Jean-François de La Harpe (1739-1803)
ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES
Seconde partie, l'Asie : Livre quatrième, Chine. Livre cinquième, Asie centrale et Thibet.
Ménard et Desenne, Paris, 1825. Tomes VIII, 338 pages ; IX, 404 pages ; X, pages 1-77, 143-422. — Première édition 1780-1786.
- Résumé de la préface à l'Abrégé de Depping : Vers l'an 1745, quelques gens de lettres d'Angleterre, formèrent le projet d'une collection complète de toutes les relations de voyages publiées dans toutes les langues de l'Europe. L'abbé Prévost, écrivain avantageusement connu par le succès de ses romans, s'engagea à traduire l'ouvrage en français. Il tint parole, l'ouvrage se répandit dans toute l'Europe. Mais les auteurs anglais abandonnant leur projet, l'abbé poursuivit sa route, malgré ses critiques des vices de leur méthode, et termina l'ouvrage, sans fournir aux lecteurs un fil qui pût les conduire dans les sentiers tortueux et innombrables, dans les landes arides de ce vaste labyrinthe où il s'était enfoncé avec eux.
- Voici maintenant ce qu'on à cru pouvoir faire pour le présenter au public sous une forme plus agréable : on l'a réduit ; tout ce qui s'appelle Journal de navigation a été retranché ; Quand un voyageur, qui s'est vu dans des situations extraordinaires, raconte lui-même, on s'est bien gardé de prendre sa place : on l'a laissé parler sans rien changer rien ajouter à son récit ; on n'a fait que très peu de changements dans les descriptions de lieux et de mœurs, dans les détails physiques. Mais on y a joint autant qu'on l'a pu cette philosophie qui lui manque absolument, cette morale pure et universelle, qui n'est dictée et sentie que par le cœur, qui ne cherche dans toutes les connaissances que l'homme peut acquérir que de nouveaux rapports faits pour l'attacher à ses semblables.
- Extrait de la notice de Depping : "Laharpe avait toujours vécu indépendant, et subsisté du produit de ses travaux : on le trouvait probablement trop philosophe pour mériter des places, des titres. Il avait été pour peu de temps secrétaire de l'intendant des finances Boutin ; cette charge était trop assujétissante pour un homme habitué aux charmes du commerce des muses. Il la quitta et n'en reprit point d'autre ; seulement il faut le plaindre d'avoir quelquefois travaillé pour de l'intérêt. De ce genre d'occupation paraît avoir été l'Abrégé de l'Histoire des Voyages, qu'il commença en 1780, et qui eut convenu plutôt à un bon géographe qu'à un poète distingué. Laharpe n'apporta pas à ce travail toutes les qualités nécessaires ; mais aussi il en apporta qui manquent quelquefois aux savants : je veux dire, la pureté du goût, l'élégance de la diction, et un esprit philosophique."
Extraits : Les premiers voyages - Les entreprises des Hollandais - Navarette - Gemelli
Carreri
L'éducation en Chine - Le calendrier - Animaux de Mongolie - Peuples d'Asie centrale
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C'est peu de temps après les conquêtes de Gengiskan dans l'Asie, et sous le règne des empereurs tartares, ses successeurs, que quelques Européens
pénétrèrent dans la grande Tartarie et jusqu'à la Chine, non par la grande mer, dont la route n'était pas encore ouverte, mais en traversant par terre les contrées du nord qui avoisinent ce grand
empire.
Un des premiers que ce chemin y conduisit, fut Rubruquis, cordelier flamand. Comme ses descriptions sont assez étendues et semées de détails intéressants, il fut longtemps avec Marc-Pol, le guide
principal pour ces pays éloignés : l'objet de son voyage est remarquable. Dans le temps que saint Louis attendait dans l'île de Cypre le moment de s'embarquer pour la Syrie, quelques chrétiens
d'Arménie, prêtres nestoriens, et quelques religieux missionnaires, qui étaient parvenus à la cour du khan des Tartares à la faveur des correspondances de commerce que la puissance de ce peuple
conquérant ouvrait alors dans toutes les parties de l'Asie, firent écrire au roi de France que le khan voulait se convertir au christianisme, et qu'une ambassade de la part d'un prince tel que
saint Louis achèverait de l'y déterminer. Ils firent même partir des envoyés d'un petit prince tartare qui habitait vers les frontières de la Perse, et qui assurèrent que leur maître s'était
converti. Ces envoyés et les lettres des religieux persuadèrent saint Louis. Il se hâta de dépêcher vers le khan trois religieux jacobins, deux-secrétaires, deux officiers de sa maison, et le
cordelier Rubruquis. Saint Louis avait été fort mal informé. Le khan, nommé dans nos histoires Mangou-khan, avait à sa cour des prêtres de toutes les religions, des mahométans, des idolâtres, des
nestoriens. Il s'amusait quelquefois de leurs querelles. Quant à sa croyance, il paraît que c'était l'unité d'un Dieu, et le culte rendu à des divinités inférieures, mêlé des superstitions des
devins. C'est du moins ce qui résulte de sa profession de foi, telle que la rapporte l'ambassadeur cordelier.
« Les Mogols croient qu'il n'y a qu'un Dieu, et lui adressent des vœux sincères. Comme il a mis plusieurs doigts à la main, de même il a répandu diverses opinions dans l'esprit des hommes. Dieu a
donné l'Écriture aux chrétiens, mais ils ne la pratiquent guère. On n'y trouve pas qu'il soit permis de se décrier les uns les autres, ni que pour de l'argent on doive abandonner les voies de la
justice. »
Rubruquis approuva toutes les parties de ce discours. Il entreprit ensuite de se justifier lui-même ; mais le khan l'interrompit en l'assurant qu'il ne prétendait faire aucune application
personnelle. Il répéta :
— Dieu vous a donné l'Écriture, et vous ne l'observez pas : il nous a donné les devins, nous suivons leurs préceptes, et nous vivons en paix.
Cette audience se donnait à Caracorum, dans le désert de Coby. Rubruquis, en partant de Constantinople, s'était embarqué sur l'Euxin, avait débarqué en Crimée, traversé le Don et le Volga, puis
le désert entre ce fleuve et l'Iaïk au nord de la mer Caspienne ; enfin les contrées qui s'étendent jusqu'à la mer d'Aral. Il voyagea ensuite dans le Turkestan, et arriva dans le pays des Mogols,
où le khan tenait sa cour.
Quelques années après, Marco Polo, ou Marc-Pol, négociant vénitien et voyageur célèbre, que son commerce avait conduit dans l'Asie mineure, traversa l'Arménie, la Perse et le désert qui la sépare
de la Tartarie, et pénétra jusqu'à la Chine. C'est lui qui, le premier, accrédita l'histoire du Vieux de la Montagne, répétée depuis par nos historiens. Il place ses États dans un pays qu'il
appelle Mulebel, dans des montagnes voisines de la Perse :
« Ce prince, nommé Aladin, entretenait, dit-il, dans une vallée, de beaux jardins et des jeunes filles d'une beauté charmante, à l'imitation du paradis de Mahomet. Son amusement était de faire
transporter les jeunes hommes dans ce paradis, après les avoir endormis par quelque potion, et de leur faire goûter, à leur réveil, toutes sortes de plaisirs pendant quatre ou cinq jours.
Ensuite, dans un autre accès de sommeil, il les renvoyait à leurs maîtres, qui, les entendant parler avec transport d'un lieu qu'ils prenaient effectivement pour le paradis, promettaient la
jouissance continuelle de ce bonheur à ceux qui ne manqueraient pas de courage pour défendre leur prince. »
Une si douce espérance les rendait capables de tout entreprendre ; et le Vieux de la Montagne se servit d'eux pour faire tuer plusieurs princes. Il avait deux lieutenants, l'un près de Damas, et
l'autre dans le Kourdistan. Les étrangers qui passaient par ses terres étaient dépouillés de tout ce qu'ils possédaient. Mais Oulaou, ou Holagou, prit son château par famine, après trois ans de
siège, et lui fit donner la mort. Observons que Marc-Pol n'est pas renommé par sa véracité, et que cette histoire n'a jamais eu d'autre garant que lui.
Quoique les relations de Marc-Pol aient paru, avec raison, suspectes à quelques égards, cependant ses observations ont été confirmées sur beaucoup d'articles, et nous réunirons ici ce qu'il a
semé de plus curieux dans le récit de sa route depuis le désert jusqu'à la Chine...
Vers le commencement du seizième siècle, les Portugais, pénétrant à la Chine, par les mers de l'Inde, y introduisirent des missionnaires de la
religion romaine. En 1517, ils établirent un commerce réglé à Quang-tong, que les Européens ont nommé Canton. Ensuite, ayant formé un comptoir à Ning-po, qu'ils ont appelé Liampo, dans la partie
orientale de la Chine, ils firent un commerce considérable sur la côte, entre ces deux fameux ports, jusqu'à ce que leur orgueil et leur insolence causèrent leur destruction dans tous ces lieux,
à la réserve de Mahao ou Macao ; île à l'embouchure de la rivière de Canton, où ils se conservent encore, mais resserrés dans des bornes fort étroites.
Le pouvoir des Hollandais étant monté au comble dans les Indes, sur les ruines des Portugais, vers le milieu du dix-septième siècle, ils s'efforcèrent de s'ouvrir l'entrée de la Chine par
l'établissement d'un commerce réglé avec les habitants. Ils y travaillaient depuis longtemps, malgré quantité d'obstacles dont le plus redoutable, suivant Nieuhof, était une ancienne prophétie
répandue parmi les Chinois, qui les menaçait « de devenir quelque jour la conquête d'une nation de blancs vêtue de la tête jusqu'aux pieds. » Mais sur la nouvelle qu'ils reçurent de Macassar par
un missionnaire jésuite nommé le père Martin, revenu de la Chine, où il avait vécu caché pendant dix ans, que les Tartares mantchous avaient conquis pour la seconde fois ce grand empire, le
gouvernement de Batavia prit la résolution de renouveler ses entreprises. Il fit pressentir les Chinois de Canton par quelques marchands, dont le rapport fut si favorable, qu'il ne pensa plus
qu'à faire partir des ambassadeurs pour aller solliciter à la cour de Pékin la liberté du commerce.
La relation de cette ambassade fut composée par Jean Nieuhof, maître d'hôtel des ambassadeurs hollandais, et célèbre par ses voyages dans plusieurs autres parties du monde ; elle fut publiée en
diverses langues. La traduction française qu'on en trouve dans Thévenot paraît la meilleure.
Jean Maatzuyker, gouverneur de Batavia, et le conseil des Indes, avaient fait nommer pour ambassadeurs à la cour de Pékin Pierre de Goyer et Jacob Keyser. Leur train fut composé de quatorze
personnes, c'est-à-dire deux marchands ou deux facteurs, deux domestiques, un maître d'hôtel, un chirurgien, deux interprètes, un trompette et un tambour. Ils prirent ensuite deux facteurs de
plus, pour les charger du soin de leur commerce à Canton, pendant qu'ils feraient le voyage de Pékin. Leurs présents étaient de riches étoffes de laine, des pièces de belle toile, plusieurs
sortes d'épiceries, du corail, de petites boîtes de cire, des lunettes d'approche et des miroirs, des épées, des fusils, des plumes, des armures, etc. Leur commission se réduisait à former une
alliance solide avec l'empereur de la Chine, en obtenant la liberté du commerce pour les Hollandais dans toute l'étendue de l'empire.
Ils partirent de Batavia le 14 juin 1655, dans deux yachts, qui devaient les transporter à Canton, d'où ils avaient ordre de se rendre aussitôt à Pékin. Le même jour du mois de juillet suivant,
ils passèrent à la vue de Macao. Cette ville est bâtie sur un rocher fort élevé, qui est environné de tous côtés par la mer, excepté de celui du nord, par lequel une langue de terre fort étroite
le joint à l'île du même nom. Son port n'a point assez d'eau pour recevoir les gros navires : elle est célèbre par la fonte de canons qui s'y fait du cuivre de la Chine et du Japon. La place est
revêtue d'un mur, et défendue vers la terre par deux châteaux situés sur deux collines. Son nom est composé d'ama, qui était celui d'une ancienne idole et de gao, qui signifie en langue chinoise
rade ou retraite sûre. Les Portugais ayant obtenu ce vaste terrain pour s'y établir, en firent bientôt une ville florissante, qui devint un des plus grands marchés de l'Asie. Ils y ont le
privilège d'exercer deux fois l'an le commerce à Canton. On lit dans les registres de leur douane que pendant les heureux temps de leur commerce ils tiraient de Canton plus de trois cents caisses
d'étoffe de soie, chaque caisse contenait cent cinquante pièces ; deux mille cinq cents lingots d'or, chacun de treize onces, et huit cents mesures de musc, avec une grosse quantité de fil d'or,
de toile, de soie écrue, de pierres précieuses, de perles et d'autres richesses.
Le 18, on jeta l'ancre au port de Hey-ta-men, lieu fort agréable, et d'une extrême commodité pour le commerce. Une barque chargée de soldats, qui se présenta aussitôt, demanda aux Hollandais, de
la part du gouverneur, quel était le motif qui les amenait. Les ambassadeurs lui envoyèrent Louis Baron, leur secrétaire, pour lui expliquer leurs intentions. Il le reçut civilement dans sa
chambre de lit ; mais il lui demanda pourquoi les Hollandais s'obstinaient à revenir à la Chine, et s'il ne leur avait pas été défendu de reparaître à Canton.
Six jours après, deux mandarins arrivèrent de cette ville pour examiner les lettres de créance des ambassadeurs ; ils les firent inviter à se rendre dans une maison du gouverneur, qui était un
peu plus haut sur la rivière. Le gouverneur parut assis entre les deux mandarins, et gardé par quelques soldats. Il fit un accueil gracieux aux ambassadeurs quoiqu'il les fît demeurer d'abord à
quelque distance, pour se donner le temps de lire leurs lettres.
Le 29, un nouvel hay-to-nou, accompagné de son vice-amiral, vint les prendre à bord pour les conduire à Canton. Étant descendus au rivage, ils furent menés dans un temple, où leurs lettres de
créance furent étendues sur une table. Le hay-to-nou leur fit alors diverses questions sur leur voyage, sur leurs vaisseaux, leurs lettres et leurs présents. Il parut surpris qu'ils n'eussent
point de lettres pour le tou-tang de Canton, et que celle qui était pour l'empereur ne fût pas renfermée dans une bourse ou dans une boîte d'or. En les quittant, les officiers chinois promirent
de se rendre le lendemain à bord pour recevoir les présents.
On les vit paraître en effet le jour suivant dans des barques, avec une suite nombreuse : ils prirent les deux ambassadeurs, leur secrétaire et quatre autres personnes de leur cortège, dans une
de leurs barques qui les conduisit à Canton. À leur arrivée, le hay-to-nou et le vice-amiral les quittèrent sans leur adresser un seul mot, et rentrèrent dans la ville. Après les avoir fait
attendre environ deux heures à la porte, le vice-roi leur envoya la permission d'entrer. Ils furent conduits dans leur logement, où ils reçurent la visite du pont-sien-sin, ou trésorier de
l'empereur, qui tenait le quatrième rang dans la ville de Canton. Il fallut essuyer de nouvelles interrogations. Cet officier leur demanda s'il y avait longtemps qu'ils étaient mariés, quels
étaient leurs noms et leurs emplois, etc. Lorsque les ambassadeurs leur eurent témoigné qu'ils attendaient l'audience des vice-rois et la liberté de partir pour Pékin, il leur répondit qu'ils
n'obtiendraient l'audience de personne à Canton jusqu'à l'arrivée des ordres de la cour ; cependant les vice-rois promirent de les visiter dans leur logement.
Il se passa quatre ou cinq mois avant l'arrivée des ordres de la cour. Enfin le tou-tang reçut les réponses de l'empereur à deux lettres qu'il lui avait écrites au sujet des ambassadeurs de
Hollande : par la première ce prince leur accordait la permission de se rendre à Pékin, avec une suite nombreuse et quatre interprètes pour y traiter du commerce ; par la seconde il accordait aux
Hollandais la liberté qu'ils demandaient pour le commerce, en marquant qu'il les attendait à Pékin pour le remercier de cette faveur.
Navarette était un religieux espagnol de l'ordre de saint Dominique, envoyé par les supérieurs de son ordre aux îles Philippines, en 1646, mais
qui, n'y trouvant pas beaucoup d'encouragement, hasarda de passer à la Chine, où il s'employa plusieurs années aux exercices des missions. Il y apprit la langue du pays ; il lut les histoires
chinoises, et s'informa soigneusement des mœurs et des usages des habitants. Après avoir passé vingt ans dans ses voyages en Afrique et en Amérique, il revint en Europe, en 1673 ; et s'étant
rendu à Rome à l'occasion des différends qui s'étaient élevés entre les missionnaires, il y fut traité avec les égards dus à ses lumières et à son mérite. L'amour de la patrie le fit repasser
ensuite en Espagne, où il fut bientôt élevé à la dignité d'archevêque de Santo-Domingo.
Son ouvrage sur la Chine parut à Madrid en 1676.
Navarette, se trouvant à Macao en 1658, dans la résolution d'entrer à la Chine, pria un missionnaire qui devait se rendre à Canton de lui permettre de l'accompagner. Il tira non seulement de lui,
mais encore de son supérieur, des promesses qui ne furent jamais exécutées. Mais il trouva dans la suite un Chinois qui entreprit de le conduire pour une somme fort légère, et qui ne cessa point
de le traiter avec beaucoup de respect. Trois soldats tartares, qui montèrent dans la même jonque, ne lui marquèrent pas moins de civilité. Il observe à cette occasion qu'il fut le premier
missionnaire qui s'introduisit à la Chine ouvertement et sans précaution. Jusqu'alors tous les autres, tels qu'un certain nombre de franciscains et de dominicains, y étaient venus ou secrètement,
ou sous la protection de quelque mandarin, ou, comme les jésuites, en qualité de mathématiciens.
Au commencement du mois d'octobre, il quitta Canton avec le secours de quelques soldats nègres, qui le traitèrent fort incivilement, quoiqu'ils fissent profession d'être catholiques. Ils lui
dérobèrent cinquante piastres, et quelques ornements ecclésiastiques.
— J'étais, dit-il, en garde contre les infidèles ; mais je ne croyais pas devoir me défier des chrétiens.
Pendant neuf jours qu'il navigua sur la rivière avec les trois soldats tartares qui l'avaient escorté depuis Macao, il eut à se louer de leurs civilités. Dans cette route, il ne donna rien à
personne sans en recevoir une marque de reconnaissance par quelque petit présent ; mais, lorsqu'il n'avait rien lui-même à donner, il n'aurait pas voulu accepter un morceau de pain, parce que ces
retours mutuels sont un usage établi dans tout l'empire.
Lorsqu'il ne pouvait voyager par eau, il marchait à pied faute d'argent. Un jour qu'il s'était extrêmement fatigué à gagner le sommet d'une grande montagne, il y découvrit une maison qui servait
de corps-de-garde à quelques soldats pour veiller à la sûreté des passages. Le capitaine, voyant paraître un étranger, alla au-devant de lui, le pressa civilement d'entrer dans sa retraite, et
l'y conduisit par la main. Aussitôt il lui fit présenter du tcha, c'est-à-dire du thé ; et, surpris de l'avoir trouvé à pied, il demanda aux Chinois dont il était accompagné pourquoi il le voyait
en si mauvais équipage. On lui raconta que l'étranger avait été volé. Il parut fort sensible à son malheur, et renouvela ses civilités en le congédiant. Navarette reçut beaucoup de consolation de
cette aventure ; mais la montagne était si rude, qu'il faillit s'estropier en descendant. Il gagna la maison d'un autre Chinois, car il ne rencontra point de chrétiens sur cette route jusqu'à la
province de Fo-kien. Les forces lui manquant tout à fait à l'entrée de cette maison, il tomba sans connaissance. Son hôte le secourut avec un empressement et des soins dont il fut surpris. On ne
l'aurait pas traité avec plus de bonté dans une ville d'Espagne. Il mangea quelques morceaux d'un poulet qui rétablirent un peu ses forces. Cet homme continua de le traiter avec des attentions
admirables pendant toute la nuit. Il le fit coucher dans sa chambre et dans son propre lit qui était fort bon ; et le lendemain il ne voulut rien prendre pour sa dépense.
— N'est-ce pas beaucoup, dit Navarette, pour un infidèle ? Je l'ai dit plusieurs fois, ajoute-t-il, et je dois le répéter mille, cette nation surpasse toutes les autres en humanité, comme sur
plusieurs points.
Navarette rencontra à Tchang-tcheou un Chinois de la plus haute taille et de la plus terrible physionomie qu'il eût encore vue. Mais ce qui l'avait d'abord effrayé devint ensuite le sujet de sa
consolation. Cet inconnu lui fit connaître par des signes qu'il n'avait rien à craindre, et qu'il devait se livrer à la joie. Dans l'hôtellerie où ils logèrent ensemble, il lui procura la
meilleure chambre. À table, il lui fit prendre place à sa droite, et lui servit les meilleurs morceaux. En un mot, il prit autant de soin de lui que s'il eût été chargé de sa garde. Navarette
prétend n'avoir jamais connu d'homme d'un meilleur naturel. Deux jours après, il fut joint par un autre Chinois, dont la bonté ne cédait en rien à celle du premier.
En arrivant à la ville de Suen-cheu, Navarette admira beaucoup la grandeur extraordinaire de cette ville : d'une éminence voisine, on la prendrait pour un petit monde. Ses murs avaient été ruinés
pendant le siège des Tartares ; mais l'empereur les fit rebâtir en moins de deux ans : entreprise, suivant Navarette, qu'aucun prince d'Europe n'aurait pu exécuter en moins de cinq ou six
années...
Gemelli Carreri, docteur napolitain, étant du petit nombre des voyageurs qui ont fait le tour du monde, l'article qui le regarde ne sera traité
que dans la dernière partie de cet ouvrage ; mais nous emprunterons de lui quelques particularités sur la Chine qu'on peut placer ici. Il parle, entre autres choses, de deux prodigieuses cloches
qu'il vit à Nankin, et qui prouve que les Chinois savaient depuis longtemps fondre le métal en masses énormes. L'une, tombée à terre par l'excès de son poids, avait onze pieds de hauteur, et
vingt-deux de circonférence. Sa forme était singulière : elle se rétrécissait par degrés jusqu'à la moitié de sa hauteur ; après quoi elle recommençait à s'élargir ; son poids était de cinquante
mille livres, c'est-à-dire qu'elle pesait moitié plus que celle d'Erfurt ; elle passait pour ancienne trois cents ans avant Gemelli, qui voyageait à la fin du dix-septième siècle. L'autre était
couchée sur le côté, à demi ensevelie dans un jardin : sa hauteur était de douze pieds, sans y comprendre l'anneau, et son épaisseur de neuf pouces ; on faisait monter sa pesanteur à quatre-vingt
mille katis chinois, dont chacun fait vingt onces de l'Europe.
Gemelli raconte des circonstances fort bizarres sur l'usage qu'on fait à Nankin des immondices : on y est souvent incommodé de l'odeur des excréments humains qu'on porte au long des rues dans des
tonneaux, pour amender les jardins, faute de fumier et de fiente d'animaux. Les jardiniers achètent plus cher les excréments d'un homme qui se nourrit de chair que de celui qui vit de poisson ;
ils en goûtent pour les distinguer : rien ne se présente si souvent sur les rivières que des barques chargées de ces ordures. Au long des routes on rencontre des endroits commodes, et proprement
blanchis, avec des sièges couverts, où l'on invite les passants à se mettre à l'aise pour les besoins naturels : il s'y trouve de grands vases de terre qu'on place soigneuse nient par-dessous
pour ne rien perdre.
À Pékin, le père Grimaldi, missionnaire jésuite, fit voir à Gemelli une ceinture jaune, dont l'empereur lui avait fait présent, de laquelle pendait un étui de peau de poisson, qui contenait deux
petits bâtons, et les autres ustensiles dont les Chinois se servent à table. Un présent de cette nature est d'autant plus précieux à la Chine, qu'il s'attire le respect de tout le monde, et qu'à
la vue de cette couleur, chacun est obligé de se mettre à genoux et de baisser le front jusqu'à terre, pour attendre qu'il plaise à celui qui la porte de la cacher. Gemelli rapporte à cette
occasion qu'un mandarin de Canton ayant prié un franciscain de lui faire présent d'une montre, et le missionnaire n'en ayant point a lui donner, le mandarin se trouva si offensé, qu'il publia une
déclaration contre la religion chrétienne pour faire connaître qu'elle était fausse. Cette démarche ayant alarmé les chrétiens chinois, ils en informèrent le missionnaire, qui, dans le mouvement
de son zèle, se rendit à la place publique, et déchira la déclaration. Le mandarin, irrité de sa hardiesse, le contraignit d'abandonner la ville. Dans cette conjoncture, le père Grimaldi passant
à Canton pour se rendre en Europe, le mandarin vint lui rendre ses respects, parce qu'on n'ignorait pas dans quel degré de faveur il était à la cour impériale. Il prit, pour le recevoir, le bout
de sa ceinture jaune à la main ; et s'expliquant d'un air ferme, il lui reprocha d'avoir osé condamner la religion chrétienne lorsque l'empereur honorait les chrétiens d'une si haute faveur.
Pendant son discours, le pauvre mandarin frappa si souvent la terre du front, qu'à la fin les autres missionnaires prièrent Grimaldi de ne pas l'humilier davantage. En lui ordonnant de se lever,
le jésuite lui recommanda de traiter mieux les chrétiens à l'avenir ; sans quoi il le menaça de porter ses plaintes à sa majesté impériale, et de le faire punir sévèrement. Il n'y a que
l'empereur, les princes du sang de la ligne masculine, et quelques autres que sa majesté honore d'une faveur particulière, à qui appartienne le droit de porter le jaune et une ceinture de cette
couleur. Les princes de la ligne féminine en ont une rouge.
À Nan-chan-fou, Gemelli visita un grand palais, qui se nomme en langue chinoise l'École ou l'Académie de Confucius. À l'entrée de la grande salle, un de ses domestiques, qui était chrétien, ne
laissa point de s'agenouiller devant la statue de ce philosophe. Gemelli lui ayant reproché cette action comme une idolâtrie, sa réponse fut que les missionnaires la permettaient aux Chinois, à
titre de témoignage purement extérieur de leur estime et de leur vénération pour un grand homme. Gemelli n'eut rien à lui répliquer.
À Canton, un jour que Gemelli passait par la cour du gouverneur, il vit donner la bastonnade à un malheureux qui la recevait pour le crime d'un autre, dont il avait pris le nom dans cette vue.
C'est un usage ordinaire entre les pauvres de la Chine de se louer pour souffrir la punition d'autrui ; mais ils doivent obtenir à prix d'argent la permission du geôlier. On assura Gemelli que
cet abus avait été poussé si loin, que les amis de quelques voleurs, condamnés à mort, ayant engagé de pauvres malheureux à recevoir pour eux la sentence, sous prétexte qu'elle ne pouvait que les
exposer à la bastonnade, ces coupables supposés, après avoir pris les noms et s'être chargés du crime des véritables brigands, avaient été conduits au dernier supplice. Cependant on découvrit
ensuite cette odieuse trahison ; et tous ceux qui furent convaincus d'y avoir eu quelque part furent condamnés à mort.
On voit, dans toutes les parties de l'empire, des écoles et des salles ou des collèges où l'on prend comme en Europe les degrés de licencié, de
maître-ès-arts et de docteur. C'est dans les deux dernières de ces trois classes qu'on choisit tous les magistrats et les officiers civils. Comme il n'y a point d'autre voie pour s'élever aux
dignités, tout le monde se livre assidûment à l'étude, dans l'espérance d'obtenir les degrés, et de parvenir à la fortune. Les jeunes Chinois commencent leurs études dès l'âge de cinq ou six ans
; mais le nombre des lettres est si grand, que, pour faciliter l'instruction, le premier rudiment qu'on leur présente est une centaine de caractères qui expriment les choses les plus communes,
telles que le soleil, la lune, l'homme, certaines plantes et certains animaux, une maison, les ustensiles les plus ordinaires, en leur faisant voir d'un autre côté les figures des choses mêmes.
Ces figures peuvent être regardées comme le premier alphabet des Chinois.
On leur met ensuite entre les mains un petit livre nommé San-tsée-king, qui contient tout ce qu'un enfant doit apprendre, et la manière de l'enseigner. Il consiste en plusieurs sentences courtes,
dont chacune n'a pas plus de trois caractères, et qui sont rangées en rimes, comme un secours pour la mémoire des enfants. Ils doivent les apprendre peu à peu, quoiqu'elles soient au nombre de
plusieurs mille. Un jeune Chinois en apprend d'abord cinq ou six par jour, à force de les répéter du matin au soir, et les récite deux fois à son maître. Il est châtié, s'il manque plusieurs fois
à sa leçon. On le fait coucher sur un banc, où il reçoit par-dessus ses habits neuf ou dix coups d'un bâton plat comme nos lattes. On n'accorde aux enfants qu'un mois de congé au commencement de
l'année, et cinq ou six jours au milieu.
Lorsqu'ils sont une fois arrivés au livre Tsé-chu, qui contient la doctrine de Confucius et de Mend, il ne leur est pas permis de lire d'autres livres avant qu'ils l'aient appris jusqu'à la
dernière lettre. Ils n'en comprennent point encore le sens ; mais on attend, pour leur en donner l'explication, qu'ils sachent parfaitement tous les caractères. Pendant qu'ils apprennent à lire
les lettres, on les accoutume à les former avec un pinceau ; car les Chinois n'ont pas l'usage des plumes. On commence par leur donner de grandes feuilles de papier écrites ou imprimées en gros
caractères rouges, qu'ils doivent couvrir de couleur noire avec leurs pinceaux. Ensuite on leur fait prendre une feuille de lettres noires, moins grandes que les premières, et sur lesquelles,
mettant une feuille blanche et transparente, ils forment de nouveaux traits calqués sur ceux de dessous. Mais ils se servent plus souvent encore d'une planche couverte d'un vernis blanc, et
partagée en petits carrés, dans lesquels ils tracent leurs caractères ; après quoi ils les effacent avec de l'eau, ce qui épargne le papier. Ils prennent ainsi beaucoup de soin à se former la
main, parce que, dans l'examen triennal pour les degrés, on rejette ordinairement ceux qui écrivent mal, à moins qu'ils ne donnent des preuves d'une habileté distinguée dans le langage ou dans la
manière dont ils traitent leur sujet.
Lorsqu'ils sont assez avancés dans l'écriture pour s'appliquer à la composition, ils doivent apprendre les règles du Ven-tchang, espèce d'amplification qui ressemble à celle qu'on fait faire aux
écoliers de l'Europe avant d'entrer en rhétorique ; mais plus difficile, parce que le sens en est plus resserré et le style particulier. On leur donne pour sujet une sentence des auteurs
classiques, qu'ils appellent ti-mou, ou thèse. Il ne consiste souvent qu'en un seul caractère. Pour s'assurer du progrès des enfants, l'usage, dans plusieurs provinces, est d'envoyer ceux d'une
même famille à la salle commune de leurs ancêtres, où chaque chef de maison leur donne à son tour un sujet de composition, et leur fait préparer un dîner. Il juge de la bonté de leur travail, et
donne le prix à celui qui l'a mérité. Si quelqu'un de ces enfants s'absente sans une juste raison, ses parents doivent payer douze sous pour l'expiation de sa faute.
Outre ce travail volontaire et particulier, les jeunes écoliers subissent souvent l'examen des mandarins, qui président aux lettres, et sont obligés à d'autres compositions, sous les yeux d'un
mandarin inférieur de cet ordre, qui porte le titre de hio-kouang, ou gouverneur de l'école. Cette cérémonie se renouvelle deux fois l'année, au printemps et pendant l'hiver. Dans quelques
villes, les gouverneurs chargent eux-mêmes de faire composer les lettrés du voisinage : ils les assemblent chaque mois ; ils distribuent des récompenses à ceux qui ont le mieux réussi, les
régalent et fournissent aux autres frais de la fête.
Il n'y a point de ville, de bourg, ni même de petit village qui n'ait ses maîtres d'école pour l'instruction de la jeunesse. Les enfants de qualité donnent à leurs enfants des précepteurs, qui
sont des docteurs ou des licenciés, et qui les instruisent, les accompagnent, forment leurs mœurs, leur enseignent les cérémonies, les révérences, et tout ce qui concerne la civilité ; enfin,
dans l'âge convenable, les élèves apprennent l'histoire et les lois de leur patrie. Le nombre de ces précepteurs est infini, parce qu'ils se prennent parmi ceux qui aspirent aux degrés et qui ne
réussissent point à les obtenir. L'emploi de maîtres d'école est honorable. Ils sont entretenus aux frais des familles. Les parents leur donnent le premier pas dans toutes sortes d'occasions, et
le titre de sien-sing, qui signifie notre maître ou notre docteur. Les maîtres reçoivent pendant toute leur vie des témoignages d'une profonde soumission de la part de leurs élèves.
Mais le principal objet du tribunal [des Rites] est la composition du calendrier, qui se distribue chaque année dans toutes les provinces. Il n'y
a point de livre au monde dont il se fasse tant de copies, ni qu'on publie avec plus de solennité. On est obligé d'en imprimer des millions d'exemplaires, parce que tout le monde est impatient de
s'en procurer un pour l'usage.
Il y a trois autres tribunaux à Pékin, qui doivent composer chacun leur calendrier, et le présenter à l'empereur. L'un est situé près de l'observatoire : le second est une espèce d'école
mathématique, où l'on explique la théorie des planètes et la méthode des calculs ; dans le troisième, qui est voisin du palais, on délibère sur toutes les affaires, et l'on compose tous les actes
qui ont quelque rapport à l'astronomie. On distingue trois classes de mathématiciens comme trois tribunaux, et jusqu'à ces derniers temps on en comptait une quatrième, qui était composée
d'astronomes mahométans. C'est la première qui est chargée de la préparation du grand calendrier, du calcul des éclipses et des autres supputations astronomiques.
Les trois calendriers se publient chaque année en langues tartare et chinoise. Dans le plus petit des trois, qui est le calendrier commun, on trouve la division de l'année en mois lunaires, avec
l'ordre des jours, l'heure et la minute du lever et du coucher du soleil, la longueur des jours et des nuits, suivant les différentes élévations du pôle dans chaque province ; l'heure et la
minute des conjonctions et des oppositions du soleil et de la lune, c'est-à-dire les nouvelles et les pleines lunes, le premier et le dernier quartier, que les astronomes appellent les
quadratures de cette planète ; l'heure et la minute où le soleil entre dans chaque signe et dans chaque demi-signe du zodiaque.
Le second calendrier contient les mouvements des planètes pour chaque jour de l'année, et leur place dans le ciel, avec un calcul de leur mouvement à chaque heure et à chaque minute. On y joint,
en degrés et en minutes, la distance de chaque planète à la première étoile de la plus proche des vingt-huit constellations chinoises, avec le jour, l'heure et la minute de l'entrée de chaque
planète dans chaque signe ; mais on n'y parle point d'autres aspects que les conjonctions.
Le troisième calendrier, qui est présenté en manuscrit à l'empereur seul, contient toutes les conjonctions de la lune avec les autres planètes, et ses approches des étoiles fixes dans l'étendue
d'un degré de latitude ; ce qui demande une exactitude singulière de calcul et de supputations. Aussi voit-on jour et nuit, sur la tour astronomique, cinq mathématiciens qui observent
continuellement le ciel ; l'un a les yeux fixés sur le zénith, et chacun des quatre autres sur un des quatre points cardinaux, pour ne pas perdre un moment de vue ce qui se passe dans les quatre
différentes parties du ciel. Ils sont obligés d'en tenir un compte exact, qu'ils remettent tous les jours, signé de leurs noms et de leurs sceaux, aux présidents du tribunal des Mathématiques,
qui le présentent à l'empereur.
C'est le premier jour du second mois que l'almanach de l'année suivante doit être présenté à l'empereur. Quand il l'a vu et approuvé, les officiers subalternes du tribunal joignent à chaque jour
les prédictions astrologiques ; ensuite, par l'ordre de l'empereur, on en distribue des copies aux princes, aux seigneurs et aux grands-officiers de Pékin, et on l'envoie aux vice-rois des
provinces, qui les remettent aux trésoriers généraux pour les faire réimprimer. Le trésorier général de chaque province doit en remettre des exemplaires à tous les gouverneurs subordonnés, et
garder la planche qui a servi à l'impression. À la tête du calendrier, qui est imprimé en forme de livre, on voit en rouge le sceau du grand tribunal de l'astronomie, avec un édit impérial, qui
défend, sous peine de mort, d'en vendre et d'en imprimer d'autres, et d'y faire la moindre altération sous aucun prétexte.
La distribution du calendrier se fait tous les ans avec beaucoup de cérémonie : ce jour-là tous les mandarins de Pékin et de la cour se rendent de grand matin au palais. D'un autre côté, les
mandarins du tribunal astronomique, revêtus des habits de leur dignité, et chacun avec la marque de son office, s'assemblent à l'observatoire, pour accompagner le calendrier. On place les
exemplaires qui doivent être présentés à l'empereur, à l'impératrice et aux reines, sur une grande machine dorée, composée de plusieurs étages en forme de pyramide. Ils sont en grand papier,
couverts de satin jaune, et proprement renfermés dans des sacs de drap d'or. La machine est portée par quarante hommes vêtus de jaune, et suivie de dix ou douze autres machines de moindre
grandeur, mais dorées comme la première, et fermées de rideaux rouges, où sont les calendriers destinés aux princes du sang, reliés en satin rouge, et renfermés dans des sacs de drap d'argent :
ensuite viennent plusieurs tables couvertes de tapis rouges, sur lesquelles sont les calendriers des grands, des généraux d'armée et des autres officiers de la couronne, tous scellés du sceau du
tribunal astronomique, et couverts de drap jaune. Chaque table offre le nom du mandarin, ou du tribunal à qui les calendriers appartiennent.
Les porteurs déposent leur fardeau à la dernière porte de la grande salle, et, rangeant les tables des deux côtés du passage qu'on nomme impérial, ils ne laissent au milieu que la machine où sont
les calendriers impériaux : enfin, les mandarins de l'académie astronomique prennent les calendriers de l'empereur et ceux des reines, les placent sur deux tables couvertes de brocarts jaunes,
qui sont à l'entrée de la salle impériale, se mettent à genoux, et, s'étant prosternés trois fois le front contre terre, délivrent leurs présents aux maîtres d'hôtel de l'empereur, qui forment
aussitôt une autre procession pour aller présenter ce dépôt à sa majesté impériale. Ce sont les eunuques qui portent à l'impératrice et aux reines les exemplaires qui leur sont destinés.
Ensuite les mandarins du tribunal astronomique retournent dans la grande salle pour y distribuer le reste des calendriers aux mandarins de tous les ordres. Ils trouvent d'abord au passage
impérial les premiers officiers des princes, qui reçoivent à genoux les calendriers pour leurs maîtres et pour les mandarins de ces cours inférieures. Les exemplaires pour chaque cour montent à
douze ou treize cents. Après les officiers des princes, on voit paraître les seigneurs, les généraux d'armée et les mandarins de tous les tribunaux, qui viennent recevoir à genoux leurs
calendriers. Aussitôt que la distribution est finie, ils reprennent leurs rangs dans la salle, et, se tournant vers la partie la plus intérieure du palais, ils tombent à genoux au premier signal
qui leur est donné, et se prosternent, suivant l'usage, pour rendre grâce à sa majesté de la faveur qu'elle leur accorde. À l'exemple de la cour, les gouverneurs et les mandarins des provinces
reçoivent le calendrier dans la ville capitale avec les mêmes cérémonies. Le peuple l'achète. Il n'y a point de famille si pauvre qui ne s'en procure un exemplaire. Aussi n'en imprime-t-on pas
moins de vingt-cinq ou trente mille dans chaque province. En un mot, le calendrier est si respecté, et passe pour un livre si important à l'État, que, le recevoir, c'est se déclarer sujet et
tributaire de l'empire ; et le refuser, c'est déployer ouvertement l'étendard de la révolte.
Les terres des Mongols abondent d'ailleurs en toutes sortes de gibier et de bêtes fauves, sans en excepter les espèces communes en Europe, telles
que le lièvre, le faisan et le cerf. On y voit aussi d'immenses troupeaux de chèvres jaunes ou hoang-yang.
Les chevaux, les ânes et les chameaux sauvages se trouvent plus à l'ouest ; ils ne diffèrent pas de ceux qui sont privés. Le cheval sauvage est nommé tahi par les Mantchous, et takia par les
Kalmouks ; l'âne sauvage s'appelle koulan. Les chameaux sauvages sont si légers qu'ils se dérobent aux flèches même des plus habiles chasseurs ; les chevaux sauvages marchent en troupes
nombreuses, et lorsqu'ils rencontrent des chevaux privés, ils les environnent et les forcent de prendre la fuite. On trouve aussi beaucoup de sangliers dans les bois et les plaines qui bordent la
rive droite du Toula. On mange la chair de l'âne sauvage. Les Mongols la trouvent saine et nourrissante.
Le han-ta-han est un animal de la Mongolie qui ressemble à l'élan. La chasse en est commune dans le pays des Ssolons, et l'empereur Khang-hi prenait quelquefois plaisir à cet amusement. Les
missionnaires virent des han-ta-hans de la grosseur de nos plus grands bœufs ; il ne s'en trouve que dans certains cantons, et surtout vers la montagne de Suelki, dans des terrains marécageux,
qu'ils aiment beaucoup, et où la chasse en est aisée, parce que leur fuite est moins facile.
Le chu-lon, ou le chelason, que Régis prit pour une espèce de lynx, est à peu près de la forme et de la grosseur d'un loup. On fait beaucoup de cas à Pékin de la peau de cet animal. Son usage
parmi les Chinois est pour ce qu'ils nomment leurs tahou ou leurs surtouts. Le poil en est long, doux, épais, et de couleur grisâtre ; ces peaux se vendent fort bien à la cour du czar, quoique le
chu-lon soit fort commun en Russie et dans les pays voisins.
Le tigre, qui se nomme lao-hou parmi les Mongols, infeste également la Chine et la Mongolie ; il passe dans les deux régions pour le plus féroce de tous les animaux ; son cri seul pénètre
d'horreur ceux qui ne sont point accoutumés à l'entendre. Les tigres, dans ces contrées orientales, sont d'une grosseur et d'une légèreté surprenantes : ils sont ordinairement d'un roux fauve,
coupé de larges bandes noires ; mais il s'en trouve quelquefois de blancs avec des bandes noires et grises. Les mandarins militaires se servent de ces peaux, sans en retrancher la tête et la
queue, pour couvrir leurs chaises dans les marches publiques. À la cour, les princes en couvrent leurs coussins pendant l'hiver. On observe que cet animal, lorsqu'il est environné de chasseurs
qui lui présentent l'épieu, s'accroupit sur sa queue, et soutient longtemps l'aboiement des chiens et les coups de flèches ; enfin, lorsque sa rage s'allume, il s'élance avec une rapidité
incroyable, en fixant les yeux sur les chasseurs ; mais ils tiennent toujours la pointe de leurs épieux tournée vers, lui, et le percent au moment où il croit franchir la barrière qu'on lui
oppose. Les chasseurs impériaux sont si prompts, qu'il arrive peu d'accidents.
Le pao est une sorte de léopard qui a la peau blanchâtre, et tachetée de rouge et de noir. Quoiqu'il ait la tête et les yeux d'un tigre, il est moins gros, et son cri est différent.
Les cerfs multiplient prodigieusement dans les déserts et les forêts de la Mongolie : on remarque de la différence dans leur couleur, dans leur grosseur et dans la forme de leur bois, suivant les
différents cantons de cette vaste contrée. Il s'en trouve de semblables à ceux de l'Europe.
La chasse du cerf, que les Chinois nomment tchao-lou, c'est-à-dire l'appel du cerf, a tant d'agrément en Mongolie, que l'empereur Khang-hi y était quelquefois avant le lever du soleil. Les
chasseurs portent quelques têtes de biches, et contrefont le cri de cet animal. À ce bruit, les plus grands cerfs ne manquent point de paraître ; ils jettent leurs regards de tous côtés ; enfin,
découvrant les têtes, ils grattent la terre avec leurs cornes, et s'avancent furieusement ; mais ils sont tués par d'autres chasseurs qui sont en embuscade.
L'intrépidité des chevaux mongols est surprenante à la rencontre de bêtes aussi terribles que les tigres. Ils n'acquièrent néanmoins cette qualité qu'à force d'usage ; car ils sont d'abord aussi
timides que les autres chevaux. Les Mongols ont beaucoup d'habileté à les dresser ; ils en nourrissent un grand nombre de toutes sortes de poils, et leur usage est de les distinguer par
différents noms. Pour la guérison de leurs maladies, qu'ils connaissent parfaitement, ils emploient des remèdes dont nos chevaux ne se trouveraient pas mieux que de la nourriture mongole. Ils
préfèrent, dans un cheval, la force à la beauté. Les chevaux de Mongolie sont ordinairement d'une taille médiocre ; mais dans le nombre il s'en trouve toujours d'aussi grands et d'aussi beaux
qu'en Europe. Tels sont ceux de l'empereur et des grands.
Les terres des Kalkas ne sont pas riches en peaux de martres ; mais on y trouve en abondance des écureuils, des renards, et un petit animal semblable à l'hermine, qu'ils appellent tael-pi, dont
on emploie la peau, à Pékin, pour faire des teou-pong, c'est-à-dire des manteaux contre le froid. Le tael-pi est une espèce de rat fort commun dans quelques cantons des Kalkas, qui creuse en
terre des trous pour s'y loger. Chaque mâle se fait le sien : il y en a toujours un qui fait la garde, et qui se précipite dans son trou lorsqu'il voit approcher quelqu'un ; cependant la troupe
n'échappe point aux chasseurs, lorsqu'ils ont une fois découvert le nid ; ils l'environnent, ils ouvrent la terre en deux ou trois endroits, ils y jettent de la paille enflammée pour effrayer les
petits habitants, et sans autre peine, ils en prennent un si grand nombre, que les peaux sont à fort bon marché.
La pêche des Mongols n'est pas considérable : leurs rivières n'approchent pas de celles des Mantchous. Les esturgeons, qu'ils prennent quelquefois dans le Toula, viennent du grand lac de Baïkal,
avec lequel cette rivière communique.
L'agriculture n'est pas seulement négligée dans les pays habités par les nations des Mongols ; elle y est condamnée comme inutile. Lorsque les missionnaires leur demandaient pourquoi ils ne
cultivaient pas du moins quelques jardins, ils répondaient que l'herbe est pour les bêtes, et que la chair des bêtes est pour l'homme.
Les plaines de la Mongolie produisent quantité d'oiseaux d'une beauté rare. Celui dont on trouve la description dans Aboulghazi-khan, est apparemment une espèce de héron qui fréquente cette
partie du pays des Mongols qui touche aux frontières de la Chine : il est tout à fait blanc, excepté le bec, les ailes et la queue, qu'il a d'un très beau rouge ; sa chair est délicate et a le
goût de la gelinotte.
Les Oelvet ou Éleuths sont ceux que l'on connaît en Europe et en Asie sous le nom de Kalmouks. Suivant leurs plus anciennes traditions, la plus
grande partie des Oelvet a fait, à une époque bien antérieure à celle de Gengis-khan, une expédition vers l'ouest, et a disparu dans les environs du Caucase. Ceux qui restèrent dans le pays
furent appelés Kalimaks par les Tartares leurs voisins ; Kalimaks signifie gens désunis ou restés en arrière. Ils ne rejettent pas ce nom, et s'appellent assez volontiers Kalimaks, quoique la
dénomination d'Oelvet soit toujours celle qui leur appartient réellement, et celle sous laquelle ils se sont rendus redoutables aux Chinois et aux Mongols. Les Koïtes ont été presque entièrement
détruits par les guerres et les expéditions éloignées ; il n'en subsiste plus que quelques restes confondus avec les Kalmouks-Soungars, ou dispersés dans la Mongolie, le Thibet, et les villes
boukhares. Il existe encore des Toummouts dans les contrées situées entre la rivière Naoun et la Grande muraille de la Chine. Quant aux Barga-Bouriats, appelés Bratskis par les Russes, ils sont
passés sous la domination russe depuis la conquête de la Sibérie.
Les Éleuths prétendent avoir occupé autrefois le pays situé entre le Koko-nor ou lac Bleu et le Thibet. Ils sont divisés, du moins depuis la dissolution de la monarchie mongole, en quatre
branches principales, qui sont les Kochots, les Derhets, les Soungars et les Torgots. Chacune d'elles a toujours été soumise à un prince particulier depuis leur séparation d'avec les
Mongols.
La plus grande partie des Kalmouks-Kochots se sont maintenus dans le Thibet et les pays voisins, ainsi que sur les bords du Koko-nor, et sont restés réunis sous la protection de la Chine. Leurs
chefs prétendent être des descendants de Gengis-khan. La horde qui relève encore de la Chine se monte à 50.000 têtes. À raison de la descendance de ses princes, elle prend le pas sur toutes les
autres hordes kalmoukes.
Les Soungars ne formaient qu'une seule branche avec les Derbets à l'époque du démembrement de la puissance mongole ; mais elle se divisa sous deux frères désunis par la haine. On appela Soungars
ceux qui habitaient à la gauche ou à l'ouest du Thibet, vers les monts Altaï et Irtich. Les Derbets restèrent, au commencement de leur séparation, dans la contrée située au-delà du Koko-nor. Les
princes des Soungars se sont soumis, dans le dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, les autres tribus kalmoukes, et surtout les Kochots, les Derbets et les Koïtes. Ils ont
soutenu des guerres sanglantes contre les Mongols et l'empereur de la Chine ; mais elles ont fini par leur asservissement total et leur dispersion. Avant cette malheureuse époque, on pouvait
évaluer leur nombre à cinquante mille combattants, en y comprenant les Derbets. Ils passaient pour la horde la plus belliqueuse, la plus puissante, et la plus riche en bétail. Leurs principales
habitations, au commencement de leur prospérité, occupaient les bords du Balkoo-nor, qui les séparait des Kirghis, les cantons arrosés par le Tschni, l'Ili et l'Enil, qui se jettent en partie
dans ce lac ; l'angle formé par les monts Allaki et Altaï, la source de l'Irtich et les bords des rivières et ruisseaux qui s'y jettent au midi. À l'époque de l'apogée de leur puissance, toutes
les villes boukhares jusqu'à Kachegar, une partie des Karacalpaks, qui habitent les bords du Talus et les sources de la Sirdaia, les Kirghis qui sont au midi des monts Altaï, un peuple tartare
qui vivait dans le même pays, vers le Look-nor, relevaient de leur chef ou kontaïdchi, et lui payaient tribut. Les Soungars appelaient les Kirghis Bourouts. Leurs remparts contre les Mongols
étaient les hautes montagnes de Bogdo-oala, qui joignent la chaîne altaïque à l'Allakite. Les kontaïdchis avaient leur résidence sur les beaux plateaux des collines qui environnent la partie
supérieure de l'Ili. C'est par cette raison que les Chinois, en parlant des Soungars, les appellent encore aujourd'hui Ilis. Deux monastères considérables occupés par des lamas, étaient situés
sur l'Ili ; ils ressemblaient à des villes importantes. Dans le temps de la dispersion des Soungars, une grande partie de ce peuple se répandit, à ce qu'on prétend, dans l'intérieur de l'Asie, et
jusque dans les villes des Ousbeks. Plusieurs milliers d'entre eux se réfugièrent dans la Sibérie, et furent incorporés parmi les Kalmouks du Volga ; le plus grand nombre se mit sous la
protection de la Chine. Les prêtres soungars estiment la population de leur tribu à vingt mille familles au plus, en y comprenant les Derbets.
Les Derbets, qui occupaient d'abord les contrées arrosées par le Koko-nor, se retirèrent sur les rivages de l'Irtich, lors des troubles excités par les Mongols. Ils se séparèrent en deux corps :
celui qui se réunit aux Soungars fut enveloppé dans leur ruine. L'autre s'avança toujours plus à l'ouest, entra sur les terres de la Russie, s'approcha de l'Iaïk et du Volga, et s'étendit enfin
jusqu'aux bords du Don.
Il paraît que les Torgots se sont séparés plus tard que les Soungars et les Derbets, pour former une tribu particulière. Plusieurs Kalmouks tirent leur dénomination de tourouk ou tourougout, qui
signifie géants ou hommes de haute stature. Ils assurent qu'un des corps qui composaient la garde de Gengis-khan portait ce nom. Les nobles torgots se prétendent issus de ce corps. Ils se sont
séparés de bonne heure des Soungars, ont été gouvernés par leurs propres princes, ont gagné vers l'occident, et sont parvenus aux steppes du Volga. Ils ont vécu entre ce fleuve et l'Iaïk pendant
près d'un siècle, sans avoir de guerres sanglantes à soutenir. Leur population s'est élevée à soixante mille hommes ; mais il n'en reste que six à sept mille près du Volga. On rapporte que les
autres ont péri, pour la plupart, par famine, d'une manière violente, ou en traversant les steppes des Kirghis.
Les Barga-bouriats cherchèrent, sous le règne de Gengis-khan, un asile dans les pays montagneux situés au nord du lac Baïkal. Le plus grand nombre les habitent encore aujourd'hui, et leur tribu
est encore assez puissante. S'ils n'ont pu se soustraire aux armes de ce conquérant, il paraît du moins qu'ils se mirent en liberté au moment où la monarchie mongole s'établit à la Chine, époque
à laquelle les tribus qui parcouraient les contrées éloignées se séparèrent. Ils sont tous actuellement sous la domination de la Russie.
Les Kalmouks sont d'une taille médiocre, mais bien prise, et très robustes. Ils ont la tête fort grosse et fort large, le visage plat, le teint olivâtre ; les yeux noirs et brillants, mais trop
éloignés l'un de l'autre, et peu ouverts, quoique très fendus. Ils ont le nez plat et presque de niveau avec le reste du visage ; de sorte qu'on n'en distingue guère que le bout, qui est aussi
très plat, mais qui s'ouvre par deux grandes narines ; leurs oreilles sont fort grandes, quoique sans bords ; ils ont peu de barbe, parce qu'ils se l'arrachent ; leurs cheveux sont noirs ; ils
ont la bouche assez petite, avec des dents aussi blanches que l'ivoire. Les femmes ont à peu près les mêmes traits, mais moins grands : elles sont la plupart d'une taille agréable, et très bien
prises. Les hommes ont la peau assez blanche, et surtout les enfants ; mais la coutume de ce peuple de laisser courir les enfants absolument nus à l'ardeur du soleil, jointe à la fumée dont les
cabanes sont toujours remplies, et à l'habitude qu'ils ont de coucher nus pendant l'été, à l'exception d'une culotte qu'ils gardent, leur rend la peau d'un jaune bleuâtre. Les femmes sont
beaucoup moins basanées. On voit parmi les femmes kalmoukes d'un rang supérieur des visages très blancs. Cette blancheur est encore relevée par leurs cheveux noirs ; par là et par leurs traits
elles ressemblent beaucoup aux Chinoises.
D'après le rapport de plusieurs voyageurs, on serait tenté de croire que tous les Kalmouks ont une figure laide et hideuse ; cependant on voit, au contraire, tant parmi les hommes que chez les
femmes, beaucoup de visages ronds et fort jolis. Il y a même des femmes qui ont les traits si beaux et si réguliers, qu'elles trouveraient des adorateurs en Europe.
Une particularité très remarquable, c'est que le mélange du sang russe et tartare avec le sang kalmouk et mongol produit de très beaux enfants, tandis que ceux d'origine kalmouke et mongole ont
des figures très difformes jusqu'à l'âge de dix ans ; ce n'est qu'en grandissant que leurs traits prennent une forme plus régulière. Au reste, le mélange du sang kalmouk avec le sang européen
laisse des traces ineffaçables jusque dans les générations les plus reculées. On le reconnaît surtout au nez camus et écrasé vers le front.
Les Éleuths ont l'odorat très subtil, l'ouïe très fine et la vue singulièrement perçante. Cette subtilité de l'odorat leur est fort utile dans leurs expéditions militaires pour sentir de loin la
fumée du feu, ou l'odeur d'un camp, ou pour se procurer du butin. Un grand nombre, en mettant le nez à l'ouverture d'un terrier, disent si l'animal s'y trouve ou en est sorti. Ils savent
distinguer par l'ouïe, à une distance considérable, le bruit des chevaux qui marchent, les lieux où l'ennemi se trouve, ceux où ils pourront rencontrer un troupeau, ou quelque pièce de bétail
égarée. Il leur suffit, pour cela, de se coucher à terre et de mettre une oreille contre le sol. Mais la perspicacité de la vue des Kalmouks est plus étonnante encore ; souvent, quoique placés
sur un lieu peu élevé, au milieu de déserts immenses, absolument plats, malgré les ondulations de la surface, et les vapeurs que les grandes chaleurs attirent, ils aperçoivent les plus petits
objets dans un éloignement extraordinaire.
Le caractère des Kalmouks, décrié par plusieurs voyageurs, l'emporte de beaucoup sur celui des autres peuples nomades de l'Asie centrale. Ils sont hospitaliers, affables, francs, obligeants,
toujours gais et enjoués. Mais ces bonnes qualités sont obscurcies par des défauts ; ils sont paresseux, sales, très rusés, et un peu colères. Cependant ils vivent entre eux en meilleure
intelligence qu'on ne serait tenté de l'imaginer, d'après leur genre de vie indépendante. Ils aiment beaucoup la société et les festins, et ne peuvent se faire à l'idée de manger seuls. Leur plus
grand plaisir est de partager ce qu'ils possèdent avec leurs amis. S'il n'y a qu'une seule pipe à fumer dans la société, elle passe de l'un à l'autre ; si on leur donne du tabac ou des fruits,
ils s'empressent d'en faire part à leurs amis ou à leur société ; si une famille fait provision de lait pour fabriquer de l'eau-de-vie, les voisins sont invités sur-le-champ à venir en prendre
leur part. Toutefois, cette générosité n'a lieu que pour les provisions de bouche, et ils ne partagent jamais leurs biens. Ils ne sont pas plus adonnés au pillage que les autres peuples nomades,
à moins qu'il n'existe quelque inimitié entre leurs oulons ou tribus. S'il se commet des meurtres parmi eux, ils sont le plus souvent occasionnés par inimitié ou par vengeance ; jamais, au reste,
ces crimes n'ont lieu à force ouverte ; c'est toujours par ruse et par trahison qu'un Éleuth cherche à se défaire de son ennemi.
Les hommes portent des chemises de kitay-ka ; leurs pantalons sont de la même étoffe, et souvent de peau de mouton, mais extraordinairement larges. Dans les provinces méridionales, ils ne portent
pas de chemise en été, et se contentent d'une espèce de veste de peau de mouton sans manches qui touche à leur peau, et dont la partie laineuse est en dehors. Les bords de cette veste entrent
dans le haut de leurs pantalons ; ils serrent cette veste avec une écharpe ou ceinture ; leurs bras sont nus jusqu'aux épaules : mais, dans les provinces du nord, ils portent une chemise
par-dessous. En hiver, ils ont des vestes plus longues qui leur tombent jusqu'au gras de la jambe, et dont la laine est tournée en dedans pour leur donner plus de chaleur. Ces vestes ont de si
longues manches qu'ils sont obligés de les retrousser lorsqu'ils vont au travail. Leurs bottes sont d'une grandeur excessive, et les incommodent beaucoup en marchant. Ils font aussi usage en
hiver d'un manteau de feutre ou de peau de mouton préparée.
L'habillement de leurs femmes diffère peu de celui des hommes ; les étoffes qui le composent sont plus légères ; il est bien fait, et les manches sont plus serrées. Les femmes riches ont
par-dessus leur veste une seconde veste longue et sans manches, faite d'une belle étoffe, et qu'elles portent comme un manteau de housard. La veste de dessous est boutonnée ; la chemise est
ouverte par devant, de sorte qu'elles peuvent se découvrir la gorge jusqu'à la ceinture ; en été, les jeunes filles l'ont découverte.
Sans la coiffure, on distinguerait à peine les femmes des hommes ; elle sert aussi à mettre une différence entre les femmes et les filles. Les hommes ont la tête rasée, ne gardant sur le sommet
qu'une petite touffe de cheveux, dont ils forment de petites nattes ; les riches en ont deux ou trois ; les pauvres se contentent d'une seule. Presque tous les Torgots portent, été et hiver, de
petits bonnets ronds fourrés ; mais les Soungars ont en été des chapeaux couverts de feutres semblables à ceux des Chinois : ils sont moins grands et ont un bord plat. Les bonnets sont ornés
d'une houppe de soie ou de crin d'un rouge éclatant, et bordés de peau. Les Kalmouks, comme tous les peuples mongols et tartares, ont les oreilles très éloignées de la tête ; ce qui est dû à
l'usage d'avoir toujours le bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles. On s'en aperçoit davantage aux Kalmouks, parce qu'ils ont les oreilles fort grandes.
Ils rasent la tête à leurs enfants mâles, dès le plus bas âge ; les femmes, au contraire, sont fort jalouses de leurs cheveux. Les jeunes filles courent avec les cheveux épars jusqu'à l'âge de
dix ou douze ans, époque de leur nubilité. On leur fait alors des tresses qui entourent leur tête. Les femmes portent deux tresses qu'elles laissent pendre sur leurs épaules. Celles du peuple les
mettent dans un étui de toile pendant leur travail. Les bonnets des filles ressemblent beaucoup à ceux des femmes. Les pauvres ne les mettent que lorsqu'elles se parent ou qu'elles sortent. Ces
bonnets sont ronds, garnis d'une large bordure de poil ; le fond est d'étoffe : ils sont si petits, qu'ils ne couvrent que le sommet de la tête. Les bonnets des femmes riches sont d'une superbe
étoffe ou de soie, ornés d'une large bordure retroussée, fendue par-devant et par-derrière, et doublée de velours noir. Le dessus du bonnet est orné d'une grosse houppe communément rouge. Les
femmes kalmoukes portent ordinairement des boucles d'oreilles.
Le rouge est la couleur favorite des Éleuths. Leurs princes ou mirzas, quoique fort mal parés d'ailleurs, ne manquent jamais de porter une robe d'écarlate dans les occasions d'éclat. Les mirzas
seraient plutôt sans chemise que sans cette précieuse robe, et les femmes de qualité auraient fort mauvaise opinion d'elles-mêmes, si cet ornement leur manquait. Le plus vil Kalmouk affecte de
porter la couleur rouge : ce goût s'est répandu jusqu'en Sibérie. En un mot, on fait plus dans toute l'Asie septentrionale avec une pièce d'étoffe rouge qu'avec le triple de sa valeur en
argent.