François de La Mothe Le Vayer (1588-1672)
DE LA VERTU DES PAYENS
chapitre : De Confucius, le Socrate de la Chine
Augustin Courbe, Paris, 1647 (2e édition). Première édition 1642.
- Avant-propos : "Jamais personne raisonnable n'a douté que la vertu méritât d'être honorée. On révère le Ciel d'où elle est sortie en la respectant. Et c'est user d'une espèce de culte envers Dieu, dont elle est l'image, que de la rendre illustre & glorieuse. Platon a soutenu sur cette considération, que l'estime qu'on fait ici-bas des hommes vertueux, donne là-haut à Jupiter le plus grand contentement qu'il y reçoit ; comme il n'y a rien qui lui déplaise davantage, que s'il arrive qu'on défère aux vicieux un honneur qu'ils ne méritent pas. Mais l'importance est de reconnaître les premiers, de définir cette vertu, & de la faire tellement remarquer, qu'on ne lui puisse plus refuser ce qui lui est dû par de si fortes raisons."
- "Après saint Thomas la meilleure partie des docteurs n'exclue pas les infidèles de la pratique de beaucoup de vertus. La raison de cette doctrine est que tout le bien de la nature ne se trouve pas si corrompu par l'infidélité, ni la lumière de l'entendement si absolument offusquée, qu'un païen ne puisse encore reconnaître ce qui est vrai, & se porter au bien ensuite. C'est pourquoi comme les fidèles ne laissent pas d'être assez souvent vicieux, il n'est pas impossible non plus qu'un infidèle ne puisse exercer quelques vertus, quoi qu'elles ne soient pas accompagnées du mérite que donne la grâce qui vient de la foi. Aussi n'y a-t'il eu aucun des Pères de l'Église qui ait fait difficulté de parler, quand l'occasion s'en est présentée, de la prudence d'Ulysse, de la force d'Achille, de la justice d'Aristide, ou de la tempérance de Scipion."
-
"Je crois avoir lu dans M. la Mothe le Vayer qu'il avait de la peine à s'empêcher de dire, Sancte Confuci, ora pro nobis.
Que n'aurait-il point dit s'il avait vu ses ouvrages, & que n'en dirions-nous pas s'il avait été chrétien ?" (F. Bernier, Journal des
Sçavans, juin 1688.)
- "L’image de Confucius était auréolée de scandale, depuis qu’un héritier spirituel de Michel de Montaigne, François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), qui fut précepteur de Louis XIV de 1652 à 1660, avait suggéré dans De la vertu des payens, paru en 1642, qu’en compagnie d’autres philosophes non chrétiens (Socrate, Platon, Aristote, Diogène, Zénon, Pythagore, Épicure, Pyrrhon, Sénèque, Julien l’Apostat), Confucius avait pu être admis au Paradis." (Isabelle Landry-Deron : Quelques miroirs déformants Orient-Occident.)
Texte du chapitre in extenso
Feuilleter
Télécharger/Lire aussi
Saint Augustin examinant dans sa Cité de Dieu les différentes sectes des philosophes pour reconnaître celle qu'on peut dire avoir le
plus de conformité avec notre religion, décide la question par un jugement général très digne de lui. Il soutient que sans donner la préférence à la Grèce, & sans avoir égard aux pays où ces
grands hommes ont fait admirer leur sagesse, tous ceux qui ont enseigné la puissance & la bonté d'un seul Dieu Créateur de toutes choses, soit qu'ils aient été Scythes, Indiens, Perses,
Égyptiens, ou de quelque autre nation, doivent être préférés aux autres, ayant approché le plus près des lumières de la foi chrétienne. C'est ce qui m'oblige, après avoir parlé de tant de Grecs,
à produire un Chinois ensuite, comme le plus éloigné que je puisse choisir, non seulement de notre demeure, mais encore de notre connaissance ordinaire, n'y ayant guère plus d'un siècle que
l'Europe est rentrée en commerce avec ce grand royaume ; si tant est que les Chinois puissent passer pour les Sines des anciens, selon que les uns & les autres nous sont représentés les plus
Orientaux de toute l'Asie. Le père Trigault est sans doute celui qui nous a fourni la plus belle Relation que nous ayons de ce pays-là, s'étant servi des écrits du père Mathieu Ricci, dont le
zèle & le savoir ne peuvent être trop estimés. Et j'ai déjà remarqué dans la première partie de ce livre, comme ces Pères ont tenu pour assuré, que plusieurs Chinois ayant moralement bien
vécu dans la simple observation du droit de nature, ont pu faire leur salut éternel, par une bonté & une assistance particulière de leur Créateur. La raison que rend le père Trigault de son
opinion est, qu'entre toutes les nations la leur est apparemment celle qui s'est laissée le mieux conduire à la lumière naturelle, & qui a le moins erré au fait de la religion. Car chacun
sait de quels prodiges les Grecs, les Romains, & les Égyptiens remplirent autrefois leur culte divin. Les Chinois au contraire n'ont reconnu de temps immémorial qu'un seul Dieu, qu'ils
nommaient le roi du Ciel ; & l'on peut voir par leurs annales de plus de quatre mille ans, qu'il n'y a point eu de payens qui l'aient moins offensé qu'eux de ce côté-là, & dont le reste
des actions se soient plus conformées à ce que prescrit la droite raison.
Or toutes les histoires que nous avons d'eux conviennent en ce point, que le plus homme de bien, & le plus grand philosophe qu'ait vu l'Orient, a été un nommé Confucius Chinois, dont ils ont
la mémoire en telle vénération, qu'ils élèvent sa statue dans des temples, avec celles de quelques-uns de ses disciples. Ce n'est pas pourtant qu'ils le tiennent pour un Dieu, ni qu'ils
l'invoquent en leurs prières ; mais ils pensent qu'après le Souverain Être, l'on peut ainsi révérer les grands personnages qu'ils croient saints, & dont ils font une espèce de demi-dieux.
Entre plusieurs circonstances de la vie de ce philosophe, il y en a deux ou trois qui me font dire, qu'on le peut fort bien nommer le Socrate de la Chine. La première regarde le temps auquel il a
paru dans le monde, qui ne se trouvera guère différent de celui du vrai Socrate des Grecs. Car si la naissance de Confucius n'a précédé celle de notre Seigneur que de cinq cent cinquante & un
an, selon la supputation du père Trigault, Confucius ayant vécu comme il a fait plus de soixante & dix ans, il y aura peu à dire que le temps de sa mort n'arrive à celui de la génération de
Socrate. D'où il s'ensuit qu'un même siècle fit voir à la Chine & à la Grèce les deux plus vertueux hommes de toute la gentilité. Ils ont encore cela de commun entr'eux, que l'un &
l'autre méprisèrent les sciences moins utiles, pour cultiver très soigneusement celle des mœurs qui nous touche de plus près. De sorte qu'on peut dire que Confucius fit descendre aussi bien que
Socrate la philosophie du Ciel en terre, par l'autorité qu'ils donnèrent tous deux à la morale, que les curiosités de la physique, de l'astronomie, & de semblables spéculations avaient
presque fait mépriser auparavant.
En effet tous les arts libéraux & toutes les sciences ont eu cours à la Chine aussi bien que parmi nous. La seule liste des livres qu'en apporta aux Philippines le père Herrade augustin &
ses compagnons le fait bien voir, n'y ayant presque science dont il ne se trouvât quelque traité séparé, dans ce peu de volumes qu'ils avaient pu trouver. Il se voit d'excellents géomètres,
arithméticiens, & astrologues chinois. La médecine est exercée parmi eux avec grande méthode & beaucoup d'expérience. Et les opinions qu'ont quelques-uns dans la physique, conformes à
celles de Démocrite & de Pythagore touchant la pluralité des mondes, montrent assez combien ceux de cette nation se plaisent à l'étude des choses naturelles. Mais depuis que Confucius leur
eut fait voir l'importance de l'éthique, & que réduisant en quatre volumes toutes les belles sentences des philosophes qui l'avaient précédé, il en eut composé un cinquième de ses propres
pensées, il releva tellement la science des mœurs par dessus toutes les autres, qu'on écrit que depuis lui il ne s'est fait plus de bacheliers ni de docteurs à la Chine qu'en les examinant sur la
morale. C'est une chose certaine que des trois sectes de philosophie qu'on y permet, celle de Confucius, qu'on nomme des lettrés, a tellement l'avantage sur les deux autres, que tous les grands
du royaume en font profession. Je trouve aussi fort remarquable, que cette extraordinaire réputation de savoir, & de prudence, qu'ont acquise les disciples de ce philosophe, ait eu le pouvoir
de faire que par les lois de l'État eux seuls soient rappelés à son gouvernement, & qu'il n'y ait que les mandarins, loytias, ou lettrés formés dans son École, qui commandent absolument sous
l'autorité royale. Car toutes les autres professions sont tellement inférieures à celle-là qu'en ce qui est même de la conduite des armées, il n'y a que les philosophes de cette secte qui donnent
les ordres, & toute la milice tient à honneur d'exécuter leurs dispositions. Certes ce n'est pas une petite gloire à Confucius, d'avoir mis le sceptre entre les mains de la philosophie, &
d'avoir fait que la force obéisse paisiblement à la raison. Quel plus grand heur a-t'on jamais souhaité, que de voir les rois philosopher, ou bien les philosophes régner ? Ce rare esprit a su
conjoindre ces deux félicités dans la Chine, où sa vertu mérite que le souverain même ne commande rien qui ne s'accorde avec ses préceptes ; & où tous les magistrats aussi bien que tous les
officiers de la couronne étant nécessairement du nombre de ses disciples, on peut dire qu'il n'y a que les philosophes qui gouvernent un si grand empire.
Il ne faut pas omettre ce que leurs histoires rapportent là-dessus à l'honneur de la philosophie, car je trouve qu'elles recommandent par là merveilleusement la doctrine morale de Confucius, qui
réglait les devoirs politiques, de même que ceux des familles, & des particuliers. Les histoires de la Chine portent donc, qu'autant de fois qu'il a été question de témoigner dans toute sorte
de périls son affection pour la patrie, & sa fidélité envers le prince, les philosophes, dont nous parlons, ont toujours fait paraître plus de générosité, en s'exposant franchement aux
hasards & méprisant la mort même, que ceux de la profession militaire, à qui le maniement ordinaire des armes semble devoir relever de beaucoup le courage. Or on ne peut pas douter que de si
nobles résolutions n'aient pour fondement les maximes politiques & les belles moralités de Confucius, qui leur enseignent à être magnanimes, & à perdre librement la vie, lorsque le
service de leur roi ou de leur pays le veut ainsi.
Quoi qu'il en soit, ce pouvoir si absolu que Confucius a donné aux hommes de lettres dans la Chine, semble d'autant plus admirable, que le Japon, qui en est fort proche, se gouverne tout
autrement, les armes y tenant tellement le dessus, qu'on n'y fait presque nul état des sciences. Ce n'est pas que la doctrine de ce grand personnage ne se soit épandue en beaucoup d'autres lieux
que la Chine, & notamment par tous les pays voisins. Mais comme la condition des choses de ce monde ne souffre pas quelles soient uniformes, l'humeur féroce & toute guerrière des
Japonais, leur a fait préférer les exercices militaires aux métiers de la paix, usant plus de la force dans toutes leurs affaires, que du discours ni de la raison. Le père Christophe Borry qui
veut que l'État de la Cochinchine soit tempéré de ces deux sortes de gouvernement, & qu'il se serve d'une voie moyenne entre ce qui se pratique au Japon & à la Chine, assure qu'Aristote
n'a nulle autorité plus grande dans l'Europe, qu'est celle de Confucius parmi les Cochinchinois. Et il reconnaît que ses livres ne sont pas remplis de moindre érudition que ceux de nos meilleurs
auteurs, ni de moralités qui doivent céder à celles de Sénèque, de Caton & de Cicéron.
À la vérité il nomme ailleurs un certain Xaca, lui donnant la qualité de grand philosophe, & de métaphysicien si excellent, qu'à son dire il n'a point eu de supérieur en ce qui touche la
première & la plus haute philosophie. Son pays était le royaume de Siam, mais sa doctrine fut telle, qu'elle s'épandit & fut admirée par tout l'Orient aussitôt qu'il l'eut publiée, ce qui
lui arriva comme à Confucius quelque temps devant celui d'Aristote. Cependant tout ce que le père Borry nous rapporte de cette sublime philosophie de Xaca, c'est qu'il considérait toutes les
choses du monde comme venues de rien, qui n'étaient rien en effet, & qui retournaient toutes à ce général principe de rien. Dans la morale même il ne mettait pas le souverain bien de l'homme
en quelque chose de positif, ni de réel, mais seulement dans une nue négation du mal, ou dans une pure privation de toute incommodité. Et cette pensée le porta si loin, qu'il semblait ne
reconnaître point de cause première efficiente, parce qu'au lieu d'elle, il posait seulement un néant éternel, immense, immuable, & tout puissant, ce qui semble merveilleusement chimérique.
Cela fut cause que plusieurs se scandalisèrent de sa doctrine, & que les Chinois entr'autres l'eussent absolument défendue comme très pernicieuse, s'il n'eût déclaré par un livre fait exprès,
qu'il croyait un principe réel de toutes choses, & un créateur du Ciel & de la terre, qui récompensait les bons de sa gloire, & punissait les méchants des peines de l'enfer. Avec
cette espèce de manifeste il mit sa science à couvert, & se déchargea de l'impiété dont on le voulait accuser. Et certes la plupart des Relations tant de la Cochinchine, d'où il envoyait ses
compositions au-dehors, que de la Chine, portent que ces peuples orientaux reconnaissent tous un Souverain Être, & qu'ils sont même fort exempts d'idolâtrie. Car encore qu'ils aient beaucoup
de pagodes, & qu'on pourrait prendre le respect dont ils usent envers une infinité de statues, pour une manière d'adoration : Si est-ce que personne d'entr'eux n'attribue aucune Divinité à
ces idoles, qui ne sont honorées qu'à cause qu'elles représentent des hommes vertueux, & d'un mérite extraordinaire. C'est pourquoi le père Borry ajoute que ces pauvres payens lui dirent
qu'ils ne faisaient en cela que ce que nous pratiquons à l'égard de nos saints apôtres, martyrs & confesseurs. Et il remarque qu'ils tiennent exprès une niche profonde & obscure, mais
toute vide, sur le principal autel de leurs temples, pour témoigner que le seul Dieu du Ciel qu'ils y adorent est d'une essence invisible, & d'une nature incompréhensible, ne pouvant être
représenté par aucune image ni figure, ce qui semble montrer que s'ils ont des idoles, ils ne doivent pas être pourtant réputés idolâtres. Les lettrés de la Chine, ou ceux qui suivent la secte de
Confucius, sont encore plus éloignés de ce crime. Car le père Trigault dit précisément qu'ils n'ont aucune idole, & qu'ils ne défèrent les honneurs divins qu'à un seul Dieu, dont ils révèrent
la Providence en tout ce qui se passe ici bas ; bien qu'ils usent de quelque sorte de culte envers de certains esprits inférieurs, que leur imagination leur représente tels que des anges ou des
intelligences.
Nous pouvons remarquer par tout ce que je viens de rapporter, qu'encore qu'il y ait assurément beaucoup de choses à retrancher & à circoncire dans ces philosophies orientales, soit de Xaca,
de Confucius, ou de quelqu'autre aussi savant & aussi vertueux qu'on nous décrit ces deux-là, elles ont néanmoins de très bonnes maximes, & la plupart de leurs préceptes, comme parle le
même père, très conformes à la lumière naturelle, & aux vérités du christianisme. Il passe jusqu'à dire que tant s'en faut que l'académie de Confucius ait ses principes contraires à notre
religion, qu'ils semblent n'être faits que pour la favoriser & lui donner de l'aide. Condamnons donc cette indolence, ou cette exemption de toute douleur, dont Xaca faisait notre parfaite
béatitude ; & reconnaissons encore que ses termes touchant la Divinité ne peuvent être reçus. Avouons que les disciples de Confucius ont eu sans doute des opinions erronées sur beaucoup de
sujets ; qu'ils ont enseigné aussi bien que Pythagore une ridicule métempsycose ; & qu'ils se sont lourdement abusés avec les stoïciens, quand ils ont cru qu'il n'y avait que l'âme des hommes
de vertu qui fût immortelle. Mais reconnaissons ensuite que les uns & les autres n'ont pas laissé d'avoir de fort bonnes pensées d'ailleurs ; qu'ils ont instruit & porté au bien de très
grandes provinces qui leur en rendent des honneurs immortels ; & que leur doctrine aussi ennemie de l'idolâtrie, qu'elle est remplie de belles moralités, ne mérite peut-être pas moins qu'on
l'estime, que celle des Grecs & des Romains dont on a tant parlé, encore que la première nous soit beaucoup moins connue, à cause de la grande distance qui nous sépare des extrémités de
l'Asie. Je dis tout ceci à l'égard particulièrement de Confucius, de qui la vie pleine de sainteté, pour user des propres mots du père Trigault, nous est si fort recommandée par tous ceux qui en
ont écrit. Ils assurent qu'elle a rendu son nom vénérable aux rois mêmes jusqu'à un tel point, qu'ils feraient conscience de contredire la moindre de ses sentences ; & que ceux qui portent
encore aujourd'hui ce même nom de Confucius parce qu'ils sont de sa race, jouissent d'une infinité de privilèges, & de respects, que tout le monde leur défère. Nous serions donc, à mon avis,
bien injustes & bien téméraires tout ensemble, si nous n'honorions pas sa mémoire avec celle des plus grands philosophes que nous avons déjà nommés ; & si nous désespérions de son salut,
ne l'ayant pas fait de celui de Socrate, ni de Pythagore, qui vraisemblablement n'étaient pas plus vertueux que lui. Car puisqu'il n'a pas moins reconnu qu'eux l'unité d'une première cause, toute
puissante, & toute bonne, il ne se peut faire qu'il ne lui ait aussi consacré toutes ses affections. Et pour ce qui touche la charité envers le prochain, qui fait le second membre de la loi,
les mémoires du père Ricci nous assurent qu'il n'y a rien de plus exprès dans toute la morale chinoise, qui vient de ce philosophe, que le précepte de ne faire jamais à autrui ce que nous ne
voudrions pas qui nous fût fait. C'est ce qui m'oblige à penser, sans rien déterminer pourtant, que Dieu peut avoir usé de miséricorde en son endroit, lui conférant cette grâce spéciale, qu'il ne
refuse jamais à ceux qui contribuent par son moyen tout ce qui est de leur possible pour l'obtenir.