Giovanni Baptista Gherardini (1652?-1723)

Couverture de : Giovanni Baptista Gherardini (1652?-1723) : Relation du voyage fait à la Chine sur le vaisseau l'Amphitrite, en l'année 1698

RELATION DU VOYAGE
fait à la Chine sur le vaisseau l'Amphitrite, en l'année 1698

Nicolas Pepie, Paris, 1700, 94 pages.

  • Feuillet de Conches : "Jean Gherardini, peintre italien qui peignait à l'huile et à l'eau. Malheureusement, le manuscrit n'entre dans aucun détail sur le mérite de leurs ouvrages. Mais une lettre de ce même Gherardini, imprimée en 1700 donne sur sa personne et ses talents quelques notions. C'était un Piémontais que le duc de Nevers, qui avait connu son habileté en Italie, avait fait venir en France à la fin du XVIIe siècle... "Dans le temps qu'il achevait de peindre à la bibliothèque de la maison de Paris, le R. P. Bouvet, que l'empereur Khang-Hi avait envoyé en Europe pour chercher de nouveaux missionnaires et des gens habiles dans tous les arts, goûta la beauté de son talent et le détermina à partir avec lui pour la Chine. « Dieu me parla au cœur, dit Gherardini, et quand Dieu parle, il faut obéir... Le 1er mars 1698, il s'embarqua sur l'Amphitrite, à la Rochelle, avec le père Bouvet et ses nouveaux compagnons, et arriva, le 2 novembre suivant, à Canton, après une rude navigation de huit mois."
  • Feuillet de Conches : "Un jour qu'il avait terminé une grande décoration de colonnades qui paraissait s'enfoncer dans la perspective, les Chinois, stupéfiés à première vue, crurent de sa part à quelque fait de magie diabolique. À peine, s'approchant de la toile, se furent-ils assurés par le toucher que c'était un trompe-l'œil sur une surface plane, qu'ils se récrièrent : il n'y avait rien, disaient-ils, de plus contraire à la nature que de représenter des distances là où il n'y en avait point, où il ne pouvait y en avoir !"
  • Gherardini : "Lorsque j'étais à Paris & qu'on ne pouvait me faire résoudre de passer la Seine en bateau, qui m'eût dit que je courrais les mers, que j'irais par eau au bout du monde ; que je verrais les vergues d'un navire se plonger dans les flots ; que j'entendrais crier, « C'en est fait, nous sommes perdus, nous voilà sur la pointe des rochers » ; & qui eût ajouté que je sortirais heureusement de tous ces dangers sans mourir de peur ; j'aurais cru ou qu'on aurait voulu se moquer de moi, ou qu'on eût été prophète ! mais d'ailleurs ne croyant pas possible que je pusse jamais vivre si loin de vous, Monseigneur, je me serais moqué à mon tour de la prophétie, & j'aurais juré, que je ne verrais jamais la Chine, pas même en songe tant j'y pensais peu."

Extraits : Avertissement de l'éditeur
Nous partîmes de la Rochelle un vendredi septième mars 1698 - Des Tropiques au cap de Bonne-Espérance - Arrivée à Canton
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Sur les peintres européens en Chine et les peintres chinois, voir entre autres dans la Bibliothèque Chineancienne : Feuillet de Conches : Causeries d'un curieux. La Chine. et : Les peintres européens en Chine et les peintres chinois. — Gherardini : Relation du voyage fait à la Chine sur le vaisseau l'Amphitrite, en l'année 1698. — Amiot : Éloge du frère Attiret. — Delécluze : Atelier d'un peintre chinois.

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Avertissement de l'éditeur

La lettre qu'on donne au public a paru à tous ceux qui l'ont lue manuscrite une relation assez agréable, pour croire que les personnes qui sont curieuses de ces sortes d'ouvrages se feraient aussi un plaisir de la lire.

Monsieur Girardini qui l'a écrite, est un peintre italien que Monsieur le Duc de Nevers, qui avait connu son habileté en Italie, fit venir en France il y a quelques années. Parmi les ouvrages qu'il nous a laissés, ce qu'il a fait dans l'église des jésuites de Nevers, & dans la bibliothèque de ceux de Paris, seront des monuments éternels de son rare génie pour la peinture, surtout pour la perspective, en quoi il excelle particulièrement.

Dans le temps qu'il achevait de peindre la bibliothèque de la Maison Professe des jésuites, le R. Père Bouvet que l'Empereur de la Chine envoyait en Europe pour chercher de nouveaux missionnaires & des gens habiles dans tous les arts, arriva à Paris.

Ce missionnaire admirant la beauté des ouvrages de ce peintre, crut ne pouvoir mieux suivre les intentions du grand Prince, qui l'envoyait, que d'engager, un homme aussi habile dans la partie de la peinture que les Chinois ignorent le plus, à venir avec lui à la Chine.

Il le trouva très bien disposé à recevoir les impressions qu'il tâcha de lui inspirer. Il lui représenta la gloire qu'il procurerait à Dieu en secondant le zèle des missionnaires de la Chine, & travaillant en quelque sorte avec eux par les tableaux qu'il pourrait faire des principaux mystères de notre foi, à la conversion d'un Prince que l'estime qu'il a conçue pour les sciences & pour les beaux Arts de l'Europe, a déjà prévenu si favorablement pour la religion qu'on y professe.

M. Girardini qui n'a pas moins de piété que d'habileté dans son art, se rendit à ces motifs, & renonça sans peine à la gloire qu'il pouvait acquérir en Europe, pour aller dans l'Orient travailler à établir celle de Dieu.

Après avoir eu l'honneur de saluer le Roi, il partit sur l'Amphitrite avec les nouveaux missionnaires que le R. Père Bouvet emmenait à la Chine. Et c'est de Canton le port le plus célèbre de cet Empire, où il arriva le second jour de novembre de l'année 1698, qu'il écrit à son illustre protecteur la lettre dont on fait part au public.

Comme la plupart de ceux qui la liront, n'entendent peut-être pas l'italien, ou du moins la poésie italienne, dont le style est fort différent de la prose, on a cru devoir traduire en vers français les vers italiens, dont il a embelli sa narration, & il serait à souhaiter qu'on eût pu imiter l'élégance & la délicatesse des siens & de ceux des auteurs qu'il a cités.

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Nous partîmes de la Rochelle un vendredi septième mars 1698

Nous partîmes de la Rochelle un vendredi septième mars 1698. L’on n’eut pas sitôt levé l'ancre, que

Jo guardo il lido, e'l lido eccosi cela
Fuggite son le terre, ei lidi tutti.
De l'onda il ciel, del ciel l'onda e confine.
Je regarde toujours la terre & les rivages,
Mais tout se dérobe à mes yeux.
Adieu charmants coteaux, adieu beaux paysages,
Le Ciel touche à la mer, l'onde se joint aux cieux.

Je fus alors fort embarrassé de ma personne. Je ne savais où me mettre pour être en sûreté, & je vous assure, Monseigneur, que pestant en moi-même contre la navigation & contre ceux qui l'ont inventée je dis vingt fois.

Come trovasti o scelerata e brutta
Invention mai loco in human cuore ?
Quiconque a su trouver l’art de voguer sur mer,
Avait le cœur ou de bronze ou de fer.

Si je montais sur le pont, la tête me tournait, je ne pouvais me soutenir. Il me semblait que le vaisseau dut à tous moments se renverser sens dessus-dessous, en m'enfuyant je tombais, m’écorchais la jambe contre un mât, ou bien j’étais tout baigné d'un coup de mer, qui sautait par dessus les bords du navire. Vous pouvez penser, Monseigneur, si je ne regrettais pas alors l'Hôtel de Nevers, & si dans ces premiers jours je ne me regardais pas comme un homme qui serait mangé des poissons avant le quart du voyage. Pour tâcher de guérir un peu mon imagination, je ne trouvais point de meilleur asile que la sainte Barbe. La sainte Barbe est une espèce de caverne ténébreuse & puante, toute pleine de lits les uns sur les autres. Une affreuse lampe répand jour & nuit là dedans une lumière épaisse, à la faveur de laquelle chacun démêle comme il peut l'endroit de son poste. Il fallait passer par dessus une douzaine de lits avant que d'arriver au mien, en danger, si l’on ne marche à quatre pattes, d'avoir la tête cassée par une grosse barre qui ne fait qu'aller & venir avec un bruit épouvantable. À peine étais-je dans cet hôpital & sur mon lit, que je voulais remonter sur le pont, espérant que j'y serais mieux, je n’étais pas plutôt sur le gaillard qu'il fallait retourner à la sainte Barbe.

Come l'infermo che dirotto e stanco
Di febre ardente, và cangiando lato :
O sia su l'uno, ò sia su l'altro fianco
Spera haver, se si volge, miglior stato,
Ne su'l destro riposa, ne su'l manco
E per tutto egualmente è travagliato.
C’est ainsi qu’attaqué d'une fièvre brûlante
Un malade inquiet s'agite, se tourmente,
Se tourne incessamment.
Mais en vain change-t-il si souvent de posture :
Le mal violent qu’il endure
Le fait souffrir toujours également.

Ce n'est point une comparaison, j’étais réellement malade, & je payais le tribut à la mer comme les autres. Or de tous les maux le plus insupportable à mon sens c'est le mal de mer, & jamais tribut ne coûta tant à payer que celui-là. Vous perdez entièrement le goût & l’appétit, quand il faut manger, c’est un supplice, & l’on n’est pas longtemps sans jeter à la mer le peu qu'on a pris à contre-cœur. Ce qu'il y a de ridicule, c’est que vous souffrez beaucoup & qu'on se moque de vous. Ceux qui sont amarinés, (c'est le terme) mangent à votre place & boivent, en riant, à votre santé.

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Des Tropiques au cap de Bonne-Espérance

Les belles mers qu'on trouve vers les Tropiques font grand bien à des gens comme moi. Le vaisseau poussé par un petit vent coule sur les ondes, comme sur un étang paisible, tous les jours sont beaux, & les nuits sont pour le moins aussi belles que les jours. Il est vrai qu'on n'a pas sur mer les agréments qu'on trouve sur terre, mais on en a d’autres que la terre n’a pas, nous ne voyons point ce vert naissant, qui embellit si fort le mois de mai, mais vous ne voyez point aussi, vous autres gens terrestres, un ciel qui approche du nôtre. C'est un spectacle charmant tous les matins que de voir le soleil sortir peu à peu du sein de l’onde.

Mezo scoperto ancora e mezo ascoso
Quanto si mostra men, tante e più bello.
Il paraît à demi sortant du sein de l’eau,
Mais moins il se découvre, & plus il paraît beau.

Le soir il se replonge dans les mêmes eaux, & il se couronne alors pour l'ordinaire d'une multitude incroyable de petits nuages vifs & brillants, qui lui servent de trône, & qui sont autant de miroirs, dans lesquels il se peint avec plaisir. Il n'y a point de pinceau ni de couleurs, qui puissent représenter ces traits lumineux ; mais l'imagination se remplit d'idées nobles naturelles, & quand j'aurai maintenant un ciel à peindre, je m'y prendrai tout d'un autre air que je n'eusse fait avant que d'avoir vu ces merveilles. La nuit est une autre scène, & l'on peut bien dire comme Renault dans le Tasse :

O quanto belle
Luci il tempio celeste in se raguna !
Hà il suo gran carro il di : è l'aurate stelle
Spiega la notte, e l'argentata Luna.
Que de lumières éclatantes
Le Ciel assemble en ce charmant séjour !
Le Soleil dans son char règne pendant le jour
Pendant la nuit, mille étoiles brillantes
Semblent suivre la Lune, & lui faire leur cour.

La mer, qui n'est agitée d'aucun vent impétueux, reçoit tous ces feux sur la surface de ses eaux, & en paraît la moitié plus belle ; sur la tête & sous les pieds ce n’est qu'étoiles, il semble qu'on en est environné de toutes parts, & l'on ne sait, si ce que l’on voit en haut, n'est point la mer, & si le navire, où l'on se trouve, n'est point un autre Argo, qui fend les nuages & qui court parmi les astres. Mais tous ces divers objets, encore qu'ils soient admirables, lassent enfin à la longue, & si l’on ne jouait sur un vaisseau, on s'y ennuierait mortellement ; je trouvai un jeune Parisien qui aimait le jeu avec passion, & qui me forçait pour ainsi dire de lui gagner toutes ses nippes une à une, on était surpris de lui voir si souvent les cartes à la main, & il disait à tout le monde qu'il ne jouait que des salades pour le cap de Bonne-Espérance. Après quelques jours on disait, voilà bien des salades, mais ce fut bien pis, quand on sut que je lui avais gagné son fusil, ses pistolets & ses montres ; les salades passèrent en proverbe, & cela nous divertit jusqu’à ce que les chaleurs de la Ligne me firent tomber les cartes des mains. On commence à sentir ces chaleurs à mesure qu'on s'approche de cette Ligne redoutable, & chaque jour

Cresce' l'ardor nocivo, & sempre auvampa
Più mortalmente in queste parti e in quelle,
A giorno reo, notte piu rea succede,
E dì peggior di lei dopolei si vede.
La mortelle chaleur à chaque instant augmente,
Après un méchant jour
Vient une nuit encore plus méchante,
Mais un jour plus méchant lui succède à son tour.

L'effet que cela cause dans les corps est une chose horrible, la soif étrange qu'on souffre n'est pas le plus grand des maux. L’eau puante & plus que tiède, fait soulever le cœur ; la sueur coule incessamment de toutes les parties du corps ; on perd absolument ses forces, plusieurs y perdent leur peau comme les serpents au retour du soleil, & pour comble de misère l'on n'a point de vent pour sortir promptement de cette fournaise. Nous passâmes la Ligne le 18 d'avril, avec toutes les cérémonies ordinaires. On se barbouilla, on se baptisa, c'est-à-dire, qu'on se mouilla d'importance, le tout en riant ; il y en eut qui furent plongés dans une grande cuve pleine d'eau, d'autres reçurent plus de cent seaux d'eau sur leur corps. Il faut en passer par là ou payer, personne ne s'en exempte : sept ou huit jours après ce passage nous vîmes renaître le printemps, & bientôt ensuite le Cap de Bonne Espérance nous fit oublier presque tous nos maux, ce fut un mardi matin 27 mai.

Chè s'offri di lontano oscuro un monte
Che tra le nubi nascondea la fronte.
L'on voit un mont obscur, dont la tête chenue
Se cache dans la nue.

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Arrivée à Canton

Achen & Malaque ont je ne sais quoi de barbare & d'inculte au prix de cette entrée de Canton. Ici tout est varié, tout est bien ménagé, tout est riant, tout est nouveau. Ce sont des prairies à perte de vue d'un vert exquis ; ce sont des bocages doux & sombres ; ce sont de petits coteaux, qui vont en amphithéâtre & sur lesquels on monte par des degrés de verdure faits à la main. Ce sont des rochers couverts de mousse, qui servent infiniment à la diversité ; ce sont des villages qu'on découvre entre de petits bois ; ce sont des canaux, qui tantôt forment des îles, & qui tantôt se perdant dans les terres, laissent voir des rivages d'une beauté vive & naturelle, ce sont enfin quantité de petits bateaux, qui achèvent le paysage, & qui se promènent de toutes parts. On dirait que quelques-uns coulent sur l'herbe sans la froisser. On les voit aller & venir dans le milieu d'une prairie, & pour moi sachant bien que j'étais dans le pays des fées, je crus que ces barques, ces prés, ces vallons, ces bois & généralement tout ce que je voyais était enchanté. Dans le fonds, je ne me trompais pas tout à fait ; car si la Chine est partout aussi belle, on peut bien la nommer l'Empire des charmes.

Le 31 octobre vers les six heures du soir, je quittai le vaisseau où j’étais en prison depuis huit mois, & je partis pour Canton avec le R. P. Bouvet. Tous les soldats étaient sous les armes, les tambours jouaient, & il ne manquait que des trompettes. Quand notre chaloupe a débordé, on a salué le Père de trois vive le roi, & ensuite de neuf bons coups de canon que les échos d'alentour ont plusieurs fois répétés. La chaloupe était éclairée par deux grosses lanternes, sur lesquelles on lisait en caractères chinois les titres de la dignité d'envoyé de l'Empereur. À toutes les forteresses & les corps-de-garde, devant lesquels nous passions, on nous saluait de trois coups de canon, qui ne valaient pas nos coups de fusils ; mais les Chinois ne sont point des foudres de guerre, leurs forteresses nous ont fait rire. Imaginez-vous, Monseigneur, ces petites murailles qu'un curé de village fait faire autour de son jardin : voila au juste ce que c'est que ces terribles boulevards. On y démêle deux ou trois petits fauconneaux, qui ont la bouche en haut de peur de blesser personne. Pour ce qui est des noms, ils sont magnifiques à la Chine, cela ne coûte rien, l'entrée de la rivière où sont ces redoutables Dardanelles, dont je viens de parler, s'appelle Hou-mouën, c'est-à-dire, la porte du Tigre.

J'allai loger à Canton dans un cong-koen qu'on avait préparé au R. P. Bouvet. C'est une manière d'hôtel, où l'on ne met que les premiers mandarins, & les envoyés de l'Empereur, qui sont défrayés de toutes choses aux dépens du public. On nous éveille tous les matins au son désagréable d'un timbre de cuivre, d'un cornet à bouquin qui font comme la basse, avec une espèce de fifre, & deux flûtes du pays, qui servent de dessus, & qui s'accordent comme des chats qui miaulent, & des chiens qui aboient. Ce beau concert se donne de la même manière chaque jour vers les huit heures, à midi, sur le soir. Pendant toute la nuit il y a des soldats, qui veillent à la porte dans la première cour, & qui frappent de moment en moment sur ce chaudron, qui fait autant de bruit qu'une cloche, & qui sert à distinguer les heures & à montrer que la garde ne dort pas.

Quand le R. P. Bouvet sort, il est accompagné de tous les gens qu'on lui a donné en qualité d'envoyé de l'Empereur. Ce n'est qu'avec peine & malgré lui qu'il souffre ces honneurs. La musique marche devant, elle est suivie des crieurs, des gens qui portent des chaînes, & de ceux qui sont armés de fouets. Il y en a qui ont des planches vermeilles, où l'on voit écrit en grosses lettres King tchai, qui veut dire, envoyé de la Cour ; d'autres tiennent deux dragons dorés plantés comme des termes au bout de deux gros bâtons carrés ; ceux qui portent le palanquin marchent ensuite, plusieurs vont à pied des deux côtés de la chaise ; d'autres suivent à cheval, il y en a un qui porte un grand parasol de soie jaune déployé & flottant ; un autre a une machine, qui est comme un grand éventail carré, recourbé par en haut, qu'il présente toujours du côté du soleil, quand le mandarin se fait porter dans une chaise découverte. Comme celle du R. P. Bouvet est fermée, cet éventail se mêle dans sa marche, & comme il est bien doré & d'un grand volume, c'est toujours un ornement.

Je n'ai point eu de peine à me faire aux repas chinois, je trouve leurs mets tout italiens, & par conséquent à mon goût, je m'escrime des petits bâtons tout comme un autre, je ne croyais pas manger jamais du riz & des petits pois avec deux pinceaux en guise de cuillère & de fourchette. Mais il faut tout dire, je voudrais qu'on se servît ici de nappes & de serviettes, comme on fait en Europe, & je m étonne comment des gens aussi propres & aussi polis que les Chinois, peuvent souffrir qu'on mette sur la table les arêtes, les os, & tout ce qu'on ne peut manger, qui demeure en France sur l'assiette.

La ville de Canton est grande, & infiniment peuplée. Les mandarins ont bon sens de se faire précéder par des crieurs, & par des fouetteurs, cela fait ranger le monde & ils ont de la place pour passer. Les rues sont assez étroites & pavées de pierres de taille fort dures, il y en a de couvertes, où sont les plus belles boutiques ; on croit être à la foire Saint Germain. On ne voit ici ni carrosses ni charrettes. Les honnêtes gens se font porter en chaise, le peuple remplit les rues, surtout les portefaix, la plupart nu-pieds & nu-jambes, & même nu-tête ou avec un chapeau de paille d'une très vaste circonférence. Toutes les maisons se ressemblent assez, du moins elles sont toutes de la même grandeur, sans fenêtres & sans vitres. Voilà, Monseigneur, à peu près l'idée qu'on doit se former de Canton. Cela n'a guère de l'air ni de Paris ni de Turin. Vive l'Italie pour les beaux Arts, les Chinois se connaissent en architecture & en peinture comme moi, en grec & en hébreu. Ils sont pourtant charmés d'un beau dessein, d'un paysage bien vif & bien ménagé, d'une perspective naturelle ; mais pour savoir comment on s'y prend, ce n'est pas là leur affaire, ils entendent bien mieux comment on pèse l'argent, & comment on prépare le riz ; aussi ont-ils toujours en main la balance ou les petits bâtons.

Au reste les Chinois me paraissent de fort bonnes gens, civils & polis, & d'une humeur douce & paisible. Les valets sont humbles & soumis, il faut seulement prendre garde à leurs mains, & ne les pas exposer à la tentation. Les grands seigneurs sont honnêtes & prévenants. Le viceroi de la province & le tsong-tou, qui est encore plus que le viceroi, ont rendu visite plusieurs fois au R.P. Bouvet, le tsong-tou en particulier me fit cent honnêtetés auxquelles je ne m'attendais pas. Je ne sais s'ils sont entre eux comme avec les étrangers. Mais avec les Français ils ont pris des manières tout à fait polies sans être gênantes.

Monsieur le chevalier de la Rocque est logé dans un cong-koën, & le vaisseau n'a point été mesuré, c'est le premier vaisseau français qui soit jamais venu à la Chine. Mais c'est aussi le premier vaisseau étranger à qui les Chinois aient fait cet honneur. Ce sont les mandarins qui se sont déterminés à le distinguer de cette manière, avant que de savoir les intentions de l'Empereur.

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