Joseph-Marie AMIOT (1718-1793) : Observations sur le livre de M. P** intitulé Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois. Mémoires concernant les Chinois, t. VI, Nyon, Paris, 1780.

Joseph-Marie AMIOT (1718-1793)

OBSERVATIONS SUR LE LIVRE DE M. P**

intitulé Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois

Extrait d'une lettre du 28 Septembre 1777,
Mémoires concernant l'histoire... des Chinois, tome sixième, pages 275-345. Nyon l'aîné, Paris, 1780.

  • "Le livre intitulé : Recherches philosophiques sur les Égyptiens & les Chinois, est enfin parvenu jusqu'à moi, après deux ans de retard. Je l'ai lu d'un bout à l'autre avec l'attention la plus sérieuse, & je suis en état de l'apprécier, du moins quant à ce qui concerne la Chine. Cet ouvrage, écrit avec beaucoup de légèreté, & contraire, du commencement à la fin, aux idées communément reçues, a dû plaire dans vos climats à un certain ordre de lecteurs ; mais je suis persuadé que les savants & tous ceux qui aiment l'impartialité, l'auront rangé dans la classe qui lui convient, en le plaçant parmi les productions d'une imagination hardie, dont l'objet est de faire valoir des paradoxes aux dépens de la vérité."
  • "L'auteur, pour avoir voulu trop prouver, n'a rien prouvé du tout. Il a pris les abus pour les lois, les crimes de quelques particuliers pour les mœurs nationales, les assertions téméraires de quelques voyageurs peu instruits pour des vérités incontestables, &, pour le dire plus simplement, mais avec plus de vérité & non moins d'énergie, il a parlé des Chinois sans les connaître, il n'en a parlé que d'après les préjugés les moins fondés & les plus injustes, il ne les a envisagés que du mauvais côté & en les envisageant, il a affecté de ne se placer que dans un faux point de vue."
  • "Dire, que les Chinois sont un peuple barbare, grossier, ignorant, sans génie, sans lois, sans sciences, sans arts ni industrie ; qu'ils descendent des Scythes, & qu'ils n'ont été civilisés que dans le douzième siècle par les Tartares Mongoux, qui conquirent leur pays, & fondèrent la dynastie, dite des Yuen, est une proposition aussi absurde que celle qui dirait que les Français sont naturellement stupides, pesants, durs & cruels, qu'ils descendent en droite ligne des Hurons, & que ce n'est que depuis que ces Américains les ont un peu décrassés, dans la fréquentation qu'ils ont eue avec quelques-uns d'entr'eux, du côté de Québec, que leurs mœurs se sont un peu adoucies, & qu'ils ont commencé à cultiver les sciences & les arts qu'on voit briller aujourd'hui avec tant d'éclat en France."
  • "Assurer, comme l'auteur des Recherches ose le faire, que tous les missionnaires qui ont écrit sur la Chine ont été des enthousiastes ou des imposteurs, dont les savants d'Europe ont été les dupes pendant deux siècles, c'est calomnier en pure perte... L'auteur des Recherches sait très bien qu'il n'est pas donné à tout le monde de voir les objets tels qu'ils sont. Il sait que le grand nombre a la vue trop faible pour ne pas employer le secours du verre quand il s'agit de les distinguer. Malheureusement pour lui & pour ceux encore que ses Recherches pourront séduire, le verre dont il s'est servi lui a fait illusion sur tout. S'il eût vu à œil nu, & examiné en véritable philosophe, ce que ces missionnaires, qu'il méprise si fort, & qu'il décrie avec tant d'assurance & si peu de raison, ont écrit en différents temps sur la Chine, il se fût mieux instruit qu'il ne paraît l'être."

Extraits : Astronomie des Chinois - Des eunuques chez les Chinois - Infanticide des Chinois - Gouvernement des Chinois
Feuilleter
Télécharger/Lire aussi

*

Astronomie des Chinois

L'auteur des Recherches, persuadé sans doute que les Chinois n'ont jamais su que leur astrologie judiciaire, & les règles de leur foung-choui, a décidé hardiment qu'ils n'ont jamais été en état de faire un bon almanach, qu'ils n'ont pas même compris les calculs qu'on avait faits pour eux ; qu'en 1505 ils n'avaient aucune idée ni de la longitude, ni de la latitude de leur pays, &c. S'il eût lu avec une attention des plus médiocres, ce que les missionnaires ont écrit sur ces différents objets, il se fût mis en état d'en parler lui-même un peu plus pertinemment qu'il ne l'a fait ; il eût appris du moins que dès le temps de Yao, dont le règne commença 2.357 ans avant notre ère, les Chinois avaient déjà fait des opérations astronomiques, par lesquelles on peut conclure qu'ils avaient des connaissances acquises, qui dénotaient un peuple studieux & savant, puisqu'ils avaient deux divisions du Ciel, l'une en vingt-huit parties inégales, qui renfermées chacune en particulier, entre les limites d'une constellation, leur procurait le précieux avantage de pouvoir lire sans embarras dans toute cette partie du ciel qui est visible dans leur pays, & l'autre en douze parties égales, nommées les douze palais du soleil, qui leur procurait cet autre avantage plus précieux encore de pouvoir fixer les saisons, puisqu'ils savaient dès lors prédire les éclipses, & calculer les lieux des planètes & des étoiles fixes ; puisqu'ils connaissaient à peu près la grandeur de l'année solaire, la fixant à 365 jours & 6 heures ; puisqu'enfin ayant déjà observé que 235 lunaisons équivalaient à 19 de ces années, ils avaient trouvé le moyen de faire leurs années luni-solaires, en intercalant 7 lunaisons dans l'espace de 19 ans. L'auteur des Recherches n'eût pas été obligé de faire de grands efforts pour comprendre que des hommes qui en savaient jusques-là, pouvaient composer d'eux-mêmes un bon almanach, ou tout au moins un almanach à peu près exact pendant un certain nombre d'années ; & c'est tout ce qu'il leur fallait pour fixer sans erreur sensible, le jour auquel ils devaient célébrer la Fête des lanternes, si la Fête des lanternes eût déjà été instituée dès lors.

Si avec l'attention qu'on doit apporter à des Recherches qu'on veut faire passer pour philosophiques, ce même auteur eût tâché de débrouiller le chaos de l'ouvrage du père Gaubil sur l'astronomie chinoise, il n'eût pas fait dire à ce missionnaire que les descendants des premiers Chinois qui étaient très éclairés, s'étant insensiblement abrutis, sont tombés dans la nuit de l'ignorance. Des expressions si indécentes ne sont jamais tombées de la plume du père Gaubil . En s'instruisant de tous les faits qui sont rapportés dans l'ouvrage du père Gaubil, & dont il a tiré les preuves des monuments qui subsistent encore, l'auteur des Recherches, malgré son aversion pour les longs ongles des lettrés, & pour tout un peuple qui ne lui est probablement devenu odieux, que parce que les missionnaires qui l'ont assez connu pour être en état de lui rendre justice, en ont peut-être dit trop de bien, l'auteur des Recherches, dis-je, n'aurait pas osé compromettre sa philosophie, en décidant de sa pleine autorité que les Chinois n'ont jamais été en état de faire par eux-mêmes un bon almanach, & que le peu qu'ils savent d'astronomie leur a été appris par des savants de Balk, qui ont calculé après coup quelques observations & quelques éclipses, pour être insérées dans les nouvelles éditions de leurs livres. Il se fût convaincu que depuis le temps des Han, c'est-à-dire, un peu avant l'ère chrétienne, & plus de douze siècles avant qu'il fût question en Chine des savants de Balk & de tout autre pays, les Chinois connaissaient le mouvement diurne du soleil & de la lune, la quantité du mois lunaire, soit synodique, soit périodique, la durée des révolutions des planètes, & avaient donné aux différentes constellations & aux étoiles qui les composent, des noms analogues aux usages qui avaient lieu chez eux, & à des événements qui s'étaient passés dans les siècles antérieurs, & auxquels leurs ancêtres avaient eu part. Convaincu de toutes ces vérités, par les preuves qu'il se fût donné la peine de discuter, il aurait évité l'écueil contre lequel ne manquent guère d'échouer ceux qui écrivent trop précipitamment, ou qui écrivent sur des matières dans lesquelles ils donnent lieu de croire qu'ils ne sont pas même initiés.

Les savants de Balk, auxquels M. P** attribue la gloire d'avoir appris aux Chinois le peu d'astronomie qu'ils savent, ne sont venus à la Chine qu'à la suite des Mongoux, quand ceux-ci la conquirent, & ils n'ont pu y former des établissements qu'après que ces Mongoux s'y furent fixés eux-mêmes. Or ce ne fut qu'après la mort de Tou-tsoung, dernier empereur des Soung, que le grand Kobilai, autrement dit Yuen-che-tsou, fut paisible possesseur de toute la Chine, c'est-à-dire, que ce ne fut que l'an de Jésus-Christ 1280. Avant cette époque, quels sont les astronomes qui ont fait le calendrier des Chinois, qui ont calculé les lieux des planètes, & annoncé les éclipses ? Et dans ce même temps, quels sont les savants qui corrigèrent le calendrier, réformèrent l'astronomie, firent fleurir les lettres, & rendirent à l'empire quelque chose de son ancien lustre ? Ce furent des Chinois, de ces Chinois à longs ongles, que Kobilai fit venir de toutes les provinces de la Chine, pour s'éclairer de leurs lumières, & se conduire par leurs conseils. Ce furent un Yao-chou, un Ko-cheou-king, un Hiu-heng, un Yang-koung-y, un Ouang-sun, un Teou-mou, un Ouang-ou, un Lieou-ping-tchoung, & un très grand nombre d'autres, dont les noms, les écrits & les actions sont consignés dans l'histoire. Ce fut à l'instigation de ces grands hommes que le conquérant tartare rétablit tous les collèges chinois, tombés en ruine par le malheur des temps ; qu'il fit commencer le fameux canal, appelé Yun-leang-ho, pour le transport des denrées que les provinces envoient chaque année en tribut à la cour ; & ce canal, que l'auteur des Recherches regarde avec raison comme l'un des plus beaux & des plus utiles ouvrages qui soient à la Chine, mais qu'il ne prend sur lui de louer ainsi, que parce qu'il le regarde faussement comme un ouvrage fait par des étrangers ; ce canal, dis-je, a été imaginé, commencé, fini & perfectionné par des Chinois. C'est sous Young-lo, troisième empereur de la dynastie des Ming, qu'il a été mis dans l'état à peu près où on le voit aujourd'hui, & qu'on le fit communiquer avec le Hoang-ho. Sous Kobilai & sous ses successeurs mongoux, il portait le nom de Hoei-toung-ho, & ne s'étendait que dans une partie de la province du Chan-tong, depuis la ville de Tsi-ning, jusqu'à celle de Lin-tsing. Ce fut encore à l'instigations de ces grands hommes, que le même Kobilai fit faire une recherche exacte de tous les anciens livres chinois, dont il fit faire de nouvelles éditions, après les avoir soumis à l'examen & à la critique des lettrés à long ongles, & qu'il fit revivre tous les établissements littéraires qui avaient eu lieu sous les Ha, sous les Tang & sous les Soung. J'ose assurer, sans crainte d'être démenti par aucun de ceux qui savent l'histoire, que Kobilai & tous les Mongoux, à l'exception du mérite militaire qui leur fut propre, sont redevables de tout le reste aux Chinois. Eh ! qu'était-ce que ces Mongoux avant qu'ils vinssent en Chine ? Des barbares qui n'avaient ni sciences, ni arts, & qui trouvant de quoi se nourrir dans le produit de leurs chasses & de leur bétail, ne savaient pas même cultiver la terre. On dit que quand ils vinrent pour la première fois dans la capitale, après avoir fait la conquête de l'empire, ne comprenant pas à quoi pouvaient servir les palais, ils campèrent sous des tentes, à leur ordinaire, dans les cours, & logèrent leurs chevaux dans les salles (en Chine, tous les appartements sont au rez-de-chaussée). Mais pourquoi ces mêmes Mongoux, qui, outre la Chine, ont conquis tant d'autres pays, se sont-ils attachés de préférence à former les Chinois, à leur apprendre un peu d'astronomie, à faire de nouvelles éditions de leurs livres, pour pouvoir y insérer des observations calculées après coup, &c. ; & ont-ils laissé tous les autres peuples, qu'ils ont subjugués, croupir dans l'ignorance ? N'avaient-ils pas des savants de Balk & des autres villes du musulmanisme, qu'ils pouvaient leur donner pour maîtres ?

*

Des eunuques chez les Chinois

Il n'est jamais permis de justifier les crimes mais on peut entreprendre de justifier une nation entière quand on l'accuse mal à propos de se faire une habitude de certains crimes, & de s'y livrer sans remords. Je ne parlerai point des eunuques puisque l'article qui les concerne a déjà été discuté, je dirai seulement que la manière dont on les fait ici, même les adultes, n'est ni si cruelle, ni si meurtrière que l'auteur se l'est imaginé. Elle n'est point si cruelle ; car de l'aveu même de ceux qui ont souffert cette opération, ils l'ont à peine sentie dans le temps qu'on la leur faisait. Elle n'est point si meurtrière, car sur cent il s'en trouve à peine un qui meure, & encore, m'a-t-on dit, quand il meurt, il y a toujours de sa faute, ou de la faute de ceux qui le soignent. Cette opération, m'a-t-on ajouté, doit être moins dangereuse sur l'homme qu'elle ne l'est sur les animaux, parce qu'on prend bien autres précautions quand il s'agit d'un homme, que lorsqu'il s'agit simplement d'un animal.

Il n'y a aujourd'hui que chez l'empereur & chez les princes de sa famille où il y ait des eunuques. Ces hommes dégradés ne sont que pour le service domestique, la garde des femmes, des jardins ou maisons de plaisance, & des sépultures. Ils ne sont, ni dans les Tribunaux, ni sous les enseignes militaires, ni dans aucun des emplois civils. Sous la dynastie présente on a essayé de s'en passer ; mais on s'est convaincu que c'est un mal nécessaire, parce que les femmes & les filles qu'on avait chargées des emplois qui sont dévolus aux eunuques, ne pouvaient pas y vaquer constamment & avec exactitude, tantôt par une raison, & tantôt par une autre, & très souvent sous des prétextes qui leur tenaient lieu de raisons. Ne pouvant donc pas s'en passer, on en a réduit le nombre au pur nécessaire, & ce nombre ne va pas à six mille dans tout l'empire de la Chine. Il est vrai qu'il n'en a pas toujours été ainsi, & qu'il y a eu des temps où ce terrible fléau désolait la Chine plus cruellement que ne l'eut fait la peste ou la famine, mais les Chinois s'en sont toujours plaint, & l'ont toujours regardé comme le plus grand des malheurs. Qu'on lise leur histoire, qu'on lise leurs écrits politiques, on se convaincra qu'ils ont toujours désapprouvé l'usage barbare de mutiler les hommes, hors le cas où ils méritaient la mort.

*

Infanticide des Chinois

On a beaucoup crié en Europe contre l'infanticide des Chinois ; & l'on a eu raison, si les Chinois font, généralement parlant, coupables de ce crime. C'est une question que je ne crois pas indigne d'être discutée pour en soumettre la décision au lecteur.

On ne doit, ce me semble, attribuer un crime à toute une nation, que dans le cas où ce crime dériverait de la constitution du gouvernement particulier de cette nation, ou qu'il serait commis par le grand nombre de ceux qui la composent ou simplement par ceux dont la conduite & les mœurs influent nécessairement sur la conduite & les mœurs de tous les autres.

Je sais qu'il se commet des infanticides à la Chine ; mais je sais aussi que ce crime n'y est pas aussi commun que les exagérateurs voudraient bien le persuader ; 1° Il est inouï qu'il se commette dans les villages & dans les campagnes. Ici, comme partout ailleurs, les enfants sont la richesse des paysans & des gens de travail. 2° Il n'a lieu que dans les grandes villes & parmi ceux qui logent sur des barques ou sur des radeaux, dans quelques-unes des provinces de l'empire ; il n'est commis que par ce qu'il y a de plus vil, par l'écume & le rebut, pour ainsi dire, de la nation. Est-il de la justice de rendre toute une nation responsable du crime de quelques particuliers, qu'elle ne met qu'à regret au nombre des siens ? Qu'en serait-il de nous, & quel rang occuperions-nous dans l'estime des nations étrangères, si pour caractériser la nation française, elles concluaient ainsi du particulier au général !

Le gouvernement chinois qui va au-devant de tout, & qui tire parti des abus mêmes pour corriger les abus, n'a porté aucune loi pour punir les infanticides dans le cas dont il s'agit ici. Il a mieux fait, il a mis ses soins à empêcher qu'il n'y eût des infanticides. Il a supposé que ce crime n'étant pas dans la nature, ne pouvait être commis que par des malheureux sans ressource, qui y seraient portés par le désespoir de ne pouvoir nourrir ceux à qui ils auraient donné la vie. Hou, dit un proverbe qui a beaucoup de cours ici, hou-pou-cha-tsee, c'est-à-dire, le tigre ne tue pas ses petits. L'homme serait-il pire que le tigre ? Non sans doute.

Les Chinois sont des hommes, & ne diffèrent pas des autres hommes, quant à ce qui constitue essentiellement leur être physique & moral. Ils sont sujets aux mêmes passions, ils sont portés aux mêmes vices, ils ont les mêmes besoins, & le germe des mêmes vertus. Mais je le dis hardiment, & je ne crains pas que ceux qui sont au fait de leur morale, qui les ont vus de près, & qui connaissent leurs mœurs & leurs usages, soient tentés de me désavouer, les Chinois sont de tous les hommes réunis en société, ceux qui font un plus grand cas de l'homme, qui mettent sa vie à un plus haut prix, & qui prennent les mesures les plus efficaces pour empêcher qu'on ne la ravisse à personne injustement (dans tout ce que je dis, je ne parle point de ceux qui se conduisent à la lueur du flambeau de la foi, & conformément aux maximes de l'Évangile).

Le jin, c'est-à-dire, l'humanité, l'amour de ses semblables, est la première de leurs trois vertus cardinales ; c'est celle qu'ils enseignent avec le plus de complaisance, c'est celle qu'ils prêchent dans tous leurs livres, & qu'ils tâchent d'inculquer à tout le monde, depuis le souverain jusqu'à ceux de l'étage le plus bas, jusqu'au mercenaire & à l'esclave. Mais les Chinois formant une nation beaucoup plus nombreuse qu'aucune autre qui soit sur la terre, il se trouve parmi eux nécessairement un plus grand nombre de ces hommes infortunés, qu'une disette de tout peut dépouiller dans certaines circonstances, des sentiments les plus naturels & les plus humains, en les portant à des excès que leurs cœurs désavouent, même en s'y livrant.

Le gouvernement considérant ces hommes, non tels qu'ils devraient être, mais tels qu'ils sont en effet, sait fort bien que nourrissant toujours dans le fond de leurs cœurs l'espérance flatteuse d'un avenir plus heureux, la vue de leurs misère présentes ne les fera pas renoncer au droit naturel qu'ils ont de se donner une compagne pour en avoir des descendants. Il sait aussi que ces hommes pouvant à peine se procurer leur propre subsistance, manqueront de tout pour faire subsister ceux qui naîtront d'eux, & que se trouvant dans la triste alternative, ou de mourir de faim, ou d'ôter la vie à qui n'en jouirait qu'aux dépens de la leur, ils préféreront leur conservation propre, à la conservation de tout ce qui n'est pas eux. Il sait encore que ne pouvant pénétrer dans l'intérieur des familles pour s'instruire de ce qui s'y passe, il lui serait impossible de distinguer un infanticide, d'avec celui à qui une mort naturelle aurait enlevé son enfant. Il sait enfin que la crainte du châtiment est un frein bien faible pour arrêter le crime, quand on a mille moyens pour le cacher ; ainsi, au lieu de porter contre les infanticides une loi rigoureuse, mais qui eût été sans effet, il a mis des obstacles à ce crime, il a pris des mesures pour l'empêcher ; & les moyens qu'il emploie, sont, humainement parlant, les plus efficaces de tous ceux qu'il pouvait employer.

Pour soustraire à la mort ces innocentes victimes, que l'extrême indigence de leurs parents y dévouerait, il a favorisé leur exposition, il l'a facilitée autant qu'il l'a pu, en la dépouillant de tout ce qu'elle pouvait avoir d'ignominieux aux yeux du public, en lui fournissant gratuitement l'abondance des secours, en la mettant à l'abri de toute perquisition, sous la sauvegarde même du magistrat.

Chaque jour, avant l'aurore, cinq tombereaux, traînés chacun par un bœuf, parcourent les cinq quartiers qui partagent la ville, c'est-à-dire, les quartiers du nord, du midi, de l'est, de l'ouest, & celui du milieu ; car c'est ainsi qu'on la divise. On connaît à certains signaux quand ces tombereaux passent, & ceux qui ont des enfants vivants ou morts à leur livrer, les leur livrent, pour être portés dans le Yu-yng-tang, c'est-à-dire, dans cette maison de charité, dans laquelle sont des médecins, des matrones & des nourrices, que le souverain entretient aux dépens de l'État ; où il y a des mandarins pour veiller à la décence & au bon ordre, & où tous ceux qui la composent sont immédiatement soumis à celui des grands Tribunaux, que l'on appelle ici le Ly-pou, & que nous pouvons appeler en français, le Tribunal qui a inspection sur les rits, les mœurs & les usages de la nation. Les enfants qui vivent encore sont mis entre le mains des nourrices, & les morts sont déposés dans une espèce de crypte, où on les couvre d'un peu de chaux vive pour en consumer promptement les chairs.

Une fois chaque année, lorsque commence le tsié-ki, appelé tsing-ming, c'est-à-dire, dans cette saison que nous appelons le printemps, des commissaires députés par le Ly-pou, & du nombre des mandarins qui composent ce Tribunal, se rendent en cérémonie au Yu-yng-tang, & y président à la construction d'un bûcher, dans lequel on jette tous les restes de ces petits corps, pour y être entièrement consumés & réduits en cendres.

Pendant tout le temps que le bûcher est en feu, une troupe de bonzes l'environne & fait des prières, qu'elle adresse aux esprits de la terre, & à ceux qui président aux générations, pour leur demander d'être plus favorables qu'ils ne l'ont été ci-devant à ces petits êtres, lorsqu'ils reparaîtront sous une nouvelle forme.

Après que les prières sont finies, & que le bûcher entièrement consumé ne laisse plus voir que des cendres, les mandarins-commissaires font retirer tout le monde, & se retirent eux-mêmes pour revenir le lendemain présider à la cérémonie du relèvement de ces cendres. Cette cérémonie se fait avec le même appareil que celle du jour précédent. On recueille avec soin les cendres déjà refroidies, on les met dans un sac, & on va les répandre dans la rivière, ou dans le ruisseau voisin. Les bonzes font encore des prières, par lesquelles ils demandent aux esprits des eaux, & à ceux qui président aux générations, de faire en sorte que ces cendres, promptement dissoutes, s'exhalent en vapeurs, & ne soient pas longtemps sans concourir à la régénération de quelques autres êtres, semblables à ceux dont elles sont les restes, mais qui soient assez heureux pour pouvoir jouir d'une plus longue vie.

Je me suis exactement informé, auprès d'une personne instruite, de la raison pour laquelle on n'enterrait pas ces cendres, plutôt que de les répandre dans la rivière. Voici ce qui m'a été répondu : On fait accroire au peuple que les cendres, jetées dans la rivière, étant plus promptement dissoutes qu'elles ne le seraient dans la terre, sont plus tôt en état de devenir ce qu'elles étaient, en s'exhalant avec les vapeurs de l'eau, mais la vraie raison est qu'avant l'établissement de cette cérémonie, le gouvernement avait découvert qu'on abusait de ces cendres, en les faisant servir à des opérations magiques, ou à des procédés de chimie, pour perfectionner par le moyen du feu les substances qui entrent dans la composition de certains corps mixtes. On prétend surtout que ces cendres amalgamées avec la matière dont on fait la porcelaine, la rendaient plus solide, plus transparente, & beaucoup plus belle en tout point qu'elle ne l'eût été sans cela. Si cet effet est réel, il ne serait pas impossible de l'obtenir par les cendres des os des jeunes animaux.

Une fois dans le cours de chaque lunaison, les mêmes députés du Ly-pou vont faire une visite en règle. Ils s'informent du nombre des enfants, substituent de nouvelles nourrices à celles dont le lait commence à tarir, & à celles qui ont rempli le terme de leur engagement, lequel ne s'étend jamais au-delà de trois années, enfin ils voient par eux-mêmes si tout est dans l'ordre, & corrigent les abus, s'il s'en est glissé quelques-uns.

Cet hôpital est accessible en tout temps à quiconque, manquant de successeur de sa propre progéniture, veut s'en donner un qui puisse le remplacer dans tous ses droits, en le choisissant d'une condition qui lui en assure la possession exclusive, & d'un âge qui lui donne lieu d'espérer de sa part une affection telle qu'il aurait droit de l'attendre de celui à qui il aurait donné le jour. La passion extrême qu'ont les Chinois de laisser quelqu'un après eux qui puisse les pleurer après leur mort, & rendre à leurs tablettes tous les honneurs que la piété filiale prodigue ici à la représentation des Ancêtres ; cette passion, dis-je, fait qu'il ne se trouve presque personne qui ne fasse consister une partie de son bonheur à avoir des enfants. Ceux à qui la nature en refuse, ou qui par le concours de certaines circonstances, ne sauraient en avoir de leur propre sang, ont recours à un sang étranger, & suppléent par l'adoption à tout ce qui peut leur manquer d'ailleurs. Les eunuques même sont en cela plus Chinois que les autres Chinois, & le premier usage qu'ils font de leur argent, quand ils en ont acquis quelque peu, est en faveur de quelque fils adoptif, qu'ils choisissent dans leurs familles, ou chez quelqu'un de leur connaissance.

Est-il vraisemblable, & peut-on croire que dans un pays où il y a tant de débouchés pour les enfants, si je puis employer à ici cette expression triviale, on en soit embarrassé jusqu'au point de ne pouvoir s'en défaire qu'en leur ôtant la vie aussitôt qu'ils commencent à en jouir ? Est-il à présumer que ces malheureux qui se trouvent surchargés du superflu de leur race, aiment mieux le jeter à la voirie, pour être foulé aux pieds des chevaux & des mulets, mangé ensuite par les cochons, ou dévoré par les chiens, que de le remettre entre les mains de celui qui conduit le tombereau, dont l'unique destination est de le recevoir ; ou d'attendre le moment où ce tombereau passe, pour poser doucement à terre, à la vue de celui qui le conduit, le triste fardeau dont il veut se soulager ? Non, ce serait faire le mal pour le mal ; & l'homme, quelque méchant qu'on le suppose, n'en est pas capable. La précaution que prennent, de l'aveu même de l'auteur des Recherches, ceux qui demeurent sur les eaux, d'attacher, sur le corps des enfants qu'ils abandonnent, des calebasses qui puissent empêcher qu'ils ne périssent sitôt, en empêchant qu'ils ne soient submergés, est une preuve qu'ils ne veulent pas leur perte, ou qu'ils n'y consentent qu'à regret. Ils se flattent dans le fond du cœur qu'il se trouvera quelques âmes compatissantes, qui voyant flotter sur les eaux ces tendres enfants, les en retireront pour les faire nourrir ; ils espèrent que quelques mahométans charitables, voudront donner des preuves de leur zèle pour la loi de leur prophète, en leur sauvant la vie, pour en faire ensuite des disciples de l'Alcoran ; ils espèrent encore qu'il arrivera peut-être, que quelques mères, auxquelles la mort viendra d'enlever un fils ou une fille qu'elles aimaient tendrement, voudront réparer en quelque sorte leur perte, en remplaçant les morts par les vivants ; & il arrive souvent qu'ils ne se trompent point dans leur espérance.

La conséquence qu'on doit tirer naturellement de ce que je viens de dire, est qu'on a très grand tort d'accuser les Chinois, en général, d'un crime qui n'est commis que par ce qu'il y a de plus vil & de plus méprisable parmi eux, & par un très petit nombre de ces hommes méprisables & vils ; nombre qu'on a pris à tâche de grossir, pour avoir un prétexte plausible de décrier tonte la nation. Il suit encore que c'est tout au moins abuser du terme, que d'appeler infanticides, le petit nombre de ces Chinois vils & méprisables qui exposent leurs enfants.

On m'arrête ici pour me faire remarquer que ce n'est que par les missionnaires qu'on a su en Europe qu'il y avait des Chinois qui exposaient leurs enfants ; que le nombre de ces enfants ainsi exposés était très grand ; que de tout ce grand nombre, il y en avait les trois quarts, qui étaient morts avant qu'on ne puisse les recueillir, & que du dernier quart restant, les trois quarts encore périssaient immanquablement avant qu'ils ne fussent arrivés au lieu de leur destination. Voilà en substance tout ce qui a été dit sur l'exposition des enfants.

Il est vrai que c'est ainsi que quelques missionnaires l'ont cru, & qu'ils l'ont annoncé à leurs correspondants d'Europe, mais ces missionnaires se sont trompés, & ont pris les apparences pour la réalité, les exagérations & les faux exposés pour la vérité toute pure. On va en convenir dans le moment.

Parmi les différentes peines auxquelles nous sommes sujets ici, une des plus difficiles à supporter est celle de nous voir traiter en gens au-dessus du commun ; & d'être forcés par là à nous conduire à l'extérieur, comme le font ceux de la classe dans laquelle on nous range. Parlons plus simplement ; nous avons tous les désagréments du décorum, & toute la gêne d'une certaine bienséance d'État, sans en avoir les avantages. Nous ne pouvons rien faire par nous-mêmes, & nous sommes obligés, pour tout ce que nous faisons, d'avoir recours à ceux du pays. D'ailleurs les Chinois ont si bien fixé leurs coutumes, ont si bien arrangé leurs affaires, ont si bien disposé de tout, qu'il ne nous est pas possible, pour ainsi dire, de faire un pas sans eux, que nous ne pouvons nous instruire de ce qui se passe au-dehors, que par leur canal. Ceux qui nous prêtent leur ministère, & qui sont à nos gages, sont gens de l'étage le plus bas ; gens par conséquent dont les vues sont toujours intéressées, & dont les sentiments sont conformes, pour l'ordinaire, à la bassesse de leur état. Heureux les missionnaires qui sont assez éclairés pour bien choisir, & assez avisés pour ne donner leur confiance qu'à qui la mérite ! J'ose dire que ce n'est pas le plus grand nombre, quoique chacun se flatte d'avoir su faire un bon choix, & d'être en ce point des mieux partagés. Car ceux d'entre les missionnaires qui ont été les premiers à étendre leur zèle jusqu'à vouloir procurer la grâce du baptême aux petits enfants sans aveu, sous le prétexte, assurément très plausible, que de dix il en mourait au moins huit, n'ont pu faire cette bonne œuvre par eux-mêmes ; ils se sont déchargés de ce soin sur des catéchistes, ceux-ci sur des infidèles, pour ne pas s'exposer à quelque fâcheuse affaire, s'ils étaient soupçonnés. Ces catéchistes & ces infidèles étaient constamment récompensés par quelque somme d'argent, en proportion des peines qu'ils s'étaient données, & du nombre plus ou moins grand des petits baptisés ; tout le reste est facile à comprendre. Les bons missionnaires, loin de soupçonner la moindre fraude, s'applaudissaient intérieurement, & se réjouissaient en Dieu d'avoir contribué à ouvrir la porte du Ciel à quelques milliers d'enfants. Ils faisaient part du succès de leur zèle à leurs amis d'Europe, & ces amis charmés à leur tour de pouvoir contribuer à l'édification du public, se faisaient une espèce de devoir de faire consigner ces sortes de relations dans le recueil des Lettres édifiantes, pour en instruire plus généralement ceux qui s'intéressent à cette bonne œuvre, & qui y contribuaient par leurs libéralités. Les éditeurs de ces lettres ne faisant point la fonction de critiques, mais simplement celle de compilateurs, & comptant d'ailleurs sur la bonne foi de ceux qui écrivaient, n'ont pas cru qu'il fût nécessaire de vérifier scrupuleusement ce qu'on leur écrivait, ainsi ce nombre prodigieux de petits enfants baptisés a passé pour constant, & l'on en a conclu qu'ils étaient tous, ou presque tous des enfants de rebut.

Cette conclusion, qui paraît toute naturelle, n'a pas peu contribué à enraciner parmi nous la fausse prévention où l'on était déjà sur le compte des Chinois, & a donné lieu à l'auteur des Recherches, de les regarder en général comme coupables d'infanticide. J'ajoute quelques éclaircissements qui vont mettre la vérité dans tout son jour.

Les jésuites qui, par le ministère des Chinois, auxquels ils se fiaient, ont compté les enfants trouvés, ont mis sur une même ligne tous les enfants qu'on leur a dit avoir été ondoyés par les médecins chrétiens, par les catéchistes, & par les infidèles, qu'ils soudoyaient pour cette bonne œuvre. Ils ont cru, faute d'être instruits de certains usages, que tous ces enfants qu'on livre chaque jour aux cinq corbeaux qui parcourent les cinq quartiers de la ville, étaient des enfants inhumainement abandonnés par ceux dont ils avaient reçu l'être. Or il est très certain, que de tous ces enfants, il n'y en a pas un centième qu'on doive mettre au nombre de ce que nous appelons enfants trouvés. Les uns sont des enfants, qui malades dans les maisons de ceux qui leur ont donné la vie, y sont soignés avec la plus grande attention, mais que la mort est sur le point d'enlever de ce monde, ou par le fléau de la petite vérole, ou par celui des convulsions auxquelles ils sont ici très sujets, & qui en font périr un grand nombre. Les médecins chrétiens & les catéchistes qui les voient dans cet état, s'acquittent envers eux de l'obligation qu'on leur a imposée en leur faisant des libéralités, & les baptisent comme ils peuvent, sans qu'on puisse soupçonner ce qu'ils font.

Les autres sont, pour la plupart, des enfants déjà morts, quoique leurs parents aient fait tout ce qui dépendait d'eux pour leur conserver la vie ; mais ces parents sont gens pauvres ou gens qui gagnent leur vie par le travail de leurs mains ; il leur en coûterait d'acheter quelques planches pour faire une petite bière ; ils perdraient le gain d'une journée, s'il leur fallait sortir de la ville, creuser une fosse pour y enterrer celui qu'ils viennent de perdre, & inviter au moins une ou deux personnes pour tenir lieu de convoi funèbre. Il leur en coûte moins de le livrer au corbeau pour être porté dans le crypte de Yu-yng-tang ; c'est le parti que prennent les pauvres & la plupart des ouvriers quand il leur meurt des enfants après les premiers mois qui les ont vus naître.

Ignorant cette coutume, les jésuites qui ont compté les enfants trouvés, ou ceux qui leur en ont donné la liste, ont cru que les enfants qu'on portait au Yu-yng-tang étaient tous de ce nombre, & ont écrit leurs relations en conformité de leur croyance, ce qui est bien éloigné du vrai.

Je conclus de tout ce que je viens de dire, que lorsqu'on se dépouille de tout préjugé, & que l'on veut bien faire attention à tout, on s'aperçoit sans peine qu'il n'y a pas dans l'empire de la Chine plus d'enfants réellement abandonnés, qu'il n'y en a, proportion gardée, dans les autres empires du monde. Je dirais quelque chose de plus, si j'osais dire tout ce que je pense ; mais en voilà assez sur un sujet que j'aurais peut-être bien fait de passer sous silence.

*

Gouvernement des Chinois

J'en viens au gouvernement des Chinois, que l'auteur des Recherches appelle un gouvernement de châtrés & de voleurs, parce que sous quelques princes faibles, les eunuques ont été dans les charges, ont gouverné l'empire & l'ont pillé ; parce que dans ces temps de troubles & de confusion, où le trône chancelant, sous des souverains incapables de l'occuper, allait être envahi par quelqu'autre race, de redoutables bandes de brigands & de voleurs pillaient les provinces. Une pareille induction n'est pas digne d'un philosophe, & d'un philosophe qui dit avoir fait des Recherches. Il faut que ses Recherches aient été bien superficielles, pour n'avoir pas trouvé que le gouvernement chinois est de tous les gouvernements celui qui dérive le plus immédiatement des lois de la nature. Le peuple de la Chine est une famille immense, dont l'empereur est le père. Une simple analyse des lois fondamentales sur lesquelles s'appuie ce sage gouvernement, va mettre cette vérité dans tout son jour.

« Le souverain, dit Confucius, dans ses leçons sur la Grande science, doit gouverner ses États, comme il gouverne sa propre famille (voyez l'article 9 du Ta-hio), & il doit regarder ses sujets comme ses enfants. Ce fut-là la seule instruction que le grand Ou-ouang donna au sage Tcheou-koung, son frère, lorsqu'il l'envoya se mettre en possession du royaume de Lou, qu'il lui donnait en apanage. Aimez votre peuple comme une tendre mère aime son petit enfant, lui dit-il, & vous gouvernerez bien... Le gouvernement de votre famille doit être le modèle du gouvernement de vos États, &c. Le souverain, dit encore Confucius (Ta-hio, article dixième), ne doit jamais donner à ses sujets des ordres, dont l'exécution lui serait désagréable à lui-même, si ceux qui auraient droit de lui commander exigeaient de lui, &c. Il ne faut que remplir le devoir d'un bon fils pour accomplir ceux d'un bon sujet. Les uns & les autres nous sont imposés par la nature pour les mêmes fins &c. Le souverain doit aimer & instruire, les sujets doivent respecter & obéir. Le souverain est réputé fils du Ciel & les sujets sont réputés fils du souverain. Si le premier se comporte en père tendre, & les seconds en fils respectueux & obéissants, tout sera bien réglé dans l'empire, &c. &c. »

Telles sont les maximes de gouvernement, répandues dans tous les livres des Chinois, qui traitent de la politique ou de la morale. C'est de ces maximes, & uniquement de ces maximes, que dérivent les devoirs qu'ils ont imposés à leurs souverains, & les moyens qu'ils lui suggèrent pour en obtenir l'accomplissement.

L'empereur, disent-ils, en tant que Fils du Ciel, doit faire tous ses efforts pour imiter le Ciel ; il doit être bon, juste, désintéressé, plein de droiture, & être lui-même un modèle sur lequel ses sujets puissent se former. C'est pourquoi il a des règles à suivre, des vertus à pratiquer, des vices à éviter. (Voyez le tome quatrième, page 77).

Le gouvernement chinois n'est point despotique

« Le Chou-king, qui est la base du gouvernement chinois, le Chou-king, dit M. de Guignes (page de la Préface), renferme une morale austère ; il prescrit partout la vertu, l'attachement le plus inviolable au souverain, comme à une personne sacrée, mise sur le trône par le Ciel, dont il tient la place sur la terre, un profond respect pour le culte religieux, la plus parfaite soumission aux lois, une entière obéissance aux magistrats. Il contient de plus les devoirs de ces magistrats, & de tous les officiers à l'égard des peuples, regardés comme les enfants du souverain, & les obligations du souverain lui-même, auquel on accorde à peine quelques délassements. Un trône, dit le Chou-king, est le siège des embarras & des difficultés.

C'est en considération de ces lois contenues dans cet ouvrage que les Chinois étaient anciennement les arbitres des différends qui arrivaient chez leurs voisins, & qu'en général ils ont été admirés de toutes les nations qui les ont connus, &c.

Je sais, dit l'empereur Kien-long (dans sa préface de l'Éloge de Moukden, page XXVIII), je sais qu'une attention continuelle sur moi-même, qu'un respect constant pour le Ciel, qu'une union intime avec mes frères, qu'un amour sans bornes pour les peuples qui me sont soumis, sont les seuls moyens par où je puis rendre mon cœur semblable aux cœurs de mes ancêtres, à ceux du Ciel & de la terre, & que ce ne peut être qu'autant que mon cœur sera tel que je gouvernerai bien ma famille & l'empire & que je procurerai à mes sujets la joie, l'abondance, & tous les avantages que je voudrais avoir pour moi-même, &c. »

Est-ce-là le langage d'un despote ? ou plutôt n'est-ce pas ainsi que s'exprimerait un père tendre, en parlant des moyens qui lui paraîtraient propres à bien conduire des enfants chéris ? Des deux cent trente-huit empereurs qui ont gouverné la Chine depuis Fou-hi, il n'en est qu'un petit nombre qui n'ait pas fait consister la première partie de sa gloire à être réputé Fils du Ciel, & la seconde à être regardé comme le père de la patrie & du peuple, &c. &c. &c.

À la Chine, dit l'auteur des Recherches philosophiques, le despotisme a renversé le sacerdoce, & l'a comme foulé aux pieds. Comment a-t-il pu arriver que le despotisme qui n'a jamais été le gouvernement de la Chine, ait pu renverser & fouler aux pieds un sacerdoce qui n'a jamais existé que dans la personne du souverain ? Il faut avouer que cet auteur n'est pas heureux en Recherches. Si quelque écrivain inconsidéré a avancé quelque absurdité, à l'occasion du gouvernement chinois, c'est justement à quoi il s'attache. Si un savant, très instruit d'ailleurs de ce qui concerne la Chine, laisse échapper quelque erreur, sans y faire attention, il ne manque pas de la recueillir pour la faire servir de base à une foule de raisonnements, qui ne sont rien moins que dignes d'un philosophe.

Si j'avais à le faire revenir de ses préjugés sur le gouvernement & le sacerdoce des Chinois, je lui dirais : dans un État despotique tout plie sous la volonté du souverain, & le souverain ne donne pour loi suprême que sa volonté. À la Chine au contraire tout plie sous la loi, & la volonté du souverain n'est censée avoir un effet légitime, qu'autant qu'elle est conforme à la loi. Un despote n'a qu'à dire : je le veux, & tout se fait. Qu'un empereur de la Chine dise de même ; je le veux ; si ce qu'il veut n'est pas juste, ou n'est pas conforme à la loi, ou est contraire à quelqu'usage reçu, rien ne se fait, à moins que la violence ne s'en mêle, & dans ce cas on le regarde comme un tyran. Les censeurs, les grands Tribunaux, les mandarins, & tous ceux qui ont droit de représentation, lui exposent dans des requêtes, en faveur des usages, de la justice ou de la loi, toutes les raisons qu'ils croient devoir faire impression sur lui pour l'engager à rétracter son je le veux ; & s'il ne se rend pas d'abord, on revient à la charge autant de fois qu'il est nécessaire pour obtenir ce qu'on souhaite de lui, jusqu'à ce qu'il leur impose un silence absolu, ce qui arrive assez rarement.

Pour ce qui est du sacerdoce, il est constant qu'il n'a jamais été séparé de l'autorité suprême. Le souverain est exclusivement à tous autres le Grand-prêtre de la nation, il a seul le droit de sacrifier publiquement au Ciel, & personne depuis Fou-hi jusqu'à l'empereur Kien-long, n'a jamais essayé de lui enlever cette prérogative, qu'il n'ait auparavant tenté de lui enlever l'empire. Les Chinois ont toujours été si intimement convaincus qu'ils n'ont d'autre Grand-prêtre que leur souverain, qu'ils ne comprennent pas même que la chose puisse être autrement. Ils se regardent tous, vis-à-vis de leur empereur, comme des enfants, non encore émancipés, se regardent vis-à-vis de leur père. L'empereur est le père commun, qui prescrit à ses sujets, qui sont ses enfants, ce qu'ils doivent faire, qui les gouverne, & pourvoit à tous leurs besoins. Les sujets, à leur tour, sachant que l'empereur est leur père, se reposent sur lui de tout. Si l'on a besoin des bienfaits du Ciel & des dons de la terre, c'est l'empereur seul qui les demande solennellement par des sacrifices propitiatoires. En un mot, rien de plus simple que les principes du gouvernement & de la religion des Chinois. Ce qu'un père doit à ses enfants, & ce que des enfants doivent à leur père, voilà sur quoi est appuyé tout le gouvernement : le culte du Ciel, des Esprits & des Ancêtres, voilà en quoi consiste toute la religion d'une nation la plus invariable dans les maximes qu'elle a une fois adoptées, & la plus constante qui soit dans l'univers.

Après avoir cherché assez longtemps ce qui pouvait avoir induit en erreur l'auteur des Recherches philosophiques sur le sacerdoce des Chinois, j'ai trouvé enfin que ce ne pouvait être qu'une remarque fautive que M. de Guignes a insérée dans le Chou-king. Cette remarque est la quatrième de celles qui sont à la page 179, chapitre Kin-ting. C'est Tcheou-koung qui parle dans cette prière, dit M. de Guignes, que le che ou le Grand-prêtre récite. M. de Guignes se trompe, le che ou le tai-che n'a jamais été Grand-prêtre, c'était l'historiographe, le maître des cérémonies dans certaines occasions, & l'un des grands de la cour du prince.

Ordre de la succession à l'empire chez les Chinois

Je passe brusquement à un autre article de peur de l'oublier ; c'est celui où l'auteur prétend que les Chinois n'ont jamais pu régler l'ordre de la succession parmi les descendants de l'empereur. Il se trompe, & s'il avait la plus légère teinture de l'histoire & des lois du pays, il saurait que de tous les empires du monde, la Chine est celui où la succession a été de tout temps la mieux réglée, pour l'avantage réel de l'État, du peuple, & de la famille régnante.

L'ordre de cette succession est tel ; 1° le fils succède au père ; 2° ce doit être le fils dont la mère a été reconnue pour première & légitime épouse, & a eu le titre d'impératrice ; 3° de tous les fils nés de cette première & légitime épouse, l'aîné a de droit la préférence sur les autres, droit que la naissance lui donne comme une suite nécessaire de celui qu'il a de faire les cérémonies dans la salle des Ancêtres, exclusivement à ses frères, & l'on ne peut le dépouiller de l'un, qu'on ne le dépouille en même temps de l'autre ; 4° au défaut des fils nés de l'impératrice, les autres succèdent par préséance d'âge ; 5° comme les Chinois ont fait tous leurs établissements politiques avec beaucoup de maturité & de sagesse, ils ont prévu que si la succession au trône était irrévocablement dévolue à l'un des fils du prince, de manière que ce fils fût assuré qu'on ne saurait le destituer, quoiqu'il pût faire, il en résulterait des inconvénients auxquels il serait impossible de parer sans mettre le trouble dans la famille impériale, & le désordre dans l'État ; ce fils que la nature a fait naître avant ses frères peut être un homme cruel, vicieux, imbécile, ou sans talent pour gouverner. Dans ce cas, & dans plusieurs autres que les circonstances peuvent faire naître, ils ont voulu que le père pût priver de son droit celui qui en abuserait, pour le transférer à celui de ses autres enfants qu'il jugerait en être plus digne. Mais comme ils ont prévu aussi que le père, tout Fils du Ciel qu'il est, pouvait être sujet à quelque aversion injuste, à quelque aveugle prédilection, ou à des préjugés sinistres, sans aucun fondement, ils ont exigé qu'il nommerait son successeur de son vivant même, que ce successeur serait proposé aux Tribunaux & aux grands de son Conseil, proclamé ensuite solennellement, & reconnu de même dans tout l'empire. Par ce moyen la succession est assurée, elle est assurée à l'un des fils du prince régnant ; elle est assurée à celui des fils du prince régnant qui est le plus âgé, ou le plus digne ; elle est assurée du consentement tacite ou formel de la nation, qui ne manquerait pas de faire des représentations par la voix des censeurs, des Tribunaux & des grands, si le choix du prince régnant renfermait quelque injustice, ou quelque chose de contraire aux lois.

Je conclus de ce que je viens de dire, que l'auteur des Recherches eu tort d'avancer sans preuves, que les Chinois n'ont pu régler l'ordre de la succession parmi les descendants de l'empereur. J'ajoute qu'il a plus grand tort encore d'assurer que le souverain ne veut y (à la Chine) souffrir aucun frein.

J'ose assurer qu'il n'y a point de souverain sur la terre qui ait un frein plus rigoureux que l'empereur de la Chine. J'en prends à témoins, le Chou-king, tous les King, l'histoire, & tous les monuments. Ce ne fut que pour rompre ce frein, dont les lettrés menaçaient sans cesse Tsin-che-hoang-ty, que ce prince barbare fit brûler tous les livres qui en parlaient. Que quelques autres empereurs n'aient pas voulu de frein, c'est une vérité dont je ne doute pas ; parce qu'ayant fait une étude particulière & réfléchie de l'histoire de la Chine, j'ai appris à connaître le bon & le mauvais qu'on y trouve ; mais ces empereurs qui se sont refusés à tout frein, ont été de mauvais empereurs, indignes d'être décorés de l'auguste titre de Fils du Ciel, & que la nation comptera toujours, avec un regret amer, parmi ceux qui l'ont gouvernée, sans les effacer cependant du nombre de ses souverains.

L'auteur des Recherches se plaint qu'il n'y a aucune province, aucune ville de la Chine sur laquelle les missionnaires aient donné des connaissances exactes. Il peut se faire qu'il n'ait pas lu avec assez d'attention les écrits de ces missionnaires, dont il se plaint. Le seul père Martini qu'il décrie, l'on ne voit pas trop pourquoi, toutes les fois qu'il en trouve l'occasion, lui aurait donné les lumières qu'il cherche, s'il se fût donné la peine de se dépouiller de ses injustes préjugés, avant que de lire son Atlas & ses autres ouvrages. Mon intention n'est pas de justifier le père Martini sur tout, mais j'ose dire en général, qu'à l'exception de son livre, intitulé de bello Tartarico, qui est plein de fautes, surtout quand il parle des Tartares, parce qu'il n'en parlait que d'après ce qu'il entendait dire aux Chinois récemment subjugués, qu'à l'exception, dis-je, de ce livre, tous les autres qu'il a composés, sont marqués au coin de l'exactitude & de la bonne foi, quand il extrait des livres chinois ; & au coin du discernement, de la vraie science & de la bonne physique, quand il parle de certains effets dont il entreprend d'expliquer la cause.


*

Téléchargement

amiot_paw.doc
Document Microsoft Word 321.5 KB
amiot_paw.pdf
Document Adobe Acrobat 477.2 KB