Giovanni Francesco Gemelli Careri (1648-1724)
VOYAGE DU TOUR DU MONDE
Tome quatrième : DE LA CHINE
traduit de l'italien par M.L.N.
À Paris, chez Étienne Ganeau, libraire, rue Saint-Jacques, près la rue du plâtre, nouvelle édition, 1727.
- Introduction : De tous les préjugés, dont l'homme se laisse obséder, le plus grand, à mon avis, est celui qu'il a en faveur de sa patrie, & de ses coutumes. Cela fait que nous regardons ce qu'on nous dit des pays étrangers comme des contes faits à plaisir, & que nous ne voulons point croire tout ce qui ne se rapporte pas à notre façon de penser, ou à notre manière d'agir. D'ailleurs, le peu de bonne foi qu'on rencontre dans la plupart des voyageurs, autorise notre défiance, & nous les rend tous suspects.
- Voilà pourquoi bien des gens traitent de fabuleuses toutes les merveilles qu'on raconte de ce vaste & riche empire de la Chine, s'imaginant que hors de l'Europe, il n'y a rien de magnifique, rien d'ingénieux ; mais qu'ils seraient détrompés, s'ils avaient le courage de pénétrer dans des climats si reculés, pour voir par eux-mêmes ce qui en est !
- Il est vrai, que dans presque toutes les relations de la Chine, il y a du plus ou du moins, & qu'elles se contredisent en beaucoup d'endroits ; parce que de plusieurs auteurs qui en ont écrit, les uns ont été mal informés, & les autres ont trouvé leur compte à trahir la vérité. Pour moi qui n'ai aucun intérêt à surprendre la crédulité du public, & qui au contraire, n'attend de lui d'autre récompense de mon travail, que la gloire de lui avoir exposé les choses comme elles sont, je le prie de recevoir avec confiance ce que je rapporterai dans ce volume-ci, surtout lorsque je dirai que j'en ai été témoin oculaire.
- "Je fis alors réflexion sur ma témérité, & ma folie d'aller errant dans des climats si étranges, avec deux domestiques chinois, qui m'étaient entièrement inconnus, que je n'entendais point, & qui ne m'entendaient pas non plus ; mais un homme qui a résolu de faire le tour du monde, & qui veut voir & savoir tout par lui-même, doit braver toutes sortes de dangers."
Extraits : Marche de l'empereur de la Chine, lorsqu'il paraît en public. - Voyage inutile que firent les Portugais au Japon.
La tour de porcelaine de Nankin. - Funérailles à Canton.
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Le mercredi, dans le temps que je causais avec le père Pereira dans sa chambre, il lui vint un ordre du Palais pour aller accommoder l'horloge de
la maison de campagne, qui n'est qu'à 3 lieues de la ville, l'empereur devant y aller en peu de temps, pour y passer six mois, comme il fait tous les ans. On l'appelle Chian-Chiun-Yuen,
yuen signifiant jardin ; chiun, toujours, & chian, printemps, comme qui dirait chez nous, jardin d'un printemps perpétuel. Il consiste en plusieurs petites jolies
maisons, séparées les unes des autres, comme celles des Chartreux, avec des jardins & des fontaines à la chinoise.
Je fus le jeudi chez les Pères jésuites français, qui me dirent que le lendemain l'empereur irait à sa maison de campagne, & que je pourrais le voir de chez eux, ou auprès de leur maison. Ils
eurent la bonté de m'envoyer un de leurs domestiques, pour me faire voir cette sortie majestueuse, qui commença une heure après le soleil levé.
D'abord, il y avait environ 2.000 tant soldats que domestiques ; ensuite 20 calèches fermées, dans lesquelles étaient les femmes ; l'empereur parut après, accompagné des princes du sang & des
mandarins. Il était à cheval, habillé simplement d'un habit de couleur d'or, avec plusieurs dragons en broderie, & avait un riche bijou sur son mauso ou chapeau à la tartare.
Ce monarque sort quelquefois dans une chaise portée par 32 hommes, & dont ils sont également chargés, outre 4 autres qui la soutiennent par chaque côté. Cette sortie me parut fort magnifique
mais je crois faire plaisir au lecteur si je lui donne la description & la figure d'une sortie plus solennelle, que l'empereur de la Chine fait lorsqu'il va sacrifier, ou faire quelque
fonction publique, avec une suite de plusieurs milliers de personnes.
Premièrement, on voit vingt-quatre hommes avec de grands tambours, en deux lignes de douze chacune.
2. Vingt-quatre trompettes en deux lignes. Leurs instruments sont faits d'un bois appelé outom-xou, fort estimé cher les Chinois. Ils ont trois pieds de long, & presque une palme
d'ouverture au bout en forme de cloche.
3. Vingt-quatre bâtons en deux lignes, d'environ huit palmes de long, vernis de rouge, avec des feuillages d'or.
4. Cent hallebardes en deux lignes, avec leurs fers en forme de croissant.
5. Cent masses de bois doré en deux lignes, aussi longues qu'une lance.
6. Deux piques royales appelées cassi, vernies de rouge, avec des fleurs & les bouts dorés.
7. Quatre cents grandes lanternes d'un riche travail.
8. Quatre cents torches assez bien travaillées, & faites d'un bois qui garde le feu longtemps, & rend une grande lumière.
9. Deux cents lances ornées au-dessous du fer, les unes de houppes de soie de diverses couleurs, & les autres de queues de panthères & d'autres animaux.
10. Vingt-quatre drapeaux, dans lesquels sont peints les vingt-quatre signes du Zodiaque ; car les Chinois le divisent en vingt-quatre, comme nous en douze.
11. Cinquante-six drapeaux, où sont les cinquante-six constellations, à quoi les Chinois réduisent toutes les étoiles.
12. Deux cents grands éventails, montés sur de longs bâtons dorés, & peints de diverses figures de dragons, d'oiseaux, du soleil & d'autres choses.
13. Vingt-quatre parasols richement ornés.
14. Huit sortes d'ustensiles dont l'empereur se sert ordinairement, tels que sont une serviette, un bassin d'or, une aiguière de même, & autres.
15. Cinq cents gentilshommes de l'empereur richement habillés.
16. Dix chevaux de main, blancs comme la neige, avec la selle & les brides enrichies d'or, de perles & de pierreries.
17. Mille hommes, cinq cents de chaque côté, qu'on appelle hiao-goue, c'est-à-dire fantassins. Ils ont des habits rouges enrichis de fleurs & d'étoiles en broderie d'or &
d'argent, avec des bonnets ornés de longues plumes.
18. Huit étendards de différentes couleurs, comme jaune, bleu, blanc & autres, qui marquent les huit généraux de l'empire ; l'un se disant le général de l'étendard jaune, l'autre du blanc,
& ainsi du reste. Chacun d'eux commande à cent mille soldats.
19. L'empereur, porté dans une chaise découverte par trente-deux personnes, & soutenu par quatre autres à chaque côté.
20. Les princes du sang royal & un grand nombre de seigneurs superbement habillés, & en file selon leur rang.
21. Les domestiques de ces princes.
22. Les deux mille mandarins de lettres & d'armes habillés richement.
23. Un grand carrosse tiré par huit chevaux.
24. Deux chariots magnifiques, tirés chacun par deux éléphants.
25. Les soldats tartares.
Les habitants de Macao ont déjà fait bien des tentatives pour se raccommoder avec les Japonais, mais toujours inutilement ; ces derniers ont
mieux aimé perdre plusieurs milliers d'écus que leur devaient les Portugais, que de se réconcilier avec eux, ayant juré par leurs dieux de n'admettre plus de chrétiens dans leur pays, & de
les tuer sans quartier, s'ils y en trouvaient. Les Hollandais qui veulent être les seuls à trafiquer avec les Japonais, leur conseillèrent, pour empêcher les chrétiens de s'introduire chez eux
sous le nom d'autres nations, de placer à terre, à l'endroit où l'on débarque un crucifix, afin de connaître par là, si celui qui débarquerait serait chrétien ou non, parce que, ou il refuserait
de le fouler aux pieds, ou au moins il balancerait de le faire pour entrer dans Nangasaké. C'est ainsi que les Hollandais se sont emparés du commerce de ce pays, à l'exclusion de toute autre
nation, reniant devant les Japonais le christianisme, & ne faisant aucun scrupule de fouler aux pieds cette sainte image, exemple que les Anglais n'ont point voulu suivre. Ceci est si vrai,
que j'ai vu à la Chine un Chinois qui m'a assuré l'avoir lui-même foulée, & qu'ayant eu le bonheur depuis de se faire chrétien à Nankin, il s'était confessé de cette impiété.
Il y a quelques années que plusieurs habitants de la ville de Macao s'exposèrent d'une manière intrépide à mourir, ou à regagner à force de bienfaits les cœurs endurcis des Japonais, étant
persuadés que Dieu venait de leur fournir une occasion d'élever de nouveau l'arbre de la croix dans ce puissant empire. Voici comme la chose arriva. Au mois de février en 1685, une barque
japonaise chargée de tabac fit naufrage auprès de Macao, & 12 Japonais qui étaient dedans furent sauvés avec la barque. La ville en prit soin ; on vendit cette barque, & ce qu'on put
sauver des marchandises, pour leur compte. On tint conseil là-dessus, & on trouva que c'était un bon moyen p.015 pour renouer le commerce dans cette île : les pères jésuites mêmes en furent
d'avis.
La ville donc, & les pères jésuites louèrent un vaisseau, sur lequel on embarqua les Japonais. Il partit le 13 de juin, & arriva à Nangasaké le 2 de juillet pendant la nuit. Aussitôt un
mandarin, qu'on appelait saint Paul, vint à bord du vaisseau, avec un interprète, & quatre secrétaires, dont un était envoyé par le Gouverneur, le second par le magistrat civil, le troisième
par la ville, & le dernier par le juge de la religion : tous les quatre devaient écrire séparément les demandes que faisait l'interprète, & les réponses des Portugais, afin qu'il n'y eût
point de tromperie. L'interprète se mit à genoux devant le mandarin. Jamais juge ne trouva tant de détours, pour engager un malfaiteur à confesser son crime, que le mandarin, pour obliger les
Portugais à avouer qu'ils n'ignoraient pas l'ancienne défense qu'il y avait, sur peine de la vie, aux vaisseaux chrétiens d'approcher de l'empire du Japon, & qu'en cas qu'ils en
approchassent, ils devaient subir le châtiment sans aucune rémission. Les Portugais connurent aussitôt le dessein du mandarin, & répondirent prudemment à toutes ses questions, sans jamais lui
donner lieu de penser qu'ils eussent rien su de cette défense. On leur demanda le temps auquel la barque avait fait naufrage ; en quel quartier de Macao les 12 Japonais avaient vécu ; s'ils y
avaient fréquenté des chrétiens ; ce que la ville de Macao souhaitait d'eux ; s'il n'y avait point de vieillards dans le vaisseau qui se ressouvinssent de ce qui s'était passé entre les chrétiens
& les Japonais ; enfin l'on fit plusieurs autres questions que les quatre secrétaires écrivirent avec les réponses, pour les porter à leurs supérieurs. Après avoir pris le nombre de
l'équipage & la mesure du vaisseau, le mandarin s'en retourna accompagné de ceux qui étaient venus avec lui.
Le petit peuple du Japon vit dans une condition pire que celle des esclaves, par rapport aux nobles & aux mandarins ; ils n'osent leur parler qu'à genoux, la tête penchée vers la terre, les
mains jointes sur le front, & les étendant vers le mandarin pour marque de respect. C'est ce que faisait l'interprète, lorsque le capitaine du vaisseau avait répondu. Quand un mandarin
s'embarquerait dans un vaisseau, dont l'équipage serait de 1.000 hommes, on n'entendrait pas une seule parole, le commandement se faisant par signes ; le pilote se sert d'un éventail qu'il pousse
à droite ou à gauche pour diriger le timonier.
Le lendemain, le mandarin partit dans un palanquin pour Amiaco, autrement Meaco, où il alla rendre compte à l'empereur de l'arrivée du vaisseau portugais ; & pendant son voyage on envoya de
la ville au vaisseau quantité de rafraichissements. On fit savoir aux Portugais qu'ils n'avaient qu'à demander tout ce dont ils avaient besoin, qu'on le leur donnerait ; & quoiqu'ils ne se
déclarassent pas fort là-dessus, les Japonais ne laissèrent pas de leur fournir ce qu'ils jugèrent pouvoir leur manquer.
Le vaisseau était gardé jour & nuit par 10 funes, ou barques remplies de soldats, qui prenaient garde qu'aucun Portugais ne mît pied à terre, ni qu'on jetât aucune chose en mer. Il arriva
même un jour qu'un canard s'étant échappé, plusieurs de ces barques coururent fort longtemps après pour tâcher de le rattraper ; on le prit, & on le porta au Gouverneur qui le renvoya au
vaisseau, avec ordre de prendre mieux garde qu'il n'échappât aucun animal, & de jeter les ordures en présence des soldats.
Les Hollandais croyant que c'était quelqu'un de leurs vaisseaux, vinrent à p.018 bord avec une petite barque ; mais ayant vu que c'était des Portugais, & ayant su le sujet de leur arrivée,
ils s'en retournèrent, en leur disant, que dans ce pays-là, il fallait dire la vérité. Ces messieurs n'ont pas la même liberté dans le comptoir de Nangasaké, que dans les autres endroits des
Indes. Aussitôt que leurs vaisseaux sont arrivés, un mandarin se transporte à bord, compte l'équipage, & fait porter à terre les voiles & le gouvernail. Si quelqu'un meurt, il faut que le
mandarin voie le corps avant qu'on l'enterre. Il y a six ans qu'il se trouva deux matelots de moins, qui avaient mis pied à terre, & qu'on jugea être des jésuites, qui s'étaient servis de ce
moyen pour entrer dans cet empire ; on eut toutes les peines du monde à cacher leur fuite, & ce ne fut qu'avec beaucoup d'argent qu'on gagna le mandarin, & qu'on lui fit voir deux
endroits où l'on prétendait qu'ils avaient été enterrés. Depuis ce temps-là, les Hollandais ne prennent aucun étranger à bord des vaisseaux qui vont au Japon ; il faut qu'ils soient nés
Hollandais, & que l'on sache le pays du père & de la mère. Ils n'ont aucune communication avec la ville, & sont obligés de demeurer dans leur comptoir, qui est situé sur un rocher
enfermé de murailles, & qui a deux entrées : l'une du côté du port, pour embarquer les marchandises, & que l'on ferme avec cinq sceaux, dès que les vaisseaux sont partis, avec défense de
l'ouvrir sur peine de la vie ; l'autre du côté de la ville, où il y a toujours une garde ; les Japonais ne permettant le commerce qu'une fois l'an, lorsqu'ils donnent un passeport à la personne
qui doit aller saluer l'empereur à Amiaco au nom de la Compagnie.
Le mandarin revint de la Cour 35 jours après s'il fut si longtemps à son voyage, c'est qu'il faut 16 à 17 jours pour le faire. Il vint à bord du vaisseau, avec les secrétaires & les
interprètes. Il ne parla point de son voyage au capitaine, & il lui fit dire que, ni l'empereur, ni son Conseil ne savaient pas l'arrivée du vaisseau ; mais que l'ayant communiqué à un
secrétaire d'État, il s'était chargé de l'affaire, parce qu'on ne pouvait point parler à S. M. Il lui ajouta qu'il pouvait s'en aller ; mais que dorénavant ni lui, ni aucun des Portugais ne
s'avisassent d'approcher de ces îles, sous quelque prétexte que ce fût ; que présentement on leur pardonnait & on leur donnait la vie, en reconnaissance du service qu'ils avaient rendu aux
douze Japonais, qui furent conduits dans la ville, où on les aura peut-être fait mourir. Après cette rigoureuse défense le capitaine demanda ce qu'il serait obligé de faire, si quelque autre
barque japonaise faisait naufrage sur les terres des Portugais ; mais on ne lui fit aucune réponse.
Le vendredi, je me promenai en chaise dans la ville, & sortis par la porte de Nan-muen. Les Chinois ont toujours à leurs villes quatre portes
principales. Les portes ont des battants de fer, & sont fort épaisses ; il y en a toujours quatre les unes après les autres, le bâtiment où elles sont étant de la largeur d'une portée de
mousquet. Je passai ensuite le canal & un bras du fleuve sur un beau pont, pour aller au faubourg voir la tour & le temple de Paou-nghen-sou. Paou veut dire reconnaissance ;
nghen, bien fait ; sou, temple ; parce qu'un grand seigneur chinois, après avoir aidé l'empereur tartare à se rendre maître du royaume, renonça ensuite au monde, & se fit
bonze ; cet empereur appelé Yonlo lui fit bâtir par reconnaissance, il y a plus de 300 ans, ce temple & cette tour. On entre par deux portes dans une grande cour, & l'on trouve le premier
pagode où l'on entre aussi par deux portes, après avoir monté quelques degrés ; l'on y voit la figure d'une femme debout, avec quatre colosses à ses côtés, qui ont des armes en main, le corps
peint de plusieurs couleurs, & font horreur à voir. En haut ou sur le grand autel, il y avait une idole assise, avec un pied sur le genou ; elle était toute de couleur d'or, aussi bien qu'une
autre qui était assise derrière. Je passai dans la seconde cour, & je vis autour de la troisième les appartements des bonzes qui desservent ces pagodes ; ils sont au nombre d'environ mille,
& ont de bons revenus. Il y a un autre pagode à la gauche de la seconde cour ou cloître, dans lequel, après avoir monté quelques degrés, on voit les statues de deux femmes assises dos à dos,
celle de derrière un peu plus élevée que l'autre ; elles sont de couleur d'or, & ont plusieurs petites idoles à leurs pieds : le pagode en est rempli tout autour. Du côté droit de la même
cour, on monte par quinze degrés à trois pagodes, dans lesquels il y a plusieurs statues d'idoles & de monstres, couvertes de rideaux de soie.
En allant plus loin au bout de la cour, on trouve le plus grand pagode, dont le toit est couvert de porcelaine de plusieurs couleurs. On y monte par un grand escalier, au haut duquel est un
vestibule, d'où l'on entre dans le temple par cinq portes. On y voit dans des niches faites en face du grand autel, & détachées de la muraille, des idoles qui sont élevées de douze palmes du
pavé, & qui représentent des femmes assises ; elles sont de couleur d'or, ont plusieurs inscriptions devant elles, & des vases de bronze que l'on estime beaucoup. Il y a une grande
quantité d'idoles à pied & à cheval, tout autour de la muraille. Derrière cette façade, on trouve une autre idole de femme debout ; d'un côté il y a un tambour que trois personnes ne
pourraient embrasser, & de l'autre une grande cloche de bronze, que l'on frappe avec un marteau de bois.
Il y avait de bons comédiens qui représentaient une pièce dans la première cour, & un millier de personnes qui les écoutaient debout. Je m'y arrêtai quelque temps, & fus voir ensuite la
tour ; j'en obtins la permission par le moyen de quelques chiappes que je donnai au bonze. Elle était dehors & dedans toute de porcelaine de diverses couleurs, jaune, verte, bleue &
autres, avec de petites figures d'idoles. Sa figure était octogone, & avait environ quarante pieds de tour ; elle avait neuf étages ou appartements divisés en dehors par autant de corniches,
parfaitement bien travaillées ; son sommet était couvert de bronze, avec un globe doré au-dessus. Il y avait quatre grandes fenêtres à chaque étage, qui répondaient aux quatre vents principaux.
Je montai par deux escaliers de bois à vis au premier étage ; & depuis cet endroit jusqu'en haut, je comptai 183 marches fort hautes, outre cinq autres qui étaient au dehors de la porte. Il y
avait encore la hauteur de la tour au-dessus de ces marches, de sorte que je crois qu'elle est bien haute de 200 pieds. Il y avait donc neuf appartements, & dans le milieu de chacun une
espèce de pilastre pour placer plusieurs idoles à l'entour. À dire le vrai, l'édifice est bien entendu, fort, & le plus magnifique de tout l'Orient ; toute la sculpture en est dorée, &
cela paraît comme de marbre ou de pierre ciselée, parce que les Chinois entendent parfaitement bien à donner toutes sortes d'impressions à leurs briques, à cause de la finesse de leur terre bien
conditionnée. On voit du haut de cette tour, que les Chinois appellent la Tour de porcelaine, toute la ville & l'Observatoire qui en est éloigné de presque une lieue.
En sortant de la tour, je vis les bonzes qui allaient en procession à la prière. Il y en avait un qui marchait devant avec une chape sur les épaules, ensuite un autre avec un bonnet noir sur la
tête, plat par les côtés, & un chapelet chinois à la main. Les bonzes suivaient deux à deux, les uns frappant une petite cloche avec un marteau, les autres un instrument de bois, &
chantant à voix basse. Ils entrèrent dans le bas de la tour, & en faisant deux fois le tour, ils adorèrent les idoles qui y étaient. Ils passèrent après dans la troisième cour, &
entrèrent dans le pagode qui est au milieu de leurs appartements les plus éloignés, où est la principale idole, faite comme un Bacchus assis qui paraît rire. Il y a d'autres pagodes &
d'autres idoles dans cet endroit dont je ne parle pas, afin de ne point ennuyer le lecteur. On verra mieux dans cette figure la forme de la tour dont nous avons parlé.
Dans les disputes de religion que les Chinois ont eues avec nos missionnaires, ils leur ont reproché plusieurs fois & leur tort & leur
ingratitude envers leurs ancêtres, dont ils abandonnaient les sépulcres, & à qui ils négligeaient de rendre leurs devoirs tous les ans, pour venir dans des pays si éloignés. Il n'est pas
permis à la Chine de sortir de l'empire ; & le fils qui le fait & abandonne le sépulcre de son père, est réputé pouxyao, c'est-à-dire infâme. Les missionnaires pourtant
trouvèrent une bonne réponse pour leur fermer la bouche, en leur disant qu'ils venaient pour le service de Dieu ; & que, comme les Tartares n'étaient pas des ingrats en abandonnant leurs
pères pour venir à la Chine, aussi ne l'étaient-ils pas, puisque c'était pour la propagation de la foi qu'ils y venaient. Cela fut dit en présence d'un mandarin tartare, de l'on approuva fort la
raison des Pères. L'empereur pour empêcher que son service ne fût interrompu, s'il prenait cette fantaisie aux soldats tartares de se rendre auprès des tombeaux de leurs pères, a ordonné qu'on
brûlât les corps, & qu'on en apportât les cendres à Pékin, pour y faire ensuite leurs cérémonies.
Cette vénération que les enfants continuent d'avoir pour leurs pères après leur mort, les oblige à garder dans la maison une tablette sur laquelle sont écrits les noms du père, du grand-père
& du bisaïeul, & devant laquelle ils brûlent divers parfums, & de ces cordes dont nous avons parlé. Lorsque le père meurt, on ôte le nom du bisaïeul, & ainsi de génération en
génération. On ne peut pas guérir les Chinois chrétiens de cette coutume, ce qui cause de très grandes disputes entre les jésuites, qui disent que cela se peut tolérer dans des catholiques, comme
un acte de vénération simple envers leurs ancêtres ; & les missionnaires français séculiers, les dominicains & autres, qui soutiennent que c'est une idolâtrie, que l'on ne doit pas
permettre à des chrétiens. Elles n'ont pas encore été terminées par la Sacrée Congrégation, à qui on s'en est rapporté.
C'est encore une coutume à la Chine de fonder un temple pour le service de toute la famille ; mais cela ne se peut faire que par un mandarin de la race. Or ces familles qui ont un pagode, y
placent aussi la tablette avec le nom du mort, pour lui rendre les devoirs funèbres. Le sacrifice qu'on est obligé de faire tous les ans à ses ancêtres, se fait différemment, suivant la qualité
des sujets ; parce que l'empereur sacrifie à sept de ses prédécesseurs, les petits rois à cinq un mandarin à trois, & un particulier à son père & à son grand-père seulement. Le prince a
coutume d'honorer les personnes de qualité à la mort de leurs parents en leur écrivant deux lettres, qui contiennent les vertus du défunt, & que l'on met ensuite dans le tombeau : honneur
qu'il a fait à la mort des pères Adam & Verbiest jésuites, & présidents de la cour des Mathématiques à Pékin.
On tue dans ces sacrifices des vaches, des porcs, des chèvres, des oiseaux & autres animaux, que les parents & les amis mangent sur la même montagne où est le tombeau. Mais si c'est une
famille qui ait un pagode qui lui appartienne, l'administrateur des revenus de ce pagode en fait toute la dépense. On voit toujours dans les pagodes des gens qui par superstition jettent au sort
avec certains bâtons faits pour cet usage ; & si cela ne réussit pas la première ou la seconde fois selon leur fantaisie, ils font leur possible pour apaiser l'idole par des prières & des
sacrifices de viande cuite, d'oiseaux, de pain, de vin & d'autres choses. Ils y jettent tant de fois, qu'à la fin il arrive ce qu'ils demandent ; & se croyant alors favorisés de l'idole,
ils lui brûlent par reconnaissance du papier doré, & s'en retournent chez eux très contents, où ils mangent les choses que nous avons dites, avec leurs parents & leurs amis.
Afin que l'on comprenne mieux ce que je viens d'écrire dans ce chapitre, j'ai cru qu'il était à propos de donner la figure de la pompe & de l'accompagnement que je vis à Canton, aux
funérailles d'un pauvre Chinois.
A. Enseignes de deuil. — B. Étendard de taffetas, ou papier de plusieurs couleurs. — C. Tambours chinois faits de deux plaques rondes de bronze. — D. Encensoir où brûlent des parfums. — E. Offrandes de viandes, que l'on donne par aumône aux bonzes qui accompagnent le mort. — F. Trompettes chinoises. — G. Instrument composé de neuf petites plaques de laiton, que l'on touche en harmonie avec un petit marteau. — H. Autres instruments. — I. Plusieurs sortes d'étendards. — L. Tabernacle dans lequel on porte la tablette, sur quoi sont écrits les noms du père, de l'aïeul & du bisaïeul. — M. Papiers que l'on brûle. — N. Brancard dans lequel est le coffre du mort. — O. Parents les plus proches du mort, habillés d'un sac, & ceints d'une grosse corde, avec des souliers de paille, & des pendants de coton aux oreilles. — P. Paysannes parentes du mort, qui devraient être cachées dans une chaise couverte, mais que l'on a ainsi mises à découvert, afin d'en voir les habillements. — Q. Bonzes, qui accompagnent le mort, en touchant divers instruments, & entre autres une petite orgue. — R. Amis, habillés de blanc, c'est-à-dire, en deuil. — S. Sépulcre dans la montagne, où l'on va le mettre. — T. Ancien habillement chinois. — V. Habillement extravagant du gardien de la maison, que l'on trouve sur toutes les portes des Chinois.