Ma Tcheu-yuan
et Li Cheu-tchoung, Hoa Li-leang, Houng-tzeu Li-eul
LE RÊVE DU MILLET JAUNE
Drame taoïste du XIIIe siècle
traduit du chinois par Louis LALOY (1874-1944)
Éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1935, 138 pages, + deux illustrations hors-texte.
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Extraits de la présentation : "Le drame dont la traduction va suivre a pour signalement : Sujet :
Tchoūng-lî, des Hán, convertit Liù Yên, des T'âng. — Dénomination exacte : Sur la route de Hân-tān, il comprend le rêve du millet jaune. Les trois derniers mots de cette
dénomination forment le titre usuel : le Rêve du millet jaune.
Les auteurs sont au nombre de quatre, dont chacun a rédigé un acte de la pièce. Le premier acte est l'œuvre de Mà Tcheu-yuàn ; le deuxième, de Lì Cheû-tchoūng ; le troisième, de Hoā Lì-leâng ; le quatrième, de Hoūng-tzeú Lì-eûl. L'auteur de l'entr'acte, entre le premier et le deuxième acte, n'est pas désigné ; on peut croire, pour des raisons de style, que c'est Mà Tcheu-yuàn."
- "Le drame met en scène trois saints du taoïsme : le Prince empereur de la floraison orientale y dépêche sur terre Tchoūng-lî K'iuên pour y opérer la conversion de Liù Yên Toúng-pīn. Ces trois personnages sont ceux dont les vies occupent les trois premières places, dans le recueil appelé Histoire orthodoxe des lotus d'or, par le taoïste Tch'oū Lï. La première version de cet ouvrage est datée de l'année 1301 ; la seconde, abrégée et illustrée, de l'année 1326 ; l'une et l'autre contiennent les vies des saints pour qui les empereurs mongols avaient une dévotion particulière et à qui ils ont décerné des titres honorifiques. Les auteurs de la pièce ont donc suivi les croyances en faveur à la cour."
- "La question de savoir si l'homme est naturellement bon, ou mauvais, ou mêlé de l'un et l'autre, s'est posée et a été résolue de ces trois manières différentes par le confucianisme de l'antiquité classique. Le taoïsme l'ignore. Il ne s'agit pas pour lui de suivre le naturel, ni de le contrarier, ni même de l'améliorer, mais de l'épurer jusqu'à un état parfait d'indifférence où il se prêtera sans résistance à toutes les impulsions du destin. Le bien et le mal, selon cette doctrine, affirment avec une force égale, bien qu'en sens opposé, le moi, qui est haïssable."
Introduction : Le drame classique de la Chine
Le rêve... : Premier acte
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Le théâtre n'apparaît en Chine qu'à une époque relativement récente, mais s'y montre
d'emblée en pleine floraison. Les pièces les plus anciennes dont le texte nous soit parvenu ont été composées et représentées entre le milieu du XIIIe siècle de l'ère chrétienne et la fin du
XIVe, depuis le temps où les Mongols établissaient en Chine leur domination jusqu'à celui où ils l'ont perdue. Au nombre d'une centaine, elles forment un genre aussi déterminé que notre tragédie
classique, et beaucoup plus homogène. Les auteurs y marquent leur goût par le choix des sujets, le dessin des caractères, le coloris du style ; mais si nous ne disposions pas d'autres documents,
il serait à peu près impossible de ranger dans un ordre chronologique ces ouvrages, tous jetés dans le même moule, et attestant, ou peu s'en faut, une égale maîtrise.
Ils nous ont été transmis par quelques recueils, constitués et livrés à l'impression au moins deux siècles plus tard. La production totale était beaucoup plus abondante encore. Un répertoire
inséré dans le plus important de ces recueils donne les titres de six cent deux pièces. Sur les cent qu'il publie, six appartiennent à la période suivante. Si l'on applique la même défalcation
aux autres, le reste sera d'environ cinq cent soixante, pour une durée d'un siècle et quart. Quant aux auteurs, le nombre en est compris, selon les différentes listes de leurs noms que nous
pouvons consulter, entre quatre-vingt-trois et deux cent trois.
Une fécondité aussi exceptionnelle ne pouvait durer. Après la fin de la dynastie mongole, cette sorte de drame disparaît rapidement, mais le théâtre a reçu une impulsion vigoureuse et son
mouvement continue, en passant par d'autres formes, jusqu'à nos jours où on le voit s'accélérer encore.
La séparation des genres littéraires était faite depuis le Ier siècle avant l'ère chrétienne, et strictement observée depuis lors, sans autres modifications que de nomenclature, pour les
catalogues des bibliothèques impériales et les notices adjointes à la plupart des histoires officielles. Quand le théâtre s'est présenté, toutes les places étaient prises depuis longtemps et il a
dû rester au dehors, en compagnie du roman, qui a pris sa forme moderne et populaire vers la même époque. Aucun auteur de théâtre ni de roman n'est cité à ce titre par les historiens des
dynasties. Il faut, pour que son nom paraisse, qu'il se soit illustré autrement, par un emploi important dans l'État, ou des ouvrages d'érudition, de morale, de philosophie, de poésie. Les pièces
de théâtre ne sont copiées que pour l'usage des acteurs. Quelques curieux seulement en font collection et ce sont eux qui en procurent, de temps à autre, un recueil imprimé.
Mais de nos jours, il n'y a plus de genres réprouvés dans la littérature chinoise. Au contraire, ceux qui comme le théâtre et le roman parlent la langue courante et s'adressent indistinctement à
toutes les classes de la société, attirent de préférence l'attention des historiens, des lettrés, des artistes, qui ont plus ou moins de confiance en l'avenir de la démocratie, mais reconnaissent
tous le fait accompli, et la force du nombre, dans les arts comme en politique. De nombreux travaux ont paru et paraissent sur l'histoire du théâtre à ses différentes époques. Pour la plus
ancienne, il faut citer particulièrement l'Histoire du Théâtre sous les Soúng et les Yuân, publiée en 1916 par le regretté Wâng Kouŏ-weî, savant de premier ordre, dont la disparition
récente est un deuil pour les lettres chinoises : en cet ouvrage qui résume et complète plusieurs études antérieures, c'est lui qui le premier a su mettre au point par une information sûre et des
vues nettes le problème des origines, jusque-là trop négligé.
*
La Chine a connu dès la plus haute antiquité la musique et la danse, qui avaient l'une et
l'autre leur place marquée dans les cérémonies du culte, les fêtes officielles et particulières. Les festins étaient égayés par des musiciennes et des danseuses, dont plusieurs, ayant eu l'heur
de plaire à leur maître, fils du Ciel, ont mérité une notice dans l'histoire de la dynastie, au chapitre des « Alliances extérieures », ou comme on dirait en Europe, des mariages morganatiques.
Des princes moins galants préféraient les bouffons et leurs facéties. Mais un ballet n'est pas un drame. Un diseur de bons mots n'est pas un comédien. Il faut au théâtre une suite d'événements
qui ne soient pas narrés, mais représentés par les personnages dont on figure l'aspect et suppose le discours. Des siècles ont été nécessaires pour que ces éléments indispensables se trouvent
réunis.
La règle était sévère pour la musique officielle ou sacrée, ce qui revient au même en un pays qui, comme la Chine antique, n'a d'autres ministres du culte que l'Empereur, ses vassaux et ses
magistrats. Une gamme de cinq notes par tons entiers et tierces mineures, qu'on pouvait transposer de demi-ton en demi- ton sur les douze degrés de l'octave, en formait le système, immuable
jusqu'à la fin du régime impérial.
La musique profane prit bientôt des libertés, qui d'âge en âge s'étendirent. Dès le IIIe siècle avant l'ère chrétienne, elle usait du demi-ton et savait même diviser de deux manières la tierce
mineure, en mettant cet intervalle en contact avec la note inférieure ou supérieure. Au IIe siècle après l'ère chrétienne, quatre modes différents étaient déjà formés par cette alternance. C'est
alors que le bouddhisme commença de s'introduire en Chine et vint y stimuler encore la curiosité, de tout temps en éveil, pour les mœurs et coutumes des pays étrangers. La musique en bénéficia
plus que les autres arts : les instruments, les airs et les danses exotiques furent de plus en plus à la mode. Sous la dynastie des T'âng, qui régna du VIIe au IXe siècle de l'ère chrétienne et
se distingua par son luxe raffiné, la musique des festins prit un très grand développement. La gamme était alors, comme la nôtre, diatonique. Chacune de ses sept notes pouvait marquer l'origine
d'un autre mode, et chacun de ces modes, transposé tour à tour sur les douze degrés de l'octave, procurait un total de quatre-vingt-quatre gammes différentes. En chacune, des altérations subtiles
s'introduisaient ; les musiciens d'avant-garde en tiraient des effets extraordinaires : l'un imitait le chant du coq, l'autre le murmure d'une conversation plus ou moins animée.
L'empereur dont le nom posthume fut Hiuên-tsoūng eut entre l'an 715 et l'an 755 un règne brillant, tragiquement terminé, et fut entre tous ceux de sa race délicat et voluptueux. C'est en
connaisseur qu'il adorait la musique comme tous les arts et toutes les formes de la beauté humaine ou naturelle. L'histoire officielle de la dynastie, en sa première rédaction qui est la plus
complète, rapporte que dans les loisirs du gouvernement, il instruisait les musiciens de sa chapelle, au nombre de trois cents, en leurs exercices sur les instruments à cordes et à vent ; si dans
l'ensemble à l'unisson une seule note était fausse, l'empereur s'en apercevait aussitôt et corrigeait la faute. Ces musiciens étaient appelés « les élèves de l'empereur », ou encore les « élèves
du Jardin des poiriers », parce que leur établissement touchait au jardin de ce nom dans le parc du palais. La deuxième rédaction résume ce texte et ajoute que cent jeunes musiciennes faisaient
leurs études au même endroit.
C'est à cette institution que fait allusion Li T'ai-pĕ, le plus célèbre poète de l'époque et l'un des plus grands du monde entier, en une pièce qui a pour titre Accompagnement du Festin
:
Les nouveaux concerts sont choisis au Jardin des poiriers.
Les danses anciennes illustrent le chant d'un royaume détruit.
Il s'agit d'un conservatoire musical et non pas dramatique, ainsi que l'ont cru presque tous les auteurs européens qui ont traité du théâtre en Chine. Leur excuse est que par la suite les acteurs
ont parfois été qualifiés d'élèves du Jardin des poiriers : on louait par cette métaphore leurs talents de musiciens, fort précieux en un genre où la musique a toujours tenu la plus grande place.
Mais à l'époque des T'âng, le drame n'existait pas encore. Toute la prédilection des écrivains était pour la poésie lyrique, portée alors à un degré inouï de perfection et de fertilité. Les
spectacles de la cour étaient des ballets, des jeux d'acrobates ou d'escamoteurs, et des facéties de bouffons.
Quelquefois les bouffons se donnaient la réplique, sans texte écrit d'avance, pour quelque algarade burlesque, où l'un figurait pour la circonstance un lettré, l'autre un bouddhiste, le troisième
un taoïste ; ou bien c'était un démon qu'on interrogeait, une femme jalouse devant son mari. Il leur arrivait aussi de jouer deux rôles traditionnels dont l'un s'appelle ts'ān-kiûn, nom
d'un emploi militaire analogue à celui de chef d'état-major dans les armées modernes, l'autre ts'āng-hoŭ le milan gris. Celui-ci, affublé d'un habit rapiécé et écourté avec un chignon de
faux cheveux comme les femmes en deuil, était le compère de l'autre, qui portait l'uniforme bleu et le bâton de commandement, mais d'une façon comique, car nous savons que cet emploi pouvait être
tenu par une femme en travesti. C'étaient, comme le polichinelle et l'arlequin des farces italiennes, plutôt encore comme les clowns de nos cirques, des personnages invariables, improvisant,
selon les circonstances, toujours sur le même thème.
Les ballets admettaient les masques et des costumes variés. L'un d'eux représentait les exploits de ce prince qui sur la fin du VIe siècle s'était le premier avisé de porter un masque dans la
bataille, pour cacher un trop joli visage, qui n'inspirait pas assez de crainte à l'ennemi. Un autre, d'origine étrangère, introduisait des danseurs déguisés en lions furieux puis domptés. En un
autre, ils portaient des habits de nuages multicolores. C'étaient des spectacles de haute fantaisie, à peu près comme nos ballets de cour sous Louis XIII. Ils étaient d'ordinaire accompagnés de
chant, mais mention n'est jamais faite d'un dialogue entre les personnages.
Vers la fin de la dynastie, un autre genre de musique commença de se développer pour atteindre sa floraison sous celle des Soung, qui a régné du XIe au XIIIe siècle de l'ère chrétienne. C'est la
chanson, k'iu, en plusieurs couplets, de caractère narratif. Chaque couplet a pour sujet un épisode emprunté à l'histoire ou à la légende. Parfois aussi les couplets forment un récit
suivi. La chanson proprement dite ne sert pas à la danse. Mais, dès le début de la dynastie des Soung, on commence de l'employer aussi à cet usage et elle prend alors d'autres noms :
tch'ouên-tă si elle est d'un bout à l'autre sur le même air ; tá k'iŭ ou grande chanson si l'air change, d'un couplet à l'autre, en restant dans le même mode ; tchoū koūng
tiáo ou omnimodale quand le mode change aussi. Plusieurs de ces chansons à danser dont le texte ou le titre nous a été conservé traitent de sujets qui seront repris, deux siècles plus tard,
par le théâtre. Une grande chanson raconte l'aventure célèbre de Sī-cheū, cette fille charmante d'un bûcheron, choisie par un roi de l'ancien temps, pour être offerte à son ennemi et le perdre.
Elle est aussi l'héroïne d'un drame de Kouān Hán- k'īng, l'un des premiers et plus remarquables auteurs de l'époque mongole. C'était, selon la conjecture fort plausible de Wâng Kouŏ-weî, une
chanson omnimodale que ce Pavillon d'occident, composé sous les Soung, et devenu, sous le même titre, un drame célèbre par la suite.
Ces rencontres ne sont pas fortuites : le drame ancien est sorti de la chanson à danser. Sa construction en témoigne. Il est divisé obligatoirement en quatre actes appelés tchĕ, brisures
; un supplément appelé siĕ, cale, s'y ajoute parfois, pour les nécessités de l'action, soit au début comme un prologue, ou entre deux actes. Chacune de ces parties comprend une suite de
couplets, sur des airs différents mais dans le même mode : c'est une grande chanson. Mais le mode change, d'un acte à l'autre, l'entr'acte ayant d'ordinaire le mode de l'acte qui précède ou qui
suit. La pièce entière est une chanson omnimodale. Les couplets du même mode sont aussi sur la même rime. Mais le nombre des rimes, qui est de cent six pour la poésie, tombe à dix-neuf pour la
chanson parce qu'on n'y tient plus compte des accents. De plus, par une règle commune à tous les genres qui admettent la rime en langue chinoise, il y a des vers qui ne riment pas. Les modes sont
réduits à dix-neuf également, le choix de la rime restant libre. Tous les airs sont des airs connus, empruntés au répertoire des chansons tel qu'il était constitué sous la dynastie des Soúng. Ces
chansons demeurées en faveur ne sont désignées que par les premiers mots de leur texte, comme dans nos anciens vaudevilles. L'auteur dramatique adapte à l'air d'autres paroles dont l'accent
tonique doit être en concordance. Il lui est permis d'en ajouter ou d'en retrancher en certains cas, lorsque la mélodie s'y prête.
Tous les airs sont chantés par le même artiste, accompagné sans doute par l'orchestre. Quelquefois seulement un chœur soutient sa voix. Il représente d'un bout à l'autre de la pièce le même
personnage, à moins que celui-ci ne soit emporté dans une péripétie de l'action ; alors, à l'acte suivant, le chanteur rentre en scène dans un nouveau rôle, du même emploi.
Les couplets ou les groupes de couplets sont introduits et suivis par des scènes en dialogue. Le chanteur y prend la parole, ainsi que les autres acteurs, qui ne chantent jamais. Ce qui, sans
cette innovation, ne serait, selon notre vocabulaire qu'une cantate à voix seule, devient par elle une pièce de théâtre. Elle semble s'être produite sous l'influence du roman.
Le nom chinois de ce genre est siaò chouŏ, menus propos. Au temps où fut rédigé le premier catalogue méthodique des œuvres littéraires, qui est le premier siècle après l'ère chrétienne,
il désignait, à ce qu'il semble, des recueils d'anecdotes et de dictons, recueillis dans les différentes régions du territoire. Plus tard ce furent des contes, généralement moraux, parfois aussi
galants, rédigés par un écrivain en style littéraire. Mais sous la dynastie des Soúng, le roman populaire apparaît et s'empare de cette dénomination, qu'il gardera jusqu'à nos jours.
Moins brillante que celle des T'âng, cette dynastie fut beaucoup plus sérieuse. Ses musiciens et ses poètes, malgré leurs grands talents, ont moins fait pour sa gloire que la puissante école de
philosophie qui alors, en réaction contre le bouddhisme, trop cher aux dynasties antérieures, voulait tirer des textes antiques, considérés comme sacrés, une science totale de l'univers, par un
effort de raisonnement analogue à celui de la scolastique, presque contemporaine : ce rapprochement a été proposé par M. Mioú T'iĕn-chéou dans la préface, datée du 1er septembre 1928, à son
édition du livre de Hoâng Lî-tcheōu et Ts'iuên Sié-chān sur la philosophie des Soúng et des Yuân.
Ces philosophes étaient des moralistes. Ces moralistes étaient, pour la plupart, des magistrats. Sans l'appoint du taoïsme contemplatif et magique, dont ils se privaient de leur mieux, la
religion classique de la Chine n'a presque pas de dogmes et résorbe la foi dans les œuvres, appréciées elles-mêmes en raison de leur utilité sociale. Le sage doit servir l'État, qui n'a d'autre
fin que le bien public. De cette notion se dégage alors, de plus en plus nettement, celle du bien-être des hommes, par le progrès naturel de l'analyse, et aussi parce que le bouddhisme, même
répudié, laisse un attendrissement de pitié pour la misère humaine. Fidèles aux conseils de ces nouveaux disciples de Confucius, les empereurs de la dynastie des Soúng ont multiplié les
institutions d'assistance publique, asiles, hôpitaux, orphelinats et cimetières gratuits. L'un d'eux a même pris pour ministre un hardi novateur qui, tirant de ces principes les dernières
conséquences, avait inventé une sorte de socialisme d'État. Mais son système, mis à l'essai, ne put durer.
Sou Toung-p'ouō, qui fut au XIe siècle le plus grand poète de l'époque, nous a laissé aussi des souvenirs où il cite ce trait des mœurs de son temps :
« Dans les ruelles écartées, les petits enfants les plus détestables, ceux qu'on ne tolérait plus au logis, on leur donnait quelque monnaie pour les faire asseoir, écoutant les récits d'un
conteur. S'il leur disait l'histoire des Trois royaumes, arrivés à la défaite de Lioû Hiuên-tĕ, ils fronçaient les sourcils et il y en avait qui pleuraient ; mais la défaite de
Ts'âo-ts'āo leur arrachait des cris de joie. Tant il est vrai que le bien et le mal ont une action qui ne s'éteint pas avec les siècles. »
C'est un spectacle que l'on rencontre encore de nos jours, dans les faubourgs des villes et sur les places des villages. Sans doute, au temps de Sou Toung-p'ouō, ces narrateurs de plein air
exerçaient-ils depuis longtemps leur modeste industrie, achalandés par un peuple non moins badaud que tous les autres, mais plus que tout autre curieux d'aventures, et fier de son passé. Pour la
première fois, sous la dynastie des Soúng, ils commencent d'attirer l'attention des lettrés. Mention est faite de leur existence, non certes par l'histoire officielle, mais par quelques
mémorialistes de cet âge et de l'âge suivant, ce qui déjà est pour eux un très grand honneur. Nous apprenons ainsi qu'ils étaient capables de développer dans l'instant les événements d'une
dynastie, quelle qu'en fût l'époque. Mais pour les récits légendaires, ils se servaient d'aide-mémoire qu'on appelle chouŏ pèn, livrets des paroles : conservés par des collectionneurs de
l'époque des Mîng, quelques-uns nous sont parvenus. C'est à cette époque également que l'on commença de rédiger, pour la lecture, ce qui n'était jusque-là destiné qu'à la récitation. Ainsi nous
est parvenu, après plusieurs remaniements dont le dernier date du XVIIe siècle, ce roman des Trois royaumes dont les épisodes avaient déjà tant de succès au XIe, auprès des enfants des
faubourgs. Ils n'en obtiennent pas moins aujourd'hui, dans toutes les classes de la société où l'on sait lire, et à juste titre. Développant une ancienne chronique sur une de ces guerres civiles
qui ont périodiquement désolé la Chine dans l'interrègne entre deux grandes dynasties, c'est un très beau roman de chevalerie, où les preux rivalisent d'honneur et d'exploits merveilleux.
L'histoire n'était pas seule à fournir les sujets. D'autres romans, dont l'origine n'est pas moins ancienne, s'inspirent de légendes bouddhistes ou taoïstes, riches en prodiges et en
enchantements. D'autres, enfin, empruntent leurs personnages à la vie contemporaine, pour quelque intrigue amoureuse que rend plausible l'exacte et souvent très fine observation des mœurs et des
caractères.
Depuis les canevas, jusqu'aux rédactions achevées, la forme de ces récits n'a pas changé. Comme au temps où le conteur, en reprenant la parole, devait réveiller la mémoire des auditeurs, on
rappelle brièvement, au début d'un chapitre, ce qui vient de se passer. De même que les entretiens rapportés tout au long, le récit est en langue parlée. Mais sitôt qu'une situation se dessine,
un poème en langue littéraire et en vers réguliers s'y intercale, pour dégager le sentiment. Ceux qui rédigeaient ces livrets n'étaient donc pas sans instruction. Ils se recrutaient sans doute en
cette classe, toujours nombreuse en Chine, de lettrés en disponibilité, faute d'avoir achevé leurs études, ou d'avoir pu en tirer parti pour trouver un emploi dans l'administration.
Les parties en dialogue du drame sont des morceaux de roman, mis en style direct. À la place du narrateur, le personnage qui entre en scène renseigne l'auditoire sur son nom, sa famille, les
événements qui viennent de s'accomplir et le concernent. Après quoi on l'entend et on le voit à l'œuvre. Il emploie le langage de la conversation, mais de temps à autre déclame des vers, qui font
tableau, comme dans le roman, surtout au début et à la fin de la pièce, souvent aussi au début et à la fin d'un acte.
Un auteur nous apprend que sous le règne de l'empereur Jên-tsoung (1023-1064) « parmi ceux qui sur les places de marchés parlaient des Trois royaumes, quelques-uns choisissant les
paroles, et y ajoutant la parure appropriée, faisaient des personnages d'ombres ». Ce genre de spectacle, que nous appelons non sans motif « ombres chinoises », est encore en honneur de nos
jours, et les montreurs sont fort habiles. On voit par ce témoignage que dès cette époque on avait l'idée de mettre en action le roman, mais que le drame n'existait pas encore.
Les jeux de scène sont indiqués, entre parenthèses, avec précision, par un mot qui signifie « figure » et renvoie à un répertoire, établi et appris. Frapper à une porte, appeler à soi, saluer,
monter à cheval ou en descendre, rire, dormir, se lamenter, sont autant de figures, comme nous disons en parlant de nos ballets, et proviennent en effet, selon toute probabilité, des ballets de
la Chine, qui plus encore que les nôtres représentaient des actions. Il n'est jamais question d'un décor. Les paroles et le chant y suppléent par leurs descriptions. Les acteurs avaient des
costumes, car le mot qui signifie « jouer un rôle » a aussi le sens de « déguiser ». Les accessoires ne sont employés que s'ils ont eux-mêmes un rôle dans la pièce, comme l'encrier pour écrire,
le sabre pour se battre, ou la cangue et la chaîne du prisonnier.
On indique l'emploi de l'acteur avant le nom du personnage qui entre en scène ; aux répliques suivantes, on use indifféremment de l'une ou de l'autre de ces désignations. Les principaux emplois
portent les noms de mouŏ-gnî ou mouŏ par abréviation, de ts'ing, de tan et de tch'eoù. La tradition prétend que les deux premiers succèdent au
ts'āng hou et au ts'ān kiūn des anciennes bouffonneries, et que même cette dernière appellation est devenue ts'íng par contraction. Mais la différence est grande. Le
mouŏ est le rôle noble, celui du héros de la pièce, et le ts'íng un rôle de caractère. Le mot de tan désigne les rôles féminins, probablement interprétés, comme de nos
jours, en travesti. Le tch'eoù est un comique. Chacun de ces emplois peut comprendre, selon les besoins de la pièce, deux ou trois artistes, toujours classés entre eux par ordre
d'importance. Celui qui chante est le premier rôle noble, ou le premier rôle féminin, plus rarement le rôle de caractère ou le comique.
Leurs dénominations sont malaisées à expliquer. Ce n'est pas un motif suffisant pour leur attribuer une origine étrangère. Comme aujourd'hui certaines expressions de la langue parlée, dont
l'orthographe est arbitraire, elles peuvent provenir d'un dialecte local ou plus simplement encore appartenir au jargon du métier.
*
Tels sont les éléments empruntés à la chanson, au ballet, au roman, et aux farces de pitres,
dont le concours a produit le drame ; c'est à ce mélange qu'il doit sans doute son nom de tsă kĭ, jeu varié. Mais on l'appelle aussi, plus simplement, par le terme générique de
k'iu, chansons. Notre sentiment du progrès nous porte à croire que les éléments qui le composent y furent introduits successivement. Mais nous manquons de renseignements sur cette
période préparatoire. La dénomination de jeu varié apparaît sous la dynastie des Soúng à une époque incertaine ; et comme l'a montré Wâng Kouŏ-weî, nous ne pouvons deviner ce qu'on entendait
alors par ces mots. Les titres qui nous ont été conservés ne semblent s'appliquer qu'à des chansons dansées.
Au début du XIIe siècle, la dynastie des Soúng perdit le Nord de la Chine, envahi par une tribu tartare venue de Kirin qui s'y établit et fonda, en 1115, sous le nom de Kīn une dynastie abolie à
son tour, en 1234, par la conquête mongole. Selon Wâng Kouŏ-weî, dont l'argumentation paraît solide, c'est sous cette dynastie, c'est-à-dire dans la partie du territoire qu'elle tenait sous sa
domination, que fut rédigé un recueil qui s'appelle Yuén pèn, ce qui signifie, à ce qu'il semble, Livrets pour les artistes du palais. Un auteur de l'époque mongole explique que
l'on employait indifféremment alors cette expression ou celle de jeux variés, et que la distinction entre les deux genres ne s'était faite que sous la dynastie régnante. Grâce à lui également
nous possédons la table des matières de ce recueil, dont le texte est perdu. Ce sont encore, autant qu'on en peut juger, des chansons dansées. Quelques titres cependant annoncent un texte parlé,
peut-être même sans mélange de chant : Explication du Livre de la Voie et de la Vertu ; Commentaires sur les entretiens de Confucius ; Discours de Chên-noûng sur les simples ; Explications
des fruits, des fleurs, des oiseaux. Ce sont là, pour notre goût, des divertissements un peu sévères. Nous savons cependant que le peuple alors ne les dédaignait pas. Les diseurs en plein
vent ne racontaient pas tous des histoires ; plusieurs gagnaient aussi leur vie en mettant à la portée d'auditeurs ignorants, mais curieux, les textes que seuls les savants pouvaient lire :
c'étaient des vulgarisateurs. Pour la première fois leur éloquence familière devient, comme la musique et la danse, un divertissement artistique et s'introduit à la cour. Les princes tartares, à
peine plus lettrés que le peuple de la Chine, se mettaient à la même école.
Dans les autres pièces, il semble que l'observation des mœurs se développe. Non seulement on en trouve qui introduisent des bonzes, des lettrés, des taoïstes, dont les bouffons déjà
contrefaisaient les discussions, mais d'autres représentent des laboureurs, des médecins, des soldats, des tireurs d'horoscope, des voleurs, des mendiants, des fonctionnaires, des
gendarmes.
Ainsi la langue parlée est admise mais ne paraît pas employée à figurer ni même à narrer une suite d'événements. Les ballets comiques sont en faveur mais rien ne permet de supposer qu'ils
possèdent une intrigue.
La recherche des précédents demeure donc stérile et nous ramène au point de départ. Dans l'état actuel de notre documentation, on ne relève aucune trace du drame avant l'époque de ses premiers
chefs-d'œuvre. Il semble que les éléments dont il s'est formé aient été réunis par un décret, qui sitôt promulgué a pris force de loi. Nous ne savons même pas à qui l'idée en est venue d'abord,
parmi cette phalange d'auteurs dramatiques qui se lèvent tous à la fois, également instruits, disciplinés, habiles à la manœuvre.
Notre surprise est grande, à première vue. À la réflexion il faudra peut-être en rabattre. L'évolution des genres est une expression périmée, mais l'idée en subsiste, tenace comme tous les
préjugés ; et pendant qu'elle régnait sans partage elle a encombré l'histoire littéraire de fictions parasites qui ont avec le temps pris racine. Il faut débroussailler. M. Joseph Bédier a fait
justice des « cantilènes lyrico-épiques » formant passage, comme leur nom l'indique, entre deux genres. Elles n'ont jamais existé que dans l'imagination de quelques savants, et nos chansons de
geste, tout comme les drames chinois, sitôt qu'elles paraissent, sont à l'état parfait. N'en est-il pas de même pour les mystères du moyen âge, le roman du XVIIe siècle, la tragédie grecque, les
poèmes homériques ? À condition toutefois de s'en tenir aux œuvres authentiques, en les débarrassant de cette queue d'embryons et d'ébauches, qu'une érudition doctrinaire a fabriqués de toutes
pièces.
Le matérialisme du dernier siècle assimilait les ouvrages de l'esprit à ceux de la nature, sourde et aveugle par hypothèse. Nous en revenons à des idées plus saines et commençons de nous
apercevoir que ce sont, au contraire, les ouvrages de la nature qui ressemblent à ceux de l'esprit. La théorie évolutionniste a subi sur toute la ligne de graves échecs, et si elle trouve encore
des défenseurs qui se cramponnent au terrain avec une énergie digne d'une meilleure cause, c'est que personne au monde n'est plus difficile à mouvoir qu'un savant quand il n'est pas un grand
savant. Beaucoup refusent d'avouer que les « chaînons » qu'il fallait à tout prix découvrir, pour lier l'une à l'autre les espèces d'animaux et de plantes, n'ont jamais existé que sur le papier.
Dès les premiers exemplaires qu'on en découvre dans les couches géologiques, une forme vivante est réglée avec une précision qui restera invariable jusqu'à sa disparition. Si des modifications se
produisent, c'est par un changement inopiné que faute d'en avoir pu trouver la cause on a décoré du nom de mutation ; mais on ne voit naître ainsi que des variétés d'une même espèce, non une
espèce nouvelle. La nature, elle aussi, a ses idées.
Aucun motif de théorie ne nous autorise donc à récuser le témoignage des textes. Il fut un temps où le drame chinois n'existait pas. Puis il se montre tout formé, avec ses organes en place, qui
ne bougeront plus. C'est vers le milieu du XIIIe siècle que cet événement s'est produit, et dans le Nord de la Chine. En effet, parmi les auteurs dont la biographie plus ou moins sommaire nous
est parvenue, les plus anciens atteignaient l'âge d'homme en ce temps-là, et ils étaient originaires de la « Grande capitale », c'est-à-dire de Pékin. Ceux qui les ont suivis étaient aussi de
Pékin ou des environs, sauf quelques-uns qui venus du nord, ont été s'établir aux alentours du bas Yâng-tzè, particulièrement à Hâng-tcheoū dont le paysage était célèbre et cher aux lettrés
depuis la dynastie des Soúng. Ce n'est que vers le milieu du siècle suivant, à ce qu'il semble, que le drame se propage dans les provinces du Sud. Il y prend une autre forme, qui supplantera la
précédente quand la dynastie nationale des Mîng aura chassé les Mongols et délaissé Pékin pour Nankin.
Les Mongols ont vu cette floraison, mais n'y sont pour rien. Les quelque deux cents auteurs dont nous possédons les noms sont tous Chinois, à l'exception d'un seul, qui n'est pas Mongol, mais
appartient à la tribu tartare qui a fondé la dynastie des Kīn et pris par la suite le nom de mandchoue. Marco Polo, qui a été reçu à la cour de Pékin vers la fin du XIIIe siècle, en a vu les
spectacles, qu'il nous décrit : ce n'étaient, comme sous les dynasties précédentes, que danses, jongleries, farces et acrobaties. La langue du drame est purement chinoise ; si quelques mots sont
d'origine étrangère, c'est qu'ils ont été adoptés déjà par l'usage, et aucun n'est emprunté directement au langage mongol. Il est vrai que nous pouvons nous y tromper, mais un critique cité par
le Recueil des cent pièces exclut formellement de la langue du théâtre les « expressions des barbares » de même que les mots vulgaires, injurieux ou grossiers, ceux qui viennent des
dialectes locaux, des marchés, des places publiques ou du jargon des étudiants.
Les concours littéraires, déjà peu efficaces sous les Kīn pour l'accès aux grades élevés, furent abolis par les Yuân en 1236, trois ans après la destruction de cette dynastie, pour n'être
rétablis qu'en 1314. Faut-il en conclure, avec Wâng Kouŏ-weî, que le théâtre a servi d'occupation et de consolation aux lettrés sans emploi, ou sans espoir ? Cette explication est calquée sur
celle que donnait, au Ier siècle avant l'ère chrétienne, l'érudit Lioû Hiáng pour le poème en prose, né deux siècles plus tôt, à l'époque des guerres féodales qui réduisaient les hommes instruits
à l'inaction. Ce n'est pas une présomption en sa faveur. En fait, si parmi les auteurs du drame plusieurs ne furent que de modestes fonctionnaires ou même ne sont pas entrés dans
l'administration, il en est, surtout au début, qui parviennent à de très hautes charges. Kouān Hán-k'īng, l'un des premiers en mérite, et peut-être le premier en date, avait été reçu le premier
au concours de sa circonscription, et fut directeur du service sanitaire, sur la fin de la dynastie des Kīn ou au commencement de celle des Yuân. Mà Tcheú-yuàn, son émule, a fait fonction de
sous-secrétaire d'État en mission dans les provinces de bas Yâng-tzè. Yâng Tzeù, un peu plus tard, rendit d'éminents services à l'État car il prit part à l'expédition de Java en 1293 et avec une
avant-garde de cinq cents hommes et dix navires obtint la soumission de l'île, reçut ensuite des grades importants et mourut général commandant la région de Hâng-tcheou, non loin de son pays
natal. Kaō Mîng, qui survécut à la dynastie et vit le début de celle des Mîng mais refusa de passer à son service, avait été délégué dans les fonctions de sous-secrétaire d'État, comme Mà
Tcheú-yuàn.
Plusieurs de ces auteurs ont aussi cultivé les genres réguliers de la littérature, quelques-uns la peinture : ce sont là des talents qui indiquent en Chine l'homme de bonne compagnie. Le
catalogue inséré dans le Recueil des Cent pièces commence par énumérer soixante-dix-neuf auteurs qui ont écrit cinq cent quatre-vingt-onze drames, puis une centaine de pièces anonymes,
et termine par quatre noms, que suivent onze titres, relégués à cette place, comme une note l'indique, parce que ces quatre personnages, étant des bouffons, ne peuvent être rangés avec les hommes
de lettres. Tcháo Móng-foù, le grand peintre du XIVe siècle, qui fut aussi un grand lettré, témoigne du même préjugé contre les gens de métier.
« Les jeux variés que représentent les jeunes gens de bonne famille, on les appelle la vie des honnêtes gens. Ceux que représentent les bouffons, on les appelle les divertissements des gens sans
aveu. En effet, les jeux variés sont l'œuvre de lettrés, de savants, de poètes, d'écrivains, tous de bonne famille. Comment pourraient-ils avoir pour interprètes des bouffons ? C'est pourquoi
Kouān Hán-k'īng dit que ce ne peut être à eux de jouer nos rôles et de représenter notre vie. Ils n'ont, en esclaves, qu'à nous faire rire et se mettre à notre service. Ce que nos enfants nous
montrent, ce sont nos sentiments. Bien qu'avec le langage de la comédie, la raison n'y perd jamais ses droits. »
Nous apprenons ainsi que les bouffons non seulement ne composaient pas les drames, en règle générale, mais n'étaient pas même admis à l'honneur de les interpréter. Cependant il y eut quelques
exceptions, dans les débuts. Sur les quatre malheureux que le catalogue accueille de si mauvaise grâce, trois appartiennent à cette période. Mà Tcheú-yuàn cite en un de ses ouvrages le titre d'un
drame composé par l'un d'eux, et pour deux autres pièces a collaboré avec les deux autres, qui étaient les gendres d'un artiste en renom de la dynastie précédente. Kouān Hán-k'īng, si l'on en
croit son biographe, était en relations familières avec un autre bouffon de ce temps-là, qui faisait aussi des chansons. Il plaisantait volontiers avec lui, et malgré son esprit n'avait pas
l'avantage, mais prit sa revanche, quand ce maître en facéties mourut subitement, par un jeu de mots, qui ne nous semble pas du meilleur goût, sur les symptômes de son décès.
Ainsi ces premiers auteurs de drames n'étaient pas encore empêchés par un préjugé trop rigide de fréquenter les bouffons ni de travailler avec eux. Le drame ensuite les a tenus strictement à
l'écart et n'a plus été qu'un divertissement de bonne société. D'une pièce à l'autre, les allusions sont fréquentes : les auteurs se connaissent entre eux et font échange de politesses. Les
premiers rôles sont tenus par les jeunes gens de ces honorables familles : c'est un spectacle de salon, réservé aux amateurs.
L'éditeur du Recueil des Cent pièces, qui vivait deux siècles plus tard, fait mention, sans se prononcer pour ni contre, de l'opinion de certains critiques, prétendant que les pièces de
théâtre avaient été mises au programme des concours littéraires ; d'autres ajoutaient cette restriction, que le directeur du concours n'imposait que le sujet, les airs et les rimes, le dialogue
étant laissé ensuite à l'improvisation des acteurs. Aucune trace d'une telle innovation ne subsiste dans le chapitre, cependant fort explicite, de l'histoire officielle des Yuân sur
l'organisation des concours. Quant au dialogue, il tient au chant de si près, par les pensées et souvent par les expressions, qu'on a peine à ne pas croire cet accord concerté d'avance. De plus,
s'il était resté libre, on ne s'explique pas comment il nous aurait été transmis en une seule version, sans lacune ni variante. Cependant une erreur n'est jamais gratuite, et il faut tâcher d'en
extraire la vérité que le temps ou la distance ont altérée.
Dans l'état où les drames nous sont parvenus, chacun d'eux est suivi de deux appellations, qui se répondent, en phrases symétriques de six, sept ou huit mots. La première est précédée de la
mention t'î-moŭ, sujet, qui est l'expression qu'on emploie pour désigner le sujet d'un concours. La seconde s'annonce comme tchéng mîng, dénomination exacte. C'est elle, qui
transposée au début, donne à la pièce son titre, réduit dans l'usage courant aux trois ou quatre derniers mots.
Par exemple, le premier drame du Recueil des Cent pièces, qui a pour auteur Mà Tcheu-yuàn, porte à la dernière page ces indications :
Sujet : Plongeant au Fleuve noir, la dame Mîng, au tertre vert, regret.
Dénomination exacte : Brisant le rêve obscur, la cigogne solitaire, au palais de Hán, chagrin.
Cette dernière sentence forme le titre de la pièce, qui devient, en ne retenant que les trois derniers mots : Le chagrin au palais de Hán.
On peut imaginer que le sujet était donné d'abord et la pièce mise au concours, non pour obtenir un diplôme, mais par un jeu de lettrés. Le titre, qui rappelle le sujet mais indique aussi comment
il fut traité, serait la devise inscrite par l'auteur sur la composition primée. Un vague souvenir de ces compétitions d'amateurs les aurait confondues par la suite avec les concours
officiels.
Ce ne sont là que des conjectures. Elles n'ont rien d'invraisemblable, car c'est en des académies de beaux esprits que le drame chinois de l'époque mongole, comme l'opéra italien à la fin du XVIe
siècle, a vu le jour.
Le deuxième acteur
noble dans le rôle du PRINCE-EMPEREUR DE LA FLORAISON ORIENTALE entre en scène.
Poème.
Les Immortels du parc de Leâng en tuniques brodées de blanc,
la montagne dans la mer, le banquet au belvédère d'argent, sous le pêcher enroulé,
les trois pics sous la lune, et le chant du phénix qui va au loin,
à mille lieues, à la tête du vent, les cigognes, le dos à l'étendue.
Je suis le prince-empereur de la Floraison orientale. Mon office est de tenir le registre des Immortels. C'est ainsi que, remonté à mon céleste observatoire, j'ai aperçu dans la région inférieure
une traînée de vapeur bleue qui s'élève jusqu'au neuvième empyrée. C'est que, dans le Hô-nân, il y a un homme appelé Liù Yên, dont le destin est de devenir un divin Immortel. Je vais envoyer
maître Tchéng-yâng pour convertir cet homme et bientôt le ramener à la vraie Voie. Dès qu'il y sera parvenu, le chaud ni le froid n'atteindront plus son corps, les jours ni les mois ne
vieilliront plus son visage. Dans les vases divins et les coupes d'immortalité il chauffera le givre d'azur et la neige de pourpre, pour accomplir la porte de jade et le vantail d'or. Les filles
célestes et les enfants seront par couples auprès de lui, pour monter à la cour du palais violet. Les trois Purs seront l'un au-dessus de l'autre, les Princes véritables récitant les écrits de
cinabre empêcheront les neuf engeances d'en faire un démon d'en-bas. Le roi des enfers sur ses tablettes l'exemptera de la vie et de la mort. Les secrétaires d'immortalité sur leurs livres
inscriront ses nom et prénom. À la pointe de la mer, ils lui montreront du doigt le bord du ciel et conduiront l'homme égaré sur les traces de la grande Voie.
Il disparaît.
La première actrice, dans le rôle de LA VIEILLE WÂNG, entre en scène.
Parlé.
Je tiens l'auberge de la Rédemption jaune et m'appelle la vieille Wâng. C'est moi qui ai ouvert cette hôtellerie et tiens au chaud ces bouilloires. Quelqu'un vient.
Le deuxième acteur de caractère, dans le rôle de LIÙ TOŪNG-PĪN, sur un âne et l'épée au côté, entre en
scène.
Poème.
Fouettant ma rosse vers Tch'âng-ngān,
jusqu'au soir sans répit,
je n'aperçois que les acacias fleuris de jaune,
comment n'aurais-je pas le cœur impatient ?
J'ai pour nom de famille Liù, mon nom personnel est Yên, mon prénom Toúng-pīn. Ma famille appartient à la province du Hô-nân. Dès l'enfance, j'ai poussé loin les études classiques. Aujourd'hui je
vais à la Cour pour obtenir un emploi et m'y faire connaître. Sur la route de Hân-tān, j'arrive à l'auberge de la Rédemption jaune, épuisé de faim et de soif. Je vais donc y faire une légère
collation. Je m'approche de la porte, j'attache ma monture, je prends deux cents sapèques pour qu'on me donne un peu de millet jaune.
Holà ! Madame l'aubergiste, je vous prie de me donner à manger. Le voyageur est avide de la route. Un peu plus vite donc !
LA VIEILLE WÂNG. — Monsieur, vous êtes impatient. Permettez que je mette du feu.
TOÚNG-PĪN. — Que ne suis-je déjà sur l'esplanade du concours !
Le premier acteur noble dans le rôle de TCHOÛNG-LÎ entre.
J'ai pour double nom de famille Tchoūng-lî, pour nom personnel K'iuên, pour prénom Yûn-fâng. Mon nom d'adepte est maître Tchéng-yâng. Je suis né dans la capitale qui était Hién-yâng. Dès ma
jeunesse également instruit pour la paix et la guerre, j'ai été désigné, à la Cour des Hán, pour commander en chef une expédition dans l'Ouest. Après quoi, retiré dans la solitude des monts de
l'Extrême-Sud j'y ai rencontré l'Homme véritable de la Floraison orientale qui m'a enseigné la vraie Voie. Ayant relevé mes cheveux en double chignon, j'ai reçu le nom de l'Homme véritable du
Terme suprême, et j'ai laissé ce poème à la postérité.
Hymne.
La vie est ma grande porte ; la mort ma porte latérale.
Autant j'applique mon attention, autant je comprends.
Dans la nuit, sous l'armure des Hán, je médite.
Longue vie, immortalité, tout vient de nous-même.
Aujourd'hui, j'accomplis les instructions du Prince-empereur qui m'envoie ici-bas pour sauver Liù-Yên. Parvenu à cette auberge de la Rédemption jaune, j'aperçois une vapeur violette qui monte
jusqu'au ciel. Ce doit être ici. Il faut croire que les gens du siècle sont incapables de reconnaître le sage entre les sots.
Chant. Ton des Immortels. Air : Pourpre aux lèvres.
Le chaos à l'origine a produit l'homme, dans une confusion que la raison ne peut saisir.
Les principes du ciel et de la terre alternent tour à tour,
et tout se réduit au Signe du cœur transmis par le Très-Haut.
Air : Le dragon du fleuve trouble.
Jadis quelqu'un a rencontré le gardien de la passe,
jusqu'à ce jour il a transmis le livre des cinq mille mots.
La grande règle, c'est que le vide d'azur est le principe,
le calme pur est la porte.
Bien qu'il n'ait que sa demeure d'herbes et sa hutte de joncs un adepte,
compagnon du vent calme et de la lune claire, être humain entre eux deux,
ne saura même plus ce que c'est que l'automne ou le printemps,
la dynastie des Hán ou celle des Ts'în.
Un grand de ce monde est celui qui se livre au caprice sauvage,
s'abandonne aux trompeuses apparences.
Ces gens riches du siècle
ne sont devant mes yeux que nuages flottants.
Parlé.
À mon avis, les gens du siècle qui luttent pour gloire et profit, pourquoi prennent-ils tant de peine?
Chant. Air : La calebasse à huile.
Sans retour fastidieux à la vie passée, les gais entretiens se succèdent,
il suffit d'ouvrir son cœur et les amis se réunissent.
Le souci d'échapper au désordre est funeste à l'esprit.
Pour moi, de loisir, je me promène seul à l'ombre du bosquet près de la source ;
vous autres, vous vous bousculez en un vain tourbillon pour votre nom sur un bout de papier.
Voyez ce fonctionnaire du cabinet jaune, commandant à l'armée du rempart violet,
quand obtient-il un intervalle de calme et de loisir ?
Comment serait-il, comme moi, indépendant des êtres, seul maître de soi-même ?
Air : Bonheur de l'univers.
Ceux-là, dès qu'il y en a quelques-uns qui parviennent à la paix,
pourquoi ne se retirent-ils pas aussitôt de la poussière du monde,
dans la vallée aux blancs nuages fermant la porte de la caverne,
d'une main un livre secret pour le déchiffrer,
de l'autre un brûle-parfum pour l'allumer ?
Voilà le principe de la Voie véritable dans le calme loisir.
En souriant. Parlé.
Il y a donc un mortel ici ?
Il fait figure d'entrer dans l'auberge et de saluer.
TOÚNG-PĪN. — Un docteur qui a tout l'air d'un adepte.
TCHOŪNG-LÎ. —Puis-je vous demander votre nom ?
TOÚNG-PĪN. — Mon nom de famille est Liù, mon nom personnel Yên, mon prénom Toúng-pīn.
TCHOŪNG-LÎ. — Où allez-vous ?
TOÚNG-PĪN. — À la cour où je suis convoqué.
TCHOŪNG-LÎ. — Vous ne pensez qu'à la gloire et à la richesse, nullement à la vie et à la mort. Plutôt que de vous hâter ainsi, vous feriez mieux de me suivre pour quitter ce monde.
TOÚNG-PĪN. — Monsieur, vous êtes sans doute un sorcier. Pour moi, nourri de belles-lettres, je me rends à la Cour pour trouver un emploi et répondre à la convocation. Comment quitter le monde
avec vous ? Vous-même, l'ayant quitté, quel avantage y trouvez-vous ?
TCHOŪNG-LÎ. — Ayant quitté le monde, j'ai ma joie en moi-même. Le savez-vous ?
Chant. Air : La tasse d'or.
Monter au mont Koën-luên pour cueillir les étoiles,
contempler la mer orientale qui n'est plus que le bouillonnement léger d'une source fraîche,
le mont T'âi comme une pincée de poussière fine,
voir le ciel à deux pouces, la terre comme une écaille de poisson,
et levant la tête au-dessus du ciel, découvrir des hommes pareillement dépouillés du moi.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — Vous prononcez, monsieur, de belles paroles. Ceux qui comme vous quittent le monde, quels talismans ont-ils, pour exorciser quels démons ?
TCHOŪNG-LÎ. — Ceux qui ont quitté le monde ont longue vie sans vieillesse, font macérer les simples et cultivent la vérité, soumettent le dragon, domptent le tigre, atteignent ce qui est grand,
vont à ce qui est loin. Voilà.
Chant. Air : Les fleurs de la dernière cour.
Ce que nous exorcisons, ce sont les envoyés célestes des deux rangs de six et de six, les princes des sept étoiles et des sept planètes,
nous mangeons les champignons violets et les herbes qui donnent mille années, nous contemplons les fleurs du pêcher aux fruits bleus, durant combien de printemps,
ce qui dure, c'est notre douce ivresse, et le loisir dans les hauts entretiens,
partout où nous allons, hommes supérieurs au ciel.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — Nommé fonctionnaire, j'aurai aussi mes profits.
TCHOŪNG-LÎ. — Nommé fonctionnaire, quels profits aurez-vous ? Ma joie divine n'est pas comparable à votre condition vulgaire. Écoutez, je vous dirai ma joie.
Chant. Air : Dans l'ivresse, le ciel.
Où je suis, je me verse la douceur du vin du crû,
je cueille la nouveauté des fleurs sauvages,
seul devant la montagne bleue, une coupe à la main,
je prends pour me conduire la cigogne enchantée à la tête écarlate
et au retour m'endors sous l'ombre des sapins,
rassasiant mon corps de la fraîcheur du vent harmonieux,
et le son de la flûte de fer va trancher la racine des nuages.
Parlé.
Quittez le monde et venez avec moi.
TOÚNG-PĪN. — Devenu fonctionnaire, j'habiterai en des salles parfumées et des pavillons peints, et vous, ayant quitté ce monde, vous n'avez que des vêtements d'herbe et des écuelles de bois, vous
prenez grande peine, en vain, quel est votre profit et votre joie ?
Chant. Air : La tasse d'or.
TCHOŪNG-LÎ. — Où je suis, le sol est sans poussière,
l'herbe n'a qu'un long printemps.
Aux quatre saisons, les fleurs s'épanouissent, toujours délicates et douces,
j'ai la montagne bleue pour paravent devant ma porte à claire-voie,
la pluie humecte les feuillages des bambous,
la rosée nourrit la fraîcheur des simples,
j'écoute la plainte des singes sauvages sur les arbres anciens,
je contemple l'eau qui enveloppe de son cours le hameau solitaire.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — J'ai terminé mes études pour la paix et la guerre. J'ai répondu à la convocation et vais recevoir un emploi. Je serai riche à coup sûr, et vous m'engagez à quitter le monde. Pourquoi
devenir un Immortel ?
TCHOŪNG-LÎ. — Vous vous ignorez vous-même ; vous n'êtes pas né pour être fonctionnaire. Quand le Ciel envoie ici-bas une telle figure d'adepte, c'est un des divins Immortels. Les hommes parlent
de la Voie, le sage seul la comprend. Quand se produit une illustre famille, le Ciel ne veut pas être trompé.
Chant. Air : Voie sauvage en ivresse.
Votre destin est de quitter le monde, de dépasser le vulgaire
et d'être un divin Immortel,
de porter la ceinture d'un seul cordon à un rang,
le haut bonnet à une pointe du principe positif et du chiffre neuf.
Vous, je veux faire de vous un Homme véritable.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — Quand je serai fonctionnaire, je porterai les étoffes brodées et la soie légère, je goûterai aux mets parfumés et aux belles saveurs. Vous autres, qui avez quitté le monde, vous êtes
chaussé d'herbe et ceinturé de chanvre, vous dévorez le sapin, vous mâchez le pin. Où est l'avantage ?
TCHOŪNG-LÎ. — Nom illustre ! Quand ces deux mots seraient hauts comme mâts de cocagne, votre vie ne serait pas protégée, vous ne renonceriez pas à ces quatre fléaux : vin, plaisir, richesse et
colère. Le doux son des flûtes, le roulement des tambours, et les vaines disputes des hommes, tout cela vaut-il la paix pour aller et la paix pour venir ? Échapper aux calamités, aux malheurs,
n'est-ce pas beaucoup déjà ?
Chant. Air : Les fleurs de la dernière cour.
L'attrait du vin capiteux est une maladie,
la débauche du plaisir est source de malheurs,
l'avidité des richesses diminue nos jours,
colère et violence affaiblissent le corps ;
ces quatre vices ne pardonnent pas.
Si vous y renoncez entièrement,
vous serez presque un Immortel.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — Depuis dix ans je peine pour illustrer mon nom. Voilà ce que j'ai dans mon sac et tiens pour assuré. La vie des Immortels, errante dans l'immensité, sur quelle garantie
s'appuie-t-elle, que vous m'engagiez à quitter ceci pour cela ?
Chant. Air : Le ciel en ivresse.
TCHOŪNG-LÎ. — Quand votre bras pourrait vaincre Hân-sín
votre éloquence l'emporter sur Soū-ts'în,
à la fin le nom illustre dépend du sort et non de l'homme.
Inutile de prendre une garantie :
mieux vaut former la volonté et régler la conduite,
prendre soin de tracer bientôt un talisman
qui nourrit la force du ventre,
que de piétiner comme vous, sur un âne noir, la poussière soulevée.
Parlé.
TOÚNG-PĪN. — À l'écouter parler, comment ne pas reconnaître une pensée surnaturelle ? Je me sens las et vais faire un somme.
Il fait figure de dormir.
TCHOŪNG-LÎ. — À peine il a parlé qu'il s'endort, l'imbécile.
Chant. Air : Par moitié.
Aujourd'hui, les hommes s'accordent au faux et non au vrai,
respectent donc le vêtement, non la personne,
ne font qu'une devise de la bonne conduite ;
je crains qu'en apprenant comment il perd son âme
il ne m'ait suivi qu'à moitié,
pour le reste stupide ;
il n'est pas débarrassé de sa vulgarité.
Parlé.
Liù Yên, puisque vous voulez dormir, je vous ferai faire un grand somme, parti dans les six directions pour un tour de promenade, et à votre réveil, dix-huit années auront passé. Durant ce temps,
vous verrez ce que c'est que le vin, les plaisirs, la richesse, la colère, les autres et nous-mêmes, le oui et le non, et dans l'intervalle vous aurez accompli la Voie.
Poème.
Le caractère est fort ou faible, la volonté le précède ;
à toute force il faut s'appliquer sans changer d'épaule.
Plus on tarde à sortir de ce monde d'épreuves,
plus on aura de mal à devenir enfin un Immortel.
Chant. Air : La tasse d'or.
Pendant que votre grain sera pilé en poudre,
et que l'eau va bouillir,
je ferai cuire cette boule de riz cachée
dans la grande marmite du temps, au bouillon des deux principes.
Avant que le millet jaune soit à point,
son rêve sera clair et sa pensée obscure.
Je ferai que sa dignité suprême soit altérée,
et avec les mois et les jours enfin renouvelée.
Parlé.
Vous voilà endormi ; je retourne à la réunion sous le pêcher enroulé.
Chant. Air : À la dérobée.
Mon vêtement ailé dans la lueur légère vole comme un étendard,
douze enfants d'or me font cortège.
À mille lieues le vent céleste me ramène sur la route égale
à l'audience au sommet de l'île P'oûng-laî pour nous y divertir.
Mes manches effleurent les blancs nuages,
allons au festin de l'étang des turquoises, égayés par le vin,
Vous, Liù Yên des T'âng, combien vous fûtes stupide
de ne pas accepter les conseils de Tchoung-lî, des Hán,
et alors, monté sur le phénix vert
voler jusqu'à la porte du neuvième ciel !
Il sort.
Parlé.
Toúng-pīn, en rêve, entre.
TOÚNG-PĪN. — Holà ! mère Wâng, ce monsieur est parti ?
LA VIEILLE WÂNG. — Depuis longtemps. TOÚNG-PĪN. — Le repas est-il prêt ?
LA VIEILLE WÂNG. — Laissez-moi mettre encore du feu.
TOÚNG-PĪN. — Madame, je ne puis attendre, vous me ferez manquer l'étape avec ce repas. Je vais remonter sur ma bête pour continuer mon voyage.
Il sort.
LA VIEILLE WÂNG. — Liù Yên est parti. Il ne peut savoir que je ne suis pas une créature ordinaire, mais la vieille du mont Lî, déjà parvenue à l'immortalité. Il est ordonné que Liù Yên soit
éclairé sur le vin, le plaisir, la richesse, la colère, les autres et lui-même, le oui et le non. Alors il reviendra à son principe, saluera l'origine et retrouvera la Voie véritable.
Poème.
Tchoūng-lî des Hán par une machination secrète et salutaire
va convertir Liù Yên, éclairer son esprit.
Pendant que ce mortel accomplit son mérite,
je vais avec Tchoūng-lî à l'étang des Turquoises du parc de Leâng.
Elle sort de scène.