Léopold de Saussure (1866-1925)

Le voyage du roi Mou au Turkestan oriental. La Relation des voyages du roi Mou  (au Xe siècle avant J.-C.) Journal asiatique, 1920/1921

LE VOYAGE DU ROI MOU AU TURKESTAN ORIENTAL.
LA RELATION DES VOYAGES DU ROI MOU (au Xe siècle avant J.-C.)

Journal asiatique, 1920, pages 151-156 ; 1921, pages 247-280.

  • "Au IIIe siècle de notre ère furent découverts, dans une tombe princière de l'an 299 avant J.-C., divers documents parmi lesquels figure le Mou t'ien tseu tchouan ou Relation du voyage du Fils du Ciel Mou. Ce souverain chinois, comme tous les empereurs de la dynastie Tcheou, portait le titre de roi ; il a régné au Xe siècle avant notre ère."
  • Avant-propos : "Parmi les documents, peu nombreux, provenant directement de l'antiquité chinoise, le Mou t'ien tseu tchouan est unique dans son genre. Les livres canoniques, les parties archaïques du Tcheou chou et du Tcheou li, etc. ont chacun leur valeur propre, mais aucun d'eux n'offre, comme la Relation (des voyages) du Fils du Ciel Mou, le récit détaillé le faits et gestes d'un ancien empereur chinois et de son entourage. Le Tso tchouan, ce précieux recueil anecdotique, a sans doute une valeur bien plus grande, mais il est fort postérieur."
  • "Et cependant ce document, en tant que photographie de la vie publique et privée d'un Tcheou antérieur à la décadence de sa dynastie, n'a guère été pris en considération. On n'en a retenu que la visite à Si-wang-mou et l'incident des coursiers fameux de l'automédon Tsao-fou. Il est naturel que l'imagination populaire se soit emparée de ces deux faits, dont l'un prête au mystère et l'autre au merveilleux ; mais il est moins compréhensible que les érudits se soient laissé influencer par cet exclusivisme, au point d'en faire la partie essentielle du document. Quand on se reporte au texte, on s'aperçoit que ces deux incidents n'y jouent aucun rôle important. Même l'expédition du roi Mou au-delà du désert pourrait être supprimée du récit sans diminuer sensiblement la grande valeur des renseignements qu'il nous fournit sur le pouvoir impérial, la cour et les mœurs du Xe siècle.
    Une légende s'est ainsi formée sur cette précieuse relation : elle consiste à considérer comme légendaire un texte parfaitement objectif, qui porte en lui-même la démonstration de son authenticité."

Extraits : Examen du texte - Le journal de voyage - Le caractère du roi Mou - Le rôle de Tsao-fou - Conclusion

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Examen du texte

Le Mou t'ien tseu tchouan a été découvert, en même temps que les Annales écrites sur bambou, en l'an 281 de notre ère, dans un tombeau princier où des voleurs venaient de s'introduire et dont on retira plusieurs charretées d'ouvrages anciens, écrits sur des lamelles de bois. Ces livres étaient en désordre et incomplets, parce que les voleurs, pour s'éclairer dans le caveau, en avaient brûlé une partie et entremêlé le reste.

Cet ouvrage, coupé de lacunes, contient le récit de trois voyages dont les trois débuts manquent. On ne connaît donc pas le point de départ de ces expéditions ; mais le retour ayant lieu, chaque fois, à Nan-tcheng, il est à présumer que l'on se mit en route également de cette ville, résidence de prédilection du roi Mou.

Ces trois expéditions sont des voyages d'agrément, entremêlés de festivités et de banquets, de parties de chasse et de pêche, d'auditions musicales et d'excursions en dehors du trajet principal. Elles offrent beaucoup d'analogie avec la vie nomade menée pendant une grande partie de l'année par les chahs de Perse. Les deux dernières ne sortent pas des régions soumises à l'autorité (directe ou indirecte) du Fils du Ciel ; nous voyons même qu'il fait construire, en cours de route, un pavillon d'où il pourra vaquer aux affaires de l'empire (842e et 910e jours) et qu'il s'installe parfois dans un palais provisoire.

Le premier des trois déplacements offre le même caractère et l'expédition met cinq mois pour traverser la largeur de la boucle du fleuve Jaune. Mais il présente cette particularité qu'après avoir franchi le Ho, le Fils du Ciel se dirige vers des régions, sur lesquelles il est évidemment bien renseigné, mais où ses prédécesseurs n'auraient pas songé à se rendre en personne. Le mobile qui le pousse à s'éloigner ainsi de ses États est sa curiosité de dilettante et sa passion de la chasse. Après avoir traversé le désert, il arrive dans une contrée (qu'on a cru voisine de Karachar) dont le chef le reçoit fort bien. Le nom de ce prince (ou de cette princesse), ayant été transcrit phonétiquement Si-wang-mou a pris un sens mystérieux (la Mère reine d'Occident) autour duquel sont venues se cristalliser les légendes. Mais, si l'on s'en tient au texte, on constate que l'épisode de la visite à Si-wang-mou n'avait pas d'importance spéciale. Le roi s'arrête seulement quelques jours en ce lieu et n'y passe pas au retour. Son but est d'arriver, un peu plus loin, dans le territoire de chasse auquel il donne le nom de Kouang yuan (vaste plateau), où il y a une multitude d'oiseaux et foison de gibier. Il y séjourne deux ou trois mois, puis reprend le chemin du retour, avec des chars remplis de dépouilles, peaux et plumes. La durée totale du déplacement a été de 721 jours, mais elle n'est aucunement en rapport avec l'itinéraire du voyage proprement dit, à cause des arrêts, des excursions et du long séjour initial en deçà du fleuve.

Le Mou t'ien tseu tchouan, tel qu'il a été reconstitué après sa découverte dans le tombeau de K'i, se compose de six kiuan ou sections. Les quatre premières sont relatives à une tournée, dans l'ouest de la capitale, se prolongeant par une excursion au delà du désert ; la cinquième, à un long déplacement de chasse de plus de 800 jours ; la sixième, à un autre déplacement de chasse au cours duquel meurt une jeune favorite du souverain, épousée lors du premier voyage et dont les funérailles forment la partie principale de ce chapitre tel qu'il nous est parvenu.

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Le journal de voyage

La relation de ces trois voyages est manifestement extraite du journal tenu par un historiographe officiel. On y distingue plusieurs genres différents de rédaction.

a. Des éphémérides succinctes, très objectives, qui sont la caractéristique de l'ouvrage ; elles en constituent la trame et la majeure partie. En voici des échantillons empruntés aux trois voyages :

« ... Au jour [] (264e) on atteignit (le territoire de) la tribu Yi-lu. Le Fils du Ciel ordonna au chef de cette tribu de fournir des vivres aux hommes des six cohortes, campées au pied du mont T'ie. Au jour [], le Fils du Ciel gravit le mont T'ie (et offrit un sacrifice), après quoi il fit présent des vases rituels au chef de la tribu Yi-lu, Wen-kouei, qui se prosterna et accepta (le présent). Le Fils du Ciel, ayant terminé les sacrifices, partit et marcha vers l'ouest. Au jour [], il atteignit (le pays de) la tribu Yin-han. Il y a là des lieux sauvages délicieux. C'est une contrée où prospère le riz non agglutinant, où les chiens, chevaux, bestiaux et moutons abondent et où les pierres précieuses (se trouvent en quantité). Au jour [] (270e), le Fils du Ciel tint une grande audience au centre d'un plateau. Puis il accorda un repos aux six cohortes et au convoi. Au jour [], le Fils du Ciel donna une grande réception aux principaux ministres, à tous les princes et officiers royaux et aux officiers des sept détachements... »

Un peu plus tard, dix jours avant d'arriver chez Si-wang-mou :

« Pendant trois jours il séjourna au-dessus de Yuan tch'e (le lac Sombre), où l'on eut l'audition de la pièce de musique Kwang-ho qui s'acheva le troisième jour. Il y a là un lac appelé Lo-tche (le lac Délicieux). Le Fils du Ciel y fit planter des bambous et depuis lors cet endroit a été nommé Tchou-lin (Forêt de bambous). Au jour [] (276e), le Fils du Ciel marcha à l'ouest. Au jour [] il atteignit K'ou chan (mont Laiteron), que le peuple du désert occidental appelle Meou-yuan (Luxuriant jardin). Le Fils du Ciel s'y arrêta et chassa. C'est là qu'il eut l'occasion de goûter du laiteron. »

Dans le second voyage, qui se déroule dans le Chen-si, le Chan-si et le Ho-nan, on lit par exemple:

« Au jour [] (849e), le Fils du Ciel navigua sur la rivière Ying et eut l'audition de la pièce de musique Kwang-ho. Dans le dernier mois de l'été, au jour [] (855e), il séjourna dans un palais provisoire. Dans le second mois de l'automne, au jour [] (862e), le Fils du Ciel alla chasser le cerf en forêt. Il donna un banquet sur le territoire de la tribu Mang. Là, (on observa) les poses (singulières) exécutées par deux bandes de huit aigrettes. Il revint alors en arrière et passa une nuit à Tsio-leang. Dans le dernier mois de l'automne, au jour [], le Fils du Ciel passa les troupes en revue à lai où les gardiens (mentionnés précédemment) veillèrent sur lui l'un après l'autre. Dans le premier mois d'hiver arrivèrent les vols d'oiseaux de passage, que les princes royaux et les hauts officiers (allèrent) tirer (à l'arc). Dans le second mois de l'hiver, au jour [], le Fils du Ciel alla chasser les animaux sauvages. Il séjourna à Chan-kouan. On tua des cervidés à queue, d'autres sans cornes, des sangliers et des cerfs, au nombre de 420. Deux tigres furent aussi tués et neuf loups. Le Fils du Ciel offrit ces animaux en sacrifice aux anciens rois, puis ordonna de rôtir la viande... Au jour [], le Fils du Ciel marcha au nord et entra (dans la ville de) Ping, où il fit avec le duc de Tsing une partie d'échecs qui dura trois jours... »

Dans le troisième voyage, les parties de chasse sont interrompues par la maladie, la mort et les obsèques de l'épouse le second rang Cheng-ki.

« Au jour [], le Fils du Ciel chassa la grosse bête à Tsie. Il arriva qu'une harde de cerfs (passa si près que) l'un d'eux buta contre le char, bondit et s'échappa... Le Fils du Ciel donna à ces hauteurs le nom de Wou-lou...

Au jour [], le Fils du Ciel marcha vers l'est et chassa dans les marais, où il fut pris d'un accès de fièvre. Il campa alors au milieu du marais. Mais (la dame) Cheng-ki tomba (sérieusement) malade. Le Fils du Ciel sympathisa avec elle... Le Fils du Ciel retourna vers l'ouest jusqu'au belvédère de Tch'oung pi [qu'il venait de faire construire]. Là, on annonça que la maladie de Cheng-ki (avait eu une issue mortelle). Le Fils du Ciel la pleura. »

b. Des récits plus détaillés lorsque se présente une occasion exceptionnelle. Par exemple, dans le troisième voyage, les funérailles de l'épouse Cheng-ki ; et, dans le premier voyage, à l'aller, les rites accomplis au passage du fleuve, dont il importe de se concilier la divinité.

« Au jour [] (122e), le Fils du Ciel fit route à l'ouest, pressant la marche jusqu'à Yang-yu, où était autrefois la résidence de Wou-yi, le comte du Fleuve, l'ancêtre de la famille Ho-tsong. Un membre de cette famille, un certain Po-yao, vint à la rencontre du Fils du Ciel au mont Yen-jen et lui présenta en offrande une pièce de soie et des pierres précieuses, ayant auparavant. Le Fils du Ciel chargea Tsai-fou de recevoir (ces présents...). Le Fils du Ciel fit alors choix d'un jour faste. Au jour [] (162e), il revêtit le costume de cérémonie.

Il ceignit la couronne, mit la robe de sacrifice, la tablette ronde dans la ceinture, les pendentifs de ceinture tombant de chaque côté, et prit à deux mains la tablette de jade. Il se tint face au Sud au pied (de l'autel ?) han, tandis que les officiers amenaient les victimes unicolores, au nombre de cinq tenues prêtes. Le Fils du Ciel présenta alors à Ho-tsong (le génie du Fleuve) la tablette de jade. Po-yao (son descendant) reçut la tablette de jade, puis se tournant vers l'ouest, la jeta dans le Ho et fit deux prosternations, touchant le sol de la tête... »

Au troisième voyage, la longue description des funérailles de Cheng-ki s'étend sur 40 jours ; car, en plus des cérémonies rituelles, minutieusement décrites, la cour escorte le cercueil jusqu'au lieu de sépulture, fort éloigné, choisi par le roi :

« Lorsque le corbillard sortit du portail, le directeur du deuil prit sa place (en tête du cortège). Les chefs des branches aînées et cadettes de la famille Tcheou, avec leurs fils et petits-fils, se mirent en marche derrière lui. Après eux venaient les divers princes avec leur suite et les officiers royaux. Puis venaient les officiers de la maison royale et ceux de la Garde. Après eux, les membres du clan (royal) Ki. Ensuite, les divers dignitaires. Puis la foule des fonctionnaires et des sous-ordres. Enfin, une bande de pleureurs, avec trente groupes de trépigneurs, chaque groupe étant formé de cent personnes.

La dame directrice du deuil prit alors sa place en tête du cortège féminin). Derrière elle se mirent en marche les épouses favorisées (du Fils du Ciel) avec les dames de leur suite. Puis les princesses royales du clan Ki, avec leurs dames. Après elles venaient les servantes du palais. Puis les épouses des principaux officiers du palais. Une bande de pleureuses formait le cinquième groupe (du cortège féminin), suivie par les trépigneuses. »

c. Quelques rares passages, où interviennent des récits merveilleux ou fantaisistes, sont visiblement interpolés. Alors que tout l'ouvrage est parfaitement topique, précis et objectif, un seul passage est d'ordre surnaturel ; c'est celui qui fait suite à la cérémonie, ci-dessus décrite, du sacrifice propitiatoire au Comte du Fleuve, et où l'on voit Ho-tsong surgir des eaux, en personne, s'adresser familièrement au Fils du Ciel, l'appelant par son nom personnel (Man), lui faisant des prédictions et l'emmenant avec lui, en esprit, sur les hauteurs de K'ouen-louen. En dehors de ce passage — dont l'interpolation est d'autant plus évidente que c'est le seul où figure le nom posthume (Mou) du roi — on ne trouve rien qui sorte de la réalité.

d. Des notes anciennes, incorporées au texte original, reconnaissables au mot [] («Il est dit:») par lequel elles débutent. Plusieurs de ces notes semblent être fort anciennes et dater de l'époque où l'on pouvait encore puiser à la source des renseignements. Exemples :

« (231e jour) Note. Le Fils du Ciel passa cinq jours à visiter le sommet du mont Tchoung ; il y fit graver (sur le roc le récit de) son passage, dans un endroit au dessus de Yuan p'ou, pour perpétuer sa mémoire dans les générations futures. »

« (617e jour) Note. Le Fils du Ciel s'arrêta cinq jours au bord du lac de Ts'ao afin d'attendre les troupes des six cohortes. »

De retour au Tcheou ancestral (644e jour), le Fils du Ciel fait établir le calcul des distances parcourues. Mais le texte ne donne pas ces distances, lesquelles sont indiquées seulement par une note d'origine suspecte.

Une autre note (231e jour) parle d'un animal fantastique qui dévore même les tigres. C'est la seule de ce genre.

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Le caractère du roi Mou

Si, au point de vue géographique, le rédacteur de la Relation a produit, sans le savoir, un document scientifique, il lui en est arrivé autant sous le rapport psychologique. On ne note pas, en effet, pendant des années, les faits et gestes d'un homme sans enregistrer par cela même certains traits de son caractère. L'annalisme chinois se borne, il est vrai, à une sèche et succincte énumération des faits. Mais il a cette qualité d'être traditionnellement affranchi du panégyrisme obséquieux, habituel aux autres monarchies asiatiques, et de s'être fait, dès l'antiquité, un idéal d'indépendance et de probité professionnelles.

Ce qui frappe surtout, chez le roi Mou, c'est son dilettantisme et ses goûts nomades. Chasser, pêcher à la ligne, voyager, excursionner, gravir les montagnes (quoique septuagénaire), planter des arbres, écouter la musique, banqueter et jouer aux échecs : rester des mois et même des années en tournée, campant ou demeurant quelque temps dans des pavillons provisoires : telle est l'existence qui lui plaît.

Avec cela un caractère qui semble avoir été bienveillant et courtois dans ses rapports avec les officiers et les seigneurs, affectueux et sensible comme le montre l'affliction que lui cause la mort de Cheng-ki. Son désespoir, en cette occasion, dépasse la limite des convenances fixées par les rites et se prolonge au delà du deuil officiel :

« Yao yu lui en fit de respectueuses remontrances. Le Fils du Ciel éclata en sanglots ; mais, dorénavant, il se contint. »

Les Annales sur bambou nous le montrent fort actif et prenant part personnellement aux expéditions militaires ; cela est conforme à l'entrain qu'on lui voit dans la Relation où, sexagénaire, il ne se lasse pas de voyager et de gravir les montagnes, tout en déplorant ingénument que lui, l'homme Unique, soit tellement adonné à ses plaisirs.

Son dilettantisme est, en effet, caractéristique et confirme l'authenticité de la Relation ; car le genre d'existence dépeint d'un bout à l'autre de ce récit, admissible à l'époque de l'apogée des Tcheou, ne serait pas de mise chez un prince de Ts'in au VIIe siècle. Le duc Mou avait bien autre chose à faire que de pêcher à la ligne ; parvenu actif et cruel, il avait à se défendre contre ses puissants voisins de Tsin et de Tch'ou. Si cette Relation était, comme l'a cru Chavannes, le récit d'une tournée de ce prince dans les territoires nouvellement conquis du Kan-sou, on y trouverait toute autre chose qu'une vie de plaisirs se déroulant (parfois sur le territoire de Tsin) pendant des milliers de jours.

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Le rôle de Tsao-fou

Nous avons vu, à propos du pays de Siu, que dans les Annales de Tchao et de Ts'in, il est dit :

« Le roi Mou chargea Tsao-fou de lui servir le cocher et alla dans l'ouest inspecter les fiefs. Il vit Si-wang-mou ; il se plut en sa compagnie et oublia de revenir. Alors le roi Yen de Siu se révolta. Le roi Mou, grâce à ses chevaux qui franchissaient mille li par jour, attaqua le roi Yen de Siu et lui fit subir une grande défaite. Puis il donna la ville de Tchao en présent à Tsao-fou. »

Ce récit est légendaire d'un bout à l'autre. Le roi Mou ne s'est pas oublié auprès de Si-wang-mou. Le pays, encore barbare, de Siu (où il n'y avait pas de roi) ne s'est pas révolté à cette époque. Ensuite, si le roi Mou fit, au retour, tenir les chevaux en haleine sur une distance de mille li (et non pas à raison de mille li par jour), c'était pour franchir rapidement la région désertique et non pas pour aller combattre une rébellion. Il était si peu pressé que, s'étant acquitté de ses devoirs religieux au temple des ancêtres après une si longue absence, il traversa le fleuve et recommença à excursionner, gravir les montagnes, écouter la musique, avant de rentrer à Nan-tcheng, comme nous l'avons vu. Enfin, ce n'est pas au retour de ce voyage que Tsao-fou reçut la seigneurie de Tchao, mais trois ans auparavant, d'après les Annales sur bambou.

C'est ce passage légendaire du Che ki qui a inspiré à Chavannes l'idée suivant laquelle Tsao-fou et son attelage de chevaux merveilleux seraient « le noyau de la légende ». Mais on ne voit rien de tel dans la Relation.

Tsao-fou n'y apparaît que de loin en loin, à sa place subalterne. C'est seulement pour la traversée du désert qu'on mentionne en quelques lignes, sa fonction d'automédon et le nom des chevaux de son quadrige. En outre, au retour, lorsque le souverain, après avoir franchi le Ho, arrive dans des parages qui lui sont connus, il désire brûler les dernières étapes et monte dans son char à huit chevaux, conduit — dit le texte — par Tsao-fou. Ces diverses mentions, espacées de loin en loin, ne justifient aucunement la version légendaire accréditée par les descendants et arrière-neveux de Tsao-fou, devenus princes de Tchao et princes de Ts'in.

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Conclusion

Le Mou t'ien tseu tchouan est un document intéressant. Mais il le serait encore bien davantage s'il était un pastiche ; car alors il serait unique dans l'histoire de la littérature universelle. On n'imagine pas, en effet, comment un lettré de la fin des Tcheou, voulant fabriquer, d'après les données du Tchou chou ki nien, une histoire détaillée de la visite légendaire à Si-wang-mou, aurait pu concevoir ces éphémérides parfaitement objectives relatant mille détails topiques, portant l'empreinte de l'époque et dont les deux tiers sont étrangers au voyage au delà du désert.

Quant à la théorie substituant le duc Mou au roi Mou, elle est incompatible non seulement avec le texte, mais encore avec l'histoire de Tchao et de Ts'in comme je l'ai montré dans le Journal asiatique (juillet-septembre 1920).

Ces deux hypothèses étant écartées, il reste à déterminer dans quelle mesure le texte est hétérogène et à quelles sources il puise.

À mon sens, abstraction faite des interpolations indiquées plus haut, le corps du récit, c'est-à-dire les éphémérides et la description détaillée des obsèques de Cheng-ki, proviennent des annales officielles d'un historiographe.

Au point de vue documentaire, on trouve dans cette précieuse relation : des renseignements inédits, tels que la plus ancienne mention du jeu d'échecs et des tsie-k'i ; la confirmation de la diffusion du titre de duc à cette époque ; des indications très remarquables sur les rites matrimoniaux et funéraires, sur l'étiquette de la cour, sur les rapports du souverain avec les seigneurs et avec les officiers militaires ; la concordance des Annales de bambou et de la Relation, ces deux documents se fortifiant mutuellement.

Enfin la psychologie très curieuse et dont un écho est conservé par le Tso tchouan) de l'original roi Mou, dilettante lettré et sportif, ne dédaignant pas la pompe, à l'occasion, mais aimant à vivre librement, loin de sa capitale ; passionné pour la chasse, la pêche, les ascensions de montagne, les voyages, la musique et les échecs ; de mœurs régulières puisqu'il vécut au delà de cent ans ; courtois avec ses officiers et sachant s'affranchir de l'étiquette (il fait visite, le premier, à Si-wang-mou et accepte son invitation à dîner) ; paraissant avoir hérité de ses ancêtres (en partie de race turco-tartare) le goût de la vie nomade.

La présente étude n'est d'ailleurs qu'une ébauche. Je souhaite qu'elle incite les sinologues à examiner de plus près le très intéressant Mou t'ien tseu tchouan.


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