Chrétien-Louis-Joseph De Guignes (1759-1845)
VOYAGE À PEKING...
pendant les années 1794 et 1795,
extrait de : Voyages à Pékin, Manille et l'Ile de France, faits dans l'intervalle des années 1784 à 1801
Imprimerie Impériale, Paris, 1808. Tome I, pages 253-439 ; tome II, pages 1-476 ; tome III, pages 1-135. 90 illustrations.
Automne 1794 : "Je désirais depuis longtemps pénétrer dans l'intérieur de la Chine ; libre d'affaires dans ce moment, je saisis l'occasion favorable qui se présentait, et j'écrivis à [l'ambassadeur hollandais,] M. Titzing, qui avait été en correspondance de lettres avec mon père, pour lui demander de l'accompagner : sa réponse fut celle d'un homme qui aime les lettres, et par conséquent conforme à mes désirs."
L'ambassade hollandaise - Fêtes - L'arrivée à Peking - La tête neuf fois contre terre
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Le lord Macartney termina son ambassade à Peking sans aucun succès ; ses demandes furent refusées, et les présents considérables de la cour de
Londres ne produisirent d'autre résultat que celui d'avoir procuré à un petit nombre d'Anglais l'entrée de la Chine ; encore y voyagèrent-ils, à leur retour, renfermés dans des bateaux et sans
pouvoir en sortir.
Les Chinois furent très enorgueillis de voir des Européens venir des extrémités du monde pour rendre hommage à leur empereur ; mais l'encens offert à leur vanité ne suspendit point la crainte et
la méfiance ordinaire du gouvernement, qui, constant dans sa sombre politique, conserva tous ses soupçons, que des causes particulières augmentèrent encore.
Après une expédition aussi infructueuse, pour laquelle l'Angleterre avait envoyé des personnes choisies, en mettant à leur tête le lord Macartney, qui joignait à un esprit pénétrant, de grandes
connaissances, il était à présumer qu'aucune nation européenne ne solliciterait désormais la faveur de se rendre à Peking ; cependant, au mois de septembre 1794, un ambassadeur hollandais arriva
à Quanton.
M. Vanbraam, chef de la compagnie hollandaise à Quanton, désirait depuis longtemps aller à Peking comme envoyé du Stathouder : ses premières lettres à la régence de Batavia, pour en faire la
proposition, n'ayant pas produit l'effet qu'il attendait, il en écrivit de plus pressantes ; et pour en assurer le succès, il annonça que les représentants des diverses nations établies à la
Chine, devaient envoyer complimenter l'empereur sur la soixantième année de son règne.
A la même époque, les grands de Quanton, craignant que les plaintes faites par le lord Macartney n'excitassent l'attention de l'empereur, cherchaient eux-mêmes un moyen de se tirer d'embarras ;
le seul était de produire à la cour un Européen qui, complimentant l'empereur et le remerciant des faveurs répandues sur le commerce des étrangers, présentât par conséquent, sous un jour
favorable, la conduite des mandarins : l'homme fut bientôt trouvé, car M. Vanbraam ne demandait pas mieux que de seconder un pareil projet. Après avoir expédié ses lettres à Batavia, il en
adressa d'autres aux chefs des nations européennes, pour les instruire de ses démarches, et les engager à suivre son exemple ; mais ceux-ci, plus prudents, répondirent qu'ils n'avaient pas été
envoyés à Quanton avec le pouvoir de faire partir des ambassadeurs pour la cour de Peking.
M. Vanbraam se trouva donc seul de son opinion ; mais comme il était important pour lui de la soutenir, il se rendit à Quanton avant les navires hollandais, pour lier l'affaire de manière qu'il
ne fût plus possible de reculer à l'arrivée des réponses de Batavia. Son attente fut bien trompée lorsqu'il eut connaissance de la résolution de la régence, et qu'il n'était plus que le second de
l'ambassade qu'il avait proposée, les commissaires généraux ayant nommé pour ambassadeur M. Titzing, ci-devant chef au Japon, et depuis gouverneur de Chinsura et membre du conseil de Batavia. Il
s'écoula quelque temps avant que l'ambassadeur pût obtenir une entrevue avec le tsong-tou, et ce ne fut qu'après que les mandarins furent satisfaits de la condescendance des Hollandais, qu'ils
écrivirent à Peking, et que l'ambassade fut acceptée.
Je désirais depuis longtemps pénétrer dans l'intérieur de la Chine ; libre d'affaires dans ce moment, je saisis l'occasion favorable qui se présentait, et j'écrivis à M. Titzing, qui avait été en
correspondance de lettres avec mon père, pour lui demander de l'accompagner : sa réponse fut celle d'un homme qui aime les lettres, et par conséquent conforme à mes désirs.
Les Chinois ne connaissent point de jour de repos, ils travaillent sans cesse. L'usage, en Asie, veut que les hommes s'occupent sans relâche,
mais ils ne le font pas avec la même activité et la même force que les Européens. Ce travail continuel demandait quelque repos ; c'est dans cette vue que les fêtes ont été instituées.
Les Chinois célèbrent au printemps une fête en l'honneur de l'agriculture ; ils promènent alors une vache faite de terre, accompagnée de plusieurs enfants habillés en laboureurs, et portés sur
des tables ; ce cortège est suivi et entouré de musiciens.
Ils en ont aussi une autre dans l'automne, pendant laquelle ils portent des lanternes, des transparents et d'énormes poissons de papier. Quatre
hommes soutiennent une table garnie de fruits, sur laquelle une jeune fille se tient debout sur une branche d'arbre, ayant à côté d'elle une autre petite fille, et en avant un jeune enfant
habillé en vieillard. La marche est ouverte par des musiciens et par des gens qui tirent des pétards toutes les fois qu'on s'arrête. Les habitants devant lesquels passe cette espèce de
procession, dressent des tables garnies de fruits, de bétel et de tabac, et en offrent à tous ceux qui composent le cortège.
Une fête très agréable est celle que l'on fait au cinquième jour de la cinquième lune. Un mandarin, dit-on, recommandable par ses qualités et fort aimé, s'étant noyé jadis, les habitants
montèrent dans des bateaux et le cherchèrent pendant longtemps : c'est à cet événement qu'on rapporte l'origine de cette fête, appelée Ta-long-tchouen.
On se sert dans cette occasion de bateaux longs et étroits, qui sont peints, ornés de figures de dragons et de banderoles, et contiennent jusqu'à
soixante rameurs et plus. Ceux-ci manœuvrent au son d'un tambour et d'un bassin de cuivre, sur lesquels on frappe avec plus ou moins de précipitation, selon qu'il est nécessaire d'accélérer ou de
ralentir la marche, car souvent ils se défient entre eux. Dans ces circonstances, ils vont avec une grande rapidité, cherchent à se dépasser, et se heurtent, s'abordent ou chavirent même ; de
sorte que plus d'une fois on en a vu plusieurs se noyer : aussi les mandarins, pour prévenir de semblables accidents, ne permettent pas toujours de célébrer cette fête.
Le chemin après la ville de Fey-ching-hien va en montant, et il ne faut pas beaucoup de temps pour arriver sur une éminence d'où l'on jouit d'une
fort belle vue. On voit sur la gauche un pavillon carré à deux étages, environné d'un mur avec quatre portes ; par derrière, des murs avec des jardins boisés ; et dans l'enfoncement, un grand arc
de triomphe consistant en trois arcades avec un pilastre entre chaque arcade. Ce monument élevé en l'honneur de l'empereur actuel, est construit en pierres ; il peut avoir cinquante pieds de
hauteur, il est couvert, et le toit du milieu est plus élevé.
Un chemin large d'environ vingt pieds, pavé de grandes pierres plates, commence à peu de distance en avant de cet arc de triomphe, et continue durant l'espace d'une lieue et demie dans la
direction de Peking ; mais la nuit qui survint nous empêcha de distinguer les objets, et ce ne fut qu'avec difficulté que nous pûmes apercevoir des arbres et quelques maisons de distance en
distance. Enfin après douze lieues de route, nos charretiers s'arrêtèrent dans le faubourg de la capitale à sept heures du soir.
L'usage étant de fermer les portes des villes chinoises au coucher du soleil, nous vîmes le moment où nous serions forcés de rester dans la rue, et ce ne fut pas sans peine que nous obligeâmes
l'officier d'un très petit corps de garde, placé en avant de la porte de Peking, à nous faire conduire dans un prétendu kong-kouan qui n'était tout simplement qu'une mauvaise auberge, si
misérable que, malgré notre argent et les recherches de nos domestiques, nous ne pûmes réussir à nous procurer la moindre chose pour notre souper, et que nous fûmes obligés de nous contenter tous
les cinq d'une petite portion de vieux biscuit que j'avais par bonheur dans ma poche. C'est ainsi que, les os à moitié brisés, couverts de poussière et presque affamés, nous arrivâmes enfin à
Peking, après une route de près de six cents lieues achevée en quarante-neuf jours.
Telle est la manière de voyager à la Chine : j'ai cru devoir entrer dans quelques détails sur ce que nous avons éprouvé pendant notre marche,
afin que les Européens qui seront curieux de faire, après nous, le voyage de Peking, puissent, en lisant ce journal, connaître quelles précautions ils doivent prendre ; et il en faut beaucoup
avec les Chinois, qui, habitués à leur manière de vivre et à leurs charrettes, trouvent très naturel que les étrangers s'y accoutument. On ne doit demander aux Chinois que des choses raisonnables
et justes, mais une fois qu'on est convenu avec eux d'un point, il n'en faut absolument pas démordre : la fermeté et le sang-froid les déconcertent, mais l'irrésolution les enhardit. Je crois que
nous aurions pu être mieux, et qu'il dépendait de nous d'être traités un peu plus honorablement.
Le voyage de Peking n'est pas impraticable, il n'est que long et fatigant, et je ne suis pas entièrement de l'opinion de deux missionnaires dont l'un veut persuader qu'on ne peut
l'entreprendre que par un motif de religion, et non de curiosité ; et l'autre avance qu'on ne rencontre rien dans toute la route qui mérite de fixer l'attention, enfin, qu'on ne voit aucun
édifice remarquable, excepté certaines pagodes dont la beauté ne consiste que dans quelques mauvaises peintures. Je pense bien différemment, car, sous tous les rapports, le voyage de Quanton à
Peking présente une infinité de choses curieuses et intéressantes.
Nos mandarins de Quanton vinrent nous annoncer que nous irions tous au palais le lendemain matin ; n'ayant que des habits de voyage, nous fîmes
d'abord quelques objections ; mais nous n'insistâmes pas, l'ambassadeur ayant répondu qu'il se rendrait à l'audience. Les Chinois lui enseignèrent ensuite la manière de faire le salut, qui
consiste à tenir, élevée sur sa tête, à l'approche de l'empereur, la boîte qui contient la lettre de créance ; et, lorsque sa majesté l'a prise, à frapper la tête neuf fois contre terre.On nous
recommanda de nous lever le lendemain à trois heures afin de sortir à quatre : réception, il faut l'avouer, un peu matinale.
Les mandarins tinrent parole, ils entrèrent chez nous à trois heures du matin ; nous nous habillâmes de notre mieux ; les uns mirent des chapeaux, et les autres des bonnets de peau ; nous étions
tous frisés. Au moment du départ, les mandarins nous firent quitter nos épées, l'usage étant de ne pas paraître en armes devant l'empereur. Toute l'ambassade partit à cinq heures, dans de petites
voitures ; car une personne de distinction ne peut aller à pied dans la capitale. Ces voitures, dont on trouve à Peking une grande quantité à louer, ressemblent à des palanquins ordinaires, mais
d'une forme plus allongée ; elles sont rondes en dessus, doublées en dehors et en dedans de gros drap bleu, et garnies de coussins noirs. Plusieurs de ces voitures sont fermées en avant avec une
porte sur le côté ; mais généralement elles sont ouvertes ; il y a en outre de chaque côté deux petits carreaux pour voir ce qui se passe : le cocher est assis à l'entrée de la voiture et dirige
le cheval, qui est toujours seul. Tout l'ouvrage est solidement fait, bien chevillé et nullement suspendu, aussi ces petites voitures, assez douces lorsqu'elles vont sur la terre, sont-elles
extrêmement fatigantes lorsqu'elles roulent sur la pierre. Pour rendre les secousses moins dures, les Chinois placent quelquefois les roues très en arrière, mais toutes les voitures ne les ont
pas ainsi disposées, et la règle générale est de les avoir directement en dessous.
...Les portes du palais venant à s'ouvrir, les Chinois nous rangèrent alors sur le bord du chemin que devait suivre l'empereur ; tous les assistants se mirent à genoux, l'ambassadeur et M. Vanbraam étant devant nous, et les Coréens à notre droite, tout le monde gardant le plus profond silence. Nous vîmes d'abord paraître plusieurs grands mandarins qui s'arrêtèrent quelque temps à nous considérer ; ils furent suivis par des officiers armés de sabres : l'un d'eux portant un pavillon jaune, précédait la chaise de l'empereur ; elle était également jaune, fort simple, et portée par huit hommes habillés de jaune avec une aigrette sur la tête. Le premier et le second ministre, et plusieurs grands mandarins entouraient l'empereur, qui s'arrêta un moment vis-à-vis des Coréens, et ensuite devant l'ambassadeur, qui fit le salut prescrit, après qu'on eut pris la lettre de créance. Les mandarins ne firent attention, dans l'exécution de ce cérémonial, qu'à M. Titzing et à M. Vanbraam ; car pour nous nous en fûmes quittes pour tenir la tête un peu penchée ; et quoiqu'on nous eût bien recommandé de ne pas lever les yeux tout le temps que l'empereur resterait auprès de nous, cela ne nous empêcha pas de regarder de tous côtés. L'empereur demanda l'âge du Stathouder, et s'informa s'il se portait bien, après quoi il continua sa route. Ce prince est vieux, mais il a une figure intéressante ; il était suivi par d'autres mandarins, par des officiers et par un petit nombre de soldats, dont quelques-uns conduisaient des chevaux blancs forts et vigoureux, mais sans aucunes grâces. Le cortège ayant défilé, nous nous levâmes ; les Chinois nous firent entrer dans les jardins : deux mandarins à bouton bleu-clair, et décorés d'une plume de paon, conduisaient l'ambassadeur et M. Vanbraam ; d'autres petits mandarins nous tenaient chacun par-dessous le bras. Le jardin paraît grand ; un lac appelé Van-yeou-tien, en occupe la majeure partie ; comme il était gelé, nous le traversâmes à pied pour aller rejoindre l'empereur qui déjeunait dans un beau pavillon. On nous fit entrer dans un autre presqu'à côté ; mais quelle fut notre surprise de trouver les dedans misérables, les fenêtres sans papier, et l'estrade en terre et sans tapis. Ici les Chinois nous apportèrent à manger : cette attention fut payée par une politesse, et l'ambassadeur et M. Vanbraam firent le salut d'usage ; pour nous on se contenta d'une simple inclination de tête, car à la Chine on ne considère que les chefs.
Ramenés dans le jardin où était l'empereur, nous y trouvâmes beaucoup de personnes, mais toutes appartenant au palais. Les rangs étaient
confondus, mandarins, coulis, esclaves, tous se poussaient à l'envi pour nous considérer : nous vîmes, pour la première fois, des Chinois patiner ; ils s'en acquittent fort bien ; nos mandarins
sachant que les Hollandais savaient patiner, invitèrent l'ambassadeur à le faire ; il s'en excusa, et MM. Vanbraam le jeune et Dozy, seulement, coururent pendant quelque temps sur la glace. Cet
exercice ayant réveillé l'attention des Chinois, ils se portèrent en foule pour regarder ; mais les plus curieux reçurent des coups de fouet.
Sa majesté étant entrée dans un palanquin de couleur jaune supporté par deux grands dragons dorés, on la fit avancer sur la glace.
Plusieurs mandarins ayant le bouton rouge et la plume de paon, entouraient sa chaise, et beaucoup d'autres se tenaient un peu en arrière sur les côtés. Ils avaient tous des habits de pelleteries,
le poil tourné en dehors. Nous étions debout comme tout le monde, ayant le chapeau sur la tête. On commença par jeter une grosse boule blanche garnie d'une poignée en bois, que des Chinois,
habillés de jaune, reçurent, pour se la jeter entre eux : les patineurs s'avancèrent ensuite ; l'un d'eux, qui venait rapidement, ayant été retenu par un des assistants, ils tombèrent tous les
deux ainsi que tous ceux qui les suivaient. L'empereur s'étant approché de notre côté, nous eûmes le temps de le considérer : il a bonne mine, peu de barbe et se tient bien droit malgré son âge.
Son habit était de peau ; il n'avait aucune distinction particulière sur lui ni sur son bonnet.
L'empereur s'arrêta assez près d'une espèce de porte en bois ornée de dragons, à laquelle était suspendue une grosse boule en cuir, qui servit de but à des soldats qui passèrent sous cette porte
en patinant et en tirant leurs flèches : les premiers qui commencèrent à tirer de l'arc, étaient grands, et les derniers qui terminèrent ce jeu étaient des enfants. L'empereur traversa ensuite la
rivière, et se remit en palanquin pour retourner au palais.
... Les mandarins furent très affectueux envers nous, et nous n'eûmes qu'à nous en louer ; mais, pour la réception de l'ambassade, elle fut
plaisante et même inconcevable. L'empereur reçut l'ambassadeur dans une cour en dehors du palais : excepté deux ou trois mots qu'il lui dit, et quelques bagatelles qu'il lui envoya pour déjeuner,
il ne fit plus attention à lui, quoiqu'il fût à deux pas, et à portée d'être vu.
Je ne suis pas étonné que les Chinois, qui se croient en tout supérieurs aux autres hommes, traitent de cette manière des Européens ; mais je conçois difficilement que ceux-ci s'exposent
volontairement et sans motifs à éprouver un pareil traitement. Je doute que désormais une nation d'Europe soit tentée d'envoyer des ambassadeurs à Peking ; car il faut de grands intérêts pour
consentir à ce que j'ai vu faire ; et vouloir s'y refuser, c'est avoir inutilement entrepris le voyage.