Jean-Baptiste Du Halde : Description de l'empire de la Chine
Tome quatrième
A Paris, chez P. G. LEMERCIER, Imprimeur-libraire, rue Saint-Jacques, au livre d'Or, 1735.
Table des articles
Extraits des voyages en Tartarie du père Gerbillon :
1689. Négociations avec les Moscovites - Chasse au tigre... et aux chèvres
jaunes - Victoire !
Observations géographiques sur la Tartarie, tirées des Mémoires envoyés par les missionnaires qui en ont dressé la carte. I. Des terres des Mantcheoux. II. Des terres des
Mongols, ou Mongous.
Observations historiques sur la grande Tartarie, tirées des Mémoires du père Gerbillon.
Mémoires géographiques sur les terres occupées par les princes mongous, rangés sous quarante-neuf ki, ou étendards.
Remarques sur la langue des Tartares Mantcheoux.
Voyages du père Verbiest à la suite de l'empereur de la Chine dans la Tartarie orientale en l'année 1682, & en l'année 1683.
Voyages en Tartarie du père Gerbillon : Premier voyage en l'année 1688,
Second voyage fait par ordre de l'empereur de la Chine en l'année 1689,
Troisième, quatrième, cinquième, sixième et septième voyages faits à la suite de l'empereur de la Chine dans les années 1691, 1692, 1696 et 1697,
Huitième voyage en l'année 1698.
Observations géographiques sur le royaume de Corée, tirées des Mémoires du père Régis. Histoire abrégée de la Corée.
Relation succinte du voyage du capitaine Beerings dans la Sibérie.
Observations géographiques & historiques sur la carte du Thibet, contenant les terres du Grand lama, & des pays voisins qui en dépendent, jusqu'à la source du Gange,
tirées des Mémoires du père Régis.
Voyages en Tartarie du père Gerbillon
1689. Négociations avec les Moscovites
Mettre des bornes aux empires
Nos ambassadeurs, qui n'avaient jamais fait de négociations de paix avec une autre nation, & qui n'avaient nulle connaissance du droit des
gens, ne se fiaient pas trop aux Moscovites ; ils craignaient qu'on ne leur tendît quelque piège, & ils voulaient mettre leurs personnes en sûreté, ne sachant pas que le caractère
d'ambassadeur rend inviolable & sacrée la personne de celui qui en est revêtu, à ses plus grands ennemis même.
Ainsi ils nous firent prier d'aller trouver les plénipotentiaires moscovites, & d'obtenir d'eux la permission de laisser leurs soldats en bataille sur le rivage, ce que les plénipotentiaires
moscovites nous accordèrent, après que nous leur eûmes représenté que nos ambassadeurs n'ayant aucune connaissance ni des coutumes des autres nations, ni du droit des gens, & n'ayant jamais
fait aucun traité semblable à celui-ci, on devait se prêter à leur peu d'expérience, si on ne voulait s'exposer à rompre la négociation, avant même qu'elle fût commencée. Les plénipotentiaires
moscovites voulurent cependant qu'on leur promît qu'il ne passerait pas davantage de soldats, & qu'on n'en mettrait point d'autres en bataille.
Avec tout cela nous eûmes bien de la peine à déterminer nos ambassadeurs à passer la rivière, à cause des défiances que leur inspirait particulièrement le général des troupes de l'empereur dans
la Tartarie orientale, qui avait été souvent trompé, lorsqu'il avait eu affaire aux Moscovites ; mais nous leur apportâmes tant de raisons, qu'enfin ils se laissèrent persuadés, & se
déterminèrent à passer la rivière, & à entrer en conférence.
Ils vinrent suivis des officiers de leur suite, tous revêtus de leurs habits de cérémonie, qui étaient des vestes de brocard d'or & de soie, où l'on voyait les dragons de l'empire ; ils
avaient préparé leurs étendards & leurs lances ornées ; mais quand ils furent avertis de la pompe avec laquelle venaient les plénipotentiaires de Moscovie, ils prirent le parti de marcher
simplement, & sans autre marque de leur dignité, qu'un grand parasol de soie qu'on portait devant chacun d'eux.
Les deux cent soixante soldats moscovites qui devaient être proche du lieu de la conférence, selon qu'on en était convenu, vinrent en bataille avec des tambours, des fifres, & des musettes,
ayant leurs officiers à leur tête ; le plénipotentiaire vint ensuite à cheval, suivi de ses gentilshommes & d'autres officiers. Il avait cinq trompettes & une timbale, & quatre ou
cinq musettes, qui se mêlant au son des fifres & des tambours, faisaient une mélodie assez agréable ; ce plénipotentiaire avait pour collègue le gouverneur de Niptchou, & de toutes les
terres des grands ducs qui sont de ce côté-ci, & un autre Moscovite officier de la chancellerie, qui avait aussi le titre de chancelier de l'ambassade.
Le chef de l'ambassade s'appelait Theodoro Alexievicz Golovvin, grand panetier des grands ducs, lieutenant général de Branxi, & fils du gouverneur général de la Sibérie Samoiede, & de
tout le pays, qui depuis Tobolsk jusqu'à la mer Orientale, est soumis à la couronne de Moscovie ; il était superbement vêtu, ayant sur une veste de brocard d'or un manteau ou casaque aussi de
brocard d'or, doublé de martre zibeline, la plus noire & la plus belle que j'aie vue, & qui vaudrait assurément plus de mille écus à Peking ; c'était un gros homme de taille un peu basse
& fort replet, mais au reste de bonne mine, & qui savait tenir son rang sans affectation ; il avait fait préparer sa tente d'une manière fort propre ; elle était ornée de plusieurs tapis
de Turquie, & il avait devant soi une table avec deux tapis de Perse, dont l'un était d'or & de soie ; sur cette table étaient ses papiers, son écritoire, & une horloge assez propre ;
nos ambassadeurs étaient tout simplement & sans façon sous une tente de toile assis sur un grand banc, sans autre ornement que le coussin que les Tartares portent toujours avec eux,
s'asseyant à terre à la façon des Orientaux.
Du côté des Moscovites il n'y avait que les trois, dont j'ai parlé, qui fussent assis ; les deux premiers dans des fauteuils, & le dernier sur un banc ; tous les autres étaient debout
derrière leurs chefs. De notre côté, outre les sept tagin qui avaient tous le titre d'ambassadeur & voix délibérative dans les affaires, lesquels étaient assis vis-à-vis les plénipotentiaires
moscovites, il n'y avait que le Père & moi qu'on fit asseoir à côté de nos ambassadeurs dans l'espace qui était entr'eux & les Moscovites ; quatre maréchaux de camp étaient aussi assis
derrière les ambassadeurs ; tous les autres officiers & mandarins étaient debout.
Dès que tout le monde eut pris sa place, ce qui se fît avec toute sorte d'égalité, car on avait mis pied à terre de part & d'autre, on s'était assis, & on s'était salué en même temps ;
les Moscovites exposèrent leur commission par la bouche d'un de leurs gentilshommes de l'ambassade, qui était polonais de nation, & qui avait étudié en philosophie & en théologie à
Cracovie ; il s'expliquait aisément & assez clairement en latin. Après avoir exposé leurs commissions, ils prièrent nos ambassadeurs d'exposer la leur à leur tour, & de commencer à parler
d'affaires ; ils s'en excusèrent, voulant obliger les Moscovites à s'expliquer les premiers.
Après bien des cérémonies qui se firent civilement de part & d'autre, pour se déférer l'avantage & l'honneur de parler le premier, enfin le plénipotentiaire de Moscovie demanda à nos
tagin s'ils avaient plein pouvoir de traiter de la paix & des limites, & il offrit en même temps de montrer les siens, écrits dans des patentes en bonne forme ; nos tagin refusèrent de
les voir, & s'en rapportèrent à leur parole. On convint que l'on ne parlerait point de tout le passé, ni des affaires de moindre conséquence, jusqu'à ce qu'on eût déterminé les bornes qu'on
devait mettre entre les deux empires, ce qui était le seul point d'importance qu'on avait à traiter.
Saghalien oula ainsi appelé par les Tartares, c'est-à-dire, le fleuve Noir, & par les Moscovites Onon amour, est un fleuve qui prend sa source dans les montagnes qui sont entre Selengha &
Niptchou, & qui a son cours de l'occident à l'orient, portant de grands bateaux dans l'espace de plus de cinq cents lieues jusqu'à la mer Orientale, où il va se décharger à la hauteur
d'environ 53 ou 54 degrés après s'être grossi de plusieurs autres rivières ; on m'a assuré qu'il avait près de quatre ou cinq lieues de largeur vers son embouchure.
Le plénipotentiaire de Moscovie proposa que ce fleuve fît la séparation des deux empires, en sorte que tout ce qui serait au nord du fleuve, appartînt à la couronne de Moscovie ; tout ce qui est
au sud du même fleuve appartînt à l'empire de la Chine ; nos ambassadeurs n'avaient garde de consentir à cette proposition, ayant des villes & des terres assez peuplées qui sont au nord de ce
fleuve, & surtout la chasse des zibelines étant dans les montagnes qui sont au-delà du fleuve.
C’est pourquoi ils firent une proposition exorbitante, & demandèrent beaucoup plus qu'ils ne prétendaient obtenir. Ils proposèrent donc que les Moscovites se retirassent jusqu'au-delà de
Selengha, laissant cette place, celle de Niptchou, d'Yacsa, & toutes leurs dépendances à leur empire, auquel ils disaient qu'elles avaient autrefois toutes appartenu, ou payé le tribut, parce
que du temps que les Tartares occidentaux au regard de la Chine, s'étaient rendus maîtres de cet empire, tous les autres Tartares qui habitent ce pays-là, leur payaient aussi le tribut ; mais les
Moscovites ne manquèrent pas de réfuter les raisons qu'ils apportaient, pour prouver que ces terres leur appartenaient de droit plutôt qu'aux Moscovites.
Enfin comme il était presque nuit lorsque cette contestation s'éleva, & que l'un & l'autre parti se défendait de faire d'autres propositions, chacun voulant laisser faire les avances à
son compétiteur, la première conférence finit, & après avoir conclu qu'on en commencerait une autre le lendemain, & qu'elle se ferait de la même manière que la première, les ambassadeurs
se donnèrent mutuellement la main, se firent compliment, & se séparèrent fort contents les uns des autres.
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[mais les négociations se détériorent. On voudrait se quitter sur de simples lettres déclaratives de position de négociation]
... Nous allâmes vers les plénipotentiaires moscovites comme de nous-mêmes, & sous prétexte de nous éclaircir de ce qui s'était passé dans la dernière conférence, où nous n'avions pas
assisté. Les Moscovites, qui désiraient autant la paix que nous, témoignèrent être fort aises de notre arrivée ; nous leur déclarâmes d'abord que s'ils n'avaient envie de céder la forteresse
d'Yacsa, avec le pays qui est aux environs, qu'il était inutile de se fatiguer davantage, parce que nous savions certainement que nos ambassadeurs avaient ordre exprès de ne faire aucun traité
sans cette condition ; qu'au reste pour ce qui était du pays depuis Yacsa jusqu'à Niptchou & du côté du nord du fleuve Saghalien, nous ne savions pas précisément jusqu'où nos gens pourraient
se retrancher, mais qu'ils pouvaient voir eux-mêmes en quel lieu entre ces deux places d'Yacsa & de Niptchou ils voudraient mettre les bornes des deux empires, & que nous ne doutions pas
que nos ambassadeurs, par le désir qu'ils avaient de la paix, ne fissent tout ce qu'ils pourraient de leur part pour y parvenir.
Le plénipotentiaire moscovite répondit, que puisque cela était ainsi, il priait nos ambassadeurs de lui faire savoir leur dernière résolution ; nous allâmes rapporter cette réponse.
Il plut encore tout le jour & toute la nuit suivante.
Le 16 un député des plénipotentiaires moscovites vint trouver nos ambassadeurs pour savoir leur dernière résolution ; on lui montra sur une grande carte qu'avait un de nos tagin les bornes qu'on
prétendait mettre entre les deux empires...
... Peu de temps après le départ de cet envoyé moscovite, nous allâmes aussi vers les plénipotentiaires moscovites pour leur expliquer encore cette dernière résolution de nos ambassadeurs, &
leur demander la leur. Il survint une difficulté touchant le pays de Kalka,...
Nous revînmes donc vers nos ambassadeurs pour éclaircir cette difficulté ; ils consentirent aisément à ce que les Moscovites désiraient savoir, qu'on ne traiterait pas de cette affaire sur
laquelle ils n'avaient aucune commission, mais ils ajoutèrent, que quand la paix du roi de Kalka serait terminée avec le roi d'Eluth, on verrait qu'elle résolution il y aurait à prendre.
Nous allâmes le même jour rapporter cette réponse aux Moscovites, qui nous proposèrent une autre difficulté :
— Nous avons, dirent-ils, une peuplade au-delà de la rivière d'Ergoné qu'absolument nous ne voulons pas perdre ; vos ambassadeurs eux-mêmes n'ont demandé que Yacsa.
Cette réponse nous obligea de retourner encore vers nos ambassadeurs, afin de savoir leur sentiment, sans quoi nous ne pouvions tirer une réponse positive des plénipotentiaires moscovites.
Il plut ce jour-là presque tout le jour, & la rivière grossie de ces pluies, déborda & inonda presque tout notre camp.
Le 27 nos ambassadeurs ayant consenti que les Moscovites démolissent les maisons qu'ils avaient bâties à l'orient de la rivière d'Ergoné, & qu'ils les transportassent au-delà à l'occident,
nous allâmes dès le matin porter cette dernière résolution aux plénipotentiaires moscovites, & leur demander positivement la leur ; après que nous leur eûmes bien expliqué l'intention de nos
ambassadeurs, ils nous répondirent qu'ils allaient aussi de leur côté marquer sur leur carte les bornes qu'ils prétendaient mettre entre les deux empires, & qu'au reste c'était leurs
dernières résolutions, dont ils ne se départiraient jamais, & qu'ils ne céderaient pas un pouce de terre au-delà.
Après cet exorde, le chef des plénipotentiaires nous marqua ces bornes un peu au-delà d'Yacsa, en sorte que cette place & tout ce qui est à son occident leur demeurerait ; aussitôt que nous
les eûmes entendus, nous nous levâmes pour nous retirer, en leur reprochant qu'ils avaient abusé de notre bonne foi, puisque leur ayant déclaré fort nettement, que s'ils n'étaient pas dans la
résolution de céder Yacsa & les terres des environs, il n'était pas besoin de traiter davantage, ce qu'ils n'avaient pas laissé de faire ; & qu'ils avaient amusé nos ambassadeurs, en leur
faisant espérer qu'ils leur céderaient cette place ; qu'il était maintenant difficile qu'on pût se fier à eux, ni continuer les négociations.
Nous revînmes incontinent porter cette réponse ; nos tagin l'ayant entendue, tinrent aussitôt conseil, où ils firent entrer tous les officiers de guerre, généraux & particuliers. Il fut
résolu dans ce conseil général, que nous passerions tous la rivière, & que postant nos troupes de telle manière que la forteresse de Niptchou demeurât comme bloquée, on ramasserait tous les
Tartares qui, mécontents de la rigueur avec laquelle les Moscovites les traitaient, cherchaient à secouer leur joug, & à passer dans le parti de l'empereur. On donna donc les ordres pour
faire passer nos troupes cette nuit-là même de l'autre côté de la rivière, & on envoya en diligence cent hommes sur des barques vers Yacsa, afin que se joignant à quatre ou cinq cents hommes
qu'on avait laissés près de cette place, ils coupassent toutes les moissons, & ne laissassent plus rien entrer dans la forteresse.
Les Moscovites s'étant aperçus que tout notre camp était en mouvement, jugèrent bien qu'il n'y avait pas à espérer qu'on consentît à leur proposition ; c’est pourquoi ils envoyèrent leur
interprète ce soir-là même, pour essayer de renouer la négociation, sous prétexte de venir faire des protestations, qu'ils avaient toujours une sincère intention de travailler à la paix, & de
demander que l'on se donnât l'un & l'autre une déclaration par écrit & en bonne forme de ce qui s'était passe à leurs conférences. L'interprète fit entrevoir que l'intention de ses
maîtres était de céder Yacsa ; mais il disait que parce que nous leur demandions trop, ils n'offraient rien.
Nos ambassadeurs répondirent que pour des déclarations ils ne s'en mettaient pas en peine ; & que comme ils avaient déclaré leur dernière volonté, ils n'avaient plus rien à ajouter ; qu'au
reste, si les plénipotentiaires moscovites voulaient s'y rendre, ils avaient toujours la même inclination pour la paix ; mais qu'ils ne pouvaient pas attendre davantage, & qu'ainsi si l'on
avait quelque réponse à leur donner, il fallait qu'elle vînt cette nuit-là même.
L'interprète pressa beaucoup qu'on nous renvoyât le lendemain vers les plénipotentiaires moscovites ; mais nos ambassadeurs répondirent qu'inutilement nous enverraient-ils, puisqu'ils n'avaient
rien de nouveau à leur faire savoir ; sur quoi ce député promit qu'il reviendrait le lendemain apporter la dernière résolution de ses maîtres.
Après le départ de ce député nos ambassadeurs tinrent de nouveau conseil, & ils nous ordonnèrent d'y assister ; ils étaient demeurés d'accord de passer la rivière, & de dépêcher à Yacsa
pour faire couper les grains, parce que les plénipotentiaires moscovites leur avaient ôté toute espérance de paix ; mais cet interprète étant venu ce soir-là déclarer que ses maîtres étaient
encore prêts de rentrer en négociation, & nous ayant fait espérer qu'ils abandonneraient Yacsa, nos ambassadeurs étaient incertains du parti qu'ils devaient prendre, craignant d'un côté que
ce changement des Moscovites ne fût une feinte pour gagner du temps, & prévenir nos desseins ; & d'un autre côté appréhendant que s'ils passaient la rivière, il ne se fît quelque acte
d'hostilité qui achevât de ruiner toutes les espérances de la paix, & qu'ensuite l'empereur ne trouvât mauvais qu'ils eussent rompu la négociation.
Dans cette irrésolution ils cherchaient à s'assurer de notre suffrage, tâchaient de nous faire entrer dans leur sentiment ; mais nous refusâmes de leur donner sur cela aucun conseil. Nous leur
répondîmes que notre profession ne nous permettait pas de nous mêler de ces sortes d'affaires ; que d'ailleurs ils étaient en plus grand nombre, plus éclairés, & plus expérimentés que nous,
& qu'il leur était aisé de se déterminer au parti le plus sage ; comme ils pressentirent que non seulement nous ne désespérions pas d'une prochaine paix ; mais même que nous penchions plus à
croire qu'elle se ferait véritablement, ils envoyèrent un contre-ordre à ceux qu'ils avaient dépêchés pour couper les grains d'Yacsa ; mais il était trop tard, on ne put les atteindre ; ils
continuèrent cependant toute la nuit à faire passer la rivière à nos troupes.
Le temps fut assez serein tout le jour.
Le 28 au matin les députés moscovites revinrent à nos ambassadeurs, & offrirent de la part de leurs plénipotentiaires de céder Yacsa à l'empire de la Chine, à condition pourtant qu'il serait
rasé, & qu'on ne le rebâtirait plus ; ils furent pareillement d'accord que la rivière d'Ergoné servirait de bornes aux deux empires ; mais ils prétendaient que la peuplade qu'ils avaient à
l'orient de cette rivière, leur demeurât ; en un mot ils consentaient presque à tout ce qu'il y avait de plus essentiel dans les propositions que nos ambassadeurs avaient faites avant de se
séparer. Ils demandèrent ensuite avec instance qu'on nous envoyât vers leurs maîtres, pour mettre la dernière main à cet ouvrage, mais ils furent refusés.
Comme pendant cet entretien nos troupes commencèrent à paraître de l'autre coté de la rivière sur le haut des montagnes, au bas desquelles étaient placés le bourg & la forteresse de Niptchou,
nos ambassadeurs avertirent les députés de la résolution qu'ils avaient prise de passer la rivière, non pas à dessein de faire aucun acte d'hostilité, mais seulement pour être plus commodément,
puisqu'ils ne pouvaient plus demeurer dans un camp inondé, & aux environs duquel il n'y avait plus de fourrages. Ils ajoutèrent que si les plénipotentiaires moscovites voulaient enfin
consentir aux conditions qu'ils avaient proposées, & le leur faire savoir au plus tôt, qu'ils attendraient encore une heure ou deux sans passer la rivière, sinon qu'ils iraient de l'autre
côté attendre la réponse proche de Niptchou.
Les députés moscovites s'en étant retournés, nous attendîmes leur retour près de deux heures ; mais comme personne ne paraissait, nos ambassadeurs s'embarquèrent & nous avec eux ; nous
passâmes la rivière à trois lieues au-dessus de la forteresse, où nos troupes avaient presque toutes passé. On avait ordonné que le quartier général des troupes serait à l'endroit même du passage
dans une petite vallée & sur le penchant des montagnes ; que les barques se rangeraient des deux côtés de la rivière, & que les soldats se camperaient sur ses bords auprès des barques ;
la plupart du bagage demeura de l'autre côté avec une garde suffisante pour la défendre de toute insulte ; cependant on avait fait avancer toutes les troupes jusqu'à la ville de Niptchou, &
on les avait placées par escadrons & par pelotons, en sorte qu'elles occupaient tout l'espace qui est entre les deux rivières de Saghalien oula, & de Niptchou, & qu'elles ôtaient aux
Moscovites toute communication de ce côté-là.
Dès qu'ils s'aperçurent du passage de nos troupes, ils ramassèrent leur monde & leurs troupeaux aux environs de la forteresse, & ils placèrent des corps de garde avancés, pour observer le
mouvement de nos soldats.
Aussitôt que nous fûmes passés de l'autre côté de la rivière, nous montâmes à cheval avec nos ambassadeurs, & nous avançâmes jusqu'au pied des montagnes, à un bon quart de lieue de la
forteresse de Niptchou ; nous trouvâmes sur le chemin plusieurs escadrons de nos troupes en bataille, la cuirasse sur le dos.
A peine fûmes-nous parvenus à la vue de la forteresse de Niptchou, que nous aperçûmes les députés des plénipotentiaires moscovites, qui ne nous ayant plus trouvés dans notre premier camp où ils
étaient allés nous chercher, venaient droit à nous ; ils apportaient la résolution de nos plénipotentiaires, qui consentaient presque à tout ce que nos ambassadeurs avaient souhaité pour les
bornes des deux empires ; il ne restait que quelques difficultés peu considérables, & les députés moscovites demandaient que pour les terminer, ils nous envoyassent vers leurs maîtres.
C'est à quoi nos ambassadeurs eurent beaucoup de peine à consentir ; ils ne pouvaient se fier à des gens dont ils croyaient avoir été trompés, & ils craignaient qu'on ne cherchât à les
amuser, en traînant la négociation en longueur, pour avoir le loisir de se précautionner, ou même qu'on ne nous retînt dans la forteresse.
Ce ne fut donc qu'à force de prières qu'ils me laissèrent aller seul, sans autre suite que de quelques domestiques, & sans vouloir permettre que le père Pereira m'accompagnât. Je vis en
entrant dans la bourgade que les Moscovites avaient placé dans la rue quinze pièces de campagne ; le calibre en était petit, mais elles étaient la plupart fort longues, & toutes de bronze,
aussi bien qu'un mortier que je vis dans la rue. J'achevai là de convenir avec les plénipotentiaires des bornes qu'on poserait entre les deux empires, & des autres principales conditions de
la paix ; de sorte que je la tins entièrement conclue ; je retournai porter cette agréable nouvelle à nos ambassadeurs, qui attendaient mon retour avec crainte & impatience ; tout le monde
eut beaucoup de joie d'apprendre l'heureux succès de la négociation.
Le 5 nous rentrâmes dans les montagnes, où en chemin faisant on chassa dans diverses enceintes ; on tua plusieurs chevreuils & quelques cerfs
; on en aurait tué bien davantage, sans la rencontre qu'on fit d'un tigre ; l'empereur s'attacha à cette chasse, qui le divertit fort. Le tigre était couché sur le penchant d'une montagne fort
escarpée dans des broussailles ; lorsqu'il entendit le bruit des chasseurs qui passèrent assez près de lui, il jeta des cris qui le firent connaître.
Aussitôt on vint avertir l'empereur qu'on avait découvert un tigre ; c’est un ordre donné pour toujours, que quand on découvre un de ces animaux, on poste des gens pour l'observer, tandis que
d'autres vont en avertir l'empereur, qui abandonne ordinairement toute autre chasse pour celle-là. Sa Majesté vint aussitôt proche du lieu où était le tigre ; on chercha un poste commode d'où on
pût le tirer sans danger ; car cette chasse est périlleuse, & il faut prendre bien des précautions pour ne pas exposer les chasseurs à être mis en pièces par cet animal ; voici comme on s'y
prend.
Quand on sait le lieu où il gîte, on examine par quel endroit il est probable qu'il se retirera lorsqu'on le fera lever, il ne descend presque jamais dans la vallée, mais il marche le long du
penchant des montagnes. S'il y a un bois voisin il s'y retire ; il ne va jamais loin, tout au plus il traverse une montagne, & va se cacher de l'autre côté ; on poste des piqueurs avec des
demies piques armées d'un fer fort large, dans les endroits où l'on croit qu'il prendra son chemin, & on les place par pelotons sur le sommet des montagnes ; on y pose aussi des gardes à
cheval pour observer la remise. Tous ces gens ont ordre de faire de grands cris, lorsque le tigre s'avance de leur côté, afin de l'obliger à rebrousser chemin & à s'enfuir vers le lieu où
l'empereur s'est placé, qui est ouvert de toutes parts.
Ce prince le place ordinairement sur le penchant opposé à celui où est le tigre, ayant la vallée entre deux, pourvu toutefois qu'il ne soit pas hors de la portée d'un bon mousquet. Il est
environné de trente ou quarante de ces piqueurs, armés de hallebardes ou de demies piques, dont ils font une espèce de haie, posant un genou en terre, & présentant le bout de leurs demies
piques du côté par où le tigre peut avancer ; ils tiennent la demie pique des deux mains, l'une vers le milieu, & l'autre assez proche du fer ; ils sont toujours en cet état pour recevoir le
tigre en cas qu'il vienne fondre de ce côté-là ; car il prend quelquefois sa course avec tant de rapidité, qu'il ne donnerait pas le temps de s'opposer à ses efforts, si on n'était toujours sur
ses gardes ; l'empereur est derrière les piqueurs, accompagné de quelques-uns de ses gardes & de ses domestiques, on lui tient des fusils & des arquebuses prêtes à tirer. Lorsque le tigre
ne paraît pas, on tire des flèches au hasard vers l'endroit où l'on sait qu'il est, & on lâche des chiens pour le faire déloger. Voici comme l'empereur chassa celui dont il s'agit.
On le fit lever d'abord du lieu où il était, il grimpa la montagne, & s'alla placer de l'autre côté dans un bouquet de bois, qui était presque sur l'extrémité de la montagne voisine ; comme
il avait été bien observé, il fut aussitôt suivi, & l'empereur s'en étant approché à la portée du fusil, toujours environné de ses piqueurs, on tira quantité de flèches vers le lieu où on
l'avait vu se coucher ; on lâcha de même plusieurs chiens qui le firent lever une seconde fois ; il ne fit que passer sur le penchant de la montagne opposée, où il se coucha encore dans des
broussailles, d'où on eut assez de peine à le faire sortir ; il fallut pour cela faire avancer quelques-uns des cavaliers postés sur le sommet de cette montagne, afin qu'ils tirassent des flèches
au hasard vers le lieu où il était, tandis que les piqueurs qui en étaient plus proche, faisaient rouler des pierres vers le même endroit, mais il en pensa coûter la vie à quelques-uns de ces
cavaliers ; car le tigre le levant tout à coup, jeta un grand cri, & prit sa course droit aux cavaliers, qui n'eurent point d'autre parti à prendre, que de se sauver à toute bride vers le
sommet de la montagne ; le tigre était déjà prêt d'atteindre l'un d'eux, qui s'était écarté des autres en fuyant, & on le crut perdu, lorsque les chiens qu'on avait lâchés en grand nombre
après le tigre, & qui le suivaient de près, l'obligèrent à se tourner de leur côté. Ce mouvement donna le loisir au cavalier de gagner le sommet de la montagne, & de mettre sa vie en
sûreté en se joignant aux autres.
Cependant le tigre retourna au petit pas vers le lieu où il était couché auparavant, & les chiens s'étant un peu rapprochés, & aboyant autour de lui, il donna le temps à l'empereur de lui
tirer trois ou quatre coups, dont il fut blessé mais légèrement, car on le tira de fort loin ; il n'en marcha pas même plus vite, & il alla se coucher dans les broussailles où il était
auparavant, & où on ne pouvait l'apercevoir. Il fallut recommencer à faire rouler des pierres vers cet endroit, & à tirer plusieurs coups au hasard. A force de rouler des pierres, &
de tirer des coups de mousquets, le tigre se leva tout d'un coup, & prit brusquement la course vers le lieu où était l'empereur. Sa Majesté prit son arc & des flèches, dans le dessein de
le tirer, s'il s'avançait de près ; mais étant arrivé au bas de la montagne, il tourna d'un autre côté, & alla se cacher dans le même bouquet de bois d'où il était sorti.
L'empereur traversa promptement cette vallée, & suivit le tigre de si près, que le voyant à découvert, il lui tira deux coups de fusil qui achevèrent de le tuer ; il était à peu près de la
grandeur de celui que Sa Majesté nous donna l'hiver dernier pour en faire l'anatomie. Tous les Grands de la cour allèrent voir le tigre, & faire par là leur cour à l'empereur. Sa Majesté qui
m'avait ordonné d'être toujours près de sa personne, me demanda en riant devant tout le monde, ce que je pensais de cette sorte de chasse.
... et aux chèvres jaunes
Nos gens virent quelques chèvres jaunes : c'est un animal que nous n'avons pas en Europe, au moins je crois que ce que les Chinois appellent
chèvres jaunes, a assez de rapport aux gazelles ; il y en a dans ce pays une grande quantité : elles vont par troupes de 1.000 & de 2.000 mais elles sont extrêmement sauvages ; car du plus
loin qu'elles aperçoivent des hommes, elles fuient à toutes jambes ; on ne les prend qu'en faisant une grande enceinte pour les enfermer. Nos ambassadeurs voulurent se donner le plaisir de cette
chasse en chemin faisant ; mais ils n'y réussirent pas....
... Nous trouvâmes en chemin la dépouille de quelques-unes de ces chèvres jaunes, qui, apparemment, avaient été dévorées par les loups : je vis les cornes de deux, elles sont semblables à celles
des gazelles....
... Le 29 nos gens retournèrent de la chasse vers midi, & rapportèrent plusieurs chèvres jaunes, & un loup qu'ils avaient tué dans la même enceinte où ils avaient enfermé les chèvres
jaunes. Ce loup était à peu près semblable à ceux que nous avons en France, si ce n'est que je lui trouvai le poil un peu moins grand, & tirant un peu plus sur le blanc : il avait la gueule
fort affilée & presque semblable à celle d'un lévrier.
Quoiqu'il n'y ait ni bois ni buissons en ce pays, il ne laisse pas de s'y trouver des loups qui suivent ordinairement les troupeaux de chèvres jaunes dont ils se nourrissent ; j'ai vu plusieurs
de ces chèvres jaunes, & je crois que c'est un animal particulier de ces contrées ; car ce n’est ni gazelle, ni daim, ni chevreuil ; les mâles ont des cornes qui n'ont guère plus d'un pied de
longueur, & environ un pouce de diamètre à la racine ; ces cornes ont des nœuds de distance en distance.
Ces chèvres sont de la grosseur de nos daims, & ont le poil à peu près semblable, mais elles ont les jambes plus élevées & plus déliées : aussi courent-elles extrêmement vite & fort
longtemps sans se lasser ; il n'y a ni chien, ni lévrier qui puisse les suivre : elles ressemblent assez par la tête à nos moutons ; la chair en est tendre, & d'assez bon goût ; mais les
Tartares & les Chinois ne savent pas l'assaisonner. Ces animaux vont par grandes troupes ensemble dans ces plaines désertes, où il n'y a ni arbres ni buissons ; c'est là qu'elles se plaisent,
car on n'en trouve point dans les bois ; elles ne courent jamais plusieurs de front, mais elles vont à la file & l'une après l'autre ; elles sont extrêmement timides, & dès qu'elles
aperçoivent quelqu'un, elles courent sans cesse jusqu'à ce qu'elles l'aient perdu de vue : elles ne sautent point, mais elles courent toujours en droite ligne....
... Nos ambassadeurs ayant fait étendre toute la cavalerie des huit étendards chacun en son rang, leurs officiers à la tête, formèrent un grand croissant, dans lequel on enferma peu à peu le
gibier, jusqu'à ce qu'étant arrivé au lieu où l'on devait camper, on acheva de former l'enceinte, l'étrécissant peu à peu on fit le cercle entier, dans lequel se trouvèrent enfermés quantité de
lièvres & de chèvres jaunes, outre ce qu'on en avait tué en chemin, lorsque ces animaux voulaient sortir de l'enceinte.
Quand l'enceinte fut tout à fait fermée, on mit pied à terre, & quelques cavaliers courant çà & là au dedans pour chasser le gibier, on le tuait à mesure qu'il voulait sortir ; il ne
laissa pas de s'échapper quantité de chèvres jaunes au travers des flèches qu'on leur tirait sans cesse ; la plupart des grandes échappèrent ainsi à la course, en quoi elles excellent, n'y ayant
point de chevaux qui puissent les suivre de près ; on en tua cinquante ou soixante, la plupart n'étaient que des chèvres de cette année ; on tua aussi deux jeunes loups, qui se trouvèrent
enfermés avec les chèvres jaunes, à la suite desquelles il ne manque guère de s'en trouver.
... Comme les chèvres jaunes sont fort sauvages, il les faut environner de loin, car pour peu qu'elles aperçoivent quelqu'un, elles fuient à toutes jambes. C’est pour cela qu'il est très
difficile de les environner dans une plaine ; d'ailleurs comme elles se retirent d'ordinaire par bandes entre des collines, c'est là qu'on va les chercher, & dès qu'on a reconnu le lieu où
elles sont, on se retire promptement, & on va faire l'enceinte de fort loin.
Au commencement de l'enceinte les chasseurs s'éloignent de vingt ou trente pas les uns des autres, puis ils avancent lentement, & insensiblement ils s'approchent chassant les chèvres à grands
cris du côté où l'on doit aller. L'enceinte que l'on avait faite ce jour-là, avait cinq ou six lieues de tour pour le moins, & embrassait quantité de collines toutes remplies de chèvres,
& se terminait à une grande plaine où l'on devait conduire les troupeaux de chèvres qui y étaient enfermées ; il y avait des troupeaux de quatre ou cinq cents chèvres.
Dès que l'empereur fut arrivé proche de l'enceinte, qui était achevée il y avait déjà du temps, on commença à marcher fort doucement ; l'empereur envoya ses deux fils sur les ailes, & marcha
au milieu au dedans de l'enceinte ; quand nous eûmes passé quelques-unes des hauteurs qui étaient dans l'enceinte, on commença à découvrir quelques bandes de ces chèvres ; comme le fils aîné de
l'empereur courait à toute bride pour en tirer quelques-unes qui s'avançaient de son côté, son cheval mit le pied dans un trou & creva en tombant ; le prince ne fut point blessé, & n'eut
que la main égratignée.
Pendant que l'enceinte se serrait, le ciel se couvrit, & il s'éleva un grand orage avec de la grêle, du tonnerre, & de la pluie, ce qui obligea les chasseurs de s'arrêter ; cependant ces
pauvres chèvres allaient çà & là par bandes, courant de toutes leurs forces, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, cherchant par où s'échapper. Elles couraient toujours du côté où elles ne
voyaient personne ; mais à peine étaient-elles arrivées au bout de l'enceinte, que voyant les issues fermées, elles retournaient sur leurs pas & allaient vers l'autre bout, d'où elles
revenaient ensuite, & se lassaient en vain à courir.
Après que la pluie fut cessée, on continua la marche jusque dans la plaine où on devait la finir. L'empereur & ses deux fils qui étaient dans l'enceinte avec quelques-uns de leurs gens, qui
détournaient les chèvres de leur côté, en tuaient toujours quelques-unes en chemin faisant ; il s'en sauva plusieurs ; car elles ont cela de particulier, que lorsqu'elles sont effarées, elles
passent à travers les jambes des chevaux, & quand elles sont en bande, si une est une fois sortie, toutes les autres de la même bande la suivent par le même endroit ; alors les gens qui ne
fermaient pas l'enceinte couraient après celles qui en étaient sorties, & les tiraient à coups de flèches ; on lâcha aussi les lévriers de l'empereur, & il y en eut un grand nombre de
tuées de cette sorte. Cependant comme l'empereur en vit échapper quelques bandes par la négligence de quelques-uns de ses hias qui devaient leur fermer le passage, il se mit en colère, &
ordonna qu'on en saisît trois des plus coupables.
Quand on fut arrivé dans la plaine où l'enceinte finissait, on s'approcha insensiblement de telle sorte, que les chasseurs se touchaient l'un l'autre ; alors Sa Majesté fit mettre pied à terre à
tout le monde, & lui demeurant avec ses enfants au milieu de l'enceinte, qui n'avait plus que trois ou quatre cents pas de diamètre, ils achevèrent de tirer tout ce qui restait de ces
chèvres, elles étaient encore au nombre de cinquante ou soixante ; c'était une chose surprenante de voir la vitesse avec laquelle ces pauvres bêtes couraient toutes blessées qu'elles étaient, les
unes ayant une jambe cassée, qu'elles portaient pendante, les autres dont les entrailles traînaient à terre, quelques autres qui portaient deux ou trois flèches dont elles avaient été frappées,
jusqu'à ce que les forces leur manquant, elles tombaient mortes à terre. Je remarquai que ces chèvres ne jetaient pas le moindre cri, lorsqu'on les blessait à coups de flèches ; mais quand elles
étaient prises par les chiens, qui ne cessaient de les mordre jusqu'à ce qu'ils les eussent étranglées, alors elles poussaient un cri assez semblable à celui de nos brebis, lorsque les bouchers
les veulent égorger.
Après avoir achevé cette chasse, nous fîmes encore plus de vingt lys de chemin dans une grande plaine, avant que d'arriver au lieu où on avait dressé le camp ; c'était à l'entrée du détroit des
montagnes, en un lieu appelé en langue mongole, source des eaux ; nous fîmes onze ou douze lieues de marche ce jour-là, à cause du grand détour que la chasse nous obligea de prendre, les
équipages en firent beaucoup moins.
Lorsqu'on fut arrivé au camp, l'empereur fit punir deux de ces hias qu'on avait saisi par son ordre, pour avoir laissé sortir les chèvres jaunes de l'enceinte par leur négligence ; on leur donna
à chacun cent coups de fouet ; c’est une punition ordinaire aux Tartares, à laquelle il n'y a aucune infamie attachée ; l'empereur leur laissa leurs charges, & les exhorta à réparer leur
faute par une plus grande application à leur devoir.
Pour le troisième, qui était plus coupable, parce qu'il avait quitté son poste pour courir après une de ces chèvres, & qu'il avait tiré dans l'enceinte même à la vue de l'empereur, il fut
cassé de son emploi ; plusieurs autres avaient aussi tiré dans l'enceinte après les chèvres, mais sans quitter leur poste ; on avait ramassé leurs flèches, sur lesquelles étaient leurs noms,
& l'on apporta toutes ces flèches à l'empereur, qui leur pardonna leur faute.
[14 Juin 1696.]
Ce jour-là on eut les premières nouvelles que l'armée de l'empereur, qui venait du côté de l'ouest, commandée par Fian gou pé, qui avait été jointe par l'élite de celle de Sun ssu ké, avait
combattu les ennemis ; mais comme cette nouvelle ne fut apportée que par quelques Mongous, & qu'ils ne disaient aucune circonstance de la bataille, ni de la victoire, on n'y ajouta pas
beaucoup de foi.
Le 15 nous séjournâmes, pour attendre ceux de l'équipage qui n'avaient pu arriver, & leur donner le loisir de se délasser de la fatigue du jour précédent.
Le temps fut serein & tempéré tout le jour, avec un petit vent de nord.
Ce jour-là l'empereur reçut la nouvelle assurée d'une victoire complète, remportée sur les ennemis par son armée que commandait Fian gou pé. Comme le Caldan fuyait avec empressement devant
l'armée de l'empereur, il tomba justement sur celle de Fian gou pé, que Sa Majesté avait envoyé par un chemin qu'on avait cru jusqu'alors impraticable à une armée, parce que c'était dans le plus
mauvais pays de tout le désert, où il y a moins d'eau & de fourrage, & où il n'y a pas un habitant. Aussi cette armée avait-elle souffert des fatigues incroyables ; presque toute la
cavalerie était démontée, & jusqu'aux premiers officiers, ils étaient réduits à mener leurs chevaux par la bride, pour ne pas se voir réduits à manquer de cheval lorsqu'il faudrait combattre.
Ils manquaient outre cela de vivres, parce qu'on ne pouvait pas les faire avancer, quelques précautions qu'on eut prises pour les faire conduire à temps. Le généralissime m'a dit depuis, qu'ils
avaient été onze jours, sans autres vivres que quelques méchants morceaux de chair de cheval & de chameau, & qu'il était mort des gens de pure misère dans son armée.
Ce fut le Caldan lui-même qui vint chercher & attaquer l'armée de l'empereur, dont le général eut à peine le loisir de se mettre en bataille. Le combat dura longtemps, mais à la fin, &
après quelques décharges de l'artillerie & de la mousqueterie, l'infanterie chinoise, couverte de ses boucliers, & avec des armes courtes, perça courageusement jusqu'au centre de l'armée
des Eluths, qui avaient mis pied à terre pour mieux combattre. La cavalerie des Mantcheoux avait mis pareillement pied à terre, & suivant l'infanterie chinoise, elle pénétra dans l'armée
ennemie, dont on fit un grand carnage. La bataille fut sanglante, parce que ni l'un ni l'autre des deux partis n'avait de retraite. Le Caldan, suivi de quarante ou cinquante hommes, prit la fuite
d'un côté, & quelques autres d'un autre. Nos gens s'emparèrent de tout son bagage, de ses femmes, de ses enfants, & des troupeaux, en quoi consiste tout leur bien.
Ce fut au détachement de l'armée de l'empereur qui poursuivait l'armée ennemie, & qui n'était qu'à environ deux cents lys du lieu où se donna la bataille, nommé Terelgi, que la nouvelle fut
apportée par quelques-uns des principaux ministres & officiers du Caldan, qui s'étaient rendus dans ce camp pour implorer la miséricorde de l'empereur. Ma lao yé, général de ce détachement,
dépêcha un courrier en toute diligence à l'empereur, pour lui porter cette grande nouvelle, telle qu'il l'avait apprise de ces gens-là, qui s'étaient trouvés à la bataille. L'empereur comblé de
joie, sortit de sa tente, publia lui-même la nouvelle de cette victoire à tous les officiers de sa suite, & fit lire en leur présence la lettre qu'il venait de recevoir de Ma lao yé.
Le 16 nous fîmes 40 lys au sud-est, dans un chemin à peu près semblable à celui des jours précédents ; nous campâmes à trente lys de Toirim, au couchant, en un lieu qui s'appelle aussi Toirim, où
il y avait une fontaine d'eau extrêmement fraîche ; on fit des puits tout autour ; cependant il n'y eut pas la moitié de ce qui était nécessaire d'eau pour l'équipage ; pour le fourrage, il y en
avait suffisamment & de fort bon.
Le temps fut tempéré le matin & le soir, mais il fut fort chaud vers le midi.
Ce jour-là on amena en poste à l'empereur les trois principaux officiers qui s'étaient sauvés de la bataille, & qui étaient venus se rendre. L'un d'eux était un ambassadeur du talai lama vers
le roi d'Eluth ; & les deux autres étaient des premiers officiers de ce prince, dont l'un était connu de l'empereur, parce qu'il avait été autrefois envoyé à Peking en qualité d'ambassadeur
extraordinaire du roi d'Eluth ; ils confirmèrent ce qui avait été mandé la veille. L'empereur les félicita, leur fit donner des habits à la Mantcheou, & les mit entre les mains de So san lao
yé pour en avoir soin ; c'étaient des gens assez bien faits pour des Eluths ; les Moscovites les appellent Calmouks.
Le 17 nous fîmes 30 lys en partie au sud-est, & en partie à l'est.
Le temps fut serein & fort chaud jusque vers les quatre ou cinq heures du soir, quoiqu'il fît un assez grand vent de sud-ouest ; sur le soir il vint un tourbillon de vent du côté du nord, qui
pensa renverser toutes les tentes ; ce tourbillon ne fit que passer, après quoi il tomba quelques gouttes de pluie.
Ce jour-là, un des premiers officiers de l'armée commandée par Fian gou pé, arriva au camp, avec une lettre de ce général pour l'empereur ; il lui rendait compte de la bataille & de la
victoire que son armée avait remportée sur les ennemis.
A son arrivée l'empereur sortit de sa tente, devant laquelle s'étaient rendus tous les Grands, & les officiers de sa suite. Ayant fait approcher près de lui cet officier, qui lui embrassa les
genoux, il lui demanda d'abord, si tous les officiers généraux se portaient bien ; il prit les lettres du généralissime Fian gou pé qu'il lut tout haut lui-même. Comme j'étais près de Sa Majesté,
j'entendis distinctement le contenu de ces lettres, qui portaient, qu'ayant rencontré l'armée des ennemis le douzième du mois, il les avait combattus ; que le combat avait duré trois heures,
pendant lesquelles les ennemis avaient soutenu le choc avec beaucoup de valeur, mais qu'enfin ayant plié de toutes parts, ils avaient pris la fuite dans un grand désordre, que nos gens les
avaient poursuivis jusques à trente lys au-delà du champ de bataille, qu'il était demeuré deux mille des ennemis sur la place ; qu'on avait fait cent prisonniers ; qu'on avait aussi pris leurs
bagages, leurs armes, leurs troupeaux, & une grande partie de leurs femmes, & de leurs enfants ; que le Caldan, avec son fils, une fille, & un lama, qui était son principal ministre,
s'était sauvé en diligence, suivi d'une centaine des siens au plus ; que sa femme avait été tuée, & que tout le reste s'était dissipé de côté & d'autre.
L'officier ajouta, que ceux qui s'étaient enfuis, venaient tous les jours par troupes, se rendre aux deux généraux de l'empereur, & qu'on avait fait plusieurs détachements de cavalerie pour
suivre les autres, & surtout le roi d'Eluth ; que l'infanterie chinoise s'était fort distinguée dans la bataille ; qu'elle avait enfoncé les ennemis, & ouvert le chemin au reste de
l'armée.
Après que l'empereur eut achevé de lire cette lettre, & qu'il eut encore fait quelques questions à celui qui l'avait apportée, tous les Grands qui étaient présents, dirent qu'une victoire si
signalée méritait bien qu'on en rendît grâces au Ciel. Sa Majesté ayant répondu que cela était juste, on apporta une table, sur laquelle il y avait une cassolette, où l'on mit des pastilles
odoriférantes (c'est la même chose que l'encens en Europe), avec deux chandeliers, & un cierge sur chacun. Cette table fut placée au milieu de l'espace vide qu'on laisse toujours devant les
tentes de l'empereur. Sa Majesté se tint seule debout devant la table, le visage tourné au sud, ses six enfants étaient immédiatement derrière elle, puis les régulos, les Mongous, les Kalkas, les
Grands de sa suite, & les autres mandarins, tous ensemble s'étant mis à genoux, l'empereur prit trois fois une petite tasse pleine d'eau-de-vie, & après l'avoir élevée vers le ciel avec
les deux mains, la versa à terre, & se prosterna autant de fois.
Après cette cérémonie, l'empereur rentra dans l'enceinte où étaient ses tentes, & s'étant assis à l'entrée de sa tente, la porte de l'enceinte toute ouverte, tous les princes, les Grands,
& les mandarins, chacun dans son rang, saluèrent Sa Majesté en cérémonie, par trois génuflexions & neuf battements de tête, selon la coutume, pour la féliciter de cette grande victoire,
qui entraînait la ruine du roi d'Eluth.
Cette victoire était d'autant plus heureuse, que l'armée chinoise se trouvait réduite à de grandes extrémités, & était dans une très grande disette de vivres ; mais le butin que les soldats
firent de nombreux troupeaux, furent une grande ressource. Ils prirent six mille bœufs, soixante ou soixante-dix mille moutons, cinq mille chameaux, autant de chevaux, & des armes au nombre
de cinq mille de toutes les sortes.
[Deux ans après, le 4 août 1698.]
On repassa donc la rivière, en faisant un assez grand détour vers le sud-ouest & le sud, pour éviter les marécages de la prairie qui est au sud de la rivière ; on marcha sur les penchants des
montagnes qui bornent cette prairie, reprenant le chemin à l'ouest, & au nord-ouest. On vint camper sur les bords de la rivière de Toula, dans une petite vallée. La rivière est encore là fort
belle, & il y a toujours de beaux arbres le long de son rivage ; elle tourne dans des gorges de montagnes fort étroites, & bat en plusieurs endroits le pied des rochers escarpés de ces
montagnes ; son cours est de l'est à l'ouest.
Pour nous autres, nous fîmes beaucoup plus de chemin, car nous allâmes avec nos tagin visiter le champ de bataille, dont j'ai parlé ci-dessus. Le second président du Tribunal des Mongous, qui
s'était distingué à cette bataille, nous expliqua en détail tout ce qui s'y était passé.
Le roi d'Eluth fuyant devant l'armée de l'empereur qui le poursuivait, avait par des marches forcées, remonté le long de la rivière de Kerlon avec tant de diligence, qu'il avait plus de trente
lieues d'avance ; il était même arrivé proche de la rivière de Toula, & au pied des montagnes où il avait résolu de se retirer, comme dans un asile, où il était impossible de le forcer,
lorsqu'il rencontra un parti de l'avant-garde du généralissime Fian gou. Celui-ci, quoique réduit à une extrême disette de vivres, de chameaux, & de chevaux, remontait le long de la rivière
de Toula avec son armée, pour chercher celle des Eluths. Les Eluths voyant que ce corps de troupes était en assez petit nombre, & qu'il n'était soutenu d'aucun autre, le chargèrent avec
vigueur, & l'ayant fait plier, ils poursuivirent les fuyards jusque vers le corps d'armée, qui était campé à plus de trois lieues de là, sur le bord de la rivière ; la facilité que les Eluths
trouvèrent à faire plier ce premier corps de troupes, fit croire à leur roi, que l'armée qui venait de ce côté-là n'était nullement forte, & se tenant déjà assuré d'une victoire complète, il
fit avancer en diligence son armée, qui ne consistait qu'en sept mille hommes environ de troupes réglées, & il ordonna qu'on fit suivre tout le bagage, & toutes les familles de ses
soldats, afin que les femmes & les enfants aidassent à charger le butin ; il les fit placer dans les bois & les petites îles qui sont le long de la rivière ; puis ayant fait passer ses
troupes sur une petite hauteur, qui était entre deux montagnes, il étendit ses escadrons dans la plaine, marchant droit à l'armée de l'empereur, qui était sortie de son camp, & était venu
occuper un lieu très avantageux ; c'était une montagne, laquelle s'étendait du nord ouest au sud-est, jusqu'à un rocher escarpé, au pied duquel passait la rivière. Toute l'armée était rangée sur
une ligne au haut de cette montagne, & faisait un fort grand front.
Cette disposition n'empêcha pas les Eluths de s'avancer. Ils occupèrent une autre montagne plus petite & plus basse, mais qui était couverte de rochers en plusieurs endroits, & qui
faisait face à celle où les Mantcheoux étaient rangés en bataille, à une bonne portée d'arquebuse. Ils gagnèrent même une partie de la montagne du côté qu'elle était moins haute, vers la rivière,
& vinrent attaquer le quartier des soldats chinois qui occupaient ce poste. Il fut disputé longtemps. Enfin après un combat assez opiniâtre de part & d'autre, les soldats chinois firent
reculer les Eluths à une certaine distance, où ils tinrent encore ferme assez longtemps, sur une espèce de terre-plein qui est sur le penchant de la montagne, tandis qu'on faisait grand feu du
canon sur les autres quartiers, & particulièrement sur ceux qui occupaient la montagne dont j'ai parlé. Ils ne quittèrent pourtant pas leur poste, jusqu'à ce que voyant venir un gros de
Mantcheoux qui avaient pris au sud, & qui étaient descendus dans la plaine, d'où ils les venaient prendre en flanc, ils craignirent d'être enveloppés ; ils abandonnèrent la montagne, & se
retirèrent en se battant toujours avec courage. Il tinrent encore ferme dans la plaine, jusqu'à ce que les soldats chinois enfoncèrent ceux qui leur étaient opposés, vers l'extrémité de la
montagne du côté de la rivière.
On ne les poursuivit pas loin, parce que la nuit approchait, & qu'ils se retirèrent dans les bois & les bocages qui sont le long de la rivière, où était leur bagage ; mais ils furent si
épouvantés, tant de la fermeté avec laquelle ils avaient été reçus & repoussés, que du grand nombre de troupes qu'ils virent, ne pensant pas qu'il y en eut seulement le tiers, qu'ils
s'enfuirent en désordre toute la nuit, & sauvèrent ce qu'ils purent de leurs familles & de leur bagage. Leur roi même, dont la femme avait été tuée d'un coup de canon, fut le premier à
s'enfuir avec le reste de sa famille, & avec très peu de suite.
On trouva dans son camp des femmes, des enfants, & des blessés en assez petit nombre, avec quelques bestiaux qu'ils n'avaient pu emmener ; mais les jours suivants, les fuyards ne sachant ni
ce qu'était devenu leur roi, ni où aller, se vinrent rendre par troupes. Si les soldats de l'empereur avaient eu de bons chevaux pour les poursuivre, il y en aurait eu peu qui se fussent
échappés. Le lieu où l'armée de l'empereur était rangée en bataille, s'appelle Tchao mou.
Quand nous eûmes considéré à loisir ce champ de bataille, nous descendîmes dans la plaine qui est à l'ouest de ces montagnes, laquelle est arrosée de plusieurs petits ruisseaux, qui vont se jeter
dans la rivière de Toula. Cette rivière coule au pied des montagnes qui bornent la plaine au nord, elles sont fort hautes & couvertes de sapins.