui ; que cinquante-deux autres doivent être envoyés en exil à Ily, & être donnés aux Eleuths, pour être leurs esclaves ; que les officiers de guerre qui ont servi contre nous, doivent être distribués & donnés, les quarante-cinq principaux aux Solons, pour être enrôlés parmi leurs troupes en qualité de soldats ; trente-cinq autres aux Tartares San-sing, & les cinquante huit restants aux officiers mantchoux qui se sont le plus distingués. Pour ce qui est de Panti & des autres lamas, au nombre de seize, qui étaient dans leur miao, & qui ne sont entrés pour rien dans la rébellion de Sonom, on peut les envoyer au miao de Kiang-ning, pour aider les lamas leurs confrères, & vivre sous leur gouvernement. »

Cette délibération des grands fut portée à l’empereur ; & l’empereur, après l’avoir lue, répondit :

« que tout se fasse ainsi qu’il est énoncé » ;

& tout s’est ainsi fait.

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L'hymne triomphal, chanté à la réception du général Akoui

Amiot, Eleuths, Tourgouths, Miao-tsée, conquêtes et soumissions sous Kien-long. L'hymne triomphal, chanté à la réception du général Akoui.
Le début de l'hymne, en tartare-mantchou

Les perfides brigands du Kin-tchouen
Avaient, de race en race, marché dans la voie du crime :
Par un bonheur inopiné, les troupes réglées de nos Mantchoux,
Après les succès les plus rapides, les ont entièrement détruits.

Aidés par le ciel, nos guerriers ont acquis les plus grands mérites ;
Le grand maître qui nous gouverne en a été comblé de joie ;
Un général véritablement digne de sa confiance
A mis dans tout son jour l'art sublime de commander.

Ceux d'entre les rebelles qui furent les auteurs des premiers troubles
Commencèrent par s'unir étroitement entre eux pour opprimer leurs voisins.
Attroupés comme ces animaux d'un même village (qui attaquent et se défendent en commun),
Il ne fut pas possible de les châtier séparément.

Les troubles s'accrurent, le brigandage devint général ;
Les rebelles méprisèrent les ordres de nos grands ;
Et parce qu'ils dédaignèrent les bienfaits mêmes du ciel,
Il ne resta d'autre moyen que celui de faire sortir les troupes.

On envoya des généraux pour les réduire ;
Depuis Tao jusqu'à Meino, tout fut bientôt conquis :
Consternés alors, les barbares courent se mettre en sûreté dans leurs cavernes,
Mais Tsêouang leur chef est pris en combattant.

Sengkesang échappe et court se réfugier à Tchoutchin ;
L'insolent Sonom ose prendre sa défense et le remplacer :
Son crime ne pouvant rester impuni,
L'ordre vient à nos troupes de l'aller subjuguer.

Les fils et les petits-fils de nos grands renommés,
Instruits de bonne heure à ne rien craindre,
Affrontent, à l'envi l'un de l'autre, tous les périls ;
Les leçons et les bienfaits de notre auguste maître leur inspirent cette noble ardeur.

Ils grimpent sur les rochers les plus escarpés,
Ils traversent les épaisses forêts des montagnes :
Rien n'est capable de les rebuter ;
Ils combattent et se montrent partout des héros.

À leur exemple, tous les autres guerriers mantchoux s'ouvrent partout des passages ;
Partout ils donnent des preuves de leur valeur ;
Avec la rapidité d'un clin d'œil, ils se rendent maîtres de Tsalan et de toutes ses dépendances.

L'hymne triomphal, chanté à la réception du général Akoui


L'ordre d'aller prendre à Tchoutchin le chef des rebelles arrive,
Ils partent et s'assurent en chemin faisant de Sepengbou et des autres postes qui sont sur la route :
Les rebelles épouvantés
Viennent leur offrir le cadavre de Sengkesang.

Éclairés par l'expérience, nos braves guerriers s'enfoncent hardiment dans le pays,
Ils s'emparent du temple du lama Kalta ;
Et après avoir tout supputé, et pourvu à tout,
Ils vont attaquer l'inaccessible Soungkertsoung, et l'emportent.

Les officiers généraux brusquent de leur côté toutes leurs attaques,
Les trais corps d'armée font des prodiges de valeur :
On escalade les murailles, on prend les postes l'un après l'autre ;
Les odieux brigands en ont l'âme déchirée.

On va les attaquer partout : on rançonne Kounser ;
On réduit en cendre le temple du lama Lakou ;
On prend d'assaut Tchangke, on le détruit de fond en comble ;
On écrase Leou-ouei comme on écraserait un œuf.

On arrive devant le grand Karai, on l'assiège ;
Le vil Sonom perd alors tout espoir ;
N'ayant plus d'ailes pour pouvoir se sauver,
D'accord avec sa mère, il parle de se rendre.

Nos impétueux guerriers cernent autour de son nid ;
Ils abattent les redoutes et renversent les murailles ;
Ils entrent dans la ville et la livrent au pillage,
Tout Karai est bouleversé.

Les frères et toute la famille du rebelle se livrent au vainqueur,
On leur joint quantité d'autres prisonniers de marque ;
Au bruit de notre gros canon
Le lâche Sonom sort lui-même et se met à deux genoux.

Dans cette humiliante posture, il présente ses sceaux et demande la vie ;
On se saisit de lui et de tous les siens ;
Cette nuit là même on dépêche un courier à l'empereur,
Et, pour le mettre en état de remplir le cérémonial dans toute son étendue, on fait conduire jusqu'au pied du trône les principaux d'entre les prisonniers.

Exactement informé des belles actions de tous ses guerriers,
L'empereur notre auguste maître en avertit ses aïeux dans un sacrifice solemnel ;
Il distribue les éloges et les récompenses tant au général vainqueur qu'à ceux qui ont contribué à ses succès,
Et, pour immortaliser leur gloire, il fait élever le monument lapidaire qui doit la transmettre à la postérité.

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