Jean-Baptiste Grosier : Description générale de la Chine
ou Tableau de l'état actuel de cet empire, contenant :
1° la Description topographique des quinze provinces qui composent cet empire, celle de la Tartarie, des îles, & autres pays tributaires qui en dépendent ; le nombre & et la situation de
ses villes, l'état de sa population, les productions variées de son sol & les principaux détails de son histoire naturelle ;
2° un précis des connaissances le plus récemment parvenues en Europe sur le gouvernement, la religion, les lois, les mœurs, & les usages, les arts & les sciences des Chinois.
par M. l’Abbé Jean-Baptiste Gabriel Alexandre GROSIER (1743-1823), chanoine de St-Louis du Louvre.
A Paris, chez Moutard, 1785, In-4° de (IV)+798 pages.
Table des matières
- Description des XV provinces de la Chine.
- Tartarie chinoise et autres peuples soumis.
- États tributaires : Corée, Tong-kin, Cochinchine, Thibet, Ha-mi, Lieou-kieou.
- Histoire naturelle de la Chine : climat, population, fertilité, mines, fruits et légumes, arbres et plantes, herbes et plantes médicinales. Quadrupèdes, oiseaux, papillons, poissons.
- Gouvernement : Autorité souveraine, mandarins, forces militaires, tribunaux supérieurs, lois civiles et criminelles, police, finances, piété filiale, administration.
- Religion : Religion ancienne, sacrifices, secte des tao-ssé, secte de Fo, autres superstitions, juifs à la Chine.
- Mœurs et usages : mariage, éducation vêtements et costumes, bâtiments et ameublements, repas, réjouissances. Cérémonial public & particulier. Mercantillage. Obsèques. Caractère général des Chinois.
- Littérature, sciences et arts : langue, poésie, ouvrages divers, astronomie, imprimerie, soieries, porcelaine, médecine, musique, dessin.
Miscellanées
A table
Quand vous régalez quelqu’un ou que vous mangez à sa table, soyez attentif à toutes les bienséances ; gardez-vous bien de manger avec avidité, de boire à longs traits, de faire du bruit avec la bouche ou les dents, de ronger les os, & de les jeter aux chiens ; de humer le bouillon qui reste, de témoigner l’envie que vous fait tel mets ou tel vin particulier ; de nettoyer vos dents, de souffler le vin qui est trop chaud, de faire une nouvelle sauce aux mets qu’on vous a servis. Ne prenez que de petites bouchées, mâchez bien les viandes entre vos dents, & que votre bouche n’en soit point trop remplie. Les anciens empereurs ont érigé en loi pour ceux qui se régalent, de saluer séparément chaque convive à chaque coup qu’ils boivent.
Kin-ki
La Chine a des oiseaux de toute espèce, des aigles, des faucons, des pélicans, des oiseaux de paradis, des cygnes, des cigognes, & des perroquets qui ne le cèdent à ceux de l’Amérique ni pour la beauté & la variété du plumage, ni pour la facilité avec laquelle ils apprennent à parler. Mais le plus bel oiseau de cette contrée, & peut-être de l’univers entier, est le kin-ki ou poule d’or ; Toutes les proportions du corps de cet oiseau sont admirables, & sa robe brillante semble avoir épuisé tous les pinceaux de la nature. Rien de plus riche & de plus varié que ses couleurs. Un rouge & un jaune éclatants forment les nuances de ses ailes & de sa queue, & un panache superbe flotte sur sa tête. La chair de cet oiseau est plus délicate que celle du faisan. On le trouve dans les provinces de Se-tchuen, d’Yun-nan & de Chen-si.
Li-tchi
On trouve dans les provinces de Fo-kien, de Quang-tong & de Quang-si, deux espèces de fruits que nous ne connaissons point. Le premier, qu’on nomme li-tchi, est de la grosseur d’une datte ; son noyau, qui est long & fort dur, est recouvert d’une chair molle, aqueuse, & d’un goût exquis. Cette chair est renfermée dans une écorce chagrinée en dehors, fort mince, & terminée en ovale comme un œuf. On dit ce fruit délicieux, mais il incommode quand on en mange beaucoup : on assure qu’il est si chaud, qu’il fait sortir des furoncles par tout le corps. Les Chinois le laissent sécher dans l’écorce même, où il devient noir & ridé comme nos pruneaux. Ils en mangent ainsi toute l’année, & s’en servent ordinairement dans le thé, auquel il communique un léger goût d’aigreur, qu’on préfère à la Chine à la douceur du sucre.
L’observation suivante doit être faite par ceux qui veulent goûter ce fruit dans sa parfaite bonté. S’il est entièrement mûr, & qu’on diffère un jour à le cueillir, il change de couleur ; si on laisse passer un second jour, on s’aperçoit au goût de son changement ; enfin, si l’on attend le troisième jour, l’altération devient très sensible.
Pour que ces fruits ne perdent rien de leur parfum & de leur saveur, ils doivent être mangés dans les provinces mêmes où ils croissent. Eût-on le secret d’en conserver & de les transporter frais en Europe, comme on en y a porté de secs, on ne pourrait encore juger que très imparfaitement de leur bonté.
Les li-tchi qu’on apporte à Pe-king pour l’empereur, & qu’on renferme dans des vases d’étain pleins d’eau-de-vie, où l’on mêle du miel & d’autres ingrédients, conservent, à la vérité, une apparence de fraîcheur, mais ils perdent beaucoup de leur saveur. Pour faire goûter à ce prince toute la délicatesse de ce fruit, on a quelquefois transporté les arbres mêmes qui le produisent, enfermés dans des caisses, & l’on prenait si bien ses mesures, que lorsqu’il arrivait à Pe-king, le fruit était près de sa maturité.
Musc
La Chine renferme un animal précieux, qui ne se trouve point ailleurs ; c’est le hiang-tchang-tse, ou daim odoriférant, qui fournit un musc parfait. Cet animal est même assez commun dans cet empire ; on en trouve non seulement dans les provinces méridionales, mais encore dans celles qui sont à l’occident de Pe-king. C’est une espèce de daim sans cornes, & dont le poil tire sur le noir. La bourse qui renferme son musc est formée d’une pellicule très fine, & couverte d’un poil fort délié. La chair de ce chevreuil est très bonne à manger, & on la sert sur les tables les plus délicates. L’extrait d’une lettre, écrite de Pe-king par un missionnaire jésuite, fera mieux connaître encore ce singulier animal.
Nénufar
Cette plante aquatique est connue à la Chine dès la plus haute antiquité. Les poètes de toutes les dynasties ont célébré l’éclat & la beauté
de ses fleurs, & l’excellence de ses propriétés l’a fait placer, par les docteurs tao-ssée, au rang des plantes qui entrent dans la composition du breuvage de l’immortalité. Ses fleurs sont
formées par plusieurs feuilles, disposées de manière qu’on les prendrait pour de grosses tulipes, lorsqu’elles ne sont pas encore entièrement ouvertes. Elles s’épanouissent en rose : du milieu de
la fleur s’élève un pistil conique qui devient un fruit spongieux & arrondi, partagé dans sa longueur par plusieurs loges, remplies de graines ou semences oblongues : ces graines sont
revêtues d’une enveloppe ou coque comme le gland, & composées de deux lobes blancs, au milieu desquels se trouve le germe. Les étamines de la fleur du nénufar sont formées de feuilles très
déliées, terminées par un sommet violet. Les feuilles de cette plante sont grandes, larges, arrondies, festonnées, épaisses, veineuses, & échancrées vers le milieu : les unes flottent sur la
surface de l’eau, à laquelle elles semblent être collées ; les autres s’élèvent à différentes hauteurs, soutenues par de longues queues. La racine de cette plante est de la grosseur du bras ;
elle est très vivace ; sa couleur est d’un jaune pâle en dehors, & d’un blanc de lait en dedans. Sa longueur est quelquefois de douze à quinze pieds ; elle rampe au fond de l’eau, &
s’attache au limon par des filaments qui naissent aux étranglements qui la partagent d’espace en espace. La queue qui soutient les fleurs & les feuilles de cette plante, est percée, jusqu’à
l’extrémité, de trous arrondis comme ceux de la racine.
On mange à la Chine les graines du nénufar, comme nous mangerons les noisettes en Europe ; elles sont plus délicates au goût lorsqu’elles sont vertes, mais moins faciles à digérer : on les confit
en différentes manières avec le sucre. La racine de cette plante est aussi admise sur les tables ; sous quelque forme qu’on la prépare, elle est également saine. On en confit une grande quantité
au sel & au vinaigre, qu’on réserve pour manger avec le riz. Quand on l’a réduite en farine, elle donne une bonne bouillie à l’eau & au lait. Les feuilles de nénufar sont d’un grand usage
pour envelopper les fruits, les poissons, les viandes salées, &c. Lorsqu’elles sont séchées, on en mêle au tabac qu’on fume, pour l’adoucir & en tempérer la force.
Nerfs de cerfs et nids d'oiseaux
On sera peu étonné d’apprendre que les mets les plus en usage dans les festins des Grands, les plus estimés des convives, sont les nids de certains oiseaux, & des nerfs de cerf. On fait sécher ceux-ci au soleil ; on les couvre de muscade & de fleur de poivre, & on les renferme avec soin, pour y recourir dans l’occasion. Veulent-ils en faire usage ? ils les amollissent en les trempant dans de l’eau de riz, les font cuire dans de l’eau de chevreau, & les assaisonnent de plusieurs épiceries.
Quant aux nids, ils viennent des rochers qui bordent les mers du Tong-king, de Java, de la Cochinchine, &c. Ce sont ceux que se fabriquent certains oiseaux dont le plumage ressemble beaucoup à celui de nos hirondelles ; leur manière de construire est aussi à peu près la même, excepté que les nids des premiers sont formés de petits poissons qu’ils savent lier l’un à l’autre avec l’écume de la mer. On les détache du rocher aussitôt que les petits ont pris leur essor ; car ce n’est point à l’oiseau qu’on en veut, c’est à son nid. On remplit des barques entières de cette denrée, qui devient une branche de commerce intéressante pour ces cantons. La propriété de ce singulier comestible est de relever agréablement le goût des viandes qu’on lui associe.
Noms
On donne successivement aux Chinois des noms conformes à leur âge & à leur rang. Le nom de famille est celui qu’on leur donne à leur naissance ; il est commun à tous ceux qui descendent du même aïeul. Un mois après, le père & la mère donnent un petit nom à leur fils ; & c’est, pour l’ordinaire, celui d’une fleur, d’un animal, &c. Ce nom change lorsque le jeune homme fréquente, avec succès, les écoles publiques : c’est alors le maître qui l’en gratifie, & l’élève le joint à son nom de famille. Parvenu à l’âge viril, c’est à ses amis qu’il demande un nouveau nom, & c’est celui qu’il conserve toute sa vie, à moins qu’il ne parvienne à quelque dignité. Alors il en obtient un relatif à sa place & à ses talents. On ne doit plus lui en donner d’autre, pas même celui de sa famille : mais là, comme ailleurs, les hommes d’un rang beaucoup plus élevé se dispensent de cette attention.
Papier
Les historiens chinois rapportent à l’an 105 avant Jésus-Christ la découverte & la première fabrication du papier dont on se sert aujourd’hui. Avant cette époque, on écrivait sur la toile & sur des étoffes de soie. De là vient l’usage encore existant d’écrire sur de grandes pièces de soie les éloges des morts, qu’on suspend à côté des bières & qu’on porte dans les cérémonies funéraires, ou des maximes & des sentences morales dont on orne l’intérieur des appartements. Plus anciennement, on écrivait avec un burin sur des planchettes de bambou, ou même sur des plaques de métal. Plusieurs de ces tablettes enfilées & unies ensemble formaient un volume. Enfin, sous le règne de Ho-ti, un mandarin chinois imagina une sorte de papier plus commode. Il prit l’écorce de différents arbres, de vieilles pièces d’étoffes de soie & de chanvre, & fit bouillir ces matières jusqu’à les réduire en une espèce de bouillie, dont il forma le papier. Peu à peu, l’industrie chinoise perfectionna cette découverte, & trouva le secret de blanchir, de polir & de donner de l’éclat à différentes espèces de papier.
Pêche au cormoran
La pêche est, pour les Chinois, un objet de commerce & d’industrie plutôt que d’amusement. Ils ont différentes manières de pêcher ; les
filets leur servent à prendre le poisson dans les grandes pêches, & la ligne dans les pêches particulières. On se sert aussi, dans certaines provinces, d’un oiseau qui ressemble assez au
corbeau par le plumage ; mais son col & son bec sont fort longs ; celui-ci est aigu & crochu. On dresse cet oiseau à la pêche du poisson, à peu près comme on dresse les chiens à la chasse
du gibier.
Cette pêche se fait en bateau. On en voit, à cet effet, un grand nombre sur la rivière au lever du soleil. Les oiseaux pêcheurs sont perchés sur la proue. Les bateliers font caracoler leurs
nacelles sur la rivière, & ensuite ils battent fortement l’eau avec une de leurs rames. Les cormorans (car c’est le nom qui semble leur convenir) se jettent dans la rivière à ce signal ; ils
la partagent entre eux, plongent, saisissent par le milieu du corps le poisson qu’ils rencontrent, remontent sur l’eau, & portent leur capture chacun dans la barque d’où il est parti. Le
pêcheur reçoit le poisson, saisit l’oiseau, lui renverse la tête en bas, & lui passant la main sur le cou, lui fait rejeter les petits poissons qu’il avait avalés, & qui sont retenus par
un anneau qu’on a placé exprès pour leur serrer le gosier. La pêche finie, on leur ôte cet anneau, & on leur donne à manger. Une chose remarquable, c’est que si le poisson est trop gros, ces
oiseaux se prêtent mutuellement du secours : l’un le prend par la queue, l’autre par la tête ; &, de cette manière, ils le portent directement à leur maître.