Lettres édifiantes et curieuses, écrites sous l'empereur Cang-hi, de 1689 à 1722
La carte de Tartarie, que nous faisons par ordre de l’empereur de la Chine, nous a procuré l’occasion de voir la fameuse plante de gin-seng si
estimée à la Chine et peu connue en Europe . Vers la fin de juillet de l’année 1709, nous arrivâmes à un village qui n’est éloigné que de quatre petites lieues du royaume de Corée, et qui
est habité par les Tartares qu’on nomme Calca-tatze. Un de ces Tartares alla chercher sur les montagnes voisines quatre plantes de gin-seng, qu’il nous apporta toutes entières dans un panier.
J’en pris une au hasard que je dessinai dans toutes ses dimensions, le mieux qu’il me fut possible. Je vous en envoie la figure.
Les plus habiles médecins de la Chine ont fait des volumes entiers sur les propriétés de cette plante ; ils la font entrer dans presque tous les remèdes qu’ils donnent aux grands seigneurs ; car
elle est d’un trop grand prix pour le commun du peuple. Ils prétendent que c’est un remède souverain pour les épuisements causés par des travaux excessifs de corps ou d’esprit, qu’elle dissout
les flegmes, qu’elle guérit la faiblesse des poumons et la pleurésie, qu’elle arrête les vomissements, qu’elle fortifie l’orifice de l’estomac et ouvre l’appétit, qu’elle dissipe les vapeurs,
remédie à la respiration faible et précipitée en fortifiant la poitrine, qu’elle fortifie les esprits vitaux et produit de la lymphe dans le sang, enfin qu’elle est bonne pour les vertiges et les
éblouissements et qu’elle prolonge la vie aux vieillards.
On ne peut guère s’imaginer que les Chinois et les Tartares fissent un si grand cas de cette racine, si elle ne produisait constamment de bons effets. Ceux même qui se portent bien en usent
souvent pour se rendre plus robustes. Pour moi, je suis persuadé qu’entre les mains des Européens qui entendent la pharmacie ce serait un excellent remède, s’ils en avaient assez pour en faire
les épreuves nécessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour l’appliquer dans la quantité convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut être salutaire.
Ce qui est certain, c’est qu’elle subtilise le sang, qu’elle le met en mouvement, qu’elle l’échauffe, qu’elle aide la digestion, et qu’elle fortifie d’une manière sensible. Après avoir dessiné
celle que je décrirai dans la suite, je me tâtai le pouls pour savoir en quelle situation il était : je pris ensuite la moitié de cette racine toute crue, sans aucune préparation, et une heure
après je me trouvai le pouls beaucoup plus plein et plus vif, j’eus de l’appétit, je me sentis beaucoup plus de vigueur, et une facilité pour le travail que je n’avais pas auparavant.
Cependant je ne fis pas grand fond sur cette épreuve, persuadé que ce changement pouvait venir du repos que nous prîmes ce jour-là. Mais quatre jours après, me trouvant si fatigué et si épuisé de
travail qu’à peine pouvais-je me tenir à cheval, un mandarin de notre troupe, qui s’en aperçut, me donna une de ces racines : j’en pris sur-le-champ la moitié, et une heure après je ne ressentis
plus de faiblesse. J’en ai usé ainsi plusieurs fois depuis ce temps-là, et toujours avec le même succès. J’ai remarqué encore que la feuille toute fraîche, et surtout les fibres que je mâchais
produisaient à peu près le même effet.
Nous nous sommes souvent servis de feuilles de gin-seng à la place de thé, ainsi que font les Tartares et je m’en trouvais si bien, que je préférais, sans difficulté, cette feuille à celle du
meilleur thé. La couleur en est aussi agréable, et quand on en a pris deux ou trois fois, on lui trouve une odeur et un goût qui font plaisir.
Pour ce qui est de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que le thé, afin de donner le temps aux esprits de sortir ; c’est la pratique des Chinois quand ils en donnent aux malades, et
alors ils ne passent guère la cinquième partie d’une once de racine sèche. A l’égard de ceux qui sont en santé, et qui n’en usent que par précaution, ou pour quelque légère incommodité, je ne
voudrais pas que d’une once ils en fissent moins de dix prises, et je ne leur conseillerais pas d’en prendre tous les jours. Voici de quelle manière on la prépare : on coupe la racine en petites
tranches qu’on met dans un pot de terre bien vernissé où l’on a versé un demi-setier d’eau. Il faut avoir soin que le pot soit bien fermé : on fait cuire le tout à petit feu et quand de l’eau
qu’on y a mise il ne reste que la valeur d’un gobelet, il faut y jeter un peu de sucre, et la boire sur-le-champ. On remet ensuite autant d’eau sur le marc, on le fait cuire de la même manière,
pour achever de tirer tout le suc, et ce qui reste des parties spiritueuses de la racine. Ces deux doses se prennent, l’une le matin, et l’autre le soir.
A l’égard des lieux où croît cette racine, en attendant qu’on les voie marqués sur la nouvelle carte de Tartarie dont nous enverrons une copie en France, on peut dire en général que c’est entre
le trente-neuvième et le quarante-septième degré de latitude boréale, et entre le dixième et le vingtième degré de longitude orientale, en comptant depuis le méridien de Pékin. Là se découvre une
longue suite de montagnes, que d’épaisses forêts, dont elles sont, couvertes et environnées, rendent comme impénétrables. C’est sur le penchant de ces montagnes et dans ces forêts épaisses, sur
le bord des ravines ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toute sortes d’herbes, que se trouve la plante de gin-seng. On ne la trouve point dans les plaines, dans les vallées,
dans les marécages, dans le fond des ravines, ni dans les lieux trop découverts. Si le feu prend à la forêt et la consume, cette plante n’y reparaît que trois ou quatre ans après l’incendie, ce
qui prouve qu’elle est ennemie de la chaleur ; aussi se cache-t-elle du soleil le plus qu’elle peut. Tout cela me fait croire que s’il s’en trouve en quelque autre pays du monde, ce doit être
principalement au Canada , dont les forêts et les montagnes, au rapport de ceux qui y ont demeuré, ressemblent assez à celles-ci.
Les endroits où croît le gin-seng sont tout à fait séparés de la province de Quan-tong, appelée Leao-tong dans nos anciennes cartes, par une barrière de pieux de bois qui renferme toute cette
province, et aux environs de laquelle des gardes rôdent continuellement pour empêcher les Chinois d’en sortir, et d’aller chercher cette racine. Cependant, quelque vigilance qu’on y apporte,
l’avidité du gain inspire aux Chinois le secret de se glisser dans ces déserts, quelquefois jusqu’au nombre de deux ou trois mille, au risque de perdre la liberté et le fruit de leurs peines,
s’ils sont surpris en sortant de la province, ou en y rentrant. L’empereur, souhaitant que les Tartares profitassent de ce gain préférablement aux Chinois, avait donné ordre, cette même année
1709, à dix mille Tartares d’aller ramasser eux-mêmes tout ce qu’ils pourraient de gin-seng, à condition que chacun d’eux en donnerait à Sa Majesté deux onces du meilleur, et que le reste serait
payé au poids d’argent fin. Par ce moyen, on comptait que l’empereur en aurait cette année environ vingt mille livres chinoises, qui ne lui coûteraient guère que la quatrième partie de ce
qu’elles valent. Nous rencontrâmes par hasard quelques-uns de ces Tartares au milieu de ces affreux déserts. Leurs mandarins, qui n’étaient pas éloignés de notre route, vinrent, les uns après les
autres, nous offrir des bœufs pour notre nourriture, selon le commandement qu’ils en avaient reçu de l’empereur.
Voici l’ordre que garde cette armée d’herboristes. Après s’être partagé le terrain selon leurs étendards, chaque troupe, au nombre de cent, s’étend sur une même ligne jusqu’à un terme marqué, en
gardant de dix en dix une certaine distance : ils cherchent ensuite avec soin la plante dont il s’agit, en avançant p.185 insensiblement sur un même rumb ; et de cette manière ils
parcourent durant un certain nombre de jours, l’espace qu’on leur a marqué. Dès que le terme est expiré, les mandarins, placés avec leurs tentes dans des lieux propres à faire paître les chevaux,
envoient visiter chaque troupe pour lui intimer leurs ordres, et pour s’informer si le nombre est complet. En cas que quelqu’un manque, comme il arrive assez souvent, ou pour s’être égaré, ou
pour avoir été dévoré par les bêtes, on le cherche un jour ou deux, après quoi on recommence de même qu’auparavant.
Ces pauvres gens ont beaucoup à souffrir dans cette expédition : ils ne portent ni tentes ni lits, chacun d’eux étant assez chargé de sa provision de millet rôti au four, dont il se doit nourrir
tout le temps du voyage. Ainsi ils sont contraints de prendre leur sommeil sous quelque arbre, se couvrant de branches, ou de quelques écorces qu’ils trouvent. Les mandarins leur envoient de
temps en temps quelques pièces de bœuf ou de gibier qu’ils dévorent, après les avoir montrées un moment au feu. C’est ainsi que ces dix mille hommes ont passé six mois de l’année : ils ne
laissent pas, malgré ces fatigues, d’être robustes, et de paraître bons soldats. Les Tartares qui nous escortaient n’étaient guère mieux traités, n’ayant que les restes d’un bœuf qu’on tuait
chaque jour, et qui devait servir auparavant à la nourriture de cinquante personnes.