Johann Christian Hüttner (1766-1847)
VOYAGE EN CHINE ET EN TARTARIE
Traduit de l'anglais par J. Castéra,
Chez Buisson, Paris, 1804 (tome V de Staunton, Voyage...)
- Professeur de grec du fils de George Staunton, second de l'ambassade de Lord Macartney en Chine en 1792-94, J. C. Hüttner suivit fils et père en Chine en qualité de Gentleman of Embassy, Gentilhomme de l'ambassade. Il en résulta un court récit de son voyage, qu'il s'efforça de tenir secret à son retour. Mais un vol de son manuscrit l'obligea à une publication rapide.
- "On envoya à Ta-cou le plus petit navire de notre escadre, afin de se concerter avec les mandarins sur le débarquement de l'ambassade et des présents. Je fus à bord : mais il m'est impossible d'exprimer à quel point je fus frappé de tout ce que je vis dans ce singulier pays. Les jonques, que nous rencontrions par centaines, les nombreux équipages qu'elles avaient, l'habillement, l'attirail de ces marins, le chant dont ils accompagnaient le mouvement de leurs rames, la construction, la commodité, la propreté de leurs bâtiments ; ensuite, à terre, les maisons, les soldats, les cérémonies, et une foule d'autres objets, excitaient autant mon attention, que nos vaisseaux, notre costume, notre langue et nos mœurs pouvaient exciter celle des Chinois."
Extraits : La musique - Chanson chinoise
L'ambassade est présentée à l'empereur - Amusements impériaux - Croisière sur le Grand canal
Feuilleter
Télécharger
Il reste bien peu de chose à dire de nouveau sur la musique des Chinois. Leurs instruments sont assez connus, et on sait qu'à cet égard les
Chinois n'ont ni harmonie, ni oreille. Nos airs lents sont ceux qui leur plaisent ; et suivant ce que le missionnaire Grammont me dit à Péking, les sons argentins de notre forte-piano, de nos
clavecins, de nos flûtes, les enchantent. Mais les tierces, les quintes, si agréables pour notre oreille, leur paraissent une discordance. Ils n'aiment que les octaves ; et quand ils jouent de
quelques instruments à corde, le samm-jinn a la mélodie de l'octave la plus basse. — Le samm-jinn, le yut-komm et le r'jenn, instrument à deux cordes, dont on joue avec un archet de crin, ne sont
point désagréables. Mais les Chinois détruisent tout l'effet des tons doux et plaintifs de ces instruments, parce qu'ils y joignent l'horrible bruit d'un très grand bassin de bronze, de quelques
tambours, et des crécelles.
Le r'jenn ressemble à un gros maillet de bois, qu'on a creusé pour le rendre retentissant. Ses deux cordes ne reposent point sur un manche ; malgré cela, on les touche avec les doigts, comme les
cordes d'un violon. Le son du r'jenn est un peu rauque, et ne cesse pas de le paraître lorsqu'on joue de l'instrument, car au lieu de passer légèrement d'un accord à l'autre, par des tons
simples, on se traîne sur tous les demi-tons et les quarts de tons, ce qui devient bientôt fatigant pour des oreilles européennes, quoiqu'il pût faire un bon effet, s'il était aussi rare que dans
notre musique. On peut en dire autant du tremblement continu que font les musiciens en jouant de leurs instruments. Leur flûte de bambou ressemble à notre fifre. Elle a un son doux, mélancolique
et très assorti au ton élégiaque de leurs chansons populaires.
Les Chinois, même les enfants, font presque toujours le fausset, ce qui rendant leur chant plus semblable au son de la flûte qu'à une musique vocale, a peu d'agrément pour nous. Beaucoup de gens
même le comparent au miaulement des chats, et les nombreux fredons dont il est accompagné, rappellent les cris de la chèvre.
Beaucoup de personnes croient que la musique chinoise n'est soumise à aucune mesure, mais elles se trompent. Peut-être même n'a-t-on pas besoin du secours de l'expérience pour juger de
l'absurdité de leur opinion. L'on peut aisément se convaincre que la mesure n'est point l'ouvrage de la réflexion, comme le sont les notes de la musique : elle est l'accompagnement naturel de
toute espèce de mélodie. Il y a bien des individus qui n'ont aucun sentiment de la mesure, mais ce sont des exceptions à une règle générale ; et on n'a jamais vu une nation entière dans le nombre
de ces exceptions. Quand les acteurs chinois chantent sur le théâtre, leur mouvement est réglé par le schiak-pann et le tsou-kou ; et je puis invoquer le témoignage de tous ceux de mes compagnons
de voyage, qui se connaissaient en musique, pour prouver qu'à la Cochinchine, en Tartarie, en Chine et surtout à Canton, nous avons entendu des chants ou la mesure était très exactement
observée.
À la Cochinchine où les usages sont presque les mêmes que ceux de la Chine, nous entendîmes quatre comédiennes chanter avec beaucoup de mélodie une ronde, dont chaque couplet avait le même
refrain. Depuis, nous eûmes occasion d'admirer à Canton le jeu supérieur d'une troupe de comédiens, qui étaient venus de Nanking, et nous fûmes extrêmement étonnés à la représentation d'un opéra
où il y avait non seulement un récitatif fort naturel, mais des airs pleins d'expression, chantés avec la plus grande justesse, et accompagnés d'une musique et d'instruments parfaitement bien
assortis.
La musique qui nous parut la plus belle, est celle que nous entendîmes à Zhé-Hol, la première fois que l'ambassadeur anglais fut présenté à l'empereur. Après que ce prince se fût assis sur son
trône, et qu'un religieux silence régna tout autour de lui, nous entendîmes sortir du fond de la grande tente, des accords ravissants. Des sons doux, une mélodie simple et pure, la solennité d'un
hymne lent, me communiquèrent cet enthousiasme qui transporte les âmes passionnées dans des régions inconnues, mais qu'un froid raisonneur ne peut jamais sentir. Je fus longtemps incertain, si
j'entendais des voix humaines ou des instruments : mais les instruments furent aperçus par quelques-uns de mes compagnons, qui firent cesser mon doute. Heureusement cette fois-ci, les Chinois
mirent de côté le schiak-pann et le tsou-kou, dont ils se servent ordinairement pour diriger le mouvement de leur musique, et étourdir les auditeurs. On entendait seulement une cymbale de métal,
qui réglait la mesure et le ton, sans avoir rien de désagréable. L'éloignement des musiciens et la faiblesse de ma vue m'empêchèrent d'en observer davantage.
Les danseurs des différentes nations que nous eûmes occasion de voir à Zhé-Hol, avaient tous leur musique particulière. Mais la place où ils dansaient était trop loin de moi, et ils y restèrent
trop peu de temps, pour que je pusse bien les remarquer. D'ailleurs, leur musique était fort peu attrayante.
Je ne sais rien de certain sur l'opinion que les Chinois avaient de la musique que leur faisaient entendre les musiciens de l'ambassadeur ; car je ne m'en suis jamais informé. Il est vrai que
j'ai entendu quelquefois d'autres personnes demander aux mandarins comment ils la trouvaient, et ceux-ci répondaient : chau, c'est-à-dire, bien. Mais comme notre interprète m'a assuré que cette
musique ne leur faisait aucun plaisir, j'ai bien peur qu'ils n'aient donné, par politesse, une marque d'approbation, ce qui leur est fort ordinaire.
Quand nous avions concert, j'examinais attentivement les Chinois et les Tartares d'un rang élevé, ainsi que ceux du dernier rang, et jamais je n'ai pu distinguer sur leur visage aucun signe qui
me prouvât que ce qu'ils entendaient leur plaisait.
Cependant leur attention était captivée par la manière ingénieuse et dès longtemps exercée, dont nos musiciens se servaient de leurs instruments.
La musique militaire des Chinois est très pauvre, sans cadence, sans mélodie et sans la moindre expression. Ce sont des hautbois et des cors de chasse, qui font entendre seulement cinq ou six
sons, et jouent quelquefois la même chose pendant une heure de suite. En même temps on y joint une espèce de clairon, dont le bruit ressemble aux hurlements du loup.
Il ne faut point que je termine ces observations sur la musique chinoise sans rappeler les chansons que nous eûmes tant de plaisir à entendre sur les rivières des provinces septentrionales de cet
empire, et surtout de celles de Pé-ché-lée et de Schan-tong.
Dans le mois de janvier 1796, du Journal du Luxe et des Modes (Journal des Luxus und der Moden) qui paraît depuis plusieurs années avec succès à
Weimar, M. Hüttner avait publié quelques observations sur la musique des Chinois. Il y avait joint la chanson suivante, dont il a été question ci-dessus.
L'intention de l'éditeur de ce Voyage était d'y ajouter cette chanson, ainsi que la musique ; ce n'est que par un oubli involontaire, et la précipitation qu'on a mise dans la publication de ce
petit Voyage, pour prévenir le contrefacteur, qu'elle n'y a pas été insérée.
Le traducteur a cru faire plaisir aux lecteurs français en leur offrant cet échantillon de musique chinoise, avec les observations que M. Hüttner avait publiées alors. Il pense qu'il existe
réellement quelque ressemblance entre la musique chinoise et celle des anciens Grecs.
« Les rameurs des Grecs, continue-t-il, ramaient aussi en cadence, et un inspecteur particulier l'indiquait avec un marteau. Ils avaient même leurs refrains particuliers : tel est cet Oobob,
oobob rhupapæ des rameurs dans une pièce d'Aristophane.
« Dans les provinces septentrionales de la Chine, principalement sur les côtes, les marins ont l'habitude d'accompagner les mouvements de leurs rames d'une chanson qui est très agréable et qui,
dans l'éloignement, cause beaucoup de surprise. Le capitaine commence, l'équipage répond. Ils évitent par là l'ennui, et leur attention se soutient avec la régularité du mouvement des rameurs. Je
me souviens encore, avec un plaisir très vif, de la soirée où nous fûmes envoyés, sur une petite barque, par Lord Macartney, et où nous entrâmes la première fois dans l'embouchure du fleuve
Paï-ho, dans la province de Petscheli ; des barques, plus ou moins grandes, passaient par centaines devant nous, pour aller vers le port, en répétant toujours leur chant : Haïo-di-haïo.
« La foule et l'agitation sur les barques, le mouvement cadencé des rameurs nombreux, et l'écho de ce chant, répété de tous les côtés par quelques centaines de voix, formaient un tableau si
vivant, si animé que Londres, Liverpool, Venise, et les autres ports que j'ai vus, me parurent insignifiants en comparaison de celui-ci.
« Mais, il ne s'agit ici que du chant des rameurs ; comme un air sans parole ne signifie rien, et que personne ne savait traduire ce chant chinois, un médecin de la suite de Macartney, M. Sharp,
composa quelques couplets analogues, qui se terminent par les mots du refrain chinois. M. Kambra, habile compositeur saxon, qui vit dans ce moment à Londres, les mit en musique, en conservant
scrupuleusement l'air du refrain, qui est véritablement chinois, et qui est le point essentiel. Cette coutume orientale de chanter en ramant s'observe sur presque toutes les îles et les côtes de
l'Asie. J'ai entendu moi-même un chant semblable des Malais, à Batavia et dans la Cochinchine ; mais ni l'un ni l'autre n'égale en harmonie celui des Chinois. »
LE RAMEUR DU PAI-HO
Tu déroules à longs replis,
O Pai-ho ! ton cristal liquide,
La Jonque suit tes bords fleuris,
Docile au rameur qui la guide,
Et qui, courbé sur l'aviron,
Apprend à l'écho sa chanson :
Heïho, heïhaou, heïho, heïhaou ;
Heihodi, heïhaou, heïhaou, heïhaou.
Ralentis le cours de tes eaux
À l'aspect de ces champs fertiles :
Vois se glisser dans tes roseaux
Cet essaim de nymphes agiles,
Qui suit d'un pied leste et mignon*
Et le rameur et la chanson :
Heïho, etc.
Le 14 septembre, c'est-à-dire, huit jours après son arrivée à Zhé-Hol, l'ambassade fut présentée à l'empereur. Ce prince tient sa cour de très
grand matin ; et comme les mœurs chinoises exigent que l'on arrive quelques heures avant lui dans le jardin où il donne ses audiences, la plupart des courtisans y passent la nuit sous des tentes.
Nous nous levâmes de si bonne heure que nous fûmes rendus dans le jardin impérial avant que le jour commençât à poindre.
Ce jardin contient divers édifices, des lacs et des bosquets ; malgré cela, il doit moins à l'art qu'à la nature. Du côté du nord, on y voit des montagnes, dont les formes sont très variées. Il y
en a, dont la pente est douce, d'autres qui sont séparées par des précipices, quelques-unes sont groupées et se terminent par une pointe du haut de laquelle la vue s'étend sur toute la campagne
des environs. Vers l'occident, le jardin est borné par des collines d'un accès très facile.
Du côté du nord, on avait dressé des tentes tartares, qui diffèrent de celles des autres nations, parce qu'elles sont entièrement rondes, cintrées et n'ont pas besoin de piquets. Elles sont d'un
clissage de bambou, artistement fait, et recouvert d'une étoffe grossière. Il y en avait dans le jardin impérial une beaucoup plus haute et plus large que les autres. Elle était couverte de drap
jaune, et ornée en dedans de tapis, de lanternes bien peintes et de guirlandes de papier. Sur le devant, était un tendelet, de chaque côté duquel on voyait des coussins et des tables très basses,
chargées de beaucoup de rafraîchissements. Dans le fond était le trône de l'empereur. Les Chinois appellent cette seule tente : moung-kou-beu, mot tartare dont notre interprète ne put point
m'apprendre la vraie signification.
L'ambassadeur et sa suite attendirent sous une petite tente l'arrivée de l'empereur ; et nous y fûmes visités par un grand nombre de courtisans, qui, pour la plupart, étaient Tartares. Grossiers
comme tous les hommes de leur nation, ils nous touchaient et nous montraient du doigt, avec aussi peu d'égard que si nous avions été de ces figures de cire, qu'on fait voir pour de l'argent. Les
Chinois ont beaucoup plus de politesse.
Comme l'anniversaire de la naissance de l'empereur approchait, la cour était extrêmement brillante. Tous les princes tartares, tributaires du souverain de la Chine, plusieurs vice-rois chinois,
les gouverneurs de divers cantons ou de grandes villes, et cinq ou six cents mandarins de toute espèce, étaient rassemblés à Zhé-Hol. Leurs gens, ainsi que les soldats, les musiciens et les
bateleurs, étaient aussi très nombreux.
On nous montra des ambassadeurs au visage noirâtre, qui, comme nous, devaient être présentés ce jour-là. Ils portaient de longues robes de velours rouge, galonnées en or, et des turbans ; ils
étaient pieds nus, et mâchaient de l'arèque. Les Chinois sont de si mauvais géographes, qu'il leur fut impossible de nous désigner le pays de ces ambassadeurs, autrement que par le nom qu'on lui
donne en Chine. C'était probablement le Pégu.
Demi-heure avant le jour, un homme à cheval arriva d'un air empressé, et aussitôt la foule se mit en rang, ce qui annonçait l'approche de l'empereur. Tout garda dès lors autour de nous le plus
profond silence ; mais on entendait une musique éloignée et le bruit du loo, et l'on voyait sur le visage de tous les Chinois l'impression qu'occasionne l'attente de quelque chose
d'extraordinaire. Quelqu'idée qu'un Européen se fasse de la pompe d'un prince asiatique, il ne peut pas imaginer l'effet qu'elle a sur les sens et sur l'âme des fanatiques orientaux.
Bientôt arrivèrent les principaux ministres, vêtus de jaune, et montés sur des chevaux blancs. Ils descendirent à quelque distance de la tente impériale, et se mirent en rang. Le cortège parut
ensuite, précédé de la musique et d'un détachement des gardes, et alors on vit l'empereur sur une chaise découverte, très dorée, et portée par seize hommes. Les ministres et quelques-uns des
principaux mandarins se mirent à sa suite.
Tandis que le cortège passait devant nous, tous les spectateurs orientaux se tinrent prosternés, et frappèrent la terre de leur front. À son approche, l'ambassade anglaise avait mis un genou à
terre ; mais, l'empereur nous fit aussitôt relever, et s'étant arrêté un moment, il parla à l'ambassadeur avec beaucoup d'affabilité. Un air de bienveillance était répandu sur le visage du vieux
monarque. Il parlait lentement et avec une douceur attrayante. Ses yeux, dont quatre-vingt-trois ans n'avaient pas encore éteint tout le feu, annonçaient le calme de son âme, et ses traits
montraient encore qu'il avait été dans sa jeunesse un très bel homme. Mince, d'une belle taille, il avait dans tous ses mouvements de la grâce et de la dignité. Si l'on n'avait pas su son âge, on
l'aurait pris pour un homme de cinquante ans. Il était vêtu avec la plus grande simplicité.
Après avoir parlé à lord Macartney, l'empereur se tourna vers les ambassadeurs noirs, avec lesquels il s'entretint un moment. Ensuite il entra dans sa tente et se plaça sur son trône. Lord
Macartney, le secrétaire d'ambassade, le jeune Staunton son fils, et l'interprète s'avancèrent du côté gauche du trône, ce qui, nous dit-on, est un grand honneur, et n'avait point encore eu
d'exemple. Le reste de l'ambassade anglaise se tint à une certaine distance, parmi les courtisans.
Cependant le soleil se leva et éclaira tout le jardin. Le temps était extrêmement beau. Le calme du matin n'était interrompu que par un hymne solennel, dont la musique très douce s'accordait avec
les sons argentins d'une cymbale. Bientôt suivit la cérémonie des neuf prosternements, qui sont d'usage en présence de l'empereur. Les courtisans se mirent le visage contre terre. Les Anglais ne
firent que plier le genou.
Lord Macartney s'étant approché du trône, présenta à l'empereur la lettre du monarque britannique, renfermée dans une superbe boîte d'or, carrée, enrichie de diamants, et sur laquelle étaient les
armes d'Angleterre en émail.
Après cette cérémonie, chacun se plaça pour déjeuner. Ceux qui ne sont point accoutumés de s'asseoir les jambes croisées, se trouvent très embarrassés dans ces sortes d'occasions. On met à terre
des coussins, sur lesquels les Chinois s'assoient et mangent très commodément, comme tous les autres Orientaux, tandis qu'un Européen, gêné par ses vêtements étroits, ne sait comment placer ses
pieds, se fatigue et fait une très ridicule figure.
Divers mandarins s'avancèrent lentement à la suite les uns des autres, pour servir du thé à l'empereur. Le premier portait une théière d'or, le second une tasse, le troisième un autre vase.
Chacun d'eux tenait ce qu'il portait avec ses deux mains élevées au-dessus de sa tête, et s'approchait du trône avec autant de respect que s'il eût été occupé par une divinité. L'empereur
envoyait aux convives, comme une marque de sa faveur particulière, tantôt du vin, tantôt quelque mets de sa table. Il fit servir du thé versé de ses propres mains, à lord Macartney et aux autres
Anglais placés à la gauche du trône, côté qui, comme nous l'avons déjà observé est en Orient le plus honorable. Chacune de ces marques d'attention, si flatteuses aux yeux des mandarins, exigeait
des inclinations de tête, qui, à force d'être répétées, devinrent très fatigantes.
Pendant ce temps-là, l'empereur s'entretenait avec l'ambassadeur. Il lui demanda des nouvelles de la santé du roi d'Angleterre, et lui remit pour ce monarque un sceptre d'agate blanche. Il en fit
aussi présent de deux autres d'un moindre prix, l'un à l'ambassadeur, l'autre à sir George Staunton, et il leur donna en outre, à chacun, une bourse de soie jaune, qu'il avait à côté de lui ; car
les Chinois ont coutume d'en porter de pareilles à leur ceinture.
Ce prince témoigna beaucoup de bonté au jeune Staunton, dont les connaissances dans la langue chinoise parurent lui faire très grand plaisir.
Après le déjeuner, on fit venir devant la tente impériale, des lutteurs, des sauteurs, des danseurs, dont quelques-uns étaient très amusants. Mais comme un des jours suivants, nous les vîmes
beaucoup mieux que cette première fois, je n'en dirai rien à présent.
Quand les jeux furent finis, l'empereur se retira. À quelque distance de sa tente, on avait placé les présents destinés au roi d'Angleterre et à l'ambassade ; ils furent offerts par le premier
ministre. Ces présents consistaient en étoffes de soie et de coton, en thé, en lanternes, en porcelaine, en sucre, en bourses de soie et en éventails. On ne peut se défendre de quelque surprise
quand on voit payer avec des lanternes deux précieux instruments de mathématiques, et avec des bourses de soie et des éventails, des armes d'un travail admirable et les plus beaux ouvrages des
manufactures anglaises. Mais on doit songer que la Chine ne produit rien de meilleur que ce que donna l'empereur, et qu'en outre, les dépenses qu'occasionnèrent à ce monarque cinq mois de séjour
d'une ambassade composée de cent personnes, égalent au moins le prix des présents des Anglais.
Le jour qui suivit celui de l'anniversaire, on tira un feu d'artifice dans le parc de Zhé-Hol, où l'ambassade et tous les étrangers furent
invités. Les Chinois ont la réputation d'être de grands artificiers ; ce qui nous faisait espérer de voir de très belles choses : mais notre attente fut trompée. Le grand bruit qui caractérise
les plaisirs qu'on goûte dans ce pays-là ne fut point oublié au feu d'artifice. Les pétards étaient plus forts et plus nombreux qu'ils ne sont ordinairement en Europe. D'ailleurs, cet art qui,
dans nos climats, enchante nos yeux, est encore dans son enfance parmi les Chinois. Voici pourtant ce qui mérite d'être cité.
Une grande caisse, avec plusieurs compartiments et un fond de papier, fut élevée entre deux colonnes. On y mit le feu par-dessous, et il en sortit plusieurs rangées de lanternes, qui s'allumèrent
au même instant, et restèrent suspendues au haut de la caisse. Les divers compartiments de la caisse brûlèrent, les uns après les autres, et il en sortit, comme du premier, des lanternes
allumées, jusqu'à ce qu'enfin leur nombre s'éleva à cinq ou six cents. Il y eut plusieurs autres caisses pareilles.
Au reste, il ne faut point oublier qu'on tira ce feu d'artifice en plein jour ; ce qui lui fit perdre presque tout son effet. On aurait choisi, sans doute, un moment plus favorable, si l'empereur
ne s'était pas couché régulièrement à six heures, et avait voulu s'exposer à l'air du soir.
Tandis que le feu d'artifice était tiré à une certaine distance des spectateurs, deux cents danseurs, vêtus d'habillements couleur d'olive, et portant des lanternes dans leurs mains, exécutèrent
un ballet devant la tente impériale. Les gestes multipliés et le chant dont ils accompagnèrent leur danse, étaient bien plus agréables à voir et à entendre que le feu d'artifice.
À ces amusements en succédèrent d'autres. D'abord parurent des lutteurs, qui entièrement, mais légèrement vêtus, ne combattaient jamais que deux à la fois, couraient l'un contre l'autre, des deux
extrémités du cirque, et luttaient quelquefois cinq minutes de suite avant que la victoire fût décidée. C'était toujours par un croc en jambe que le plus adroit renversait l'autre. Dès lors le
combat cessait, et le vainqueur se prosternait devant le trône de l'empereur.
Après les lutteurs, s'avancèrent des danseurs de différentes nations de l'Asie. Les uns portaient des armes ; les autres n'en avaient point. Chaque nation avait des instruments de musique qui lui
étaient propres, et s'accompagnait en chantant à la manière des plus anciens peuples. Les diverses armes et les divers instruments qui parurent alors, méritaient bien notre attention ; mais les
circonstances ne nous permirent pas de les observer d'assez près. Les danseurs n'avaient ni légèreté, ni grâce. Ils portaient presque tous de grandes bottes, et étaient vêtus d'une manière
incommode : malgré cela, on les voyait avec plaisir.
La danse a toujours quelque chose d'analogue au caractère d'un peuple, et est l'expression la plus naturelle de la joie et de l'amour. Aussi, soit parce que son charme agit immédiatement sur nos
sens, soit parce qu'elle nous rappelle des impressions effacées, elle nous intéresse. La danse des Tartares ressemble beaucoup à celle des Russes et des Polonais.
L'un des Tartares que nous vîmes danser à Zhé-Hol, était décoré du bouton bleu, faveur qui prouvait plus la partialité de l'empereur pour sa nation, que la supériorité du danseur.
Nous vîmes bientôt que, pour l'agilité et la souplesse de leurs membres, les Chinois ne le cèdent à nulle autre nation. Je vais en citer un exemple qui nous parut assez amusant. Un homme se
coucha par terre, et éleva ses jambes de manière qu'il formait un L. Alors on posa sur la plante de ses pieds un vase de pierre, très pesant, et ayant à peu près la forme d'une bouteille, de deux
pieds et demi de haut, et de dix-huit pouces de diamètre : il le fit tourner avec une extrême rapidité. Mais nous fûmes bien plus étonnés quand nous vîmes placer sur le vase un enfant qui en fit
le théâtre de ses jeux. Il mit son corps et ses petits membres dans des postures les plus extraordinaires. Il se glissa ensuite la tête la première dans le vase, et en se pliant d'une effrayante
manière, il en sortit. S'il eût fait le moindre faux mouvement, la chute du vase l'eût écrasé ainsi que l'homme qui le soutenait.
Les Chinois ne sont pas moins exercés que nos sauteurs à faire des pirouettes et des sauts périlleux ; et ils connaissent si bien les lois de l'équilibre, qu'il n'est peut-être en cela aucun
Européen qui les égale. Des pots à feu, ou de gros pétards, qu'on tira pendant une demi- heure, et qui firent grand bruit sans avoir rien de neuf pour les yeux, terminèrent les amusements de
cette journée. L'empereur se retira un peu avant le coucher du soleil ; et tous les autres spectateurs se hâtèrent de se dérober au froid, qui, dans le pays et dans la saison où nous étions,
succède rapidement le soir, à l'accablante chaleur du jour. Ce changement subit occasionna des maladies dangereuses, et coûta même la vie à quelques-uns de nos gens.
Le lendemain, on donna, en présence de l'empereur, un spectacle auquel l'ambassade assista. C'était dans une salle de comédie, bâtie sur une plate-forme assez haute, au milieu d'une cour carrée,
et entourée de jolis édifices. Il y avait trois théâtres, l'un au-dessus de l'autre, et l'empereur était placé en face de ces théâtres, qui n'avaient aucune décoration sur les côtés, mais dont le
mur du fond était orné de fleurs et de dorures, et percé de deux portes. On représenta la cour et les attributs du dieu de la mer, et des combats qui ne manquaient point de variété, et devaient
faire grand plaisir à ceux des spectateurs pour lesquels un meilleur spectacle était étranger. Les acteurs qui représentaient d'anciens héros, des guerriers célèbres, ou des rois, s'étaient
barbouillé le visage de noir et de blanc, portaient une longue barbe, avaient une double aile à chaque épaule, tenaient dans leurs mains une grande lance, et criaient au lieu de parler.
Le cortège du dieu des mers était composé d'une foule de monstres marins. Comme ils ne pouvaient point nager sur le théâtre, on leur avait prêté deux ou quatre pieds d'homme, avec lesquels ils
s'avancèrent à la suite les uns des autres, et avec beaucoup d'ordre. Quand on songe combien les Chinois font de bruit dans leurs spectacles, avec leurs loos, leurs claquets et leurs autres
prétendus instruments de musique, on voit qu'il ne faut pas peu de patience pour y assister trois heures de suite.
Nous entrâmes bientôt dans la province de Schang-tong. C'est dans cette province qu'est situé Lin-chin-fou, où commence le fameux canal impérial,
qui fait qu'on peut aller par eau depuis Canton jusqu'auprès de Péking. Il s'étend de Lin-chin-fou à Hang-tchou-fou, dans la province de Sché-kiang, et a soixante-douze écluses, où l'on perçoit
des droits au nom de l'empereur. Ces écluses sont toutes construites en granit. Elles n'ont point de portes comme celles des écluses que nous voyons en Europe. On les ferme avec de simples
planches pour arrêter l'eau ; et elles sont si étroites, que le passage en est très dangereux. Aussi arrive-t-il beaucoup d'accidents, parce que des bateaux ne passent pas bien dans le milieu.
Pour rendre ces accidents moins funestes, chaque côté des écluses est garni de gros coussins et de paquets de paille ; et la nuit, on y allume une grande quantité de lanternes. Mais ce que dit le
missionnaire Lecomte, de l'attention et de tous les soins des gardiens des écluses, pour empêcher les bateaux de heurter contre les piliers, a cessé d'avoir lieu. Il est aisé de voir combien les
écluses européennes l'emportent sur les écluses chinoises. Mais en Chine, on est tellement persuadé de l'excellence et de la perfection de tout ce qu'on y a, que la proposition de faire quelque
changement, y paraîtrait ridicule ou punissable.
Après avoir traversé le Whang-ho, notre petite flotte rentra dans le canal impérial. Toutes les fois que nos regards n'étaient pas attirés par de
jolies campagnes, des villes ou d'autres objets remarquables, nous voyions au moins des soldats. Il suffit de dire, une fois pour toutes, que dans les diverses parties de la Chine où voyagea
l'ambassade, on lui rendit constamment les honneurs militaires. Indépendamment des soldats que nous voyions en garnison dans les villes et dans les villages, nous rencontrions des corps-de-garde
de demi-heure en demi-heure, aussi bien sur les chemins que sur le bord des rivières. Les soldats prenaient aussitôt les armes, faisaient jouer leur musique, et tiraient le canon pour nous
saluer. Cela avait lieu même la nuit ; et dans les grandes villes, les longs rangs de troupes qui bordaient le canal, et portaient des lanternes, dont l'eau réfléchissait la lumière, formaient un
coup d'œil magnifique.
Dans la province de Schian-nan, le canal impérial suit plusieurs milles de long le bord de grands lacs et traverse des marais. Ces marais sont
coupés par des fossés qu'on a creusés partout où l'on a pu, afin d'élever la terre, et d'y cultiver du riz. Çà et là sont des maisons et des groupes d'arbres ; et tout le pays paraît être un
riant jardin potager, semblable à quelques-uns des fertiles marais de la Hollande, et surtout à ceux du voisinage de Rotterdam.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Malheureusement, la route que nous suivîmes ne passait pas près de Nanking ; mais la vue de la fameuse ville de Sou-chou-fou nous en dédommagea. Située dans la douce latitude de trente-un degrés
nord, éloignée de la mer de deux journées de marche seulement, environnée de la campagne la plus riante et la plus fertile, jointe à toutes les provinces de l'empire, par des rivières et des
canaux, séjour des plus riches marchands, école des plus grands artistes, des plus célèbres savants, des plus habiles comédiens, et des meilleurs danseurs de corde et joueurs de gobelets,
possesseresse des femmes à la plus jolie taille et aux plus petits pieds, législatrice du goût chinois, de la mode et du langage, rendez-vous des plus riches oisifs et voluptueux de la Chine,
Sou-chou-fou doit, à tant de titres, être placée entre les premières villes de la Chine. Les Chinois ont un dicton qui exprime le cas qu'ils font d'elle. — « Le paradis est dans les cieux,
disent-ils, Sou-chou-fou est sur la terre ».
. . . . . . . . . . . . . . . .
Ce qui prouve que Sou-chou-fou est une des plus vastes cités de la Chine, c'est que quoique l'ambassade anglaise n'en traversât qu'une partie,
elle fut plus de quatre heures en chemin. Les nombreux milliers d'hommes, rassemblés partout sur notre passage, montraient combien cette ville était populeuse. Les canaux, couverts de gondoles
qui se promènent dans la ville, et les ponts qu'on y voit, ont engagé quelques missionnaires à comparer Sou-chou-fou à Venise, avec la seule différence, que les canaux de Venise n'ont que de
l'eau de mer, et ceux de Sou-chou-fou, que de l'eau douce. Mais il en est de cette comparaison comme de beaucoup d'autres : elle cloche fortement.
À Sou-chou-fou, le canal impérial s'agrandit ; mais un peu plus loin, il reprend sa largeur ordinaire. Les ponts, qui le traversent dans les
environs des villes et des villages, sont construits d'une manière qui mérite l'attention des voyageurs. Je ne possède pas assez de connaissances en architecture, pour les décrire convenablement
; mais il suffit de les voir pour croire qu'ils ne manquent ni de solidité, ni d'élégance. Ils sont composés de grosses pierres de taille, qui semblent n'être liées que par leur propre poids.
Leurs arches sont toujours très élevées et très larges, et plus ou moins nombreuses. On les a tellement multipliées dans quelques endroits où des marais impraticables bordent le canal, qu'un de
nos compagnons de voyage, dont la véracité ne peut être soupçonnée, nous assura en avoir compté quatre-vingt-dix dans un seul pont.
La capitale de la province de Ché-kiang est Hang-tchou-fou, rivale de Sou-chou-fou, et l'une des plus importantes villes de la Chine. Située presqu'au centre de l'empire, ayant d'un côté
l'embouchure du canal impérial, et de l'autre la rivière de Tchiang, la ville de Hang-tchou-fou est l'entrepôt du commerce des provinces du nord avec celles du midi. Les maisons y sont d'une
architecture médiocre, les rues étroites, mais bien pavées, et les boutiques très riches et en très grand nombre. Je ne crois pas avoir vu, nulle autre part, autant de cabarets ; ce qui prouve
qu'il y a là beaucoup d'étrangers et d'ouvriers. Les voyageurs qui ont écrit sur la Chine ne parlent qu'avec enthousiasme de la campagne qui environne Hang-tchou-fou ; et certes, on ne peut les
blâmer, lorsqu'en suivant les bords du Tchiang, on se retourne pour regarder du côté d'Hang-tchou-fou. Des collines verdoyantes, et des montagnes, dont trois sont distinguées par de hautes
pagodes, s'élèvent à côté de la vallée où est bâtie la ville, et forment un paysage très pittoresque. Il m'est impossible de décrire les beautés de ces montagnes ; peut-être, même, ne
peuvent-elles être bien rendues que sur la toile.
Il n'y a point de jonction entre le canal impérial et la rivière de Tchiang. La ville et un des faubourgs d'Hang-tchou-fou les séparent. Nous traversâmes donc Hang-tchou-fou pour nous rendre du
canal au bord de la rivière ; nous étions en chaise à porteur, et nous mîmes plus de deux heures à faire ce trajet. Les yachts dans lesquels nous nous embarquâmes sur le Tchiang, étaient plus
petits, mais non moins commodes que ceux du canal impérial. Un plus grand nombre de soldats, que nous n'en avions encore vu, était assemblé sur le bord de la rivière, et salua l'ambassade par des
coups de canons et des airs d'une bruyante musique.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Nous ne naviguâmes que six jours sur le Tchiang. Le peu d'eau qu'il y avait, à cause de la saison, et les rochers qui hérissaient le lit de la rivière, d'un bout à l'autre, rendaient la
navigation non moins dangereuse que désagréable. Chacun de nos yachts eut presque continuellement vingt hommes, et quelquefois plus, qui tantôt le halaient, et tantôt le poussaient, sans quoi il
eût été impossible de le faire avancer. Le bruit que faisaient les rames en frappant les rochers, les heurts subits qui semblaient mettre les yachts en pièces, les cris continuels des matelots,
et la manière étourdissante d'appeler les haleurs, auraient rendu très fatigante cette partie de notre voyage, si les beautés du pays, où coule le Tchiang n'eussent pas captivé toute notre
attention.
Des deux côtés de la rivière, s'étendent de hautes chaînes de montagnes, qui tantôt se rapprochent et resserrent son lit, tantôt s'écartent très loin, et ont à leurs pieds des plaines fertiles et
cultivées avec le plus grand soin. L'œil du voyageur y rencontre sans cesse des champs de riz, des plantations de cannes à sucre, des orangers, des pamplemousses, des grenadiers, des marronniers,
de très beaux légumes, des arbres à thé, des camphriers, des arbres à suif et des bambous. Parmi ces végétaux, celui qui attirait le plus nos regards, était l'arbre à suif, parce qu'il nous
paraissait très singulier qu'un arbre pût produire ce que les Européens tirent du règne animal. Il le produit pourtant, et ce n'est pas un des moindres avantages du riche sol de la Chine.
Il y a en Chine trois espèces d'oranges. La première et la meilleure est assez grosse, et a une écorce rouge, qui se sépare aisément de la pulpe,
sans y laisser la seconde peau blanche et cotonneuse qu'elle recouvre. Cette orange a en outre l'avantage de s'ouvrir, sans qu'on en perde le jus, qui est extrêmement doux et
rafraîchissant.
La seconde espèce d'oranges est un peu oblongue, a une écorce rude et d'un jaune pâle. Elle se partage facilement, mais elle n'est ni si douce, ni si abondante en jus que la première.
La troisième espèce, la seule que nous connaissions en Europe, est d'un jaune foncé, et plus remplie de jus, mais moins douce que les autres. Sa pulpe est aussi plus ferme.
Les habitants de Canton donnent différents noms à ces trois espèces d'oranges. Ils appellent la première, l'orange des mandarins, à cause de son extrême délicatesse. La seconde, l'orange des
capitaines, parce qu'elle approche de l'autre. Et la troisième, l'orange des coulis, c'est-à-dire, l'orange des journaliers, attendu qu'elle est la moins chère et la plus commune.
Quand l'habitant du nord de l'Europe voit croître abondamment et spontanément en Chine, ces fruits du midi, que son pays natal ne produit que par le moyen d'une chaleur artificielle et fort
chère, il sent qu'il ne peut rien comparer à la richesse des campagnes des bords du Tchiang, d'ailleurs si romantiques. Leur aspect change à chaque pas. Là, des rochers escarpés et totalement
dépouillés de verdure, bordent les deux côtés de la rivière. Ici, cette rivière fait un coude, et l'on découvre tout à coup les champs les plus riants. Les nombreuses sinuosités du Tchiang
nourrissent la curiosité du voyageur, et écartent l'ennui qu'occasionne l'uniformité d'une perspective toujours agréable ou toujours triste.
Notre petite navigation sur le Tchiang ne dura que jusqu'au 21 novembre, jour que nous arrivâmes à Chang-san-chieng. Là, ceux qui vont à Canton sont obligés de voyager un jour par terre. Ce
changement nous parut très agréable, et remplit le vœu que nous formions tous d'avoir occasion de voir la culture de l'intérieur de la Chine. Elle est très célèbre, et à juste titre ; car pendant
cette journée nous eûmes continuellement des preuves de la plus laborieuse industrie.
Ce n'est point assez pour les Chinois de cultiver leurs plaines avec le plus grand soin, ils cultivent aussi leurs montagnes, comme les Tyroliens et les Suisses, et y font dans tous les endroits
où ils peuvent atteindre, des gradins qui sont couverts de différentes sortes de jardinage, et plus souvent encore du riz. Pour arroser les plantations de riz, ils fouillent des trous, où ils
rassemblent non seulement les eaux de la pluie, mais celles des petits ruisseaux qui coulent des montagnes. De petits canaux conduisent ensuite ces eaux dans les champs voisins, et lorsque les
endroits où l'on veut la porter sont plus élevés que les réservoirs, on se sert de pompes à chaîne.
Ces sortes de pompes sont très communes dans toute la Chine, et la culture du riz les y rend très nécessaires. Dans la province de Schang-tong,
il y en a de grandes qui ne peuvent être mues que par quatre et même par six hommes. Quoique les Anglais aient des pompes à chaîne de plusieurs manières, ils avouent que la première idée leur en
est venue des Chinois. Ainsi beaucoup de savants pensent que la boussole, qu'on dit avoir été inventée en Italie quelque temps après le retour de Marc-Paul, n'est qu'une imitation de la boussole
chinoise. Il est, en effet, plus vraisemblable que nous l'avons prise d'eux, que non pas qu'ils l'ont prise de nous.
. . . . . . . . . . . . .
À environ une journée de marche de Canton, nous vîmes le rocher Kouan-inn-chann, pour lequel les Chinois ont la plus grande vénération, et à cause de ses masses inégales, creuses et suspendues,
et à cause du temple antique qu'il renferme. Il a environ six cents pieds de haut et deux cents pieds de large. Ses flancs sont à pic, et la nature les a rendus inaccessibles. Mais du côté que
baigne la rivière, il y a une assez grande caverne, que les bonzes habitent de temps immémorial. Cette caverne a trois différentes ouvertures. La première a environ douze pieds au-dessus de l'eau
; la seconde a cinquante pieds, et la troisième en a cent. Celle d'en bas sert de porte, et les deux autres servent de fenêtres au premier et au second étages, si toutefois l'on peut nommer
étages les excavations supérieures qui communiquent l'une à l'autre par des escaliers commodes et où sont des autels du Pouh-sa.
Le nouveau vice-roi de Canton, avec lequel nous fîmes, ainsi que je l'ai dit plus haut, une partie du voyage, avait pris les devants pour se rendre dans la capitale de la province, et y accélérer
l'exécution des ordres donnés pour la réception de l'ambassade. Pour qu'il pût gagner plus de temps, notre marche fut ralentie. Quoique nos barques fussent assez commodes, le vice-roi envoya
au-devant de nous des yachts de cérémonie, très bien construits et très bien ornés, qui nous portèrent à Canton. Nous arrivâmes dans cette ville le 19 décembre. Il y avait soixante-quatorze jours
que nous étions partis de Péking et que nous voyagions sans interruption.
*
Lire aussi :
- G. Staunton : Voyage dans l’intérieur de la Chine et en Tartarie
- W. Alexander : The costume of China
- J. Barrow : Voyage en Chine
- J.-F. Charpentier De Cossigny : Voyage à Canton
- A. É. Van Braam : Voyage de l'ambassade hollandaise, en 1794 & 1795
Les illustrations de cette page sont extraites de l'ouvrage de G. Staunton.