PIERRE-MARTIAL CIBOT (1727-1780)

 

SUR LA PIÉTÉ FILIALE

Mémoires concernant les Chinois, Tome IV, pp. 1-298. A Paris, chez Nyon, 1779.

Table des matières - Extraits : La piété filiale et le code criminel chinois - Réflexions, pensées et maximes sur la piété filiale

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Table des matières

1° Extraits du Li-ki.

2° Traduction de plusieurs morceaux du Hiao-king, ou Dialogue sur la Piété Filiale.

3° Notes sur le Hiao-king, tirées des Commentaires, Gloses & Paraphrases les plus estimées.

4° Extraits du Hiao-king-yen-y, sur les devoirs particuliers de la Piété Filiale de l’Empereur : amour filial, respect filial ; Placets recueillis dans le Tseou-y ; Détails tirés du Cheng-hiun de Kang-hi.

5° Notice de ce qui a trait à la Piété Filiale, dans le Code des loix de la dynastie régnante : Tribunal du Tsong-gui-fou, ou de la Famille Impériale & Maison de l’Empereur — Tribunal du Li-pou ou des Mandarins — Tribunal du Hou-pou, ou des Finances — Tribunaux du Li-pou, ou des Rits — Tribunal du Ping-pou, ou de la Guerre — Tribunal du Hing-pou ou des crimes — Tribunal du Kong-pou — Tribunaux particuliers de la Cour, de la Capitale, & des Bannieres Tartares.

6° Diverses pièces en vers & en proses, anciennes & modernes: Pièces en vers — — Pièces en prose : Placet de Li-mi — Testament du docteur Yang-tchi — De l’union d’un mari avec sa femme — Règles des assemblées de famille — Déclaration de Kang-hi de 1663 — Déclaration de Yong-tching de 1724 — Notice du Kou-kin-y-tong — Discours de Ngueou-yang — Discours d’un Mandarin devant le cercueil d’une veuve — Discours du Docteur Kien-fong devant le cercueil de sa mere — Inscription gravée sur un marbre.

7° Exemples de Piété Filiale : des Empereurs, du peuple, des personnes du sexe.

8° Maximes, Proverbes, Sentences, Pensées & Réflexions sur la Piété Filiale.

9° Réflexions et considérations sur la Doctrine de la Piété Filiale des Chinois.

 

La piété filiale et le code criminel chinois

Les loix criminelles de la Chine sont presque, à tous egards, & bien moins dures, pour ne pas dire moins cruelles, que celles de l’ancienne Rome. Est-ce parce que les préjugés, le génie, le caractere & les mœurs de l’Orient ne demandent pas une si grande sévérité, & que les peuples s’y contiennent dans les bornes du devoir, sans qu’on leur montre la mort de si près ? Est-ce parce que les Chinois, n’ayant jamais eté barbares ni errans dans les forêts, ils ont conservé l’esprit du gouvernement paternel des premiers âges, & n’ont pas eu besoin qu’on le changeât ? Est-ce parce que les hommes sont plus près des hommes, dans un pays où il n’y a ni noblesse ni bourgeoisie, & où toutes les conditions reviennent sans celle au niveau les unes des autres, l’elévation n’etant accordée qu’aux talens, qui sont rarement héréditaires ? Est-ce enfin parce que l’impulsion continuelle de la Piété Filiale repousse la multitude loin du crime, & lui en donne une horreur plus persuasive & plus efficace que le spectacle sanglant des supplices ? Si c’etoit cette derniere raison, tous les législateurs devroient prendre à tâche de procurer à la justice ce puissant moyen de diminuer les crimes sur la terre & d’epargner le sang humain.

Comment & jusqu’où la Piété Filiale dirige-t-elle le code criminel de la Chine ?

1° Toutes les loix en sont tellement faites, arrangées & enoncées, qu’on sent d’abord que c’est un pere qui parle, qui ne menace que pour ne pas frapper, qui ne défend & n’ordonne que ce qui est essentiel à la tranquillité commune & au bonheur des particuliers : on ne voit nulle part un maître qui suit ses caprices, ecoute ses intérêts, & cherche à déployer son autorité :

2° La gradation des supplices & des châtimens est tellement proportionnée à la nature des crimes, que les coupables ne peuvent ni en méconnoître la justice, ni se plaindre de leur rigueur ;

3° Quoiqu’elles commandent des dénonciations & accusations dans tous les cas qui intéressent directement le bien public, elles en circonscrivent si sagement l’obligation, elles y mettent des exceptions si raisonnables, elles en articulent si prudemment la maniere, qu’elles les rendent odieuses dans tous ceux à qui la nature impose silence, ou que la passion peut faire parler ;

4° Les accusés ne sont coupables à ses yeux que lorsqu’ils sont condamnés par la publicité de leurs crimes ou par l’arrêt du Juge : la prison, par cette raison, n’est pas un supplice : la loi charge le Magistrat d’y respecter le rang, l’âge & le sexe ; d’y compatir à la vieillesse & aux maladies ; d’y adoucir les chaleurs de l’eté & les rigueurs de l’hiver ; de permettre, enfin, à la Piété Filiale & à l’amitié d’y porter les consolations & les adoucissemens qui peuvent en diminuer la gêne ; [5° absent]

6° La forme des jugemens est telle, qu’une sentence définitive ne peut avoir lieu que lorsque les preuves sont complettes ; dès qu’il s’agit de la vie, non-seulement elle ne laisse rien d’arbitraire, mais encore elle exige que les preuves du délit passent par plusieurs Tribunaux, & soient envoyées à l’Empereur, qui les fait examiner de nouveau par les premiers Magistrats de l’Empire, & absout, fait grace, diminue la peine, ou du moins differe le supplice d’un grand nombre de coupables, & ne livre les autres au glaive, qu’après avoir médité dans la solitude leur condamnation, & s’être préparé par le jeûne à la signer ;

7° L’extrême vieillesse & l’enfance jouissent du privilège de ne pouvoir être traduites à aucun Tribunal : la vieillesse d’un pere ou d’une mere sont toujours une grande raison de pardon pour un fils, quand le pardon peut avoir lieu sans intéresser le bien public ; & quand tous leurs enfans sont coupables ou complices du même crime, on leur laisse le plus jeune pour les consoler & les servir ;

8° Les fils des veuves qui ont gardé la viduité, les chefs des anciennes familles qui n’ont pas d’autre héritier, les descendans des grands hommes ou des citoyens illustres qui ont mérité des titres de gloire, en récompense de leurs services ou de leurs bons exemples, ainsi que les fils & les petits-fils des grands Mandarins qui se sont toujours distingués dans leurs emplois, sont abandonnés à la clémence paternelle du Prince ;

9° Les châtimens & les punitions corporelles sont défendues dans tous les cas, lieux, & circonstances, qui ajouteroient à la rigueur de la loi ; & lors même que rien n’en aggrave la rigueur, celui qui la commande est comptable à ses supérieurs de leur juste proportion avec les fautes ; il doit leur en rendre compte, quelque légers qu’ils soient, & ils causent la perte du Juge s’ils ont eté trop séveres ;

10° Les fils & les petit-fils, les epouses & les freres sont autorisés à suivre les coupables dans leur exil, quelque eloigné qu’il soit, & tous les proches parens sont autorisés à recevoir des soufflets, des coups de fouet, & autres petites punitions, à la place de leurs anciens ;

11° Il y a des années de grace & de pardon, pour illustrer la Piété Filiale de l’Empereur envers sa mere, ou faire honneur à celle des peuples envers lui ; graces & pardons limités, à la vérité, & qui ne diminuent la punition que d’un ou deux degrés, mais qui sauvent bien des hommes, qui augmentent en faveur de tous les coupables pour qui la Piété Filiale eleve la voix, & ne sont jamais rigoureusement limités que lorsque c’est elle que venge la justice ;

12° La maniere de saisir les criminels, de les conduire en prison, de les traduire d’un Tribunal à l’autre, de les faire arriver jusqu’à la Capitale ; la forme des procédures, informations, examens, interrogatoires & confrontations ; les formalités des pardons, & l’appareil des exécutions sont tellement dirigés par la loi, pour frapper, intimider & effrayer la multitude, qu’elles en doublent en quelque façon l’effet ;

13° Enfin, la grande, l’admirable & la suprême sagesse de la loi, n’est pas seulement de faire un mérite egal aux Juges de sauver l’innocence des accusations les plus artificieuses de la calomnie, & de découvrir les vrais coupables, malgré toutes les précautions qu’ils prennent pour tromper ses recherches, mais d’annoncer, articuler, & de publier hautement que le mérite prééminent d’un Magistrat, celui qu’elle estime le plus, & dont elle lui tiendra plus de compte pour son avancement, c’est de prévenir les fautes & les crimes, d’en tarir la source, & de produire dans les mœurs publiques, par leur vigilance paternelle, une réforme qui leur rende l’innocence des premiers âges, & laisse rouiller le glaive de la justice entre ses mains. La loi a tellement rempli tout l’Empire de ces idées, que l’Empereur lui-même n’a que très-peu de gloire à acquérir par l’equité de ses arrêts : au lieu que plus le nombre des coupables diminue sous son regne, plus les grands crimes sont rares, & certains forfaits atroces inouis, plus il est sûr de l’admiration publique & des louanges de tous les siecles.

 

Réflexions, pensées et maximes sur la piété filiale

Un premier amour chemine plus vite que la Piété Filiale, mais il ne va jamais si loin.

Il ne faut ni titres, ni rang, ni science, ni talens, ni richesses pour signaler sa Piété Filiale ; il ne faut qu’un cœur tendre & sensible.

On ne peut survivre à un pere & à une mere que pour les pleurer plus long-temps.

L’armée la plus invincible est celle où les peres pensent plus souvent à leurs enfans, les fils à leurs parens, & les freres à leurs freres.

La Piété Filiale du Prince est le patrimoine des vieillards, des veuves & des orphelins.

Les Anciens disoient : Qui est mauvais frere, n’a point d’amis.

La Piété Filiale etoit la vertu de tout le monde dans l’antiquité ; on ne remarquoit que ceux qui en avoient moins. Dans les siecles suivans, ce fut un mérite d’y exceller : on récompense dans le nôtre ceux qui sont fideles à en remplir les devoirs. Encore un pas, & les peres & meres remercieront leurs enfans de ne pas les insulter.

Quand l’entretien d’un parent vous amuse, vous instruit, vous console, vous encourage au bien, pourquoi chercher une autre compagnie ? Un honnête homme est toujours si difficile à trouver ! Le rencontrer dans sa famille est un double bonheur.

C’est remuer le poignard dans une plaie sanglante & l’y enfoncer davantage, que de faire rougir la vieillesse d’un pere & d’une mere, de leurs anciennes prédilections. p.04.270

Un fils bien né ne croit jamais avoir réussi à rien que lorsqu’il obtient le suffrage de son pere.

Quand le pere & le fils n’ont qu’un cœur, les rochers deviennent des diamans. Quand l’aîné & son cadet n’ont qu’une façon de penser, la terre se change en or.

Dès qu’on loue son fils, un pere est au comble de la joie. Un fils est plus attentif sur les louanges qu’on donne à son pere, & y regarde de près. Jamais pere peut-être n’a eté bien loué au gré de son fils. C’est qu’on ne peut pas tout dire dans un eloge, & que la Piété Filiale ne pardonne aucune omission.

La patience ne conserve l’union & la paix dans les familles, qu’autant qu’une sage economie y entretient une honnête abondance.

La mort la plus heureuse est celle d’un fils qui sauve la vie à son pere aux dépens de la sienne.

Les triomphes de la Piété Filiale sont les seuls qui n’ont point coûté de larmes, & qui n’en font point répandre ; ou s’ils en ont coûté, s’ils en font répandre, ce sont des larmes de joie & d’attendrissement.

Les peuples honorent leurs parens dans l’Empereur, l’Empereur à son tour doit honorer les siens dans les leurs.

Si les belles-meres savoient dissimuler, les brus se taire & les maris prendre patience, toutes les familles seroient en paix.

Un pere reçoit tout ce qu’on donne à son fils, & un fils ce qu’on donne à son pere.

Il y a dans les soins d’une vraie Piété Filiale mille petites choses qui vont droit au cœur d’un pere & d’une mere, & les enchantent. La Piété Filiale de bienséance ou de grimace veut quelquefois les copier, mais c’est en vain.

L’amour des Princes pour leurs parens leur répond de celui de leurs sujets. 

Tout scélérat a commencé par être mauvais fils.

Qui ramasse avec respect le bâton de son pere, ne battra pas son chien. Qui bâille de ses vieux contes, ne pleurera guere sa mort.

La Piété Filiale d’un seul homme illustre tout son siecle.

La valeur & le zele du bien public marchent à découvert ; la générosité & la bienfaisance se voilent. La Piété Filiale ne pense ni à se montrer, ni à se cacher, elle ne songe qu’à ses devoirs.

Toutes les vertus sont en péril, quand la Piété Filiale est attaquée.

La Piété Filiale du Prince double toutes les vertus de ses sujets.

A quelque héroïsme que s’eleve la Piété Filiale, elle n’est à craindre que pour les tyrans ; & qui s’alarme de ce qu’elle pourroit entreprendre, commence à l’être.

Si les peres & meres achetoient des verges, les bourreaux vendroient leurs sabres.

Louer son fils, c’est se vanter : blâmer son pere, c’est se flétrir.

Agneau qui tette à genoux arrête sa mere.

Tout ce qui donne atteinte à la Piété Filiale est une calamité publique : tout ce qui l’augmente est un grand coup d’Etat.

On n’a commencé à tourner les vieillards en ridicule sur le théâtre que lorsqu’on a commencé à rire des peres & des meres dans les compagnies.

Si ce fut le hasard qui conduisit Ou-ouang sur le trône & non pas sa Piété Filiale, ce n’est point lui qui a perpétué jusqu’à nos jours la famille de Confucius. Un hasard qui dure depuis plus de vingt siecles, seroit un hasard trop singulier.